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Aimezvos ennemis «Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et vous persécutent. (MATTHIEU 5:44) La nature du Royaume de Dieu est tout à fait différente, et son caractère reflète cette différence. Il n'y a pas un royaume sur la surface de la
Mme de La Fayette - Romans et nouvelles La Princesse de Montpensier Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l'amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres et d'en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de Mézières, héritière très considérable, et par ses grands biens, et par l'illustre maison d'Anjou dont elle était descendue, était promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l'on a depuis appelé le Balafré. L'extrême jeunesse de cette grande héritière retardait son mariage; et cependant le duc de Guise qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d'une grande beauté, en devÃnt amoureux et en fut aimé. Ils cachèrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise, qui n'avait pas encore autant d'ambition qu'il en a eu depuis, souhaitait ardemment de l'épouser, mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de père, l'empêchait de se déclarer. Les choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu'avec envie l'élévation de celle de Guise, s'apercevant de l'avantage qu'elle recevrait de ce mariage, se résolut de le lui ôter et d'en profiter elle-même en faisant épouser cette héritière au jeune prince de Montpensier. On travailla à l'exécution de ce dessein avec tant de succès, que les parents de Mlle de Mézières, contre les promesses qu'ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se résolurent de la donner en mariage à ce jeune prince. Toute la maison de Guise fut extrêmement surprise de ce procédé, mais le duc en fut accablé de douleur, et l'intérêt de son amour lui fit recevoir, ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment éclata bientôt, malgré les réprimandes du cardinal de Lorraine et du duc d'Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s'opiniâtrer à une chose qu'ils voyaient ne pouvoir empêcher, et il s'emporta avec tant de violence, en présence même du jeune prince de Montpensier, qu'il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu'avec leur vie. Mlle de Mézières, tourmentée par ses parents d'épouser ce prince, voyant d'ailleurs qu'elle ne pouvait épouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle eût souhaité pour mari, se résolut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d'obstacle à son mariage. Elle épousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps après, l'emmena à Champigny, séjour ordinaire des princes de sa maison, pour l'ôter de Paris où apparemment tout l'effort de la guerre allait tomber. Cette grande ville était menacée d'un siège par l'armée des huguenots, dont le prince de Condé était le chef, et qui venait de déclarer la guerre au roi pour la seconde fois. Le prince de Montpensier, dans sa plus tendre jeunesse, avait fait une amitié très particulière avec le comte de Chabanes, qui était un homme d'un âge beaucoup plus avancé que lui et d'un mérite extraordinaire. Ce comte avait été si sensible à l'estime et à la confiance de ce jeune prince, que, contre les engagements qu'il avait avec le prince de Condé, qui lui faisait espérer des emplois considérables dans le parti des huguenots, il se déclara pour les catholiques, ne pouvant se résoudre à être opposé en quelque chose à un homme qui lui était si cher. Ce changement de parti n'ayant point d'autre fondement, l'on douta qu'il fût véritable, et, la reine mère, Catherine de Médicis, en eut de si grands soupçons que, la guerre étant déclarée par les huguenots, elle eut dessein de le faire arrêter, mais le prince de Montpensier l'en empêcha et emmena Chabanes à Champigny en s'y en allant avec sa femme. Le comte, ayant l'esprit fort doux et fort agréable, gagna bientôt l'estime de la princesse de Montpensier, et en peu de temps, elle n'eut pas moins de confiance et d'amitié pour lui qu'en avait le prince son mari. Chabanes, de son côté, regardait avec admiration tant de beauté, d'esprit et de vertu qui paraissaient en cette jeune princesse, et, se servant de l'amitié qu'elle lui témoignait, pour lui inspirer des sentiments d'une vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée. Le prince étant revenu à la cour, où la continuation de la guerre l'appelait, le comte demeura seul avec la princesse et continua d'avoir pour elle un respect et une amitié proportionnés à sa qualité et à son mérite. La confiance s'augmenta de part et d'autre; et à tel point du côté de la princesse de Montpensier, qu'elle lui apprit l'inclination qu'elle avait eue pour M. de Guise, mais elle lui apprit aussi en même temps qu'elle était presque éteinte et qu'il ne lui en restait que ce qui était nécessaire pour défendre l'entrée de son coeur à une autre inclination, et que, la vertu se joignant à ce reste d'impression, elle n'était capable que d'avoir du mépris pour ceux qui oseraient avoir de l'amour pour elle. Le comte qui connaissait la sincérité de cette belle princesse et qui lui voyait d'ailleurs des dispositions si opposées à la faiblesse de la galanterie, ne douta point de la vérité de ses paroles, et néanmoins il ne put se défendre de tant de charmes qu'il voyait tous les jours de si près. Il devint passionnément amoureux de cette princesse, et, quelque honte qu'il trouvât à se laisser surmonter, il fallut céder et l'aimer de la plus violente et de la plus sincère passion qui fût jamais. S'il ne fut pas maÃtre de son coeur, il le fut de ses actions. Le changement de son âme n'en apporta point dans sa conduite et personne ne soupçonna son amour. Il prit un soin exact, pendant une année entière, de le cacher à la princesse, et il crut qu'il aurait toujours le même désir de le lui cacher. L'amour fit en lui ce qu'il fait en tous les autres, il lui donna l'envie de parler et, après tous les combats qui ont accoutumé de se faire en pareilles occasions, il osa lui dire qu'il l'aimait, s'étant bien préparé à essuyer les orages dont la fierté de cette princesse le menaçait. Mais il trouva en elle une tranquillité et une froideur pires mille fois que toutes les rigueurs à quoi il s'était attendu. Elle ne prit pas la peine de se mettre en colère contre lui. Elle lui représenta en peu de mots la différence de leurs qualités et de leur âge, la connaissance particulière qu'il avait de sa vertu et de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait à l'amitié et à la confiance du prince son mari. Le comte pensa mourir à ses pieds de honte et de douleur. Elle tâcha de le consoler en l'assurant qu'elle ne se souviendrait jamais de ce qu'il venait de lui dire, qu'elle ne se persuaderait jamais une chose qui lui était si désavantageuse et qu'elle ne le regarderait jamais que comme son meilleur ami. Ces assurances consolèrent le comte, comme on se le peut imaginer. Il sentit le mépris des paroles de la princesse dans toute leur étendue, et, le lendemain, la revoyant avec visage aussi ouvert que de coutume, son affliction en redoubla de la moitié. Le procédé de la princesse ne la diminua pas. Elle vécut avec lui avec la même bonté qu'elle avait accoutumé. Elle lui reparla, quand l'occasion en fit naÃtre le discours, de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et, la renommée commençant alors à publier les grandes qualités qui paraissaient en ce prince, elle lui avoua qu'elle en sentait de la joie et qu'elle était bien aise de voir qu'il méritait les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Toutes ces marques de confiance, qui avaient été si chères au comte, lui devinrent insupportables. Il n'osait pourtant le témoigner à la princesse, quoiqu'il osât bien la faire souvenir quelquefois de ce qu'il avait eu la hardiesse de lui dire. Après deux années d'absence, la paix étant faite, le prince de Montpensier revint trouver la princesse sa femme, tout couvert de la gloire qu'il avait acquise au siège de Paris et à la bataille de Saint-Denis. Il fut surpris de voir la beauté de cette princesse dans une si grande perfection, et, par le sentiment d'une jalousie qui lui était naturelle, il en eut quelque chagrin, prévoyant bien qu'il ne serait pas seul à la trouver belle. Il eut beaucoup de joie de revoir le comte de Chabanes, pour qui son amitié n'était point diminuée. Il lui demanda confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme, qui lui était quasi une personne inconnue, par le peu de temps qu'il avait demeuré avec elle. Le comte, avec une sincérité aussi exacte que s'il n'eût point été amoureux, dit au prince tout ce qu'il connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait faire pour achever de gagner le coeur et l'estime de son mari. Enfin, la passion du comte le portait si naturellement à ne songer qu'à ce qui pouvait augmenter le bonheur et la gloire de cette princesse, qu'il oubliait sans peine l'intérêt qu'ont les amants à empêcher que les personnes qu'ils aiment ne soient dans une parfaite intelligence avec leurs maris. La paix ne fit que paraÃtre. La guerre recommença aussitôt, par le dessein qu'eut le roi de faire arrêter à Noyers le prince de Condé et l'amiral de Châtillon, et, ce dessein ayant été découvert, l'on commença de nouveau les préparatifs de la guerre, et le prince de Montpensier fut contraint de quitter sa femme pour se rendre où son devoir l'appelait. Chabanes le suivit à la cour, s'étant entièrement justifié auprès de la reine. Ce ne fut pas sans une douleur extrême qu'il quitta la princesse qui, de son côté, demeura fort triste des périls où la guerre allait exposer son mari. Les chefs des huguenots s'étaient retirés à La Rochelle. Le Poitou et la Saintonge étant dans leur parti, la guerre s'y alluma fortement et le roi y rassembla toutes ses troupes. Le duc d'Anjou, son frère, qui fut depuis Henri III, y acquit beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, et entre autres par la bataille de Jarnac, où le prince de Condé fut tué. Ce fut dans cette guerre que le duc de Guise commença à avoir des emplois considérables et à faire connaÃtre qu'il passait de beaucoup les grandes espérances qu'on avait conçues de lui. Le prince de Montpensier, qui le haïssait, et comme son ennemi particulier, et comme celui de sa maison, ne voyait qu'avec peine la gloire de ce duc, aussi bien que l'amitié que lui témoignait le duc d'Anjou. Après que les deux armées se furent fatiguées par beaucoup de petits combats, d'un commun consentement on licencia les troupes pour quelque temps. Le duc d'Anjou demeura à Loches, pour donner ordre à toutes les places qui eussent pu être attaquées. Le duc de Guise y demeura avec lui et le prince de Montpensier, accompagné du comte de Chabanes, s'en retourna à Champigny, qui n'était pas fort éloigné de là . Le duc d'Anjou allait souvent visiter les places qu'il faisait fortifier. Un jour qu'il revenait à Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit à la tête de la troupe pour servir de guide, mais, après avoir marché quelque temps, il s'égara et se trouva sur le bord dune petite rivière qu'il ne reconnut pas lui-même. Le duc d'Anjou lui fit la guerre de les avoir si mal conduits et, étant arrêtés en ce lieu, aussi disposés à la joie qu'ont accoutumé de l'être de jeunes princes, ils aperçurent un petit bateau qui était arrêté au milieu de la rivière, et, comme elle n'était pas large, ils distinguèrent aisément dans ce bateau trois ou quatre femmes, et une entre autres qui leur sembla fort belle, qui était habillée magnifiquement, et qui regardait avec attention deux hommes qui pêchaient auprès d'elle, Cette aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes et à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise qu'il les avait égarés exprès pour leur faire voir cette belle personne, les autres, qu'il fallait, après ce qu'avait fait le hasard, qu'il en devÃnt amoureux, et le duc d'Anjou soutenait que c'était lui qui devait être son amant. Enfin, voulant pousser l'aventure à bout, ils firent avancer dans la rivière de leurs gens à cheval, le plus avant qu'à se put; pour crier à cette dame que c'était monsieur d'Anjou qui eût bien voulu passer de l'autre côté de l'eau et qui priait qu'on le vÃnt prendre. Cette dame, qui était la princesse de Montpensier, entendant dire que le duc d'Anjou était là et ne doutant point, à la quantité des gens qu'elle voyait au bord de l'eau, que ce ne fût lui, fit avancer son bateau pour aller du côté où il était. Sa bonne mine le lui fit bientôt distinguer des autres, mais elle distingua encore plutôt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un trouble qui la fit un peu rougir et qui la fit paraÃtre aux yeux de ces princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle. Le duc de Guise la reconnut d'abord, malgré le changement avantageux qui s'était fait en elle depuis les trois années qu'il ne lavait vue. Il dit au duc d'Anjou qui elle était, qui fut honteux d'abord de la liberté qu'il avait prise, mais voyant Mme de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de l'achever, et après mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considérable, qu'il disait avoir au-delà de la rivière et accepta l'offre qu'elle lui fit de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise, donnant ordre à tous ceux qui les suivaient d'aller passer la rivière à un autre endroit et de les venir joindre à Champigny, que Mme de Montpensier leur dit qui n'était qu'à deux lieues de là . Sitôt qu'ils furent dans le bateau, le duc d'Anjou lui demanda à quoi ils devaient une si agréable rencontre et ce qu'elle faisait au milieu de la rivière. Elle lui répondit qu'étant partie de Champigny avec le prince son mari, dans le dessein de le suivre à la chasse, s'étant trouvée trop lasse, elle était venue sur le bord de la rivière où la curiosité de voir prendre un saumon, qui avait donné dans un filet, l'avait fait entrer dans ce bateaux. M. de Guise ne se mêlait point dans la conversation, mais, sentant réveiller vivement dans son coeur tout ce que cette princesse y avait autrefois fait naÃtre; il pensait en lui-même qu'il sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans ses liens. Ils arrivèrent bientôt au bord, où ils trouvèrent les chevaux et les écuyers de Mme de Montpensier, qui l'attendaient. Le duc d'Anjou et le duc de Guise lui aidèrent à monter à cheval, où elle se remit avec une grâce admirable. Pendant tout le chemin, elle les entretint agréablement de diverses choses. Ils ne furent pas moins surpris des charmes de son esprit qu'ils l'avaient été de sa beauté, et ils ne purent s'empêcher de lui faire connaÃtre qu'ils en étaient extraordinairement surpris. Elle répondit à leurs louanges avec toute la modestie imaginable, mais un peu plus froidement à celles du duc de Guise, voulant garder une fierté qui l'empêchait de fonder aucune espérance sur l'inclination qu'elle avait eue pour lui. En arrivant dans la première cour de Champigny, ils trouvèrent le prince de Montpensier, qui ne faisait que de revenir de la chasse. Son étonnement fut grand de voir marcher deux hommes à côté de sa femme, mais il fut extrême quand, s'approchant de plus près, il reconnut que c'était le duc d'Anjou et le duc de Guise. La haine qu'il avait pour le dernier, se joignant à sa jalousie naturelle, lui fit trouver quelque chose de si désagréable à voir ces princes avec sa femme, sans savoir comment ils s'y étaient trouvés, ni ce qu'ils venaient faire en sa maison, qu'il ne put cacher le chagrin qu'il en avait. Il en rejeta adroitement la cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand prince selon sa qualité, et comme il l'eût bien souhaité. Le comte de Chabanes avait encore plus de chagrin de voir M. de Guise auprès de Mme de Montpensier, que M. de Montpensier n'en avait lui-même. Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux personnes lui semblait de si mauvais augure, qu'il pronostiquait aisément que ce commencement de roman ne serait pas sans suite. Mme de Montpensier fit, le soir, les honneurs de chez elle avec le même agrément qu'elle faisait toutes choses. Enfin elle ne plut que trop à ses hôtes. Le duc d'Anjou, qui était fort galant et fort bien fait, ne put voir une fortune si digne de lui sans la souhaiter ardemment Il fut touché du même mal que M. de Guise et, feignant toujours des affaires extraordinaires, il demeura deux jours à Champigny, sans être obligé d'y demeurer que par les charmes de Mme de Montpensier, le prince son mari ne faisant point de violence pour l'y retenir. Le duc de Guise ne partit pas sans faire entendre à Mme de Montpensier qu'il était pour elle ce qu'il avait été autrefois, et, comme sa passion n'avait été sue de personne, il lui dit plusieurs fois devant tout le monde, sans être entendu que d'elle, que son coeur n'était point changé. Et lui et le duc d'Anjou partirent de Champigny avec beaucoup de regret. Ils marchèrent longtemps tous deux dans un profond silence. Mais enfin le duc d'Anjou, s'imaginant tout d'un coup que ce qui faisait sa rêverie, pouvait bien causer celle du duc de Guise, lui demanda brusquement s'il pensait aux beautés de la princesse de Montpensier. Cette demande si brusque, jointe à ce qu'avait déjà remarqué le duc de Guise des sentiments du duc d'Anjou, lui fit voir qu'il serait infailliblement son rival et qu'il était très important de ne pas découvrir son amour à ce prince. Pour lui en ôter tout soupçon, il lui répondit en riant qu'il paraissait lui-même si occupé de la rêverie dont il l'accusait, qu'il n'avait pas jugé à propos de l'interrompre; que les beautés de la princesse de Montpensier n'étaient pas nouvelles pour lui; qu'il s'était accoutumé à en supporter l'éclat du temps qu'elle était destinée à être sa belle-soeur, mais qu'il voyait bien que tout le monde n'en était pas si peu ébloui. Le duc d'Anjou lui avoua qu'il n'avait encore rien vu qui lui parût comparable à cette jeune princesse et qu'il sentait bien que sa vue lui pourrait être dangereuse, s'il y était souvent exposé. Il voulut faire convenir le duc de Guise qu'il sentait la même chose, mais ce duc, qui commençait à se faire une affaire sérieuse de son amour, n'en voulut rien avouer. Ces princes s'en retournèrent à Loches, faisant souvent leur agréable conversation de l'aventure qui leur avait découvert la princesse de Montpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement dans Champigny. Le prince de Montpensier était mal content de tout ce qui était arrivé, sans qu'il en pût dire le sujet. Il trouvait mauvais que sa femme se fût trouvée dans ce bateau. Il lui semblait qu'elle avait reçu trop agréablement ces princes, et, ce qui lui déplaisait le plus, était d'avoir remarqué que le duc de Guise l'avait regardée attentivement. Il en connut dès ce moment une jalousie furieuse, qui le fit ressouvenir de l'emportement qu'il avait témoigné lors de son mariage, et il eut quelque pensée que, dès ce temps-là même, il en était amoureux. Le chagrin que tous ces soupçons lui causèrent donnèrent de mauvaises heures à la princesse de Montpensier. Le comte de Chabanes, selon sa coutume, prit soin d'empêcher qu'ils ne se brouillassent tout à fait, afin de persuader par là à la princesse combien la passion qu'il avait pour elle était sincère et désintéressée. Il ne put s'empêcher de lui demander l'effet qu'avait produit en elle la vue du duc de Guise. Elle lui apprit quelle en avait été troublée par la honte du souvenir de l'inclination qu'elle lui avait autrefois témoignée; qu'elle l'avait trouvé beaucoup mieux fait qu'il n'était en ce temps-là , et que même il lui avait paru qu'il voulait lui persuader qu'il l'aimait encore, mais elle l'assura, en même temps, que rien ne pouvait ébranler la résolution qu'elle avait prise de ne s'engager jamais. Le comte de Chabanes eut bien de la joie d'apprendre cette résolution, mais rien ne le pouvait rassurer sur le duc de Guise. Il témoigna à la princesse qu'il appréhendait extrêmement que les premières impressions ne revinssent bientôt, et il lui fit comprendre la mortelle douleur qu'il aurait, pour leur intérêt commun, s'il la voyait un jour changer de sentiments. La princesse de Montpensier, continuant toujours son procédé avec lui, ne répondait presque pas à ce qu'il lui disait de sa passion et ne considérait toujours en lui que la qualité du meilleur ami du monde, sans lui vouloir faire l'honneur de prendre garde à celle d'amant. Les armées étant remises sur pied, tous les princes y retournèrent, et le prince de Montpensier trouva bon que sa femme s'en vÃnt à Paris, pour n'être plus si proche des lieux où se faisait la guerre. Les huguenots assiégèrent la ville de Poitiers. Le duc de Guise s'y jeta pour la défendre et il y fit des actions qui suffiraient seules pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne. Ensuite la bataille de Moncontour se donna. Le duc d'Anjou, après avoir pris Saint-Jean-dAngély, tomba malade, et quitta en même temps l'armée, soit par la violence de son mal, soit par l'envie qu'il avait de revenir goûter le repos et les douceurs de Paris, où la présence de la princesse de Montpensier n'était pas la moindre raison qui l'attirât. L'armée demeura sous le commandement du prince de Montpensier, et, peu de temps après, la paix étant faite, toute la cour se trouva à Paris. La beauté de la princesse effaça toutes celles qu'on avait admirées jusques alors. Elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit et de sa personne. Le duc d'Anjou ne changea pas à Paris les sentiments qu'il avait conçus pour elle à Champigny. Il prit un soin extrême de le lui faire connaÃtre par toutes sortes de soins; prenant garde toutefois à ne lui en pas rendre des témoignages trop éclatants, de peur de donner de la jalousie au prince son mari. Le duc de Guise acheva d'en devenir violemment amoureux, et voulant, par plusieurs raisons, tenir sa passion cachée, il se résolut de la lui déclarer d'abord, afin de s'épargner tous ces commencements qui font toujours naÃtre le bruit et l'éclat. Etant un jour chez la reine à une heure où, il y avait très peu de monde; la reine s'étant retirée pour parler d'affaires avec le cardinal de Lorraine, la princesse de Montpensier y arriva. Il se résolut de prendre ce moment pour lui parler, et, s'approchant d'elle Je vais vous surprendre, madame, lui dit il, et vous déplaire en vous apprenant que j'ai toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois, mais qui s'est si fort augmentée en vous revoyant, que ni votre sévérité, ni la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui ôter un moment de sa violence. Il aurait été plus respectueux de vous la faire connaÃtre par mes actions que par mes paroles, mais, madame, mes actions l'auraient apprise à d'autres aussi bien qu'à vous et je souhaite que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. La princesse fut d'abord si surprise et si troublée de ce discours, qu'elle ne songea pas à l'interrompre, mais ensuite, étant revenue à elle et commençant à lui répondre, le prince de Montpensier entra. Le trouble et l'agitation étaient peints sur le visage de la princesse, la vue de son mari acheva de l'embarrasser, de sorte quelle lui en laissa plus entendre que le duc de Guise ne lui en venait de dire. La reine sortit de son cabinet et le duc se retira pour guérir la jalousie de ce prince. La princesse de Montpensier trouva le soir dans l'esprit de son mari tout le chagrin imaginable. Il s'emporta contre elle avec des violences épouvantables, et lui défendit de parler jamais au duc de Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement et bien occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là . Le jour suivant, elle revit le duc de Guise chez la reine, mais il ne l'aborda pas et se contenta de sortir un peu après elle pour lui faire voir qu'il n'y avait que faire quand elle n'y était pas. Il ne se passait point de jour qu'elle ne reçût mille marques cachées de la passion de ce duc, sans qu'il essayât de lui en parler que lorsqu'il ne pouvait être vu de personne Comme elle était bien persuadée de cette passion, elle commença, nonobstant toutes les résolutions quelle avait faites à Champigny, à sentir dans le fond de son coeur quelque chose de ce qui y avait été autrefois. [Le duc d'Anjou, de son côté, qui n'oubliait rien pour lui témoigner son amour en tous les lieux où il la pouvait voir et qui la suivait continuellement chez la reine, sa mère, et la princesse, sa soeur, en était traité avec une rigueur étrange et capable de guérir toute autre passion que la sienne.] On découvrit, en ce temps-là , que cette princesse, qui fut depuis la reine de Navarre, eut quelque attachement pour le duc de Guise; et ce qui le fit découvrir davantage, fut le refroidissement qui parut du duc d'Anjou pour le duc de Guise. La princesse de Montpensier apprit cette nouvelle, qui ne lui fut pas indifférente et qui lui fit sentir qu'elle prenait plus d'intérêt au duc de Guise qu'elle ne pensait. M. de Montpensier, son beau-père, épousant alors Mlle de Guise, soeur de ce duc, elle était contrainte de le voir souvent dans les lieux où les cérémonies des noces les appelaient l'un et l'autre. La princesse de Montpensier, ne pouvant plus souffrir qu'un homme que toute la France croyait amoureux de Madame, osât lui dire qu'il l'était d'elle, et se sentant offensée et quasi affligée de s'être trompée elle-même, un jour que le duc de Guise la rencontra chez sa soeur, un peu éloignée des autres et qu'il lui voulut parler de sa passion, elle l'interrompit brusquement et lui dit d'un ton de voix qui marquait sa colère - Je ne comprends pas qu'il faille, sur le fondement d'une faiblesse dont on a été capable à treize ans, avoir l'audace de faire l'amoureux d'une personne comme moi, et surtout quand on l'est d'une autre à la vue de toute la cour. Le duc de Guise, qui avait beaucoup d'esprit et qui était fort amoureux, n'eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse. Il lui répondit avec beaucoup de respect - J'avoue, madame, que j'ai eu tort de ne pas mépriser l'honneur d'être beau-frère de mon roi plutôt que de vous laisser soupçonner un moment que je pouvais désirer un autre coeur que le vôtre, mais, si vous voulez me faire la grâce de m'écouter, je suis assuré de me justifier auprès de vous. La princesse de Montpensier ne répondit point, mais elle ne s'éloigna pas, et le duc de Guise, voyant quelle lui donnait l'audience qu'il souhaitait, lui apprit que; sans s'être attiré les bonnes grâces de Madame par aucun soin, elle l'en avait honoré; que, n'ayant nulle passion pour elle, il avait très mal répondu à l'honneur qu'elle lui faisait, jusques à ce qu'elle lui eût donné quelque espérance de l'épouser; qu'à la vérité la grandeur où ce mariage pouvait l'élever, l'avait obligé de lui rendre plus de devoirs et que c'était ce qui avait donné lieu au soupçon qu'en avaient eu le roi et le duc d'Anjou; que l'opposition de l'un ni de l'autre ne le dissuadait pas de son dessein, mais que, si ce dessein lui déplaisait, il l'abandonnait, dès l'heure même, pour n'y penser de sa vie. Le sacrifice que le duc de Guise faisait à la princesse, lui fit oublier toute la rigueur et toute la colère avec laquelle elle avait commencé de lui parler. Elle changea de discours et se mit à l'entretenir de la faiblesse qu'avait eue Madame de l'aimer la première, et de l'avantage considérable qu'il recevrait en l'épousant. Enfin, sans rien dire d'obligeant au duc de Guise, elle lui fit revoir mille choses agréables qu'il avait trouvées autrefois en Mlle de Mézières. Quoiqu'ils ne se fussent point parlé depuis longtemps, ils se trouvèrent accoutumés l'un à l'autre, et leurs coeurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas inconnu. Ils finirent cette agréable conversation, qui laissa une sensible joie dans l'esprit du duc de Guise. La princesse n'en eut pas une petite de connaÃtre qu'il l'aimait véritablement. Mais quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s'être laissé fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l'embarras où elle s'allait plonger en s'engageant dans une chose qu'elle avait regardée avec tant d'horreur et sur les effroyables malheurs où la jalousie de son mari la pouvait jeter! Ces pensées lui firent faire de nouvelles résolutions, mais qui se dissipèrent dès le lendemain par la vue du duc de Guise. Il ne manquait point de lui rendre un compte exact de ce qui se passait entre Madame et lui. La nouvelle alliance de leurs maisons lui donnait occasion de lui parler souvent. Mais il, n'avait pas peu de peine à la guérir de la jalousie que lui donnait la beauté de Madame; contre laquelle il n'y avait point de serment qui la pût rassurer. Cette jalousie servait à la princesse de Montpensier à défendre le reste de son coeur contre les soins du duc de Guise, qui en avait déjà gagné la plus grande partie. Le mariage du roi avec la fille de l'empereur Maximilien remplit la cour de fêtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet où dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le duc d'Anjou dansait, une entrée de Maures, et le duc de Guise, avec quatre autres, était de son entrée. Leurs habits étaient tous pareils, comme le sont d'ordinaire les habits de ceux qui dansent une même entrée. La première fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser, n'ayant pas encore son masque, dit quelques mots en passant à la princesse de Montpensier. Elle s'aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude. Quelque temps après, voyant le duc d'Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, troublée de son inquiétude, elle crut que c'était encore le duc de Guise et, s'approchant de lui - N'ayez, des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle, je n'en serai point jalouse, je vous l'ordonne, on m'observe, ne m'approchez plus. Elle se retira sitôt qu'elle eut achevé ces paroles. Le duc d'Anjou en demeura accablé comme d'un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu'il avait un rival aimé. Il comprit, par le nom de Madame, que ce rival était le duc de Guise, et il ne put douter que la princesse sa soeur ne fût le sacrifice qui avait tendu la princesse de Montpensier favorable aux voeux de son rival. La jalousie, le dépit et la rage, se joignant à la haine qu'il avait déjà pour lui, firent dans son âme tout ce qu'on peut imaginer de plus violent, et il eût donné sur l'heure quelque marque sanglante de son désespoir, si la dissimulation qui lui était naturelle ne fût venue à son secours et ne l'eût obligé, par des raisons puissantes, en l'état qu'étaient les choses, à ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu'il savait le secret de son amour; et, l'abordant en sortant de la salle où l'on avait dansé - C'est trop, lui dit-il, d'oser lever les yeux jusques à ma soeur et de m'ôter ma maÃtresse. La considération du roi m'empêche d'éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. La fierté du duc de Guise n'était pas accoutumée à de telles menaces. Il ne put néanmoins y répondre, parce que le roi, qui sortait en ce moment, les appela tous deux, mais elles gravèrent dans son coeur un désir de vengeance qu'il travailla toute sa vie à satisfaire. Dès le même soir, le duc d'Anjou lui rendit toutes sortes de mauvais offices auprès du roi. Il lui persuada que jamais Madame ne consentirait d'être mariée avec le roi de Navarre avec qui on proposait de la marier, tant que l'on souffrirait que le duc de Guise l'approchât, et qu'il était honteux de souffrir qu'un de ses sujets, pour satisfaire à sa vanité, apportât de l'obstacle à une chose qui devait donner la paix à la France. Le roi avait déjà assez d'aigreur contre le duc de Guise. Ce discours l'augmenta si fort que, le voyant le lendemain comme il se présentait pour entrer au bal chez la reine, paré d'un nombre infini de pierreries, mais plus paré encore de sa bonne mine, il se mit à l'entrée de la porte et lui demanda brusquement où il allait. Le duc, sans s'étonner, lui dit qu'il venait pour lui rendre ses très humbles services; à quoi le roi répliqua qu'il n'avait pas besoin de ceux qu'il lui rendait, et se tourna sans le regarder. Le duc de Guise ne laissa pas d'entrer dans la salle, outré dans le coeur, et contre le roi, et contre le duc d'Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fierté naturelle et, par une manière de dépit, il s'approcha beaucoup plus de Madame qu'il n'avait accoutumé; joint que ce que lui avait dit le duc d'Anjou de la princesse de Montpensier l'empêchait de jeter les yeux sur elle. Le duc d'Anjou les observait soigneusement l'un et l'autre. Les yeux de cette princesse laissaient voir malgré elle quelque chagrin lorsque le duc de Guise parlait à Madame. Le duc d'Anjou, qui avait compris par ce quelle lui avait dit en le prenant pour M. de Guise, qu'elle avait de la jalousie, espéra de les brouiller et, se mettant auprès d'elle C'est pour votre intérêt, madame, plutôt que pour le mien, lui dit-il, que je m'en vais vous apprendre que le duc de Guise ne mérite pas que vous l'ayez choisi à mon préjudice. Ne m'interrompez point, je vous prie, pour me dire le contraire d'une vérité que je ne sais que trop. Il vous trompe, madame, et vous sacrifie à ma soeur, comme il vous l'a sacrifiée. C'est un homme qui n'est capable que d'ambition mais, puisqu'il a eu le bonheur de vous plaire, c'est assez. Je ne m'opposerai point à une fortune que je méritais, sans doute, mieux que lui. Je men rendrais indigne si je m'opiniâtrais davantage à la conquête d'un coeur qu'un autre possède. C'est trop de n'avoir pu attirer que votre indifférence. Je ne veux pas y faire succéder la haine en vous importunant plus longtemps de la plus fidèle passion qui fut jamais. Le duc d'Anjou, qui était effectivement touché d'amour et de douleur, put à peine achever ces paroles, et, quoiqu'il eût commencé son discours dans un esprit de dépit et de vengeance, il s'attendrit, en considérant la beauté de la princesse et la perte qu'il faisait en perdant l'espérance d'en être aimé, de sorte que, sans attendre sa réponse, il sortit du bal, feignant de se trouver mal, et s'en alla chez lui rêver à son malheur. La princesse de Montpensier demeura affligée et troublée, comme on se le peut imaginer. Voir sa réputation et le secret de sa vie entre les mains d'un prince qu'elle avait maltraité et apprendre par lui, sans pouvoir en douter, qu'elle était trompée par son amant, étaient des choses peu capables de lui laisser la liberté d'esprit que demandait un lieu destiné à la joie. Il fallut pourtant demeurer en ce lieu et aller souper ensuite chez la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, qui l'emmena avec elle. Le duc de Guise, qui mourait d'impatience de lui conter ce que lui avait dit le duc d'Anjou le jour précédent, la suivit chez sa soeur. Mais quel fut son étonnement lorsque, voulant entretenir cette belle princesse, il trouva qu'elle ne lui parlait que pour lui faire des reproches épouvantables! Et le dépit lui faisait faire ces reproches si confusément, qu'il n'y pouvait rien comprendre, sinon qu'elle l'accusait d'infidélité et de trahison. Accablé de désespoir de trouver une si grande augmentation de douleur où il avait espéré de se consoler de tous ses ennuis et aimant cette princesse avec une passion qui ne pouvait plus le laisser vivre dans l'incertitude d'en être aimé, il se détermina tout d'un coup - Vous serez satisfaite, madame, lui dit-il. Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance royale n'aurait pu obtenir de moi. Il men coûtera ma fortune, mais c'est peu de chose pour vous satisfaire. Sans demeurer davantage chez la duchesse sa soeur, il s'en alla trouver, à l'heure même, les cardinaux, ses oncles et, sur le prétexte du mauvais traitement qu'il avait reçu du roi, il leur fit voir une si grande nécessité pour sa fortune à faire paraÃtre qu'il n'avait aucune pensée d'épouser Madame, qu'il les obligea à conclure son mariage avec la princesse de Portien, duquel on avait déjà parlé. La nouvelle de ce mariage fut aussitôt sue par tout Paris. Tout le monde fut surpris, et la princesse de Montpensier en fut touchée de joie et de douleur. Elle fut bien aise de voir par là le pouvoir qu'elle avait sur le duc de Guise et elle fut fâchée en même temps de lui avoir fait abandonner une chose aussi avantageuse que le mariage de Madame. Le duc de Guise, qui voulait au moins que l'amour le récompensât de ce qu'il perdait du côté de la fortune, pressa la princesse de lui donner une audience particulière pour s'éclaircir des reproches injustes qu'elle lui avait faits. Il obtint qu'elle se trouverait chez la duchesse de Montpensier, sa soeur, à une heure que cette duchesse n'y serait pas et qu'il pourrait l'entretenir en particulier. Le duc de Guise eut la joie de se pouvoir jeter à ses pieds, de lui parler en liberté de sa passion et de lui dire ce qu'il avait souffert de ses soupçons. La princesse ne pouvait s'ôter de l'esprit ce que lui avait dit le duc d'Anjou, quoique le procédé du duc de Guise la dût absolument rassurer. Elle lui apprit le juste sujet qu'elle avait de croire qu'il l'avait trahie, puisque le duc d'Anjou savait ce qu'il ne pouvait avoir appris que de lui. Le duc de Guise ne savait par où se défendre et était aussi embarrassé que la princesse de Montpensier à deviner ce qui avait pu découvrir leur intelligence. Enfin, dans la suite de leur conversation, comme elle lui remontrait qu'il avait eu tort de précipiter son mariage avec la princesse de Portien et d'abandonner celui de Madame, qui lui était si avantageux, elle lui dit qu'il pouvait bien juger qu'elle n'en eût eu aucune jalousie, puisque, le jour du ballet, elle-même l'avait conjuré de n'avoir des yeux que pour Madame. Le duc de Guise lui dit qu'elle avait eu l'intention de lui faire ce commandement, mais qu'assurément elle ne [le] lui avait pas fait. La princesse lui soutint le contraire. Enfin, à force de disputer et d'approfondir, ils trouvèrent qu'il fallait qu'elle se fût trompée dans la ressemblance des habits et qu'elle-même eût appris au duc d'Anjou ce qu'elle accusait le duc de Guise de lui avoir appris. Le duc de Guise, qui était presque justifié dans son esprit par son mariage, le fut entièrement par cette conversation. Cette belle princesse ne put refuser son coeur. à un homme qui l'avait possédé autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc à recevoir ses voeux et lui permit de croire qu'elle n'était pas insensible à sa passion. L'arrivée de la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, finit cette conversation et empêcha le duc de Guise de lui faire voir les transports de sa joie. Quelque temps après, la cour sen allant à Blois, où la princesse de Montpensier la suivit, le mariage de Madame avec le roi de Navarre y fut conclu. Le duc de Guise, ne connaissant plus de grandeur ni de bonne fortune que celle d'être aimé de la princesse, vit avec joie la conclusion de ce mariage, qui l'aurait comblé de douleur dans un autre temps. Il ne pouvait si bien cacher son amour que le prince de Montpensier n'en entrevÃt quelque chose, lequel, n'étant plus maÃtre de sa jalousie, ordonna à la princesse sa femme de s'en aller à Champigny. Ce commandement lui fut bien rude; il fallut pourtant obéir. Elle trouva moyen de dire adieu en particulier au duc de Guise, mais elle se trouva bien embarrassée à lui donner des moyens sûrs pour lui écrire. Enfin, après avoir bien cherché, elle jeta les yeux sur le comte de Chabanes, qu'elle comptait toujours pour son ami, sans considérer qu'il était son amant. Le duc de Guise, qui savait à quel point ce comte était ami du prince de Montpensier, fut épouvanté qu'elle le choisit pour son confident, mais elle lui répondu si bien de sa fidélité, qu'elle le rassura. Il se sépara d'elle avec toute la douleur que peut causer l'absence d'une personne que l'on aime passionnément. Le comte de Chabanes, qui avait toujours été malade à Paris pendant le séjour de la princesse de Montpensier à Blois, sachant qu'elle s'en allait à Champigny, la fut trouver sur le chemin pour s'en aller avec elle. Elle lui fit mille caresses et mille amitiés et lui témoigna une impatience extraordinaire de s'entretenir en particulier, dont il fut d'abord charmé. Mais quel fut son étonnement et sa douleur, quand il trouva que cette impatience n'allait qu'à lui conter qu'elle était passionnément aimée du duc de Guise et qu'elle l'aimait de la même sorte! Son étonnement et sa douleur ne lui permirent pas de répondre. La princesse, qui était pleine de sa passion et qui trouvait un soulagement extrême à lui en parler, ne prit pas garde à son silence et se mit à lui conter jusques aux plus petites circonstances de son aventure. Elle lui dit comme le duc de Guise et elles étaient convenus de recevoir par son moyen les lettres qu'ils devaient s'écrire, Ce fut le dernier coup pour le comte de Chabanes de voir que sa maÃtresse voulait qu'il servÃt son rival et qu'elle lui en faisait la proposition comme d'une chose qui lui devait être agréable. Il était si absolument maÃtre de lui-même, qu'il lui cacha tous ses sentiments. Il lui témoigna seulement la surprise où il était de voir en elle un si grand changement. Il espéra d'abord que ce changement, qui lui ôtait toutes ses espérances, lui ôterait aussi toute sa passion, mais il trouva cette princesse si charmante, sa beauté naturelle étant encore de beaucoup augmentée par une certaine grâce que lui avait donnée l'air de la cour, qu'il sentit qu'il l'aimait plus que jamais. Toutes les confidences qu'elle lui faisait sur la tendresse et sur la délicatesse de ses sentiments pour le duc de Guise, lui faisaient voir le prix du coeur de cette princesse et lui donnaient un désir de le posséder. Comme sa passion était la plus extraordinaire du monde, elle produisit l'effet du monde le plus extraordinaire, car elle le fit résoudre de porter à sa maÃtresse les lettres de son rival. L'absence du duc de Guise donnait un chagrin mortel à la princesse de Montpensier; et, n'espérant de soulagement que par ses lettres, elle tourmentait incessamment le comte de Chabanes pour savoir s'il n'en recevait point et se prenait quasi à lui de n'en avoir pas assez tôt. Enfin, il en reçut par un gentilhomme du duc de Guise et il les lui apporta à l'heure même, pour ne lui retarder pas sa joie d'un moment. Celle qu'elle eut de les recevoir fut extrême. Elle ne prit pas le soin de la lui cacher et lui fit avaler à longs traits tout le poison imaginable en lui lisant ces lettres et la réponse tendre et galante qu'elle y faisait. Il porta cette réponse au gentilhomme avec la même fidélité avec laquelle il avait rendu la lettre à la princesse, mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu dans la pensée que cette princesse ferait quelque réflexion sur ce qu'il faisait pour elle et qu'elle lui en témoignerait de la reconnaissance. La trouvant de jour en jour plus rude pour lui, par le chagrin qu'elle avait d'ailleurs, il prit la liberté de la supplier de penser un peu à ce qu'elle lui faisait souffrir. La princesse, qui n'avait dans la tête que le duc de Guise et qui ne trouvait que lui seul digne de l'adorer, trouva si mauvais qu'un autre que lui osât penser à elle, qu'elle maltraita bien plus le comte de Chabanes en cette occasion qu'elle n'avait fait la première fois qu'il lui avait parlé de son amour. Quoique sa passion, aussi bien que sa patience, fût extrême et à toutes épreuves, il quitta la princesse et s'en alla chez un de ses amis, dans le voisinage de Champigny, d'où il lui écrivit avec toute la rage que pouvait causer un si étrange procédé, mais néanmoins avec tout le respect qui était dû à sa qualité, et, par sa lettre, il lui disait un éternel adieu. La princesse commença à se repentir d'avoir si peu ménagé un homme sur qui elle avait tant de pouvoir; et, ne pouvant se résoudre à le perdre, non seulement à cause de l'amitié qu'elle avait pour lui, mais aussi par l'intérêt de son amour, pour lequel il lui était tout à fait nécessaire, elle lui manda qu'elle voulait absolument lui parler encore une fois et après cela; qu'elle le laissait libre de faire ce qu'il lui plairait. L'on est bien faible quand on est amoureux. Le comte revint et, en moins d'une heure, la beauté de la princesse de Montpensier, son esprit et quelques paroles obligeantes le rendirent plus soumis qu'il n'avait jamais été, et il lui donna même des lettres du duc de Guise qu'il venait de recevoir. Pendant ce temps, l'envie qu'on eut à la cour d'y faire venir les chefs du parti huguenot, pour cet horrible dessein qu'on exécuta le jour de la S. Barthélemy, fit que le roi, pour les mieux tromper, éloigna de lui tous les princes de la maison de Bourbon et tous ceux de la maison de Guise. Le prince de Montpensier s'en retourna à Champigny pour achever d'accabler la princesse sa femme par sa présence. Le duc de Guise s'en alla à la campagne chez le cardinal de Lorraine, son oncle. L'amour et l'oisiveté mirent dans son esprit un si violent désir de voir la princesse de Montpensier, que, sans considérer ce qu'il hasardait pour elle et pour lui, il feignit un voyage et, laissant tout son train dans une petite ville, il prit avec lui ce seul gentilhomme qui avait déjà fait plusieurs voyages à Champigny et il s'y en alla en poste. Comme il n'avait point d'autre adresse que celle du comte de Chabanes, il lui fit écrire un billet par ce même gentilhomme par lequel ce gentilhomme le priait de le venir trouver en un lieu qu'il lui marquait. Le comte de Chabanes, croyant que c'était seulement pour recevoir des lettres du duc de Guise, l'alla trouver, mais il fut extrêmement surpris quand il vit le duc de Guise et il n'en fut pas moins affligé. Ce duc, occupé de son dessein, ne prit non plus garde à l'embarras du comte que la princesse de Montpensier avait fait à son silence lorsqu'elle lui avait conté son amour. Il se mit à lui exagérer sa passion et à lui faire comprendre qu'il mourrait infailliblement, s'il ne lui faisait obtenir de la princesse la permission de la voir. Le comte de Chabanes lui répondit froidement qu'il dirait à cette princesse tout ce qu'il souhaitait qu'il lui dÃt et qu'il viendrait lui en rendre réponse. Il s'en retourna à Champigny, combattu de ses propres sentiments, mais avec une violence qui lui ôtait quelquefois toute sorte de connaissance. Souvent il prenait résolution de renvoyer le duc de Guise sans le dire à la princesse de Montpensier, mais la fidélité exacte qu'il lui avait promise, changeait aussitôt sa résolution. Il arriva auprès d'elle sans savoir ce qu'il devait faire; et, apprenant que le prince de Montpensier était à la chasse, il alla droit à l'appartement de la princesse qui, le voyant troublé, fit retirer aussitôt ses femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il lui dit, en se modérant le plus qu' lui fut possible, que le duc de Guise était à une lieue de Champigny et qu'il souhaitait passionnément de la voir. La princesse fit un grand cri à cette nouvelle, et son embarras ne fut guère moindre que celui du comte. Son amour lui présenta d'abord la joie qu'elle aurait de voir un homme qu'elle aimait si tendrement. Mais, quand elle pensa combien cette action était contraire à sa vertu et qu'elle ne pouvait voir son amant qu'en le faisant entrer la nuit chez elle à l'insu de son mari, elle se trouva dans une extrémité épouvantable. Le comte de Chabanes attendait sa réponse comme une chose qui allait décider de sa vie ou de sa mort. Jugeant de l'incertitude de la princesse par son silence, il prit la parole pour lui représenter tous les périls où elle s'exposerait par cette entrevue. Et, voulant lui faire voir qu'il ne lui tenait pas ce discours pour ses intérêts, il lui dit - Si après tout ce que je viens de vous représenter, Madame, votre passion est la plus forte et que vous désiriez voir le duc de Guise, que ma considération ne vous en empêche point, si celle de votre intérêt ne le fait pas. Je ne veux point priver d'une si grande satisfaction une personne que j'adore, ni être cause qu'elle cherche des personnes moins fidèles que moi pour se la procurer. Oui, madame, si vous le voulez, j'irai quérir le duc de Guise dès ce soir; car il est trop périlleux de le laisser plus longtemps où il est, et je l'amènerai dans votre appartement. - Mais par où et comment? interrompit la princesse. - Ah! Madame, s'écria le comte, c'en est fait, puisque vous ne délibérez plus que sur les moyens. Il viendra, madame, ce bienheureux amant. Je l'amènerai par le parc; donnez ordre seulement à celle de vos femmes à qui vous vous fiez le plus, qu'elle baisse, précisément à minuit, le petit pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre, et ne vous inquiétez pas du reste. En achevant ces paroles, il se leva; et, sans attendre d'autre consentement de la princesse de Montpensier, il remonta à cheval et vint trouver le duc de Guise qui l'attendait avec une impatience extrême. La princesse de Montpensier demeura si troublée, qu'elle fut quelque temps sans revenir à elle. Son premier mouvement fut de faire rappeler le comte de Chabanes pour lui défendre d'amener le duc de Guise, mais elle n'en eut pas la force. Elle pensa que, sans le rappeler, elle n'avait qu'à ne point faire abaisser le pont. Elle crut qu'elle continuerait dans cette résolution. Quand l'heure de l'assignation approcha, elle ne put résister davantage à l'envie de voir un amant qu'elle croyait si digne d'elle, et elle instruisit une de ses femmes de tout ce qu'il fallait faire pour introduire le duc de Guise dans son appartement. Cependant, et ce duc, et le comte de Chabanes, approchaient de Champigny, mais dans un état bien différent. Le duc abandonnait son âme à la joie et à tout ce que l'espérance inspire de plus agréable, et le comte s'abandonnait à un désespoir et à une rage qui le poussèrent mille fois à donner de son épée au travers du corps de son rival. Enfin ils arrivèrent au parc de Champigny, où ils laissèrent leurs chevaux à l'écuyer du duc de Guise, et, passant par des brèches qui étaient aux murailles, ils vinrent dans le parterre. Le comte de Chabanes, au milieu de son désespoir, avait toujours quelque espérance que la raison reviendrait à la princesse de Montpensier et qu'elle prendrait enfin la résolution de ne point voir le duc de Guise. Quand il vit ce petit pont abaissé, ce fut alors qu'il ne put douter du contraire, et ce fut aussi alors qu'il fut tout prêt à se porter aux dernières extrémités. Mais, venant à penser que, s'il faisait du bruit, il serait ouï apparemment du prince de Montpensier, dont l'appartement donnait sur le même parterre, et que tout ce désordre tomberait ensuite sur la personne qu'il aimait le plus, sa rage se calma à l'heure même, et il acheva de conduire le duc de Guise aux pieds de sa princesse. Il ne put se résoudre à être témoin de leur conversation, quoique la princesse lui témoignât le souhaiter, et qu'il l'eût bien souhaité lui-même. Il se retira dans un petit passage qui était du côté de l'appartement du prince de Montpensier, ayant dans l'esprit les plus tristes pensées qui aient jamais occupé l'esprit d'un amant. Cependant, quelque peu de bruit qu'ils eussent fait en passant sur le pont, le prince de Montpensier qui, par malheur, était éveillé dans ce moment l'entendit et fit lever un de ses valets de chambre pour voir ce que c'était. Le valet de chambre mit la tête à la fenêtre et, au travers de l'obscurité de la nuit, il aperçut que le pont était abaissé. Il en avertit son maÃtre qui lui commanda en même temps d'aller dans le parc voir ce que ce pouvait être. Un moment après, il se leva lui-même, étant inquiété de ce qu'il lui semblait avoir ouï marcher quelqu'un, et il s'en vint droit à l'appartement de la princesse, sa femme, qui répondait sur le pont. Dans le moment qu'il approchait de ce petit passage où était le comte de Chabanes, la princesse de Montpensier, qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise, pria plusieurs fois le comte d'entrer dans sa chambre. Il s'en excusa toujours et, comme elle l'en pressait davantage, possédé de rage et de fureur, il lui répondit si haut, qu'il fut ouï du prince de Montpensier, mais si confusément que ce prince entendit seulement la voix d'un homme, sans distinguer celle du comte. Une pareille aventure eût donné de l'emportement à un esprit, et plus tranquille, et moins jaloux. Aussi mit-elle d'abord l'excès de la rage et de la fureur, dans celui du prince. Il heurta aussitôt à la porte avec impétuosité et, criant pour se faire ouvrir il donna la plus cruelle surprise du monde à la princesse, au duc de Guise et au comté de Chabanes. [Ce] dernier, entendant la voix du prince, comprit d'abord qu'il était impossible de l'empêcher de croire qu'il n'y eût quelqu'un dans la chambre de la princesse sa femme et, la grandeur de sa passion lui montrant en ce moment que, s'il y trouvait le duc de Guise, Mme de Montpensier aurait la douleur de le voir tuer à ses yeux et que la vie même de cette princesse ne serait pas en sûreté, il se résolut, par une générosité sans exemple, de s'exposer pour sauver une maÃtresse ingrate et un rival aimé. Pendant que le prince de Montpensier donnait mille coups à la porte, il vint au duc de Guise, qui ne savait quelle résolution prendre, et il le mit entre les mains de cette femme de Mme de Montpensier qui l'avait fait entrer par le pont, pour le faire sortir par le même lieu, pendant qu'il s'exposerait à la fureur du prince. A peine le duc était hors l'antichambre que le prince, ayant enfoncé la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme possédé de fureur et qui cherchait sur qui la faire éclater. Mais quand il ne vit que le comte de Chabanes, et qu'il le vit immobile, appuyé sur la table, avec un visage où la tristesse était peinte, il demeura immobile lui-même et la surprise de trouver, et seul, et la nuit, dans la chambre de sa femme l'homme du monde qu'il aimait le mieux, le mit hors d'état de pouvoir parler. La princesse était à demi évanouie sur des carreaux et jamais peut-être la fortune n'a mis trois personnes en des états si pitoyables. Enfin le prince de Montpensier, qui ne croyait pas voir ce qu'il voyait, et qui voulait démêler ce chaos où il venait de tomber, adressant la parole au comte, d'un ton qui faisait voir qu'il avait encore de l'amitié pour lui - Que vois-je? lui dit-il. Est-ce une illusion ou une vérité? Est-il possible qu'un homme que j'ai aimé si chèrement choisisse ma femme entre toutes les autres femmes pour la séduire? Et vous, Madame, dit-il à la princesse en se tournant de son côté, n'était-ce point assez de m'ôter votre coeur et mon honneur, sans m'ôter le seul homme qui me pouvait consoler de ces malheurs? Répondez-moi l'un ou l'autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d'une aventure que je ne puis croire telle qu'elle me paraÃt. La princesse n'était pas capable de répondre et le comte de Chabanes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler - Je suis criminel à votre égard, lui dit-il enfin, et indigne de l'amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas la manière que vous pouvez vous l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous et plus désespéré. Je ne saurais vous en dire davantage. Ma mort vous vengera et, si vous voulez me la donner tout à l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'être agréable. Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d'éclaircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu'il y avait quelque mystère dans cette aventure, qu'il ne pouvait deviner, et, son désespoir s'augmentant par cette incertitude - Otez-moi la vie vous-même, lui dit-il, ou donnez-moi l'éclaircissement de vos paroles; je n'y comprends rien. Vous devez cet éclaircissement à mon amitié. Vous le devez à ma modération, car tout autre que moi aurait déjà vengé sur votre vie un affront si sensible. - Les apparences sont bien fausses, interrompit le comte. - Ah! c'est trop, répliqua le prince; il faut que je me venge et puis je m'éclaircirai à loisir. En disant ces paroles, il s'approcha du comte de Chabanes avec l'action d'un homme emporté de rage. La princesse, craignant quelque malheur ce qui ne pouvait pourtant pas arriver, son mari n'ayant point d'épée, se leva pour se mettre entre-deux. La faiblesse où elle était la fit succomber à cet effort et, comme elle approchait de son mari, elle tomba évanouie à ses pieds. Le prince fut encore plus touché de cet évanouissement qu'il n'avait été de la tranquillité où il avait trouvé le comte lorsqu'il s'était approché de lui; et, ne pouvant plus soutenir la vue de deux personnes qui lui donnaient des mouvements si tristes, il tourna la tête de l'autre côté et se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablé d'une douleur incroyable. Le comte de Chabanes, pénétré de repentir d'avoir abusé d'une amitié dont il recevait tant de marques et ne trouvant pas qu'il pût jamais réparer ce qu'il venait de faire, sortit brusquement de la chambre et, passant par l'appartement du prince dont il trouva les portes ouvertes, il descendit dans la cour. Il se fit donner des chevaux et s'en alla dans la campagne, guidé par son seul désespoir. Cependant le prince de Montpensier, qui voyait que la princesse ne revenait point de son évanouissement, la laissa entre les mains de ses femmes et se retira dans sa chambre avec une douleur mortelle. Le duc de Guise, qui était sorti heureusement du parc, sans savoir quasi ce qu'il faisait tant il était troublé, s'éloigna de Champigny de quelques lieues, mais il ne put s'éloigner davantage sans savoir des nouvelles de la princesse. Il s'arrêta dans une forêt et envoya son écuyer pour apprendre du comte de Chabanes ce qui était arrivé de cette terrible aventure. L'écuyer ne trouva point le comte de Chabanes, mais il apprit d'autres personnes que la princesse de Montpensier était extraordinairement malade. L'inquiétude du duc de Guise fut augmentée par ce que lui dit son écuyer et, sans la pouvoir soulager, il fut contraint de s'en retourner trouver ses oncles pour ne pas donner de soupçon par un plus long voyage. L'écuyer du duc de Guise lui avait rapporté la vérité, en lui disant que Mme de Montpensier était extrêmement, malade, car il était vrai que, sitôt que les femmes l'eurent mise dans son lit, la fièvre lui prit si violemment et avec des rêveries si horribles que, dès le second jour, l'on craignit pour sa vie. Le prince feignit d'être malade, afin qu'on ne s'étonnât de ce qu'il n'entrait pas dans la chambre de sa femme. L'ordre qu'il reçut de s'en retourner à la cour, où l'on rappelait tous les princes catholiques pour exterminer les huguenots, le tira de l'embarras où il était. Il s'en alla à Paris, en sachant ce qu'il avait à espérer ou à craindre du mal de la princesse sa femme. Il n'y fut pas sitôt arrivé qu'on commença d'attaquer les huguenots en la personne d'un de leurs chefs, l'amiral de Châtillon et, deux joues après, l'on fit cet horrible massacre, si renommé par toute l'Europe. Le pauvre comte de Chabanes, qui s'était venu cacher dans l'extrémité de l'un des faubourgs de Paris pour s'abandonner entièrement à sa douleur, fut enveloppé dans la mine des huguenots. Les personnes chez qui il s'était retiré, l'ayant reconnu et s'étant souvenues qu'on l'avait soupçonné d'être de ce parti, le massacrèrent cette même nuit qui fut si funeste à tant de gens. Le matin, le prince de Montpensier, allant donner quelques ordres hors la ville, passa dans la rue où était le corps de Chabanes. Il fut d'abord saisi d'étonnement à ce pitoyable spectacle; ensuite son amitié se réveillant, elle lui donna de la douleur, mais le souvenir de l'offense qu'il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les mains de la fortune. Le duc de Guise, occupé du désir de venger la mort de son père et, peu après, rempli de la joie de l'avoir vengée, laissa peu à peu éloigner de son âme le soin d'apprendre des nouvelles de la princesse de Montpensier, et, trouvant la marquise de Noirmoutier, personne de beaucoup d'esprit et de beauté, et qui donnait plus d'espérance que cette princesse, il s'y attacha entièrement et l'aima avec une passion démesurée et qui lui dura jusques à la mort. Cependant, après que le mal de Mme de Montpensier fut venu au dernier point, il commença à diminuer. La raison lui revint et, se trouvant un peu soulagé par l'absence du prince son mari, elle donna quelque espérance de sa vie. Sa santé revenait pourtant avec grande peine, par le mauvais état de son esprit; et son esprit fut travaillé de nouveau, quand elle se souvint qu'elle n'avait eu aucune nouvelle du duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s'enquit de ses femmes si elles n'avaient vu personne, si elles n'avaient point de lettres, et, ne trouvant rien de ce qu'elle eût souhaité, elle se trouva la plus malheureuse du monde d'avoir tout hasardé pour un homme qui l'abandonnait. Ce lui fut encore un nouvel accablement d'apprendre la mort du comte de Chabanes, qu'elle sut bientôt par les soins du prince son mari. L'ingratitude du duc de Guise lui fit sentir plus vivement la perte d'un homme dont elle connaissait si bien la fidélité. Tant de déplaisirs si pressants la remirent bientôt dans un état aussi dangereux que celui dont elle était sortie. Et, comme Mme de Noirmoutier était une personne qui prenait autant de soin de faire éclater ses galanteries que les autres en prennent de les cacher, celles de M. de Guise et d'elle étaient si publiques que, tout éloignée et toute malade qu'était la princesse de Montpensier, elle les apprit de tant de côtés qu'elle n'en put douter. Ce fut le coup mortel pour sa vie. Elle ne put résister à la douleur d'avoir perdu l'estime de son mari, le coeur de son amant et le plus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. Zaïde Histoire espagnole Première partie L'Espagne commençait à s'affranchir de la domination des Maures. Ses peuples, qui s'étaient retirés dans les Asturies, avaient fondé le royaume de Léon; ceux qui s'étaient retirés dans les Pyrénées avaient donné naissance au royaume de Navarre il s'était élevé des comtes de Barcelone et d'Aragon. Ainsi, cent cinquante ans après l'entrée des Maures, plus de la moitié de l'Espagne se trouvait délivrée de leur tyrannie. De tous les princes chrétiens qui y régnaient alors, il n'y en avait point de si redoutable qu'Alphonse, roi de Léon, surnommé le Grand. Ses prédécesseurs avaient joint la Castille à leur royaume. D'abord cette province avait été commandée par des gouverneurs qui, dans la suite des temps, avaient rendu le gouvernement héréditaire, et l'on commençait à craindre qu'ils ne s'en voulussent faire souverains. Ils s'appelaient tous comtes de Castilleles plus puissants étaient Diégo Porcellos et Nugnez Fernando. Ce dernier était considérable par ses grandes terres et par la grandeur de son esprit; ses enfants servaient encore à soutenir sa fortune et à l'augmenter. Il avait un fils et une fille d'une beauté extraordinaire; le fils qui s'appelait Consalve, ne voyait rien dans toute l'Espagne qu'on lui pût comparer; et son esprit et sa personne avaient quelque chose de si admirable, qu'il semblait que le ciel l'eût formé d'une manière différente du reste des hommes Des raisons importantes l'avaient obligé à quitter la cour de Léon, et les sensibles déplaisirs qu'il y avait reçus, lui avaient inspiré le dessein de sortir de l'Espagne et de se retirer dans quelque solitude. Il vint dans l'extrémité de la Catalogne à dessein de s'embarquer sur le premier vaisseau qui ferait voile pour une des Ãles de la Grèce. Le peu d'attention qu'il avait à toutes choses, lui faisait souvent prendre d'autres chemins que ceux qu'on lui avait enseignés. Au lieu de passer la rivière d'Ebre à Tortose, comme on lui avait dit qu'il le fallait faire, il suivit ses bords quasi jusques à son embouchure. Il s'aperçut alors qu'il s'était beaucoup détourné, il s'enquit s'il n'y avait point de barque, on lui dit qu'il n'en trouverait pas au lieu où il était, mais que, s'il voulait aller jusques à un petit port assez proche, il en trouverait qui le mèneraient à Tarragone. Il marcha jusques à ce port; il descendit de cheval et demanda à quelques pêcheurs s'il n'y avait point de chaloupes prêtes à partir. Comme il leur parlait, un homme qui se promenait tristement le long de la mer, surpris de sa beauté et de sa bonne mine, s'arrêta pour le regarder, et, ayant entendu ce qu'il demandait à ces pêcheurs, prit la parole et lui dit que toutes les barques étaient allées à Tarragone, qu'elles ne reviendraient que le lendemain et qu'il ne pourrait s'embarquer que le jour d'après. Consalve, qui ne l'avait point aperçu, tourna la tête pour voir d'où venait cette voix qui ne lui paraissait pas celle d'un pêcheur. Il fut étonné de la bonne mine de cet inconnu, comme cet inconnu l'avait été de la sienne; il lui trouva quelque chose de noble et de grand, et même de la beauté, quoiqu'on vit bien qu'il avait passé la première jeunesse. Consalve n'était guère en état de s'arrêter à d'autres choses qu'à ses pensées; néanmoins la rencontre de cet inconnu dans un lieu si désert lui donna quelque attention; il le remercia de l'avoir instruit de ce qu'il voulait savoir et il le demanda ensuite aux pêcheurs où il pourrait aller passer la nuit. Il n'y a que ces cabanes que vous voyez lui dit l'inconnu et vous n'y sauriez être commodément. Je ne laisserai pas d'y aller chercher du repos, reprit Consalve, il y a quelques jours que je marche sans en avoir, et je sens bien que mon corps en a plus de besoin que mon esprit ne lui en laisse. L'inconnu fut touché de la manière triste dont il avait prononcé ce peu de paroles et il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux. La conformité qui lui parut dans leurs fortunes, lui donna pour Consalve cette sorte d'inclination que nous avons pour les personnes dont nous croyons les dispositions pareilles aux nôtres. Vous ne trouverez point ici de retraite digne de vous, lui dit-il, mais, si vous voulez en accepter une que je vous offre proche d'ici, vous y serez plus commodément que dans ces cabanes. Consalve avait tant d'aversion pour la société des hommes, qu'il refusa d'abord l'offre que lui faisait cet inconnu, mais enfin, les instantes prières qu'il lui en fit et le besoin de prendre du repos, le contraignirent de l'accepter. Il le suivit et, après avoir marché quelque temps, il découvrit une maison assez basse, bâtie d'une manière simple et néanmoins propre et régulière. La cour n'était fermée que de palissades de grenadiers, non plus que le jardin, qui était séparé d'un bois par un petit ruisseau. Si Consalve eût pu prendre plaisir à quelque chose, l'agréable situation de cette demeure lui en aurait donné. Il demanda à l inconnu si ce lieu était son séjour ordinaire et si le hasard ou son choix l'y avait conduit. - Il y a quatre ou cinq ans que je l'habite, lui répondit-il, je n'en sors que pour me promener sur le bord de la mer et, depuis que j'y demeure, je puis vous dire que vous êtes la seule personne raisonnable que j'y ai vue. La tempête fait souvent briser des vaisseaux contre cette côte, qui est assez dangereuse. J'ai sauvé la vie à quelques malheureux que j'ai retirés chez moi, mais tous ceux que la fortune y a conduits, n'ont été que des étrangers avec qui je n'eusse pu trouver de conversation quand j'en aurais cherché. Vous pouvez juger, par le lieu où je demeure, que je n'en cherche pas. J'avoue néanmoins que je suis sensible au plaisir de voir une personne comme vous. - Pour moi, repartit Consalve, je fuis tous les hommes, et j'ai tant de sujet de les fuir que, si vous le saviez, vous ne trouveriez pas étrange que j'eusse eu tant de peine à accepter l'offre que vous m'avez faite; vous jugeriez au contraire qu'après les malheurs qu'ils m'ont causés, je dois renoncer pour jamais à toute sorte de société. - Si vous n'avez à vous plaindre que des autres, répliqua l'inconnu, et que vous n'ayez rien à vous reprocher, il y en a de plus malheureux que vous, et vous l'êtes moins que vous ne pensez. Le comble des malheurs, s'écria-t-il, c'est d'avoir à se plaindre de soi même, c'est d'avoir creusé les abÃmes où l'on est tombé, c'est d'avoir été injuste et déraisonnable; enfin c'est d'avoir été la cause des infortunes dont on est accablé! - Je vois bien, reprit Consalve, que vous ressentez les maux dont vous me parlez, mais qu'ils sont différents de ceux qu'on ressent, quand, sans l'avoir mérité, on est trompé, trahi et abandonné de tout ce qu'on aimait davantage! - A ce que j'en puis juger, lui repartit l'inconnu, vous abandonnez votre patrie pour fuir des personnes qui vous ont trahi et qui sont la cause de vos déplaisirs, mais jugez ce que vous auriez à souffrir, s'il fallait que vous fussiez continuellement avec ces personnes qui font le malheur de votre vie! Songez que c'est l'état où je suis, que j'ai fait tout le malheur de la mienne, et que je ne puis me séparer de moi même, pour qui j'ai tant d'horreur, pour qui j'ai tant de sujet d'en avoir, non seulement par ce que j'en souffre, mais par ce qu'en a souffert ce que j'aimais plus que toutes choses. - Je ne me plaindrais pas, dit Consalve, si je n'avais à me plaindre que de moi. Vous vous trouvez malheureux, parce que vous avez sujet de vous haïr, mais si vous avez été aimé fidèlement de la personne que vous aimiez, pouvez vous ne vous pas trouver heureux? Peut être l'avez vous perdue par votre faute, mais vous avez au moins la consolation de penser qu'elle vous a aimé, et qu'elle vous aimerait encore, si vous n'aviez rien fait qui lui eût pu déplaire. Vous ne connaissez point l'amour, si cette seule pensée ne vous empêche d'être malheureux, et vous vous aimez vous même plus que votre maÃtresse, si vous aimez mieux avoir sujet de vous plaindre d'elle que de vous. Le peu de partque vous avez sans doute à vos malheurs répliqua l'inconnu, vous empêche de comprendre quel surcroÃt de douleur ce vous serait d'y avoir contribué, mais croyez, par la cruelle expérience que j'en fais que de perdre par sa faute ce qu'on aime est une sorte d'affliction qui se fait sentir plus vivement que toutes les autres. Comme il achevait ces paroles, ils arrivèrent dans la maison; que Consalve trouva aussi jolie par dedans qu'elle lui avait paru par dehors. Il passa la nuit avec beaucoup d'inquiétude; le matin, la fièvre lui prit, et les jours suivants elle devint si violente qu'on appréhenda pour sa vie. L'inconnu en fut sensiblement affligé, et son affliction augmenta encore par l'admiration que lui donnaient toutes les paroles et toutes les actions de Consalve. Il ne put se défendre du désir de savoir qui était une personne qui lui paraissait si extraordinaire, il fit plusieurs questions à celui qui le servait, mais l'ignorance où cet homme était lui-même du nom et de la qualité de son maÃtre, l'empêcha de satisfaire sa curiosité; il lui dit seulement qu'il se faisait appeler Théodoric et qu'il ne croyait pas que ce fût son nom véritable. Enfin, après plusieurs jours de fièvre continue, les remèdes et la jeunesse tirèrent Consalve hors de péril. L'inconnu essayait de le divertir des tristes pensées dont il le voyait occupé; il ne le quittait point et, bien qu'ils ne parlassent que de choses générales, parce qu'ils ne connaissaient pas encore, ils se surprirent l'un et l'autre par la grandeur de leur esprit. Cet inconnu avait caché son nom et sa naissance depuis qu'il était dans cette solitude, mais il voulut bien l'apprendre à Consalve. Il lui dit qu'il était du royaume de Navarre, qu'il s'appelait Alphonse Ximénès et que ses malheurs l'avaient obligé de chercher me retraite où il pût en liberté regretter ce qu'il avait perdu. Consalve fut surpris du nom de Ximénès, il le connaissait pour un des plus illustres de la Navarre, et il fut vivement touché de la confiance qu'Alphonse lui témoignait. Quelque raison qu'il eût de haïr les hommes, il ne put s'empêcher d'avoir pour lui une amitié dont il ne se croyait plus capable. Cependant sa santé commençait à revenir et; lorsqu'il se porta assez bien pour s'embarquer, il sentit qu'il ne quitterait Alphonse qu'avec peine. Il lui parla de leur séparation et du dessein qu'il avait de se retirer aussi dans quelque solitude. Alphonse en fut surpris et affligé; il s'était tellement accoutumé à la douceur de laconversation de Consalve, qu'il n'en pouvait regarder la perte qu'avec douleur. Il lui dit d'abord qu'il n'était pas en état de partir et il essaya ensuite de lui persuader de n'aller point chercher d'autre désert que celui où le hasard l'avait conduit. - Je n'oserais espérer, lui dit il, de vous rendre cette demeure moins ennuyeuse, mais il me semble que, dans une retraite aussi longue que celle que vous entreprenez, il y a quelque douceur à n'être pas tout à fait seul. Mes malheurs ne pouvaient recevoir de consolation; je crois néanmoins eue j'aurais trouvé du soulagement, si, dans de certains moments; j'avais eu quelqu'un avec qui me plaindre. Vous trouverez ici la même solitude qu'au lieu où vous voulez aller et vous aurez la commodité de parler, quand vous le voudrez, à une personne qui a une admiration extraordinaire pour votre mérite et une sensibilité pour vos malheurs égale à celle qu'[elle] a pour les siens. Le discours d'Alphonse ne persuada pas d'abord Consalve, mais peu à peu il fit de l'impression sur son esprit, et la considération d'une retraite privée de toute sorte de compagnie, jointe à l'amitié qu'il avait déjà pour lui, le fit résoudre à demeurer dans cette maison. La seule chose qui lui donnait de l'embarras était la crainte d'être reconnu. Alphonse le rassura par son exemple et lui dit que ce lieu était tellement éloigne de tout commerce, que, depuis tant d'années qu'il s'y était retiré, il n'avait jamais vu personne qui l'eût pu reconnaÃtre. Consalve se rendit à ses raisons, et, après s'être dit l'un à l'autre tout ce que se peuvent dire les deux plus honnêtes hommes du monde qui s'engagent à vivre ensemble, il envoya de ses pierreries à un marchand de Tarragone, afin qu'il lui fit tenir les choses dont il pourrait avoir besoin. Voilà donc Consalve établi dans cette solitude avec la résolution de n'en sortir jamais; le voilà abandonné à la réflexion de ses malheurs, où il ne trouvait d'autre consolation que de croire qu'il ne pouvait plus lui en arriver, mais la fortune lui fit voir quelle trouve jusque dans les déserts ceux qu'elle a résolu de persécuter. Sur la fin de l'automne que les vents commencent à rendre la mer redoutable, il s'alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempête épouvantable, et la mer, qui était encore agitée, entretenait agréablement sa rêverie. Il considéra quelque temps l'in constance de cet élément, avec les mêmes réflexions qu'il avait accoutumé de faire sur sa fortune; ensuite il jeta les yeux sur le rivage; il vit plusieurs marques du débris d'une chaloupe, et il regarda s'il ne verrait personne qui fût encore en état de recevoir du secours. Le soleil, qui se levait; fit briller à ses yeux quelque chose d'éclatant qu'il ne put distinguer d'abord et qui lui donna seulement la curiosité de s'en approcher. Il tourna ses pas vers ce qu'il voyait et; en s'approchant, il connut que c'était une femme magnifiquement habillée, étendue sur le sable et qui semblait y avoir été jetée par la tempête; elle était tournée d'une sorte qu'il ne pouvait voir son visage. Il la releva pour juger si elle était morte, mais quel fut son étonnement quand il vit, au travers des horreurs de la mort la plus grande beauté qu'il eût jamais vue! Cette beauté augmenta sa compassion et lui fit désirer que cette personne fût encore en état d'être secourue. Dans ce moment, Alphonse, qui l'avait suivi par hasard, s'approcha et lui aida à secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu'elle n'était pas morte, mais ils jugèrent qu'elle avait besoin d'un plus grand secours que celui qu'ils lui pouvaient donner en ce lieu. Comme ils étaient assez proches de leur demeure, ils se résolurent de l'y porter. Sitôt qu'elle y fut, Alphonse envoya quérir des remèdes pour la soulager et des femmes pour la servir. Lorsque ces femmes furent venues et qu'on leur eut laissé la liberté de la mettre au lit, Consalve revint dans la chambre et regarda cette inconnue avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait. Il fut surpris de la proportion de ses traits et de la délicatesse de son visage; il regarda avec étonnement la beauté de sa bouche et la blancheur de sa gorge; enfin il était si charmé de tout ce qu'il voyait dans cette étrangère, qu'il était prêt de s'imaginer que ce n'était pas une personne mortelle. Il passa une partie de la nuit sans pouvoir s'en éloigner. Alphonse lui conseilla d'aller prendre du repos, mais il lui répondit qu'il avait si peu accoutumé d'en trouver, qu'il était bien aise d'avoir une occasion de n'en pas chercher inutilement. Sur le matin, on s'aperçut que cette inconnue commençait à revenir, elle ouvrit les yeux et, comme la clarté lui fit d'abord quelque peine, elle les tourna languissamment du côté de Consalve et lui fit voir de grands yeux noirs d'une beauté qui leur était si particulière, qu'il semblait qu'ils étaient faits pour donner tout ensemble du respect et de l'amour Quelque temps après il parut que la connaissance lui revenait, qu'elle distinguait les objets et qu'elle était étonnée de ceux qui s'offraient à sa vue Consalve ne pouvait exprimer par ses paroles l'admiration qu'il avait pour elle; il faisait remarquer sa beauté à Alphonse, avec cet empressement que l'on a pour les choses qui nous surprennent et qui nous charment. Cependant la parole ne revenait point à cette étrangère. Consalve, jugeant qu'elle serait peut être encore longtemps dans le même état, se retira dans sa chambre. Il ne se put empêcher de faire réflexion sur son aventure. J'admire, disait il, que la fortune m'ait fait rencontrer une femme dans le seul état où je ne pouvais la fuir et où la compassion m'engage au contraire à en avoir soin. J'ai même de l'admiration pour sa beauté, mais, sitôt qu'elle sera guérie, je ne regarderai ses charmes que comme une chose dont elle ne se servira que pour faire plus de trahisons et plus de misérables. Qu'elle en fera, grands dieux! Et qu'elle en a peut être déjà fait! Quels yeux! Quels regards! Que je plains ceux qui peuvent en être touchés! Et que je suis heureux, dans mon malheur, que la cruelle expérience que j'ai faite de l'infidélité des femmes me garantisse d'en aimer jamais aucune! Après ces paroles, il eut quelque peine à s'endormir, et son sommeil ne fut pas long; il alla voir en quel état était l'étrangère; il la trouva beaucoup mieux, mais néanmoins elle ne parlait point encore, et la nuit et le jour suivant se passèrent sans quelle prononçât une seule parole. Alphonse ne put s'empêcher de faire voir à Consalve qu'il remarquait avec étonnement le soin qu'il avait d'elle. Consalve commença à s'en étonner lui-même, il s'aperçut qu'il lui était impossible de s'éloigner de cette belle personne, il croyait toujours qu'il arriverait quelque changement considérable à son mal pendant qu'il ne serait pas auprès d'elle. Comme il y était, elle prononça quelques paroles, il en sentit de la joie et du trouble. Il s'approcha pour entendre ce qu'elle disait, elle parla encore, et il fut surpris de voir qu'elle parlait une langue qui lui était inconnue. Néanmoins il avait déjà jugé par ses habits qu'elle était étrangère, mais, comme ces habits avaient quelque chose de ceux des Maures et qu'il savait bien l'arabe, il ne doutait point qu'il ne pût s'en faire entendre. Il lui parla en cette langue et il fut encore plus surpris de voir qu'elle ne l'entendait point. Il lui parla espagnol et italien, mais tout cela était inutile, et il jugeait bien, par son air attentif et embarrassé, qu'elle ne l'entendait pas mieux. Elle continuait néanmoins à parler et s'arrêtait quelquefois, comme pour attendre qu'on lui répondÃt. Consalve écoutait toutes ses parolesil lui semblait qu'à force de l'écouter il pourrait l'entendre. Il fit approcher tous ceux qui la servaient, afin de voir s'ils ne l'entendraient point, il lui présenta un livre espagnol pour juger si elle en connaissait les caractères, il lui parut qu'elle les connaissait, mais qu'elle ignorait cette langue. Elle était triste et inquiète, et sa tristesse et son inquiétude augmentaient celles de Consalve. Ils étaient en cet état quand Alphonse entra dans la chambre et y fit entrer avec lui une belle personne habillée de la même façon que l'inconnue. Sitôt qu'elles se virent, elles s'embrassèrent avec beaucoup de témoignages d'amitié. Celle qui entrait prononça plusieurs fois le mot de Zaïde d'une manière qui fit connaÃtre que c'était le nom de celle à qui elle parlait, et Zaïde prononça aussi tant de fois celui de Félime que l'on jugea bien que l'étrangère qui arrivait se nommait ainsi. Après qu'elles eurent parlé quelque temps, Zaïde se mit à pleurer avec toutes les marques d'une grande affliction, et elle fit signe de la main qu'on se retirât. On sortit de sa chambre. Consalve s'en alla avec Alphonse pour lui demander où l'on avait rencontré cette autre étrangère. Alphonse lui dit que les pêcheurs des cabanes voisines l'avaient trouvée sur le rivage, le même jour et au même état qu'il avait trouvé sa compagne. - Elles auront de la consolation d'être ensemble, reprit Consalve, mais, Alphonse, que pensez vous de ces deux personnes? A en juger parleurs habits, elles sont d'un rang au dessus du commun; comment se sont elles exposées sur la mer dans une petite barque? Ce n'est point dans un grand vaisseau qu'elles ont fait naufrage. Celle que vous avez amenée à Zaïde, lui a appris une nouvelle qui lui a donné beaucoup de douleur; enfin, il y a quelque chose d'extraordinaire dans leur fortune. - Je le crois comme vous, répondit Alphonse, je suis étonné de leur aventure et de leur beauté. Vous n'avez peut être pas remarqué celle de Félime, mais elle est grande, et vous en auriez été surpris si vous n'aviez point Zaïde. A ces mots ils se séparèrent; Consalve se trouva encore plus triste qu'il n'avait accoutumé de l'être, et il sentit que la cause de sa tristesse venait de l'affliction qu'il avait de ne pouvoir se faire entendre de cette inconnue Mais qu'ai je à lui dire, reprenait-il en lui même, et que veux-je apprendre d'elle? Ai-je dessein de lui conter mes malheurs? Ai-je envie de savoir les siens? La curiosité peut-elle se trouver dans un homme aussi malheureux que moi? Quel intérêt puis-je prendre aux infortunes d'une personne que je ne connais point? Pourquoi faut il que je sois triste de la voir affligée? Sont ce les maux que j'ai soufferts qui m'ont appris à avoir pitié de ceux des autres? Non, sans doute, ajoutait il, c'est la grande retraite où je suis, qui me fait avoir de l'attention pour une aventure assez extraordinaire en effet, mais qui ne m'occuperait pas longtemps si j'étais diverti par d'autres objets. Malgré cette réflexion, il passa la nuit sans dormir et une partie du jour avec beaucoup d'inquiétude parce qu'il ne put voir Zaïde. Sur le soir, on lui dit qu'elle était levée et qu'elle venait de prendre le chemin de la mer. Il la suivit et la trouva assise sur le rivage, les yeux tout baignés de larmes. Lorsqu'il s'approcha d'elle, elle s'avança vers lui avec beaucoup de civilité et de douceur, il fut surpris de trouver dans sa taille et dans ses actions autant de charmes qu'il en avait déjà trouvé dans son visage. Elle lui montra une petite barque qui était sur la mer et lui nomma plusieurs fois Tunis, comme s'adressantà lui pour demander qu'on l'y fit conduire. Il lui fit signe, en lui montrant la lune, qu'elle serait obéie lorsque cet astre, qui éclairait alors, aurait fait deux fois son tour. Elle parut comprendre ce qu'il lui disait et bientôt après elle se mit à pleurer. Le jour suivant elle se trouva mal; il ne put la voir. Depuis qu'il était dans cette solitude, il n'avait point trouvé de journée si longue et si ennuyeuse. Le lendemain, sans en savoir lui même la cause, il quitta cette grande négligence où il était depuis sa retraite et, comme il était l'homme du monde le mieux fait, la simple propreté le parait davantage que la magnificence ne pare les autres. Alphonse le rencontra dans le bois et s'étonna de le voir si différent de ce qu'il avait accoutumé d'être. Il ne put s'empêcher de sourire en le regardant et de lui dire qu'il était bien aise de juger par son habit que son affliction commençait à diminuer et qu'il trouvait enfin dans ce désert quelque adoucissement à ses malheurs. - Je vous entends, Alphonse, répondit Consalve; vous croyez que la vue de Zaïde est le soulagement que je trouve à mes maux, mais vous vous trompez, je n'ai pour Zaïde que la compassion qui est due à son malheur et à sa beauté. - J'ai de la compassion pour elle aussi bien que pour vous, répliqua Alphonse, je la plains et je voudrais la soulager, mais je ne suis pas si attaché auprès d'elle, je ne l'observe pas avec tant de soin, je ne suis pas affligé de ne la point entendre, je n'ai pas tant d'envie de lui parler;je ne fus point hier plus triste qu'à mon ordinaire, parce qu'on ne la vit point, et je ne suis pas aujourd'hui moins négligé que de coutume. Enfin, puisque j'ai de la pitié aussi bien que vous et que néanmoins nous sommes si différents, il faut que vous ayez quelque chose de plus. Consalve n'interrompit point Alphonse, et il paraissait examiner en lui même si tout ce qu'il lui disait était véritable. Comme il était prêt de lui répondre, on le vint avertir, selon l'ordre qu'il en avait donné, que Zaïde était sortie de sa chambre et qu'elle se promenait du côté de la mer. Alors, sans considérer qu'il allait confirmer Alphonse dans ses soupçons, il le quitta pour aller chercher Zaïde. Il la vit de loin assise, avec Félime, au même lieu où elles étaient deux jours auparavant. Il ne put se défendre de la curiosité d'observer leurs actions; il crut qu'il en pourrait tirer quelque connaissance de leurs fortunes. Il vit que Zaïde pleurait; il jugea que Félime tâchait de la consoler. Zaïde ne l'écoutait pas et regardait toujours vers la mer avec des actions qui firent penser à Consalve qu'elle regret tait quelqu'un qui avait fait naufrage avec elle. Il l'avait déjà vue pleurer au même lieu, mais, comme elle n'avait rien fait qui lui pût marquer le sujet de son affliction, il avait cru qu'elle pleurait seulement de se trouver si éloignée de son pays; il s'imagina alors que les larmes qu'il lui voyait verser, étaient pour un amant qui avait péri, que c'était peut être pour le suivre qu'elle s'était exposée au péril de la mer, et enfin il crut savoir, comme s'il eût appris d'elle même, que l'amour était la cause de ses pleurs. On ne peut exprimer ce que ces pensées produisirent dans l'âme de Consalve, et le trouble qu'apporta la jalousie dans un coeur où l'amour ne s'était pas encore déclaré. Il avait été amoureux, mais il n'avait jamais été jaloux. Cette passion, qui lui était inconnue, se fit sentir en lui, pour la première fois, avec tant de violence qu'il crut être frappé de quelque douleur que les autres hommes ne connaissaient point. Il avait, ce lui semblait, éprouvé tous les maux de la vie, et cependant il sentait quelque chose de plus cruel que tout ce qu'il avait éprouvé. Sa raison ne put demeurer libre, il quitta le lieu où il était pour s'approcher de Zaïde, dans la pensée de savoir d'elle même le sujet de son affliction, et, assuré qu'elle ne lui pouvait répondre, il ne laissa pas de le lui demander. Elle était bien éloignée de comprendre ce qu'il lui voulait dire; elle essuya ses larmes et se mit à se promener avec lui. Le plaisir de la voir et d'être regardé par ses beaux yeux calma l'agitation où il était; il s'aperçut de l'égarement de son esprit et il remit son visage le mieux qu'il lui fut possible. Elle lui nomma encore plusieurs fois Tunis avec beaucoup d'empressement et beaucoup de marques de vouloir y être conduite. Il n'entendait que trop bien ce qu'elle lui demandait; la pensée de la voir partir lui donnait déjà une douleur sensible; enfin c'était seulement par les douleurs que donne l'amour, qu'il s'apercevait d'en avoir, et la jalousie et la crainte de l'absence le tourmentaient avant même qu'il connût qu'il était amoureux. Il aurait cru avoir sujet de se plaindre de son malheur, quand il n'aurait fait que s'apercevoir qu'il avait de l'amour, mais, de se trouver tout d'un coup de l'amour et de la jalousie, ne pouvoir entendre celle qu'il aimait, n'en pouvoir être entendu, n'en rien connaÃtre que la beauté, n'envisager qu'une absence éternelle, c'étai[ent] tant de maux à la fois qu'il était impossible d'y résister. Pendant qu'il faisait ces tristes réflexions, Zaïde continuait de promener avec Félime et, après s'être promenée assez longtemps, elle alla s'asseoir sur le rocher et se mit encore à pleurer en regardant la mer et en la montrant à Félime, comme si elle l'eût accusée du malheur qui lui faisait répandre tant de larmes. Consalve pour la divertir lui fit remarquer des pêcheurs qui étaient assez proches. Malgré la tristesse et le trouble de ce nouvel amant, la vue de celle qu'il aimait lui donnait une joie qui lui rendait sa première beauté, et, comme il était moins négligé que de coutume, il pouvait avec raison arrêter les yeux de tout le monde. Zaïde commença à le regarder avec attention, ensuite avec étonnement, et, après l'avoir longtemps considéré, elle se tourna vers sa compagne et lui fit observer Consalve en lui disant quelque chose. Féfime le regarda et répondit à Zaïde avec une action qui témoignait approuver ce qu'elle venait de lui dire. Zaïde regardait encore Consalve et reparlait ensuite à Félime; Félime en faisait de même; enfin elles firent juger à Consalve qu'il ressemblait à quelqu'un qu'elles connaissaient. D'abord cette pensée ne lui fit aucune impression, mais il trouva Zaïde si occupée de cette ressemblance, et il lui parut si clairement qu'au milieu de sa tristesse elle avait quelque joie en le regardant qu'il s'imagina qu'il ressemblait à cet amant qu'elle lui paraissait regretter Pendant tout le reste du jour Zaïde fit plusieurs actions qui lui confirmèrent son soupçon. Sur le soir Félime et elle se mirent à chercher quelque chose parmi les débris de leur naufrage Elles cherchèrent avec tant de soin, et Consalve leur vit tant de marques de chagrin d'avoir cherché inutilement, qu'il en prit encore de nouveaux sujets d'inquiétudes. Alphonse vit bien le désordre de son esprit et, après qu'ils eurent reconduit Zaïde dans son appartement, il demeura dans la chambre de Consalve. - Vous ne m'avez point encore raconté tous vos malheurs passés, lui dit-il, mais il faut que vous m'avouez ceux que Zaïde commence de vous causer. Un homme aussi amoureux que vous me le paraissez, trouve toujours de la douceur à parler de son amour, et quoique votre mal soit grand, peut être que mon secours et mes conseils ne vous seront pas inutiles. - Ah! mon cher Alphonse, s'écria Consalve, que je suis malheureux! Que je suis faible! Que je suis désespéré! Et que vous êtes sage d'avoir vu Zaïde et de ne l'avoir pas aimée! - J'avais bien jugé, reprit Alphonse, que vous l'aimiez, vous ne voulûtes pas me l'avouer. - Je ne le savais pas moi-même, interrompit Consalve, la jalousie seule m'a fait sentir que j'étais amoureux. Zaïde pleure quelque amant qui a fait naufrage; c'est ce qui la mène tous les jours sur le bord de la mer; elle va pleurer au même lieu où elle croit que cet amant a péri; enfin, j'aime Zaïde et Zaïde en aime un autre, et c'est de tous les malheurs celui qui m'a paru le plus redoutable et celui dont je me croyais le plus éloigné. Je m'étais flatté que ce n'était peut être pas un amant que Zaïde regrettait, mais je la trouve trop affligée pour en douter; j'en suis encore persuadé par le soin que je lui ai vu de chercher quelque chose qui vient sans doute de ce bienheureux amant, et, ce qui me paraÃt plus cruel que tout ce que je viens de vous dire, je ressemble, Alphonse, à celui qu'elle aime. Elle s'en est aperçue en se promenant; j'ai remarqué de la joie dans ses yeux de voir quelque chose qui l'en fit souvenir. Elle m'a montré vingt fois à Félime, elle lui a fait considérer tous mes traits enfin elle m'a regardé tout le jour, mais ce n'est pas moi qu'elle voit ni à qui elle pense. Quand elle me regarde, je la fais souvenir de la seule chose que je voudrais lui faire oublier; je suis même privé du plaisir de voir ses beaux yeux tournés sur moi, et elle ne peut plus me regarder sans me donner de la jalousie. Consalve dit toutes ces paroles avec tant de rapidité qu'Alphonse ne put l'interrompre, mais quand il eut cessé de parler - Est-il possible, lui dit il, que tout ce que vous m'apprenez soit véritable? Et la tristesse où vous vous êtes accoutumé, ne forme-t-elle point l'idée d'un malheur si extraordinaire? - Non, Alphonse, je ne me trompe point, répondit Consalve, Zaïde regrette un amant qu'elle aime et je l'en fais souvenir. La fortune m'empêche bien de me former des malheurs au dessus de ceux qu'elle me cause, elle va au delà de ce que je pourrais imaginer, elle en invente pour moi qui sont inconnus aux autres hommes, et, si je vous avais raconté la suite de ma vie, vous seriez contraint d'avouer que j'ai eu raison de vous soutenir que j'étais plus malheureux que vous. - Je n'oserai vous dire, répliqua Alphonse, que, si vous n'aviez point de raison importante de vous cacher à moi, vous me donneriez toute la joie que je puis avoir de m'apprendre qui vous êtes et quels sont les malheurs que vous jugez plus grands que les miens. Je sais bien qu'il n'y a pas de justice de vous demander ce que je vous demande sans vous apprendre en même temps quelles sont mes infortunes, mais, pardonnez à un malheureux qui ne vous a pas caché son nom et sa naissance et qui ne vous cacherait pas ses aventures s'il vous était utile de les avoir et s'il vous les pouvait dire sans renouveler des douleurs que plusieurs années ne commencent qu'à peine d'effacer. - Je ne vous demanderai jamais, répliqua Consalve, ce qui pourra vous donner de la peine, mais je me reproche à moi-même de ne vous avoir pas dit qui je suis. Quoique j'eusse résolu de ne le déclarer à personne, le mérite extraordinaire qui me paraÃt en vous et la reconnaissance que je dois à vos soins me forcent de vous avouer que mon véritable nom est Consalve et que je suis fils de Nugnez Femando, comte de Castille, dont la réputation est sans doute parvenue jusques à vous. - Serait-il possible, s'écria Alphonse, que vous fussiez ce Consalve si fameux, dès ses premières campagnes, par la défaite de tant de Maures et par des actions d'une valeur qui a donné de l'admiration à toute l'Espagne? Je sais les commencements d'une si belle vie, et, lorsque je me retirai dans ce désert, j'avais déjà appris avec étonnement que, dans la fameuse bataille que le roi de Léon gagna contre Ayola, le plus grand capitaine des Maures, vous seul fÃtes tourner la victoire du côté des chrétiens et qu'en montant le premier à l'assaut de Zamora vous fûtes cause de la prise de cette place, qui contraignit les Maures à demander la paix. La solitude où j'ai vécu depuis, m'a laissé ignorer la suite de ces heureux commencements, mais je ne puis douter qu'elle n'y réponde. Je ne croyais pas que mon nom vous fût connu, répondit Consalve, et je me trouve heureux que vous soyez prévenu en ma faveur pu une réputation que je n'ai peut-être pas méritée. Alphonse redoubla alors son attention et Consalve commença en ces termes Histoire de Consalve Mon père était le plus considérable de la cour de Léon, lorsqu'il m'y fit paraÃtre avec un éclat proportionne à sa fortune. Mon inclination, mon âge et mon devoir m'attachèrent au prince don Garcie, fils aÃné du roi. Ce prince est jeune, bien fait et ambitieux. Ses bonnes qualités surpassent de beaucoup ses défauts et l'on peut dire qu'il n'en paraÃt en lui que ceux que les passions y font naÃtre. Je fus assez heureux pour avoir ses bonnes grâces sans les avoir méritées, et j'essayai ensuite de m'en rendre digne par ma fidélité. Mon bonheur voulut que, dans la première guerre où nous allâmes contre les Maures, je me trouvasse assez près de sa personne pour le dégager d'un péril où sa valeur trop inconsidérée l'avait précipité. Ce service augmenta la bonté qu'il avait pour moi. Il m'aimait comme un frère plutôt que comme un sujet, il ne me cachait rien, il ne me refusait rien, et il laissait voir à tout le monde qu'on ne pouvait être aimé de lui, si on ne l'était de Consalve. Une faveur si déclarée, jointe à la considération où était mon père, élevait notre maison à un si haut point, qu'elle commençait à donner de l'ombrage au roi et à lui faire craindre qu'elle ne s'élevât trop. Parmi un nombre infini de jeunes gens que la fortune avait attachés à moi, j'avais distingué don Ramire de tous les autres; c'était un des plus considérables de la cour, mais il s'en fallait beaucoup que sa fortune n'approchât de la mienne. Il ne tenait pas à moi que je ne la rendisse égale. J'employais tous les jours le crédit de mon père et le mien pour son élévation. Je m'étais appliqué avec beaucoup de soin à lui donner part dans les bonnes grâces du prince, et lui, de son côté, par son esprit doux et insinuant, avait si bien secondé mes soins qu'il était, après moi, celui de toute la cour que don Garcie traitait le mieux. Je faisais tous mes plaisirs de leur amitié. L'un et l'autre éprouvaient déjà le pouvoir de l'amour, ils me faisaient souvent la guerre de mon insensibilité et me reprochaient, comme un défaut, de n'avoir point encore eu d'attachement. Je leur reprochais à mon tour de n'en avoir point eu de véritables. - Vous aimez, leur disais-je, ces sortes de galanteries que la coutume a établies en Espagne, mais vous n'aimez point vos maÃtresses. Vous ne me persuaderez jamais que vous soyez amoureux d'une personne dont à peine vous connaissez le visage, et que vous ne reconnaÃtriez pas, si vous la voyiez en un autre lieu qu'à la fenêtre où vous avez accoutumé de la voir. - Vous exagérez le peu de connaissance que nous avons de nos maÃtresses, me repartit le prince, mais nous connaissons leur beauté et, en amour, c'est le principal. Nous jugeons de lent esprit par leur physionomie et ensuite par leurs lettres, et, quand nous venons à les voir de plus près, nous sommes charmés du plaisir de découvrir ce que nous ne connaissions point encore. Tout ce quelles disent a la grâce de la nouveauté, leur manière nous surprend, la surprise augmente et réveille l'amour, au lieu que ceux qui connaissent leurs maÃtresses avant que de les aimer, sont tellement accoutumés à leur beauté et à leur esprit, qu'ils n'y sont plus sensibles quand ils sont aimés. - Vous ne tomberez jamais dans ce malheur lui répliquai-je, mais, seigneur, je vous laisse la liberté d'aimer tout ce que vous ne connaÃtrez point, pourvu que vous me permettiez de n'aimer qu'une personne que je connaÃtrai assez pour l'estimer et pour être assuré de trouver en elle de quoi me rendre heureux, quand j'en serai aimé. J'avoue encore que je voudrais qu'elle ne fût point prévenue en faveur d'un autre amant. - Et moi, interrompit don Ramire, je trouverais plus de plaisir à me rendre maÃtre d'un coeur qui serait défendu par une passion, que d'en toucher un qui n'aurait jamais été touché; ce me serait une double victoire, et je serais aussi bien plus persuadé de la véritable inclination qu'on aurait pour moi, si je l'avais vue naÃtre dans le plus fort de l'attachement qu'on aurait pour un autre; enfin ma gloire et mon amour se trouveraient satisfaits d'avoir ôté une maÃtresse à un rival. - Consalve est si étonné de votre opinion, lui répondit le prince, et il la trouve si mauvaise, qu'il ne veut pas même y répondre. En effet; je suis de son parti contre vous, mais je suis contre lui sur cette connaissance si particulière qu'il veut de sa maÃtresse. Je serais incapable de devenir amoureux d'une personne avec qui je serais accoutumé et, si je ne suis surpris d'abord, je ne puis être touché. Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les premiers moments, et les passions, qui ne viennent que par le temps, ne se peuvent appeler de véritables passions. - On est donc assuré, repris-je, que vous n'aimerez jamais ce que vous n'aurez pas aimé d'abord. Il faut, seigneur, ajoutai-je en riant, que je vous montre ma soeur pendant qu'elle n'est pas encore aussi belle qu'elle le sera apparemment, afin que vous vous accoutumiez à la voir et que vous n'en soyez jamais touché. - Vous craindriez donc que je ne le fusse? me dit don Garcie. N'en doutez pas, seigneur, lui répondis-je, et je le craindrais même comme le plus grand malheur qui me pût arriver. - Quel malheur y trouveriez-vous? repartit don Ramire. - Celui, répliquai-je; de ne pas entrer dans les sentiments du prince. S'il voulait épouser ma sÅ“ur, je n'y pourrais consentir par l'intérêt de sa grandeur, et s'il ne la voulait pas épouser et qu'elle aimât néanmoins, comme elle l'aimerait infailliblement, j'aurais le déplaisir de voir ma soeur la maÃtresse d'un maÃtre que je ne pourrais haïr, quoique je le dusse. - Montrez-la-moi, je vous prie, devant qu'elle me puisse donner de l'amour, interrompit le prince, car je serais si affligé d'avoir des sentiments qui vous déplussent, que j'ai de l'impatience de la voir pour m'assurer moi-même que je ne l'aimerai jamais. - Je ne m'étonne plus, seigneur, dit don Rarnire en s'adressant à don Garcie, que vous n'ayez point été amoureux de toutes les belles personnes qui sont nourries dans le palais et avec qui vous avez été accoutumé dès l'enfance, mais j'avoue que jusques à cette heure j'avais été surpris que pas une ne vous eût donné de l'amour, et surtout Nugna Bella, la fille de don Diégo Porcellos, qui me paraÃt si capable d'en donner. - Il est vrai, repartit don Garcie, que Nugna Bella est aimable, elle a les yeux admirables, elle a la bouche belle, l'air noble et délicat; enfin j'en aurais été amoureux, si je ne l'eusse point vue presque en même temps que j'ai le jour. - Mais pourquoi ne l'avez vous pas aimée, ajouta le prince s'adressant à don Ramire, vous qui la trouvez si belle? - Parce qu'elle n'a jamais rien aimé, répliqua-t-il. Je n'aurais eu personne à chasser de son cÅ“ur, et je viens de vous avouer que c'est ce qui peut toucher le mien. C'est à Consalve, continua-t-il, à qui il faut demander pourquoi il ne l'a pas aimée, car je suis assuré qu'il la trouve belle; elle n'a point d'attachement, et il la connaÃt il y a déjà longtemps. - Qui vous a dit que je ne l'aime pas? lui répondis-je en souriant et en rougissant tout ensemble. - Je ne sais, répliqua don Ramire, mais, à voir comme vous rougissez, je crois que ceux qui me l'on dit se sont trompés. Serait il possible, s'écria le prince en s'adressant à moi, que vous fussiez amoureux? Si vous l'êtes, avouez le promptement, je vous prie, car vous me donnerez une joie sensible de vous voir attaqué d'un mal que vous plaignez si peu. - Sérieusement, répliquai-je, je ne suis point amoureux, mais pour vous plaire, seigneur, je vous avouerai que je le pourrais être de Nugna Bella, si je la connaissais un peu davantage. - S'il ne tient qu'à vous la faire connaÃtre, dit le prince, soyez assuré que vous l'aimez déjà . Je n'irai jamais sans vous chez la reine ma mère, je me brouillerai encore plus souvent que je ne fais avec le roi, afin que le soin qu'elle prend toujours de nous raccommoder l'oblige à me faire aller chez elle à des heures particulières; enfin je vous donnerai assez de lieu de parler à Nugna Bella pour achever d'en devenir amoureux. Vous la trouverez très aimable, et si son coeur est aussi bien fait que son esprit, vous n'aurez rien à souhaiter. - Je vous supplie, seigneur, lui dis-je, ne prenez point tant de soin de me rendre malheureux, et surtout prenez d'autres prétextes pour aller chez la reine que de nouvelles brouilleries avec le roi. Vous savez qu'il m'accuse souvent des choses que vous faites qui ne lui plaisent pas, et qu'il croit que mon père et moi, pour notre grandeur particulière, vous inspirons l'autorité que vous prenez quelquefois contre son gré. - Dans l'humeur où je suis de vous faire aimer de Nugna Bella repartit le prince je ne serai pas si prudent que vous voulez que je le sois. Je me servirai de toutes sortes de prétextes pour vous mener chez la reine et même quoique je n'en aie point je m'y en vais présentement et je sacrifierai au plaisir de vous rendre amoureux un soir que j'avais destiné à passer sous ces fenêtres où vous croyez que je ne connais personne Je ne vous aurais pas fait le récit de cette conversation dit alors Consalve à Alphonse mais vous verrez par la suite qu'elle fut comme un présage de tout ce qui arriva depuis. Le prince s'en alla chez la reine; il la trouva retirée pour tout le monde excepté pour les dames qui avaient sa familiarité. Nugna Bella était de ce nombre; elle était si belle ce soir-là qu'il semblait que le hasard favorisât les desseins du prince. La conversation fut générale pendant quelque temps et comme il y avait plus de liberté qu'à d'autres heures, Nugna Bella parla aussi davantage et elle me surprit en me faisant voir beaucoup plus d'esprit que je ne luis en connaissais. Le prince pria la reine de passer dans son cabinet sans savoir néanmoins ce qu'il avait à lui dire. Pendant qu'elle y fut, je demeurai avec Nugna Bella et plusieurs autres personnes, je l'engageai insensiblement dans une conversation particulière, et, quoiqu'elle ne fût que de choses indifférentes, elle avait pourtant un air plus galant que les conversations ordinaires. Nous blâmâmes ensemble la manière retirée dont les femmes sont obligées de vivre en Espagne, comme éprouvant par nous mêmes que nous perdions quelque chose de n'avoir pas la liberté entière de nous entretenir. Si je sentis dès ce moment que je commençais à aimer Nugna Bella, elle commença aussi à ce qu'elle m'a avoué depuis, à s'apercevoir que je ne lui étais pas indifférent. De l'humeur dont elle était, ma conquête ne lui pouvait être désagréable; il y avait quelque chose de si brillant dans ma fortune, qu'une personne moins ambitieuse qu'elle en pouvait être éblouie. Elle ne négligea pas de me paraÃtre aimable quoiqu'elle ne fit rien d'opposé à sa fierté naturelle. Eclairé par la pénétration que donne un amour naissant, je me flattai bientôt de l'espérance de lui plaire et cette espérance était aussi propre à m'enflammer que la pensée d'avoir un rival aimé eût été propre à me guérir. Le prince fut ravi de voir que je m'attachais à Nugna Bella, il me donnait tous les jours quelque occasion de l'entretenir, il voulut même que je lui parlasse des brouilleries que j'avais avec le roi et que je lui disse la manière dont la reine devait agir pour le porter aux choses que le roi désirait de lui. Nugna Bella ne manquait pas de donner ses avis à la reine et, lorsque la reine s'en servait ils, ne manquaient jamais aussi de faire leur effet en sorte que la reine ne faisait plus rien dans ce qui regardait le prince qu'elle n'en parlât à Nugna Bella et que Nugna Bella ne m'en rendÃt compte. Ainsi nous avions de grandes conversations et, dans ces conversations je lui trouvai tant d'esprit, de sagesse et d'agrément, et elle s'imagina trouver tant de mérite en moi et y trouva en effet tant d'amour qu'il s'alluma entre nous une passion qui fut depuis très violente. Le prince voulut en être le confident. Je n'avais rien de caché pour lui, mais je craignais que Nugna Bella ne se trouvât offensée que je lui eusse avoué qu'elle me témoignait quelque bonté. Don Garcie m'assura que, de l'humeur dont elle était, elle ne s'en offenserait pas. Il lui parla de moi; elle fut d'abord honteuse et embarrassée de ce qu'il lui dit mais comme il avait bien jugé, la grandeur du confident la consola de la confidence; elle s'accoutuma à souffrir qu'il l'entretÃnt de ma passion, et reçut par lui les premières lettres que je lui écrivis. L'amour avait pour nous toute la grâce de la nouveauté et nous y trouvions ce charme secret qu'on ne trouve jamais que dans les premières passions. Comme mon ambition était pleinement satisfaite et qu'elle l'était même avant que j'eusse de l'amour, cette dernière passion n'était point affaiblie par l'autre; mon âme s'y abandonnait comme à un plaisir qui jusque-là m'avait été inconnu et que je trouvais infiniment au-dessus de tout ce qui peut donner la grandeur. Nugna Bella n'était pas ainsi; ces deux passions s'étaient élevées dans son coeur en même temps et le partageaient presque également. Son inclination naturelle la portait sans doute plus à l'ambition qu'à l'amour, mais, comme l'un et l'autre se rapportaient à moi, je trouvais en elle toute l'ardeur et toute l'application que je pouvais souhaiter. Ce n'est pas qu'elle ne fût quelquefois aussi occupée des affaires du prince que de ce qui regardait notre amour. Pour moi, qui n'étais rempli que de ma passion, je connus avec douleur que Nugna Bella était capable d'avoir d'autres pensées. Je lui en fis quelques plaintes mais je trouvai que ces plaintes étaient inutiles ou qu'elles ne produisaient qu'une certaine conversation contrainte, qui me laissait voir que son esprit était occupé ailleurs. Néanmoins comme j'avais ouï dire que l'on ne pouvait être parfaitement heureux dans l'amour non plus que dans la vie, je souffrais ce malheur avec patience. Nugna Bella m'aimait avec une fidélité exacte et je ne lui voyais que du mépris pour tous ce qui osaient la regarder. J'étais persuadé qu'elle était exempte des faiblesses que j'avais appréhendées dans les femmes; cette pensée rendait mon bonheur si achevé que je n'avais plus rien à souhaiter. La fortune m'avait fait naÃtre et m'avait placé dans un rang digne de l'envie des plus ambitieux. J'étais favori d'un prince que j'aimais d'une inclination naturelle. J'étais aimé de la plus belle personne d'Espagne, que j'adorais, et j'avais un ami que je croyais fidèle, et dont je faisais la fortune. La seule chose qui me donnait quelque trouble, était de voir de l'injustice dans l'impatience que don Garcie avait de commander, et de trouver dans Nuguez Fernando, mon père, un esprit inquiet et porté comme le roi l'en soupçonnait, à se vouloir faire une élévation qui ne laissât rien au dessus de lui. J'appréhendais de me trouver attaché par les devoirs de la reconnaissance et de la nature à des personnes qui voudraient m'entraÃner dans des choses qui ne me paraissaient pas justes. Cependant, comme ces malheurs étaient encore incertains, ils ne me troublaient que dans quelques moments et je me consolais à en parler avec don Ramire, en qui j'avais tant de confiance, que je lui disais jusques à mes craintes sur les choses les plus importantes et les plus éloignées. Ce qui m'occupait alors était le dessein d'épouser Nugna Bella. Il y avait déjà longtemps que je l'aimais sans oser en faire la proposition. Je savais qu'elle serait désapprouvée par le roi, parce que Nugna Bella, étant fille d'un des comtes de Castille, dont on craignait la même révolte que de mon père, la politique ne voulait pas qu'on les laissât unir par mariage. Je savais encore que bien que mon père ne fût point opposé à mon dessein, il ne voudrait pas néanmoins qu'on fit la proposition de mon mariage, de peur d'augmenter les soupçons du roi, de sorte que j'étais contraint d'attendre quelque conjoncture qui me fût plus favorable, mais en l'attendant je ne cachais point l'attachement que j'avais pour Nugna Bella, je lui parlais toutes les fois que j'en avais l'occasion, le prince lui parlait aussi très souvent. Le roi remarqua cette intelligence et prit pour une affaire d'Etat ce qui n'était en effet que de l'amour. Il crut que son fils favorisait mon dessein pour Nugna Bella afin d'unir les deux comtes de Castille et de les attacher à ses intérêts. Il crut qu'il voulait faire un parti considérable et se donner une autorité qui balançât la sienne. Il ne douta point que les comtes de Castille n'entrasssent dans ce parti par l'espérance de se faire reconnaÃtre souverains; enfin l'union des deux maisons de Castille lui était si redoutable, qu'il déclara hautement qu'il ne voulait point que je pensasse à Nugna Bella et défendit au prince de favoriser notre mariage. Les comtes de Castille, qui avaient peut être une partie des intentions dont le roi les soupçonnait, mais qui n'étaient pas en état de les faire paraÃtre, nous ordonnèrent de ne plus penser l'un à l'autre. Ce commandement nous donna beaucoup de douleur, le prince nous promit de faire bientôt changer de sentiments au roi son père, il nous engagea à nous promettre une fidélité éternelle et se chargea du soin de continuer notre commerce et de cacher notre intelligence. La reine qui savait que bien loin de porter le prince à la révolte, nous travaillons au contraire à l'en éloigner, approuva les desseins du prince son fils et voulut bien les favoriser. Comme nous ne pouvions plus nous parler en public, nous cherchâmes le moyen de nous parler en particulier. Je pensai qu'il fallait que Nugna Bella changeât d'appartement et qu'on la mÃt, avec quelque autre des dames du palais, dans un corps de logis dont toutes les fenêtres étaient sur une rue détournée, et qui étaient si basses qu'un homme à cheval y pouvait parler commodément. J'en fis la proposition au prince, il la fit approuver à la reine et on l'exécuta sur quelque prétexte assez invraisemblable. Je venais quasi tous les jours à cette fenêtre attendre les moments que Nugna Bella me pouvait parler. Quelquefois je m'en retournais charmé des sentiments qu'elle avait pour moi et quelquefois je m'en retournais désespéré de la voir si occupée des commissions que la reine lui donnait. Jusques ici la fortune ne m'avait pas montré son inconstance mais elle me fit bientôt voir qu'elle ne se fixe pour personne. Mon père qui avait connu les soupçons du roi, voulut lui faire voir par une nouvelle marque d'attachement combien ils étaient injustes; il se résolut de mettre ma soeur dans le palais quelque dessein qu'il eût pris auparavant de la laisser en Castille. Un sentiment de vanité lui aida à prendre cette résolution, il fut bien aise de faire voir à la cour une beauté qu'il croyait une des plus achevées de toute l'Espagne. Il était touché plus qu'aucun père ne l'a jamais été de la beauté de ses enfants et en tirait une vanité qu'on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui. Il fit donc venir sa fille à la cour et elle fut reçue dans le palais. Don Garcie était à la chasse le jour qu'elle y entra. Il vint le soir chez la reine, sans avoir vu personne qui lui en eût parlé; j'y étais aussi mais retiré dans un endroit où il ne me voyait pas. La reine lui présenta Hermenesilde c'est ainsi que s'appelait ma soeur; il fut surpris de sa beauté, et il parut de l'admiration dans cette surprise. Il dit qu'on n'avait jamais vu, en une même personne, de l'éclat, de la majesté et de l'agrément, qu'avec des cheveux noirs on n'avait jamais un si beau teint et des yeux si bleus, qu'elle avait de la gravité avec l'air de la première jeunesse; enfin, plus il la regardait et plus il lui donnait de louanges. Don Ramire remarqua cet empressement à louer Hermenesilde; il n'eut pas de peine à juger que je pensais les mêmes choses que lui, et, me voyant à l'autre bout de la chambre, il m'aborda pour me parler de la beauté de ma sÅ“ur. Je voudrais qu'il n'y eût que vous à la louer, lui dis je. Comme je prononçais ces paroles, don Garcie s'approcha par hasard du lieu où j'étais. Il parut étonné de me voir, il se remit néanmoins, il me parla d'Hermenesilde et me dit que je ne la lui avais dépeinte aussi belle qu'il l'avait trouvée. Le soir on ne parla que d'elle au coucher de ce prince. Je l'observai avec beaucoup de soin, et je pris pour une confirmation de mes soupçons de ce qu'il ne la louait pas devant moi aussi hardiment que les autres. Les jours suivants, il ne put s'empêcher de lui parler, il me parut que l'inclination qu'il avait pour elle, l'emportait comme un torrent à quoi il ne pouvait résister. Je voulus découvrir ses sentiments sans lui parler sérieusement. Un soir que nous sortions de chez la reine, où il avait entretenu assez longtemps Hermenesilde - Oserais-je vous demander, seigneur, lui dis je, si je n'ai point trop attendu à vous montrer ma soeur et si elle n'est point assez belle pour vous avoir causé de ces surprises que je craignais? - J'ai été surpris de sa beauté, me répondit ce prince, mais, encore que je croie qu'on ne puisse être touché sans être surpris, je ne crois pas qu'on ne puisse être surpris sans être touché. L'intention de don Garcie était de ne me pas répondre plus sérieusement que je lui avais parlé, mais comme il avait été embarrassé de ce que je lui avais dit et qu'il avait senti son embarras, il y eut un air de chagrin dans sa réponse, qui me fit voir que je ne m'étais pas trompé. Il jugea bien aussi que je m'étais aperçu des sentiments qu'il avait pour ma soeur; il m'aimait encore assez pour avoir quelque douleur de s'embarquer dans une chose dont il savait bien que je serais offensé, mais il aimait déjà trop Hermenesilde pour abandonner le dessein de s'en faire aimer. Je ne prétendais pas aussi que l'amitié qu'il avait pour moi lui fÃt surmonter l'amour qu'il avait pour elle. Je pensai seulement à prévenir ma soeur sur ce quelle devait faire si le prince lui témoignait de l'amour, et je lui dis de suivre en toutes choses les conseils de Nugna Bella. Elle me le promit et je confiai à Nugna Bella l'inquiétude que j'avais de l'amour de don Garcie. Je lui dis toutes les fâcheuses suites que j'en appréhendais; elle entra dans mes sentiments et m'assura qu'elle s'attacherait si fort auprès d'Hermenesilde que difficilement le prince lui pourrait parler. En effet elles devinrent tellement inséparable sans qu'il y parût d'affectation, que don Garcie ne trouvait jamais Hermenesilde sans Nugna Bella. Cet embarras lui donna tant de chagrin qu'il n'en était pas connaissable, et comme il avait accoutumé de me dire toutes ses pensées et qu'il ne me parlait point de celles qui l'occupaient alors, je trouvai bientôt un grand changement dans son procédé. - N'admirez vous pas, disais je à don Ramire, l'injustice des hommes? Le prince me hait parce qu'il sent dans son coeur une passion qui me doit déplaire, et, s'il était aimé de ma sÅ“ur, il me haïrait encore davantage. J'avais bien prévu le mal qui m'arriverait si elle touchait son inclination, et, s'il ne change point les sentiments qu'il a pour elle, je ne serai pas longtemps son favori, même aux yeux du public, car dans son coeur je ne le suis déjà plus. Don Ramire était persuadé comme moi, de l'amour du prince, mais pour m'ôter de l'esprit une chose qui me donnait de la peine - Je ne sais, me répondit il, sur quoi vous vous fondez pour croire que don Garcie soit amoureux d'Hermenesilde; il l'a louée d'abord, il est vrai, mais je ne lui ai rien depuis qui paraisse d'un homme amoureux. Et quand il l'aimerait, ajouta-t-il, serait-ce une chose si fâcheuse? Pourquoi ne la pourrait-il pas épouser? Ce n'est pas le premier prince qui a épousé une de ses sujettes; il ne saurait en trouver une plus digne de lui, et, s'il l'épousait, quelle grandeur ne serait ce pas pour votre maison? - C'est par cette raison même, lui répondis je, que le roi n'y consentira jamais. Je ne le voudrais pas sans son consentement; peut être même que le prince ne le voudrait pas aussi ou qu'il ne le voudrait ni assez fortement ni assez longtemps pour l'exécuter. Enfin c'est une chose qui ne se peut faire, et je ne veux pas laisser croire au public que je hasarde la réputation de ma soeur sur l'espérance mal fondée d'une grandeur où nous ne parviendrons jamais. Si don Garcie continue à aimer Hermenesilde, je la retirerai de la cour. Don Ramire fut surpris de ma résolution; il craignit que je ne me brouillasse avec don Garcie, il résolut de lui apprendre mes sentiments, et il voulut s'imaginer qu'il pouvait les lui découvrir sans mon consentement, puisque ce n'était que pour mon avantage. Mais l'envie de se faire un mérite envers le prince et d'entrer dans sa confidence eut sans doute beaucoup de part à cette résolution. Il prit son temps pour lui parler seul, il lui dit qu'il craignait de me faire une infidélité en lui découvrant mes pensées contre mon intention, mais que le zèle qu'il avait pour son service, l'obligeait à lui apprendre que je le croyais amoureux de ma soeur et que j'en avais tant de chagrin que j'étais résolu de l'ôter de la cour. Don Garcie fut si frappé du discours de don Ramire et de la pensée de voir éloigner Hermenesilde, qu'il lui fut impossible de cacher son premier mouvement. Il jugea ensuite que, puisque don Ramire ne pouvait plus douter de l'intérêt qu'il prenait pour ma soeur, il fallait le lui avouer et l'engager, par cette confidence, à continuer de l'instruire de mes desseins. Il fut quelque temps à prendre cette résolution, puis, se déterminant tout à coup, il l'embrassa, et lui avoua qu'il était amoureux d'Hermenesilde. Il lui dit qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour s'en défendre en ma considération mais qu'il lui était impossible de vivre sans être aimé d'elle; qu'il lui demandait son secours pour lui aider à cacher sa passion et pour empêcher l'éloignement d'Hermenesilde. Le coeur de don Ramire n'était pas d'une trempe à résister aux caresses d'un prince dont il voyait qu'il allait devenir le favori. L'amitié et la reconnaissance se trouvèrent faibles contre l'ambition. Il promit au prince de lui garder le secret et de le servir auprès d'Hermenesilde. Le prince l'embrassa une seconde fois; et ils examinèrent ensemble comme ils se conduiraient dans cette entreprise. Le premier obstacle qui leur vint dans l'esprit fut Nugna Bella, qui ne quittait point Hermenesilde. Ils résolurent de la gagner, et, quelque difficulté qui leur parut par l'étroite liaison qu'elle avait avec moi, don Ramire se chargea d'en trouver les moyens; mais il dit au prince qu'il fallait qu'il travaillât lui même à m'ôter la connaissance que j'avais de sa passion; qu'il lui conseillait de me dire en riant qu'il avait été bien aise de me faire peur pendant quelque temps pour venger des soupçons que j'avais eus d'abord, mais que cette peur allait trop loin qu'il ne voulait pas me laisser croire plus longtemps qu'il eût des sentiments que je pusse désapprouver. Cet expédient parut bon à don Garcie; il l'exécuta aisément, et, comme il savait par don Ramire les choses qui m'avaient donné du soupçon, il lui était aisé de dire qu'il les avait faites exprès et il m'était quasi impossible de n'en être pas persuadé. Ainsi je le fus entièrement; je me crus mieux avec lui que je n'avais jamais été. Je ne laissai pas de penser qu'il s'était passé quelque chose dans son coeur qu'il ne m'avouait pas, mais je m'imaginai que ce n'avait été qu'une légère inclination qu'il avait surmontée, et je crus même lui en devoir être obligé comme d'une chose qu'il avait faite en ma considération. Enfin je demeurai satisfait de don Garcie; don Ramire le fut beaucoup de me voir l'esprit dans l'assiette qu'il désirait, et il commença à penser comme il engagerait Nugna Bella dans la confidence où il voulait l'embarquer. Après en avoir à peu près imagine les moyens, il chercha l'occasion de lui parler; elle la lui donnait assez souvent parce qu'elle savait que je n'avais rien de caché pour lui et qu'elle pouvait lui parler de tout ce qui nous regardait. Il commença à l'entretenir de la joie qu'il avait du raccommodement qui s'était fait entre le prince et moi. - J'en ai beaucoup, aussi bien que vous, lui dit elle, et j'ai trouvé Consalve si délicat sur le sujet de sa soeur que je craignais qu'il ne se brouillât avec don Garcie. - Si je croyais, madame, lui répondit-il, que vous fussiez de celles qui sont capables de cacher quelque chose à leurs amants, lorsqu'il est nécessaire pour leur intérêt, ce me serait un grand soulagement de parler avec une personne aussi intéressée que vous dans ce qui regarde Consalve. Je prévois des choses qui me donnent de l'inquiétude; vous êtes la seule à qui je les puisse dire, mais, madame, c'est à condition que vous n'en parlerez pas à Consalve même. - Je vous le promets lui dit-elle et vous trouverez en moi tout le secret que vous pouvez désirer. Je sais que comme il est dangereux de cacher quelque chose à nos amis, il l'est aussi beaucoup de ne leur cacher jamais rien. - Vous verrez, madame, reprit-il, combien il est important de cacher ce que je veux vous dire; don Garcie vient de donner de nouveaux témoignages d'amitié à Consalve, il vient de l'assurer qu'il ne pense plus à sa soeur, mais je suis trompé s'il ne l'aime passionnément. De l'humeur dont est ce prince, il ne peut cacher longtemps son amour et; de l'humeur aussi dont est Consalve, il n'en souffrira jamais la continuation. Il est infaillible qu'il se brouillera avec lui et qu'il perdra entièrement ses bonnes grâces. - Je vous avoue, lui dit Nugna Bella, que j'avais eu les mêmes soupçons, et que, par ce que j'en ai et par de certaines choses que m'a dites Hermenesilde, et que je n'ai pas voulu quelle redÃt à son frère, j'ai eu peine à croire que ce qu'a fait don Garcie n'ait été qu'une affectation et dessein de faire peur à Consalve. - Vous en avez usé avec beaucoup de prudence, dit don Ramire, et je crois madame que vous ferez bien à l'avenir d'empêcher Hermenesilde de rien dire à son frère de ce qui regarde le prince; il est inutile et dangereux de lui en parler. Si le prince n'a qu'une médiocre passion pour elle, il la cachera sans peine et par le soin que vous prendrez de conduire Hermenesilde, elle pourra facilement l'en guérir Consalve n'en saura rien, et ainsi vous lui épargnerez un chagrin mortel et vous lui conserverez les bonnes grâces du prince. Si, au contraire, la passion de don Garcie est grande et violente, trouvez-vous impossible qu'il épouse Hermenesilde? Et trouveriez-vous que nous servissions mal Consalve de lui cacher quelque chose, si le secret que nous lui ferions pouvait lui donner son prince pour beau-frère? Assurément, madame, l'on doit penser plus d'une fois à empêcher l'amour de don Garcie pour Hermenesilde et vous y devez même penser plus qu'une autre par l'intérêt que vous auriez d'avoir un jour pour reine une personne qui sera apparemment votre belle soeur. Ces dernières paroles firent voir à Nugna Bella ce quelle n'avait point encore envisagé. L'espérance d'être belle soeur de la reine lui fit trouver les raisons de don Ramire encore meilleures qu'elles n'étaient, et enfin il la conduisit si bien où il la voulait mener, qu'ils convinrent ensemble qu'ils ne me diraient rien, qu'ils examineraient les sentiments du prince et qu'il agiraient ensuite selon les connaissances qu'ils en auraient. Don Ramire, ravi d'avoir si bien commencé, rendit compte au prince de ce qu'il avait fait. Don Garcie en fut charmé, et il lui laissa un plein pouvoir de dire à Nugna Bella tout ce qu'il voudrait de ses sentiments. Don Ramire retourna bientôt la chercher; il lui fit long récit de la manière dont il s'était conduit pour faire avouer au prince l'amour qu'il avait pour ma soeur; il ajouta qu'il n'avait jamais vu un homme si transporté de passion; qu'il s'étonnait de la violence que ce prince se faisait de peur de me déplaire; qu'il n'y avait rien enfin qu'on ne dût attendre d'un homme si amoureux, mais qu'il fallait au moins lui donner quelque espérance qui entretint son amour. Nugna Bella demeura persuadée de ce que lui dit don Ramire et elle lui promit de servir don Garcie auprès de ma soeur. Don Ramire s'en alla porter cette nouvelle au prince, il la reçut avec une joie incroyable, il lui fit mille caresses, il ne pouvait se lasser de lui parler et il eût voulu ne parler qu'à lui seul, mais il voyait bien qu'il ne fallait pas changer de conduite, ni cesser de vivre avec moi comme il avait accoutumé Don Ramire même avait soin de cacher sa nouvelle faveur, et les remords de sa trahison lui faisaient toujours craindre que je ne la soupçonnasse. Don Garcie parla bientôt à Hermenesilde; il lui témoigna la passion qu'il avait pour elle avec le plus d'ardeur qu'il lui fut possible et comme il était véritablement amoureux il n'eut pas de peine à loi persuader son amour. Elle était disposée à le recevoir favorablement, mais, après ce que je lui avais dit, elle n'osait suivre les sentiments de son coeur. Elle rendit compte à Nugna Bella de la conversation qu'elle avait eue avec le prince. Nugna Bella, sur les mêmes prétextes que lui avait donnés don Ramire, lui conseilla de ne me rien dire et d'avoir une conduite qui pût augmenter l'amour du prince et conserver son estime. Elle lui dit encore que, quelque répugnance que j'eusse témoignée à l'attachement de don Garcie, elle devait croire que j'aurais de la joie d'une chose qui pourrait m'être avantageuse, mais que, par de certaines raisons, je ne voulais point y avoir part que les choses ne fussent plus avancées. Hermenesilde, qui avait une déférence entière pour les sentiments de Nugna Bella, entra aisément dans la conduite qu'elle lui inspirait, et son inclination pour don Garcie se trouva fortement appuyée par d'aussi grandes espérances que celles d'une couronne. La passion que le prince avait pour elle était conduite avec tant d'adresse, qu'excepté les premiers jours, où l'on s'aperçut qu'il l'avait trouvée aimable, personne ne soupçonna seulement qu'il en fût amoureux. Il ne l'entretenait jamais en public; Nugna Bella lui donnait les moyens de l'entretenir en particulier. Je voyais bien quelque diminution dans l'amitié de don Garcie, mais je l'attribuais à l'inégalité ordinaire des jeunes gens. Les choses étaient en cet état, lorsque Abdala, roi de Cordoue, avec qui le roi de Léon avait eu une assez longue trêve, recommença là guerre. La charge de Nugnez Fernando lui donnait de droit le commandement des armées, et quoique le roi eût assez de peine à le mettre à la tête de ses troupes, il ne pouvait l'en ôter, à moins que de l'accuser de quelque crime et de le faire arrêter. On pouvait bien envoyer commander don Garcie au dessus de lui, mais le roi se défiait encore plus de son fils que du comte de Castille et il craignait de les voir ensemble avec un grand pouvoir entre les mains. D'un autre côté, la Biscaye commença à se révolter. Il résolut d'y envoyer don Garcie et d'opposer Nugnez Fernando à l'armée des Maures. J'eusse été bien aise de servir avec mon père, mais le prince souhaita que je le suivisse en Biscaye, et le roi aima mieux que j'allasse avec son fils qu'avec le comte de Castille. Ainsi, il fallut céder à ce qu'on désirait de moi et voir partir Nugnez Fernando qui s'en allait le premier. Il fut très fâché de ne m'avoir pas auprès de lui, et, outre les raisons considérables qui lui faisaient désirer que je fusse dans son armée, celle de l'amitié tenait sa place. La tendresse qu'il avait pour ma soeur et pour moi était infinie. Il emporta nos portraits pour avoir le plaisir de nous voir toujours et de montrer la beauté de enfants, dont je crois vous avoir dit qu'il était si préoccupé. Il marcha contre Abdala avec des forces assez considérables, mais beaucoup moindres que celles des Maures et au lieu de s'opposer simplement à leur passage dans des lieux où il fût fortifié par la situation, le désir de faire quelque chose d'extraordinaire lui fit hasarder la bataille dans une plaine qui ne lui donnait aucun avantage; il la perdit si entière, qu'à peine put-il se sauver; toute son armée fut taillée en pièces, tous les bagages furent pris, et jamais les Maures n'ont peut-être remporté une si grande victoire sur les chrétiens. Le roi apprit avec beaucoup de douleur une si grande perte; il en accusa le comte de Castille, et avec raison, mais comme il était bien aise de l'abaisser il se servitde cette conjoncture et, lorsque mon père voulut venir se justifier, il lui fit dire qu'il ne le voulait jamais voir, qu'il lui ôtait toutes ses charges, qu'il était bien heureux qu'il ne lui otât pas la vie et qu'il lui ordonnait de se retirer dans ses terres. Mon père lui obéit et s'en alla en Castille aussi désespéré que le peut être un homme ambitieux dont la réputation et la fortune venaient de recevoir une si grande diminution. Le prince n'était point encore parti pour la Biscaye; une maladie considérable le retenait Le roi s'en alla en personne contre les Maures avec tout ce qu'il put ramasser de forces. Je lui demandai la permission de le suivre et il me l'accorda, mais avec peine. Il avait envie de faire tomber sur moi la disgrâce de mon père. Cependant, comme je n'avais point eu de part à sa faute et que le prince me témoignait toujours beaucoup d'amitié, le roi n'osa entreprendre de me reléguer en Castille. Je le suivis et don Ramire demeura auprès de don Garcie. Nugna Bella parut extrêmement touchée de mon malheur et de notre séparation, et je m'en allai au moins avec la consolation de me croire véritablement aimé de la personne du monde que j'aimais le plus. Le prince n'étant point en état de partir, don Ordogno, son frère, s'en alla en Biscaye; il fut aussi malheureux dans son voyage que le roi fut heureux dans le sien. Don Ordogno fut défait et pensa être tué et le roi défit les Maures et les contraignit de demander la paix. Ma bonne fortune voulut que je rendisse quelque service considérable, mais le roi ne m'en traita pas mieux. La réputation que j'avais acquise ne m'ôta pas l'air que donne la disgrâce, et, lorsque je revins à Léon, je connus bien que la gloire ne donne pas le même éclat que la faveur. Don Garcie avait profité de mon absence pour voir souvent Hermenesilde, et il l'avait vue avec tant de précaution, que personne ne s'en était aperçu. Il avait cherché avec soin tous les moyens de lui plaire, il lui avait laissé espérer qu'il la mettrait un jour sur le trône de Léon, enfin il lui avait témoigne tantd'amour qu'elle lui avait entièrement abandonné son coeur. Comme don Ramire et Nugna Bella conduisaient cette intelligence, ils étaient engagés à se voir souvent, et la beauté de Nugna Bella était de celles dont la vue ordinaire n'est pas sans danger. L'admiration que don Ramire avait pour elle augmentait tous les jours, et elle admirait aussi l'esprit de don Ramire qui, en effet, était agréable. Le commerce particulier qu'elle avait avec lui et l'occupation des affaires du prince et d'Hermenesilde lui avaient fait supporter mon absence avec moins de chagrin quelle ne s'était attendue d'en avoir. Lorsque le roi fut de retour, il donna au père de don Ramire les charges et les établissements de Nugnez Fernando. Je fis en cette occasion au-delà de ce qu'on pouvait attendre d'un véritable ami. Après les services que j'avais rendus dans ces deux dernières guerres, je pouvais prétendre les chargesqu'on ôtait à mon père; néanmoins je ne m'opposai point à la disposition qu'en fit le roi. J'allais trouver don Ramire, je lui dis que dans la douleur que j'avais de voir sortir de ma maison des établissements si considérables, l'avantage qu'il en recevait me donnait la seule consolation que je pouvais recevoir. Quoique don Ramire eût beaucoup d'esprit, il ne put me répondre, il fut embarrasé de recevoir des marques d'une amitié qu'il méritait si peu, mais je donnais pour lors un sens si avantageux à son embarras, qu'il ne m'eût pas mieux persuadé par ses paroles. Les charges de mon père dans une autre maison firent croire à toute la cour que sa disgrâce était sans ressource. Don Ramire se trouvait quasi en ma place par les dignités que son père venait de recevoir et par la faveur du prince. Cette faveur paraissait beaucoup, quelque soin qu'ils prissent l'un et l'autre de la cacher, et insensiblement tout le monde se tournait du côté de ce nouveau favori et m'abandonnait peu à peu. Nugna Bella n'avait pas une passion si ferme, que ce changement n'en apportât dans son âme. Ma fortune, autant que ma personne, avait fait son attachement. J'étais disgracié; elle ne tenait plus à son amant que par l'amour, et ce n'était pas assez pour un coeur comme le sien. Il y eut donc dans son procédé une impression de froideur qui me parut bientôt. J'en fis mes plaintes à don Ramire j'en parlai aussi à Nugna Bella, elle m'assura qu'elle n'était point changée et comme je n'avais point de sujet précis de me plaindre et que je n'étais blessé que d'un certain air répandu dans toutes ses actions, il lui était aisé de se défendre; aussi le fit elle avec tant de dissimulation et d'adresse qu'elle me rassura pour quelque temps. Don Ramire lui parla du soupçon que j'avais de son changement, et il lui en parla dans le dessein de pénétrer ce qui en était, et sans doute avec envie de trouver que je ne me trompais pas. Je ne suis point changée, lui dit elle, je l'aime autant que je l'ai aimé, mais, quand je l'aimerais moins, il serait injuste de s'en plaindre. Avons-nous du pouvoir sur le commencement ni sur la fin de nos passion? Elle dit ces paroles en le regardant avec un air qui l'assurait si bien qu'elle ne m'aimait plus, que cette certitude, qui donnait de l'espérance à don Ramire, lui ouvrit entièrement les yeux sur la beauté de cette infidèle et il en fut si touché dans ce moment que, n'étant plus maÃtre de lui même Vous avez raison, madame, lui dit-il, nous ne pouvons rien sur nos passions; j'en sens une qui m'entraÃne sans que je m'en puisse défendre, mais souvenez-vous au moins que vous tombez d'accord qu'il ne dépend pas de nous d'y résister. Nugna Bella comprit aisément ce qu'il voulait dire, elle en parut embarrassée, et il en fut embarrassé lui-même. Comme il avait parlé sans l'avoir prémédité, il fut étonné de ce qu'il venait de faire; ce qu'il devait à mon amitié lui revint à l'esprit dans toute son étendue; il en fut troublé il baissa les yeux et demeura dans un profond silence. Nugna Bella, par des raisons à peu près semblables, ne lui parla point; ils se séparèrent sans se rien dire. Don Ramire se repentit de ce qu'il avait dit, Nugna Bella se repentit de ne lui avoir rien répondu, et don Ramire se retira si troublé et si combattu qu'il était hors de lui-même. Après s'être un peu remis, il fit réflexion sur ses sentiments, mais plus il en fit et plus il trouva que son coeur était engagé; il connut alors le péril où il s'était exposé en voyant si souvent Nugna Bella; il connut que le plaisir qu'il avait trouvé dans sa conversation était d'une autre nature qu'il ne l'avait cru; enfin il connut son amour et qu'il avait commencé bien tard à le combattre. La certitude qu'il venait d'avoir que Nugna Bella m'aimait moins, achevait de lui ôter la force de se défendre. Il trouvait quelque excuse à ne s'attacher à elle que lorsqu'elle se détachait de moi; il trouvait des charmes à entreprendre de se rendre maÃtre d'un coeur que je ne possédais plus si entièrement, qu'il ne put concevoir de l'espérance, mais que je possédais encore assez pour trouver de la gloire à m'en chasser. Toutefois, quand il venait à considérer que c'était Consalve qu'il voulait chasser de ce coeur, ce Consalve à qui il devait une amitié si véritable, ces sentiments lui faisaient honte, et il les combattit de sorte qu'il crut les avoir surmontés. Il résolut de ne plus rien dire de son amour à Nugna Bella et d'éviter les occasions de lui parler. Nugna Bella, qui n'avait à se repentir que de n'avoir pas répondu à don Ramire comme elle l'aurait dû faire, ne fit pas de si grandes réflexions. Elle s'imagina qu'elle avait eu raison de ne pas faire semblant d'entendre ce qu'il lui avait dit, elle crut quelle devait avoir quelque douceur pour un homme avec qui elle avait de si grandes liaisons, elle se dit à elle-même qu'il ne lui avait pas parlé avec dessein, quoiqu'elle eût bien jugé, il y avait longtemps, qu'il avait de l'inclination pour elle. Enfin pour ne se pas faire honte et pour ne s'engager pas à maltraiter don Ramire, elle ne voulut pas croire une chose dont elle ne pouvait douter Don Ramire suivit pendant quelque temps le dessein qu'il avait pris, mais le moyen de l'exécuter! Il voyait tous les jours Nugna Bella; elle était belle, elle ne m'aimait plus, elle le traitait bien; il était impossible de résister à tant de choses. Il se résolut donc à suivre les mouvements de son coeur, et il n'eut plus de remords sitôt qu'il en eut pris la résolution. La première trahison qu'il m'avait faite, rendait la seconde plus facile. Il était accoutumé à me tromper et à me cacher ce qu'il disait à Nugna Bella. Il lui dit enfin qu'il l'aimait, et il le lui dit avec toutes les marques d'une passion véritable. En lui exagérant la douleur qu'il avait de manquer à notre amitié, il lui faisait comprendre qu'il était emporté par la plus violente inclination qu'on eut jamais eue. Il l'assura qu'il ne prétendait pas d'être aimé, qu'il connaissait les avantages que j'avais sur lui et l'impossibilité de me chasser de son coeur; mais qu'il lui demandait seulement la grâce de l'écouter, de lui aider à se guérir à me cacher sa faiblesse. Nugna Bella lui promit le dernier comme une chose qu'elle croyait devoir faire, de crainte qu'il n'arrivât quelque désordre entre nous, et elle lui dit, avec beaucoup de douceur, qu'elle ne lui accorderait pas le reste, puisqu'elle se croirait complice de son crime, si elle en souffrait la continuation. Elle ne laissa pas néanmoins de la souffrir; l'amour qu'il avait pour elle et l'amitié que le prince avait pour lui; l'entraÃnèrent entièrement de son côté. Je lui parus moins aimable, elle ne vit plus rien d'avantageux dans l'établissement qu'elle pouvait avoir avec moi, elle ne vit qu'un exil assuré en Castille, elle savait que le roi avait toujours envie de m'y réléguer et que [l]e prince ne s'y opposait plus que par honneur, elle ne voyait point d'apparence qu'il pût épouser Hermenesilde, elle était toujours la confidente de l'amour qu'il avait pour elle, et, par cet amour, et par celui de don Ramire, son crédit auprès de don Garcie subsistait toujours. Elle croyait le roi moins disposé que jamais à consentir à notre mariage; il n'avait point de raison pour empêcher qu'elle n'épousât don Ramire; elle retrouvait en lui les mêmes choses qui lui avaient plu en moi; enfin elle s'imagina que la raison et la prudence autorisaient son changement et qu'elle devait quitter un homme qui ne serait point son mari pour un autre qui le serait assurément. Il ne faut pas toujours de si grandes raisons pour appuyer la légèreté des femmes. Nugna Bella se détermina donc à s'engager avec don Ramire, mais elle était déjà engagée, et par son coeur, et par paroles quand elle crut s'y déterminer. Cependant, quelque résolution qu'elle eût prise, elle n'eut pas la force de me laisser voir qu'elle m'abandonnait dans le temps de ma disgrâce. Don Ramire ne pouvait aussi se résoudre à déclarer sa perfidie; ils convinrent ensemble que Nugna Bella continuerait à vivre avec moi comme elle avait accoutumé et ils jugèrent qu'il serait aisé d'empêcher que je ne remarquasse son change ment, parce que, comme je disais toujours à don Ramire jusques à mes moindres soupçons, Nugna Bella en étant avertie par lui, les préviendrait aisément. Ils résolurent aussi d'avouer au prince l'état où ils étaient, et de l'engager dans leurs intérêts. Don Ramire se chargea de lui en parler. Ce n'était pas une chose qu'il pût faire sans peine; la honte et la crainte d'être désapprouvé l'embarrasai[ent]; il se rassurait néanmoins par le pouvoir que lui donnait sur don Garcie la confidence de son amour pour ma soeur. En effet, il tourna l'esprit de ce prince comme il le souhaitait, il l'engagea même à parler à Nugna Bella en sa faveur, et ce nouveau favori eut son maÃtre pour confident, comme il était le confident de son maÃtre. Nugna Bella, qui avait appréhendé que le prince ne condamnât son changement, eut de la joie de l'y trouver favorable, il se fit un redoublement de liaison entre eux, ils prirent leurs mesures pour bien cacher cette intelligence. Ils résolurent que comme les conversations particulières du prince et de don Ramire pourraient me donner du soupçon, parce que vraisemblablement ils ne devaient point avoir de secret pour moi, don Ramire irait chez le prince par un escalier dérobé, aux heures où il n'y avait personne, et qu'ils ne se parleraient jamais en public. Ainsi j'étais trahi et abandonné par tout ce que j'aimais le mieux, sans m'en pouvoir défier. Ma seule peine était de trouver quelque changement dansle coeur de Nugna Bella, je m'en plaignais à don Ramire; don Ramire l'en avertissait afin qu'elle se déguisât mieux, mais, quand je lui paraissais en repos, il avait de l'inquiétude et il craignait que je ne fusse rassuré par les véritables sentiments de Nugna Bella. Il voulait alors qu'elle ne me trompât pas si bien, elle lui obéissait et me négligeait plus qu'à l'ordinaire. Ainsi, il avait le plaisir de voir son rival se venir plaindre à lui des mauvais traitements qu'il recevait par ses ordres. Il avait même quelquefois la joie, lorsqu'il l'avait priée de se contraindre, d'apprendre par mes plaintes qu'elle ne se contraignait pas autant qu'il lui avait dit C'était un tel charme pour sa gloire et pour son amour d'avoir détruit un rival tel que je lui paraissais, et de voir mon repos dépendre de la moindre de ses paroles que, si la jalousie ne l'eût point troublé, il aurait été l'homme du monde le plus heureux. Pendant que je n'étais occupé que de mon amour, mon père ne l'était que de son ambition. Il fit tant de cabales et tant d'intrigues dans son exil, qu'il crut être en état de se révolter ouvertement. Mais il fallait commencer par me retirer de la cour, et je lui étais un otage trop cher et trop considérable pour le laisser entre les mains d'un roi à qui il voulait faire la guerre. Ma soeur ne lui donnait pas tant d'inquiétude; son sexe et sa beauté la garantissaient de ce qui lui pouvait arriver. Il m'envoya un homme de confiance pour m'apprendre l'état des choses, pour me commander de l'aller trouver à l'heure même et de partir de la cour sans prendre congé du roi ni du prince. Cet envoyé fut bien surpris de me voir dans des sentiments si éloignés de ceux de mon père. Je lui dis que je ne consentirais jamais à une révolte si injuste, qu'il était vrai que le roi avait maltraité Nugnez Fernando en lui ôtant ses charges, mais qu'il fallait souffrir cette disgrâce qu'il avait en quelque sorte méritée, que, pour moi, j'étais résolu de ne point quitter la cour et que je ne prendrais jamais les armes contre le roi. Cet envoyé porta ma réponse à mon père; il fut désespéré de voir tant de desseins, prêts à réussir, se renverser par ma désobéissance. Il me manda, quoiqu'en effet ce ne fût pas son dessein, qu'il continuerait ce qu'il avait entrepris, et que puisque j'avais si peu de soumission pour ses volontés, il ne changerait point de résolution quand même le roi de Léon me devrait faire trancher la tête. Cependant, la passion que don Ramire avait pour Nugna Bella augmentait toujours, et il ne pouvait plus supporter la manière dont il fallait qu'elle vécût avec moi. - Enfin, madame, lui dit-il un jour qu'elle m'avait entretenu assez longtemps, vous le regardez avec les mêmes yeux que vous l'avez regardé, vous lui dites les mêmes paroles, vous lui écrivez les mêmes choses; qui peut m'assurer que ce n'est plus avec les mêmes sentiments? Il vous a plu madame, et c'est assez pour vous plaire encore. - Mais vous savez, lui dit-elle que je ne fais que ce que vous voulez. - Il est vrai lui répliqua-t-il, et c'est ce qui rend mon malheur plus insupportable, qu'il faille que, par prudence, je vous conseille de faire les choses qui me désespèrent quand vous les faites. Il est inouï qu'un amant ait consenti qu'on traitât bien son rival. Je ne saurais plus souffrir, madame que vous regardiez Consalve, il n'y a pas d'extrémité où je ne me porte pour le faire périr plutôt que de vivre en l'état où je suis. Aussi bien après lui avoir ôté votre coeur, je ne dois pas compter pour beaucoup de lui ôter la vie. - Vous vous emportez avec tant de violence, lui repartit Nugna Bella, que je crois que vous ne suivrez pas votre emportement, vous considérerez combien de choses importantes vous découvririez en éclatant contre Consalve et quelle honte vous vous feriez à vous même. - Je vois tout ce qu'il y a à voir, madame, répliqua don Ramire, mais je vois aussi que, s'il faut n'avoir guère de raison pour faire ce que je propose, il faut l'avoir perdue entièrement pour souffrir qu'un homme aimable, et qui vous a plu, vous parle tous les jours en secret. Si je l'ignorais, j'aurais la cruelle douceur d'être trompé, mais je le sais, je vous vois parler à lui; c'est moi qui lui porte vos lettres, c'est moi qui le rassure quand il doute de votre coeur. Ah! madame, il m'est impossible de continuer à me faire tant de violence. Si vous voulez me donner du repos, faites en sorte que Consalve sorte de la cour, et que le prince consente à l'envoyer en Castille, comme le roi l'en presse tous les jours. - Voyez, je vous en conjure, reprit Nugna Bella, quelle action vous me conseillez de faire! - Oui, madame, je la vois, reprit don Ramire, mais après tout ce que vous avez fait, il n'est plus temps d'avoir de ménagements, et, si vous avez celui de ne pas faire éloigner Consalve, je serai persuadé que j'aurai encore plus de raison que je ne pense, de le vouloir ôter d'auprès de vous. Encore une fois, madame, à quoi puis-je juger que vous ne l'aimez plus? Vous le voyez, vous lui parlez, vous savez qu'il vous aime; votre coeur, dites vous, est changé, mais votre procédé ne l'est point; enfin, madame, rien ne peut me rassurer, si ce n'est que vous travailliez à l'éloigner; et tant qu'il me paraÃtra que vous ne le voudrez pas, je croirai que vous ne vous contraignez guère quand vous lui dites que vous l'aimez. - Eh bien! dit alors Nugna Bella, j'ai déjà fait assez de trahisons pour l'amour de vous, il faut encore faire celle ci mais, donnez m'en les moyens; car le prince refuse tous les jours au roi l'éloignement de Consalve, et il n'y a pas d'apparence qu'il l'accorde à une prière aussi déraisonnable que la mienne. - Je me charge, dit don Ramire d'en faire la proposition au prince, et pourvu que vous lui fassiez voir que vous y consentez, je suis assuré de l'obtenir. Nugna Bella le lui promit, et, dès ce soir, don Ramire, sur le prétexte de leurs intérêts communs, proposa au prince de m'éloigner et de s'en faire un mérite auprès du roi. Le prince n'eut point de peine à y consentir; il avait une si grande honte de tout ce qu'il faisait contre moi que ma présence lui était un continuel reproche de sa faiblesse. Nugna Bella lui parla comme elle l'avait promis à don Ramire. Ils résolurent qu'à la première occasion, le prince ferait dire au roi qu'il ne s'opposait plus à mon exil, et qu'il voulait bien qu'on m'éloignât de la cour, pourvu qu'il parût à tout le monde que c'était contre son consentement. Cette occasion se trouva bientôt. Le roi se mit en colère contre son fils pour quelque chose qu'il avait fait sans son ordre et dont il m'accusait d'avoir donné le conseil. Le prince, n'osant aller chez le roi, fit semblant d'être malade et garda le lit quelques jours. La reine, selon sa coutume, travailla à les raccommoder; elle vint chez son fils pour lui dire de la part du roi les plaintes qu'il faisait de lui. - Ce ne sont pas là , madame, répondit le prince, les sujets du chagrin du roi; j'en connais la cause; il a une aversion invincible pour Consalve, il l'accuse de tout ce qui lui déplaÃt, il veut l'éloigner, il sera toujours mal satisfait de moi tant que je n'y consentirai pas. J'aime tendrement Consalve, mais je vois bien qu'il faut que je me fasse la violence de m'en priver, puisque je ne saurais qu'à ce prix avoir les bonnes grâces du roi. Dites lui donc, s'il vous plaÃt madame que je consens à son éloignement, mais à condition qu'on ne saura point que j'y aie consenti. La reine fut surprise du discours du prince son fils. - Ce n'est pas à moi, lui dit elle, à trouver étrange que vous ayez de la complaisance pour les volontés du roi, mais j'avoue que je suis étonnée que vous consentiez à l'éloignement de Consalve. Le prince s'excusa par de mauvaises raisons et passa ensuite à un autre discours. Pendant qu'ils parlaient, une des filles de la reine, qui était mon amie et celle de Nugna Bella, s'était trouvée, par hasard si proche du lit, qu'elle avait entendu tout ce que la reine et le prince avaient dit sur mon sujet. Elle demeura si surprise et si attentive à penser ce qui pouvait avoir causé un si grand changement dans l'esprit du prince, que j'entrai dans la chambre et que je commençai à lui parler devant qu'elle m'eût aperçu. Je lui fis la guerre de sa rêverie. Vous devez m'en être obligé, me dit elle, je viens d'entendre une chose dont je suis si étonnée que je ne la puis comprendre. Elvire c'est ainsi que s'appelait cette fille me conta alors ce qu'elle avait entendu et me donna une surprise encore plus grande que n'avait été la sienne. Je lui fis redire la même chose une seconde fois; comme elle achevait, la reine sortit et interrompit notre conversation. Je sortis avec elle et n'ayant pas l'esprit en état de demeurer auprès du prince, je m'en allai seul dans les jardins du palais pour faire réflexion sur une si étrange aventure. Je ne pouvais m'imaginer qu'un prince qui me traitait si bien, voulût me faire chasser de la cour sans sujet; je ne pouvais comprendre ce qui lui pouvait faire souhaiter mon éloignement; je ne pouvais deviner ce qui l'obligeait à me témoigner de l'amitié lorsqu'il n'en avait plus; enfin, je ne pouvais croire que ce que je venais d'apprendre fût véritable et que don Garcie eût la faiblesse de rn'abandonner. Comme je l'aimais beaucoup, j'étais touché de son changement jusques au fond l'âme. Ne pouvant soutenir la douleur que je ressentais je voulus chercher don Ramire pour avoir le soulagement de me plaindre avec lui. Dans cette pensée je rn'approchai du palais, je trouvai un des officiers de la chambre de don Garcie que j'avais donné à ce prince et qui était plus proche de sa personne qu'aucun autre. Je lui dis de voir si don Ramite n'était point chez le prince et de le prier, de ma part, de me venir trouver à l'heure même. Cet officier me répondit qu'il n'y était pas, qu'il n'y viendrait sans doute selon sa coutume qu'après que tout le monde serait retiré. Je demeurai extrêmement surpris de ces paroles; je crus d'abord ne les avoir pas bien entendues; néanmoins elles me firent de l'impression; il me revint plusieurs choses dans l'esprit qui me firent soupçonner que don Ramire avait quelque intelligence avec le prince qu'il ne me disait pas. Dans un autre temps je n'eusse pas eu ce soupçon, mais ce que je venais d'apprendre de l'infidélité de don Garcie, me forçait à croire que tout le monde me pouvait tromper. Je demandai à cet officier si don Ramire allait souvent chez don Garcie aux heures où il n'y avait personne; il me répondit qu'il était surpris que je lui fisse cette demande et qu'il croyait que je n'ignorais ni les conversations de don Ramire avec le prince, ni le sujet de leurs conversations. Je lui répliquai que je ne savais ni l'un ni l'autre et que je trouvais fort étrange qu'il ne m'en eût pas averti. Il crut que je faisais semblant de n'en rien savoir pour découvrir s'il me dirait la vérité et me voulant faire voir qu'il était incapable de me rien cacher il me conta l'amour du prince pour ma soeur et la part qu'y avait don Ramire. Il me dit qu'il les en avait entendus parler plusieurs fois, lorsqu'ils croyaient n'être écoutés de personne et qu'il avait su le reste de celui à qui le prince confiait ses lettres pour Hermenesilde. Ainsi j'appris tout ce qui se passait à la réserve de ce qui regardait Nugna Bella. Je ne cherche plus, m'écriai je tout porté de colère, d'où vient le changement de don Garcie; la trahison qu'il me fait lui rend ma présence insupportable. Quoi! Don Garcie aime ma soeur! Ma soeur le souffre et don Ramire est leur confident! Je m'arrêtai à ces mots ne voulant pas faire voir mon ressentiment à cet officier et je lui défendis de parler de ce qu'il venait de m'apprendre. Je me retirai chez moi avec un trouble qui m'ôtait la connaissance de moi même. Lorsque je fus seul, je m'abandonnai à la rage et au désespoir, je fis mille fois le dessein d'aller poignarder le prince et don Ramire, j'eus toutes les pensées de colère et de vengeance que peut donner l'excès de l'emportement. Enfin après avoir un peu remis mon esprit pour me donner le temps de choisir les moyens de me venger, je résolus de me battre contre don Ramire, de porter Nugna Bella à se retirer en Castille, d'obtenir de son père la permission de l'épouser et comme il était dans le même dessein de révolte que le mien, de me joindre à eux, de les animer de déclarer la guerre au roi de Léon et de renverser le trône où don Garcie devait monter. Je m'arrêtai à cette résolution, bien qu'elle fût contraire à tous les sentiments que j'avais eus jusques alors, mais j'étais emporté par la violence de mon désespoir. Je devais voir Nugna Bella ce même soir; j'en attendais l'heure avec impatience et l'espérance de la trouver sensible à mon malheur, me donnait le seul soulagement dont je pouvais être capable. Comme je me préparais à sortir, un homme en qui elle se fiait et qui m'apportait souvent de ses lettres m'en donna une de sa part et me dit qu'elle était bien fâchée de ne me pouvoir entretenir ce soir là , mais [que ce] lui était impossible pour les raisons que je trouverais dans sa lettre. Je lui repartis qu'il était absolument nécessaire que je lui parlasse, que j'allais lui faire réponse et que je le priais d'attendre. J'entrai dans mon cabinet j'ouvris la lettre de Nugna Bella et j'y trouvais ces paroles Je ne sais si je vous dois remercier de la permission que vous me donnez de témoigner de la douleur à Consalve lorsqu'il partira. J'eusse été bien aise que vous me l'eussiez défendu pour avoir quelque raison de ne pas faire une chose qui me donnera tant de contrainte. Quoi que vous ayez souffert de la conduite que j'ai eue avec lui depuis son retour, j'en ai plus souffert que vous; vous n'en douteriez pas si vous saviez la peine que je trouve à dire à un homme que je n'aime plus, que je l'aime encore, quand je suis même au désespoir de l'avoir aimé et que je rachèterais de ma vie de n'avoir jamais prononcé que pour vous toutes les paroles qu'il faut que je lui dise. Vous connaÃtrez, lorsqu'il sera éloigné, les injustices que vous me faites et la joie que vous me verrez à son départ vous persuadera mieux que toutes mes paroles. Hermenesilde est en colère contre le prince de ce qu'il parla hier assez longtemps à une personne dont elle lui a déjà témoigné quelque jalousie; c'est ce qui l'a empêchée de suivre la reine lorsqu'elle est allée chez lui. Qu'il ne lui fasse pas connaÃtre qu'il le sache, je lui ai promis de n'en rien dire; il est si véritablement aimé d'elle qu'il... Ma lettre a été interrompue en cet endroit par une chose qui me met dans une inquiétude mortelle une de mes compagnes a entendu aujourd'hui tout ce que le prince a dit à la reine sur le sujet de Consalve; elle l'en a averti à l'heure même, et elle vient de me le dire comme une chose qui doit me surprendre et m'affliger. Il est impossible que Consalve ne vous soupçonne d'avoir su quelque chose des desseins du prince et qu'il ne démêle une grande partie de la vérité. Voyez quel embarras cela peut faire, cette pensée me trouble à un point que je ne sais ce que je fais. Je vais lui écrire que je ne puis le voir ce soir; car je ne saurais m'exposer à lui parler que vous ne l'ayez vu et que je ne sache par vous ce que je lui dois dire. Adieu, jugez de mon inquiétude. Je fus si hors de moi-mêmeen achevant de lire cette lettre que je ne savais ce que je voyais ni ce que je faisais. Mon emportement et ma colère avaient été au dernier degré sur les trahisons que j'avais découvertes, mais c'étaient des sentiments trop faibles et trop communs pour celle que le hasard venait encore de me découvrir. Je demeurai sans parole et sans mouvement et je fus longtemps en cet état, sans avoir que des pensées confuses qui tenaient mon esprit accablé sous le poids de ma douleur Vous m'êtes infidèle Nugna Bella! m'écriai je tout d'un coup, vous joignez à votre changement l'outrage de me tromper et de consentir que je sois trompé par ce que j'aimais le mieux après vous! C'est trop de malheurs à la fois, et ils sont d'une nature qu'il serait plus honteux d'y résister que d'en être accablé. Je cède à la cruauté du plus malheureux sort dont un homme ait jamais été persécuté. J'ai eu de la force et des desseins de vengeance contre un prince ingrat et contre un ami infidèle, mais je n'en ai point contre Nugna Bella. J'étais plus heureux par elle que par tout le reste du monde; puisqu'elle m'abandonne, tout m'est indifférent et je renonce à une vengeance qui ne me pourrait donner de joie. Je me suis vu, il n'y a pas longtemps, le premier homme de tout le royaume par la grandeur de mon père, par la mienne propre et par la faveur du prince, je me croyais aimé des personnes qui m'étaient les plus chères. La fortune me quitte, je suis abandonné par mon maÃtre, je suis trompé par ma soeur, je suis trahi par mon ami, je perds ma maÃtresse et c'est par cet ami que je la perds! Est il possible, Nugna Bella, que vous m'ayez quitté pour don Ramire? Est il possible que don Ramire ait voulu vous ôter à un homme qui vous aimait si passionnément et dont il était lui même si tendrement aimé? Fallait il que je vous perdisse l'un par l'autre, et qu'il ne me restât pas au moins la faible consolation d'avoir un des deux avec qui me plaindre? Des réflexions si cruelles ne me laissaient plus l'usage de la raison; la moindre des infortunes dont je fus accablé dans cette journée eût été capable de me donner une douleur mortelle. Ce grand nombre de malheurs me mettait de l'égarement dans l'esprit, et je ne savais auquel donner mon attention. Celui qui avait apporté la lettre de Nugna Bella, me fit dire qu'il en attendait la réponse. Je revins comme d'un songe lorsqu'on entra dans mon cabinet; je répondis que je l'enverrais le lendemain et j'ordonnai qu'on me laissât en repos. Je me mis encore à considérer l'état où j'avais été et celui où je me trouvais. Une si cruelle expérience de l'inconstance de la fortune et de l'infidélité des hommes, m'inspira le dessein de renoncer pour jamais au commerce du monde et d'aller finir ma vie dans quelque désert. Ma douleur me faisait voir que c'était le seul parti que je pouvais prendre. Je n'avais de retraite qu'auprès de mon père, je savais le dessein qu'il avait de prendre les armes, mais, quelque désespéré que je fusse, je ne pouvais me résoudre à me révolter contre un roi dont je n'avais point reçu d'outrage. Si je n'eusse été abandonné que de la fortune, j'aurais pris plaisir à lui résister et à faire voir que je méritais ce qu'elle m'avait donné, mais après avoir été trompé par tant de personnes que j'avais tant aimées et dont je me croyais si assuré, de quelle espérance pouvais-je encore me flatter? Puis je mieux servir un maÃtre, disais je, que j'ai servi don Garcie? Puis je mieux aimer un ami que j'ai aimé don Ramire? Et puis-je avoir plus d'amour pour une maÃtresse que j'en ai pour Nugna Bella? Cependant ils m'ont trahi! Il faut donc par une retraite entière me dérober à la tromperie des hommes et au dangereux pouvoir des femmes Comme je prenais cette résolution, je vis entrer dans mon cabinet un homme de qualité et de mérite, appelé don Olmond, qui s'était toujours attaché à moi. Il était frère de cette Elvire qui m'avait averti de la trahison du prince et il venait d'apprendre par elle ce que don Garcie avait dit à la reine. Sa surprise fut extrême de voir sur mon visage une agitation et une douleur si extraordinaires. Il me connaissait assez pour avoir peine à s'imaginer que la fortune seule pût me donner tant de trouble. Il crut néanmoins que j'étais touché de l'infidélité du prince et il comrnença à m'en vouloir consoler. J'avais toujours aimé don Olmond, et je l'avais servi en plusieurs occasions, quoique je lui eusse préféré don Ramire en toutes choses. L'ingratitude de ce dernier me fit sentir dans ce moment l'injustice que j'avais faite à don Olmond; pour la réparer ou peut être pour avoir le soulagement de me plaindre, je lui découvris l'état où j'étais et toutes les trahisons qu'on m'avait faites. Il en fut aussi surpris qu'il le devait être mais il ne le fut pas autant que je le pensais de l'infidélité de Nugna Bella. Il me dit que sa soeur en lui racontant l'infidélité du prince lui avait dit aussi que Nugna Bella était sans doute changée pour moi et qu'elle me cachait beaucoup de choses. Voyez; don Olmond, lui dis je en lui montrant la lettre de Nugna Bella, voyez son changement et les choses qu'elle m'a cachées. Elle m'a envoyé cette lettre au lieu de celle qu'elle m'écrivait et il est aisé de juger que cette lettre s'adresse à don Ramire. Don Olmond était si touché de l'état où il me voyait et mes malheurs lui paraissaient si cruels, qu'il n'entreprenait pas de me consoler. Il me laissait soulager ma douleur par les plaintes. N'avais je pas raison, lui dis-je, de vouloir connaÃtre Nugna Bella devant que de l'aimer? Mais je prétendais une chose impossible; on ne connaÃt point les femmes, elles ne se connaissent pas elles mêmes, et ce sont les occasions qui décident des sentiments de leur coeur. Nugna Bella a cru m'aimer, elle n'aimait que ma fortune; elle n'aime peut-être que la même chose en don Ramire. Cependant m'écriai-je, elle ne m'a dit, depuis quelque temps, que les paroles qu'il lui a permis de me dire! C'était à mon rival à qui je faisais mes plaintes du changement qu'il avait causé! Il lui parlait pour lui, lorsque je croyais qu'il lui parlait pour moi! Est il possible que j'aie été l'objet d'une si outrageante tromperie et l'avais je méritée? Le perfide me trahissait donc auprès de Nugna Bella comme il metrahissait auprès de don Garcie! je leur avais confié ma soeur, et ils l'ont engagée avec le prince. Cette union qui me paraissait entre eux, et qui ne me donnait que de la joie, n'avait pour but que de me tromper! O Dieu! m'écriai-je encore, pour qui réservez-vous le tonnerre, si ce n'est pour des personnes si indignes de vivre? Après ce violent transport de ma douleur, l'idée de Nugna Bella infidèle, qui ne me laissait que de l'indifférence pour mes autres malheurs, me remit dans une tristesse où le désespoir paraissait sans emportement. Je dis à don Olmond le dessein où j'étais, d'abandonner toutes choses; il en fut surpris, il s'y opposa, mais je lui fis si bien voir que j'y étais résolu, qu'il crut inutile d'y résister, du moins dans ces premiers moments. Je pris tout ce que je trouvai de pierreries et nous montâmes à cheval, afin de sortir de chez moi devant qu'on me pût apporter l'ordre de me retirer. Nous marchâmes jusques à ce que le soleil parût. Don Olmond me conduisit dans la maison d'un homme qui, avait été à lui; et dont il se tenait assuré. Je voulais qu'il me quittât en ce lieu et qu'il me laissât attendre la nuit pour entrer dans le chemin que j'avais dessein de prendre. Après une longue contestation, il me dit qu'il consentirait à me quitter, comme je le souhaitais, pourvu que je lui promisse de l'attendre au lieu où nous étions; que cependant il irait à Léon pour apprendre quel effet mon départ y avait produit, et que peut-être serait-il arrivé quelque changement qui me ferait quitter la triste résolution que j'avais prise; qu'enfin il me demandait en grâce d'attendre son retour. J'y consentis, à condition qu'il ne dirait à personne qu'il m'eût vu, ai qu'il sût le lieu où j'étais, mais, si j'y consentis, ce fut plutôt par une curiosité involontaire d'apprendre de quelle manière Nugna Bella parlait de moi que par la pensée qu'il pût être arrivé quelque chose qui diminuât mes malheurs. - Allez, lui dis-je, mon cher Olmond, voyez Nugna Bella, et, s'il est possible, sachez ses sentiments par votre soeur; tâchez d'apprendre depuis quel temps elle a cessé, de m'aimer et si elle ne m'a abandonné que parce que la fortune m'a quitté. Don Olmond m'assura qu'il ferait tout ce que je souhaitais, et, deux jours après, il revint me trouver avec une tristesse qui me fit bien voir qu'il n'avait rien à me dire qu'il crût propre à me faire changer de dessein. Il m'apprit que tout le monde ignorait la cause de mon départ; que le prince feignait, aussi bien que don Ramire, d'en être affligé, et que le roi croyait que j'étais parti d'intelligence avec le prince son fils. Il me dit qu'il avait vu sa soeur; que tout ce que je croyais était véritable; que le détail qu'il en avait appris, n'était propre qu'à augmenter mes douleurs, et qu'il me priait de ne le pas obliger à m'en faire le récit. Je n'étais pas en état de pouvoir craindre une augmentation à mes maux, et ce qu'il me voulait taire, était la seule chose qui me pouvait donner encore quelque curiosité. Je le priai donc de ne me rien cacher. Je ne vous redirai point tout ce qu'il me dit, parce que je vous en ai déjà raconté la plus grande partie pour donner quelque ordre à mon récit. Ce fut par lui que j'appris toutes les choses que j'avais ignorées dans le temps qu'elles se passaient, comme vous l'avez pu juger. Je vous dirai seulement que sa soeur lui conta que, le soir avant mon départ, comme elle était revenue de chez la reine, où Nugna Bella n'avait point paru, elle l'avait été chercher, dans sa chambre; qu'elle l'avait trouvée fondue en larmes, avec une lettre entre ses mains; qu'elles avaient été fort surprises l'une et l'autre par des raisons différentes; qu'enfin Nugna Bella, après avoir été fort longtemps, sans parler, avait fermé la porte et lui avait dit qu'elle allait lui confier tout le secret de sa vie; qu'elle la priait de la plaindre et de la consoler dans le plus cruel état où une personne se fût jamais trouvée; qu'alors elle lui avait appris tout ce qui s'était passé entre le prince, don Ramire, ma soeur et elle, de la manière dont je viens de vous le raconter et qu'ensuite elle lui avait dit que don Ramire venait de lui renvoyer cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, parce qu'elle n'était pas pour lui; que c'était celle qu'elle m'écrivait; que j'avais reçu celle qui était pour don Ramire, et qu'en le recevant j'avais appris tout ce qu'ils me cachaient depuis si longtemps. Elvire dit à son frère qu'elle n'avait jamais vu une personne si troublée et si affligée que Nugna Bella; [qu']elle craignait que je n'avertisse le roi de l'intelligence de ma soeur et du prince, que je ne fisse chasser don Ramire de la cour et que je ne l'en fisse éloigner elle-même; que surtout elle appréhendait la honte de mes reproches et que les infidélités qu'elle m'avait faites, lui donnaient pour moi une haine extraordinaire. Vous jugez bien que tout ce que m'apprit don Olmond ne diminua pas mes déplaisirs et ne me fit pas changer de dessein. Il l'opiniâtra, avec des marques d'amitié extraordinaires, à me vouloir suivre et à [s']engager à me tenir compagnie dans le désert où je m'en allais. Je lui dis si fortement que je ne le souffrirais jamais, qu'enfin nous nous séparâmes. Il me quitta, à condition qu'en quelque lieu que je pusse aller, je lui donnerais de mes nouvelles. Il s'en retourna à Léon, et je partis dans la pensée de m'embarquer au premier port que je trouverais. Mais; quand je fus seul et abandonné à la réflexion de mes malheurs, le reste de ma vie me parut une si longue souffrance, que je me résolus d'aller chercher la mort dans la guerre que le roi de Navarre avait contre les Maures. Je ne m'y fis connaÃtre que sous le nom de Théodoric, et je fus assez malheureux pour trouver quelque gloire, que je ne cherchais pas, au lieu de la mort que j'avais cherchée. La paix fut conclue, je repris mon premier dessein, et votre rencontre fit changer une solitude affreuse où je m'en allais, en une retraite agréable. J'y trouvai le repos et la tranquillité que j'avais perdus. Ce n'est pas que l'ambition ne se soit réveillée quelquefois dans mon coeur, mais ce que j'ai éprouvé de l'inconstance de la fortune, me l'a rendue méprisable, et l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella, était tellement effacé par le mépris qu'elle m'a donné pour elle, que je pouvais dire qu'il ne me restait aucune passion,. quoiqu'il me restât encore beaucoup de tristesse. La vue de Zaïde vient m'ôter ce triste repos dont je jouissais et me jette dans de nouveaux malheurs, beaucoup plus cruels que ceux que j'ai déjà éprouvés. Alphonse demeura surpris et charmé du récit de Consalve. - J'avais conçu, lui dit-il, une grande idée de votre mérite et de votre vertu, mais j'avoue que ce que je viens d'apprendre est encore au-dessus de ce que j'en, avais pensé. - Je dois plutôt craindre, répondit Consalve, que je n'aie diminué la bonne opinion que vous aviez de moi, en vous faisant voir combien j'ai été facile à tromper. Mais j'étais jeune, j'ignorais les trahisons de la cour, j'étais incapable d'en faire, je n'avais aimé que Nugna Bella, l'amour que j'avais pour elle ne me laissait pas imaginer que les passions pussent finir; ainsi rien ne me portait à la défiance ni sur l'amitié ni sur l'amour. - Vous ne pouviez vous garantir d'être trompé, repartit Alphonse, à mois que d'être naturellement soupçonneux; encore vos soupçons, quoique bien fondés, vous auraient paru injustes, puisque vous n'aviez eu jusques alors aucun sujet de vous défier des personnes qui vous trompaient, et leur tromperie était conduite avec tant d'habileté que la raison ne voulait pas qu'on la soupçonnât. - Ne parlons point de mes malheurs passés, reprit Consalve, ils ne me sont plus sensibles, Zaïde m'en ôte même le souvenir, et je m'étonne que j'aie pu vous les raconter. Mais considérez que je n'avais jamais cru pouvoir être amoureux par la beauté seule, ni pouvoir être touché d'une personne qui aurait eu quelque attachement. Cependant j'adore Zaïde, dont je ne connais rien, sinon qu'elle est belle et qu'elle est prévenue pour un autre. Puisque j'ai été trompé dans l'opinion que j'avais conçue de Nugna Bella, que je connaissais, que puis-je attendre de Zaïde que je ne connais point? Mais qu'en veux-je attendre, et quelles prétentions puis-je avoir sur Zaïde? Elle m'est entièrement inconnue, le hasard l'a jetée sur cette côte, elle brûle d'impatience de s'en aller, je ne puis la retenir sans injustice et avec bienséance. Quand je l'y retiendrais en serais-je plus heureux? Je la verrais tous les jours pleurer un homme qu'elle aime et se souvenir de lui en me regardant. Ah! Alphonse, quel mal que la jalousie! Ah! don Garcie, vous aviez raison, il n'y a de passions que celles qui nous frappent d'abord et qui nous surprennent; les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre coeur. Les véritables inclinations nous l'arrachent malgré nous, et l'amour que j'ai pour Zaïde; est un torrent qui m'entraÃne sans me laisser un moment le, pouvoir d'y résister. Mais, Alphonse, ajouta-t-il, je vous fais passer la nuit à vous entretenir de mes peines, et il est juste de vous laisser en repos. Après ces paroles, Alphonse se retira dans sa chambre, et Consalve passa le reste de la nuit sans donner un moment au sommeil. Le jour suivant, Zaïde parut encore occupée du désir de retrouver ce qu'elle avait déjà cherché, mais tout le soin qu'elle prit fut inutile. Consalve ne la quittait point; il oubliait mille fois le jour qu'elle ne pouvait l'entendre et qu'elle ne lui pouvait répondre; il lui demandait la cause de sa douleur avec la même circonspection et la même crainte de lui déplaire que si elle l'avait entendu. Quand la raison lui revenait et qu'il avait le déplaisir de voir qu'elle ne pouvait lui répondre, il cherchait le soulagement de lui dire tout ce que sa passion lui inspirait. - Je vous aime, belle Zaïde, disait-il en la regardant, je vous aime, je vous adore; j'ai au moins le plaisir de vous le dire et de ne pas attirer votre colère; toutes vos actions me persuadent qu'on n'oserait vous le déclarer sans vous déplaire, mais cet amant que vous pleurez vous a parlé sans doute de son amour et vous vous êtes accoutumée de l'entendre. Que d'un mot, belle Zaïde, vous m'éclairciriez de doutes! Lorsqu'il lui parlait ainsi elle se tournait quelquefois vers Félime avec étonnement, et comme pour lui faire remarquer une ressemblance dont elle était toujours surprise. C'était une douleur si vive pour Consalve de s'imaginer qu'il la faisait souvenir de son rival, qu'il eût aisément renoncé aux avantages de sa beauté et de sa bonne mine pour n'avoir point une telle ressemblance. Cette douleur lui était si insupportable qu'il ne pouvait presque plus se résoudre à paraÃtre devant Zaïde, il aimait mieux se priver de sa vue que de lui représenter l'image de celui qu'elle aimait, et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il était persuadé qu'ils ne s adressaient pas à lui. Il la quittait, et s'en allait passer des après-dÃners entiers dans le bois; quand il revenait auprès d'elle, il lui trouvait plus de froideur et plus de chagrin qu'elle n'avait accoutumé d'en avoir; il crut même, dans la suite, remarquer quelque inégalité dans la manière dont elle le traitait, mais, comme il n'en pouvait deviner la cause, il s'imagina que le déplaisir de se trouver dans un pays inconnu, faisait les changements qui paraissaient dans son humeur. Il voyait bien néanmoins que l'affliction qu'elle avait eue les premiers jours, commençait à diminuer. Félime était plus triste que Zaïde, mais sa tristesse était toujours égale, elle en paraissait accablée, et il semblait qu'elle ne cherchait qu'à être seule et à entretenir sa rêverie. Alphonse en parlait quelquefois à Consalve avec étonnement, et il était surpris que sa grande mélancolie ne diminuât point sa beauté. Cependant Consalve ne songeait qu'à plaire à Zaïde et à lui donner tous les divertissements que la promenade, la chasse et la pêche lui pouvaient fournir. Elle s'occupa aussi à ce qui la pouvait divertir; elle travailla pendant quelques jours à un bracelet de ses cheveux, et, après l'avoir achevé, elle se l'attacha au bras avec cet empressement que l'on a pour les choses qui viennent d'être achevées. Le jour même qu'elle le mit, le hasard voulut qu'elle le laissât tomber dans le bois. Consalve, qui l'avait vue sortir, allait la chercher, et, en marchant sur ses pas, il trouva ce bracelet qu'il n'eut pas de peine à reconnaÃtre. Il eut une joie sensible de l'avoir trouvé. Cette joie aurait été encore plus grande, s'il l'eût reçu des mains de Zaïde, mais, comme il ne l'avait pas espéré, il se tenait heureux de le devoir à la fortune. Zaide, qui s'était déjà aperçue de la perte qu'elle avait faite, revenait chercher dans les lieux où elle avait passé. Elle fit entendre à Consalve ce qu'elle avait perdu et lui en témoigna même beaucoup de chagrin; quelque peine qu'il sentÃt de lui causer de l'inquiétude, il ne put se résoudre à lui rendre une chose qui lui était si chère. Il fit semblant de chercher avec elle et enfin il l'obligea à ne plus chercher inutilement. Sitôt qu'il fut retiré dans sa chambre, il baisa mille fois ce bracelet et y mit une attache de pierreries d'un grand prix. Quelquefois il allait se promener devant que Zaïde fût éveillée, et, lorsqu'il était en un lieu où il croyait ne pouvoir être vu, il détachait ce bracelet, afin de le mieux considérer. Un matin qu'il était dans cette occupation, et qu'il s'était assis sur des rochers avancés dans la mer, il entendit quelqu'un proche de lui; il se retourna brusquement et il fut bien surpris de voir que c'était Zaïde. Tout ce qu'il put faire fut de cacher ce bracelet, mais ce ne put être si promptement que Zaïde ne vÃt qu'il avait caché quelque chose. Il s'imagina qu'elle avait vu ce qu'il avait caché; il remarqua sur son visage tant de froideur et tant de chagrin, qu'il ne douta point qu'elle ne fût en colère de ce qu'il ne lui avait pas rendu son bracelet; il n'osait lever les yeux sur elle; il craignait qu'elle ne lui fÃt entendre qu'elle le voulait ravoir, mais il ne pouvait se résoudre à le lui rendre. Elle paraissait triste et embarrassée et, sans regarder Consalve, elle s'assit sur le rocher et tourna la tête vers la mer. Le vent emporta, sans qu'elle y prÃt garde, un voile qu'elle tenait entre ses mains. Consalve se leva pour le ramasser, mais, en se levant, il laissa tomber le bracelet qu'il n'avait pu rattacher, pu la crainte qu'il avait eue de le laisser voir. Zaïde se tourna au bruit que fit Consalve; elle vit son bracelet et le ramassa devant qu'il s'en fût aperçu. Il fut extrêmement troublé, lorsqu'il le vit entre ses mains, et par le désespoir de le perdre, et par l'appréhension de sa colère. Il se rassura néanmoins en lui voyant un visage où il ne paraissait plus ni de chagrin ni de dépit, où il crut voir au contraire quelque impression de douceur, et il ne fut pas moins ému, pu l'espérance que lui donnait le visage de Zaïde, qu'il l'avait été, un moment auparavant, par la crainte de lui avoir déplu. Elle regarda avec admiration la beauté de l'attache de pierreries et, après l'avoir regardée, elle la défit, la tendit à Consalve et resserra le bracelet. Lorsque Consalve vit que Zaïde ne lui avait rendu que les pierreries, il se tourna du côté de la mer et y jeta cette attache avec un air de rêverie et de tristesse, comme s'il l'eût laissée tomber par hasard. Zaïde fit un grand cri et s'avança, pour voir si on ne la pourrait point retrouver, mais il lui montra qu'on chercherait inutilement et, sans vouloir qu'elle fÃt une plus longue réflexion sur ce qu'il venait de faire, il lui donna la main pour l'éloigner du lieu où ils étaient. Ils marchèrent sans se regarder et reprirent insensiblement le chemin de la maison d'Alphonse, si embarrassés l'un et l'autre, qu'il semblait qu'ils cherchassent à se quitter. Sitôt que Consalve l'eut remise dans a chambre, il alla rêver à son aventure. Quoique Zaïde ne lui eût pas témoigné autant de colère qu'il en avait appréhendé, il s'imagina que la joie de ravoir son bracelet avait dissipé son premier chagrin; ainsi, il n'en eut pas moins de déplaisir. Quelque passion qu'il eût d'obtenir ce bracelet, il crut qu'il offenserait Zaïde de la lui témoigner, et il demeura accablé de la douleur que donne l'amour, quand il est séparé de l'espérance. Toute sa consolation était de se plaindre avec Alphonse et de se blâmer lui-même de la faiblesse qu'il avait d'aimer Zaïde. - Vous vous accusez avec injustice, lui disait quelquefois Alphonse, il n'est pas aisé de se défendre, au milieu d'un désert, contre une aussi grande beauté que celle de Zaïde, ce serait tout ce que vous pourriez faire au milieu de la cour, où d'autres beautés feraient quelque diversion et où du moins l'ambition partagerait votre coeur. - Mais aime-t-on sans espérance? disait Consalve. Et comment pourrais-je espérer d'être aimé, puisque je ne puis seulement dire que j'aime? Comment le persuaderai-je, si je ne puis le dire? Quelles de mes actions peuvent en assurer Zaïde dans un lieu où je ne vois qu'elle et où je ne puis lui faire connaÃtre que je la préfère aux autres? Comment effacer de son esprit celui qu'elle aime? Ce ne pourrait être que par l'agrément qu'elle trouverait en ma personne, et le malheur veut que mon visage lui conserve le souvenir de son amant. Ah! mon cher Alphonse, ne me flattez point; il faut que j'aie perdu la raison pour aimer Zaïde, pour l'aimer autant que je fais, et même pour ne me pas souvenir d'en avoir aimé une autre et d'en avoir été trompé. - Je crois aussi, répondit Alphonse que vous n'avez aimé qu'elle, puisque vous ne connaissez la jalousie que depuis que vous l'aimez. - Je n'avais pas de sujet d'être jaloux de Nugna Bella, repartit Consalve, tant elle savait bien me tromper. - On est jaloux sans sujet, répliqua Alphonse, quand on est bien amoureux. Vous le voyez par votre expérience, faites réflexion sur la douleur que vous donnent les pleurs de Zaïde et remarquez comme la jalousie vous a fait imaginer qu'elle pleure un amant plutôt qu'un frère. - Je ne suis que trop persuadé, reprit Consalve, que j'aime beaucoup plus Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella. L'ambition de cette dernière et son application aux affaires du prince ont souvent ralenti mon amour, et tout ce que je trouve en Zaïde d'opposé à mon humeur comme de croire qu'elle en aime un autre et de ne connaÃtre ni son coeur ni ses sentiments, ne peut affaiblir ma passion. Mais, Alphonse, pour aimer beaucoup davantage Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella, je n'en suis que plus déraisonnable. Le succès de l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella a été cruel, je l'avoue; néanmoins tout homme qui aime peut en avoir un pareil. Il n'y avait point d'aveuglement à l'aimer; je la connaissais, elle n'en aimait point d'autre, je lui plaisais, je pouvais l'épouser, mais Zaïde, Alphonse, mais Zaïde, qui est-elle? Qu'en puis-je prétendre? Et, hormis son admirable beauté qui m'excuse, tout le reste ne me condamne-t-il pas? Consalve avait souvent de pareilles conversations avec Alphonse; cependant son amour augmentait tous les jours, il ne pouvait s'empêcher de laisser parler ses yeux d'une manière si forte, qu'il croyait voir dans ceux de Zaïde que leur langage était entendu, et il la trouvait quelquefois dans un certain embarras qui ne l'en laissait pas douter. Comme elle ne pouvait se faire entendre par ses paroles, ce n'était quasi que par ses regards qu'elle expliquait à Consalve une partie des choses qu'elle lui voulait dire, mais il y avait je ne sais quoi de si beau et de si passionné dans ses regards, que Consalve en était pénétré. Belle Zaïde, disait-il quelquefois, est-ce ainsi que vous regardez ceux que vous n'aimez pas? Que réservez-vous donc pour cet heureux amant dont j'ai le malheur de vous faire souvenir? S'il n'eût point été prévenu de cette pensée, il ne se fût pas cru si infortuné, et les actions de Zaïde ne lui devaient pas persuader qu'elle n'eût pour lui que de l'indifférence. Un jour qu'il l'avait quittée pour quelques moments, il alla se promener sur le bord de la mer et revint ensuite auprès d'une fontaine qui était dans le bois, en un endroit agréable où elle allait assez souvent. Lorsqu'il s'en approcha, il entendit quelque bruit et il vit, au travers des arbres, Zaïde assise auprès de Félime. La surprise que causa cette rencontre à Consalve lui donna la même joie que si le hasard l'eût ramené auprès de Zaïde après une année d'absence. Il s'avança vers le lieu où elle était; quoiqu'il fÃt assez de bruit, elle parlait avec tant d'attention qu'elle ne l'entendit point. Lorsqu'il fut devant elle, elle parut embarrassée comme une personne qui venait de parler haut, qui craignait qu'on n'eût entendu ce qu'elle avait dit, et qui avait oublié que Consalve ne pouvait l'entendre. L'émotion que lui avait causée cette surprise, avait en quelque sorte augmenté sa beauté, et Consalve, qui s'était assis auprès d'elle, ne pouvant plus être maÃtre de lui-même, se jeta tout d'un coup à ses genoux et lui parla de son amour d'une manière si passionnée, qu'il n'était pas nécessaire d'entendre ses paroles pour savoir ce qu'elles voulaient dire. Il parut à Consalve qu'elle ne les entendait que trop; elle rougit et, après avoir fait une action de la main qui semblait le repousser, elle se leva avec une civilité froide comme pour le faire lever d'un lieu où il pourrait être incommodé. Alphonse passa dans l'allée en ce moment, et elle marcha vers lui sans jeter les yeux sur Consalve. Il demeura à la place où il était, sans avoir la force de se relever. Voilà , dit-il en lui-même, la manière dont on me traite quand on ne me regarde pas comme le portrait de mon rival. Vous tournez les yeux sur moi, belle Zaïde, d'une manière à charmer et à embraser tout le monde, lorsque mon visage vous fait souvenir du sien, mais, si j'ose vous témoigner que je vous aime, vous ne laissez pas seulement tomber sur moi des regards de colère, vous me trouvez indigne d'être regardé. Si je pouvais au moins vous apprendre que je sais que vous pleurez un amant, je me trouverais heureux et j'avoue que ma jalousie serait vengée par le dépit que vous en recevriez. N'est-ce point aussi que je veux vous paraÃtre persuadé que vous aimez quelque chose, pour avoir la joie d'être assuré par vous-même que vous n'aimez rien? Ah! Zaïde, ma vengeance est intéressée et elle cherche moins à vous offenser qu'à vous donner lieu de me satisfaire. Dans ces pensées, il reprit le chemin du logis pour s'ôter du lieu où était Zaïde et pour être seul dans une galerie où il se promenait quelquefois. Il y rêva longtemps aux moyens de faire entendre à Zaïde qu'il la soupçonnait d'en aimer un autre, mais il était difficile d'en trouver, et ce n'était pas une chose qui se pût faire comprendre sans paroles. Après s'être lassé de rêver et de se promener, il voulut sortir de la galerie, lorsqu'un peintre, qui travaillait à des tableaux qu'Alphonse faisait faire, le pria avec beaucoup d'empressement, de regarder son ouvrage. Consalve eût bien voulu s'en dispenser, mais, pour ne pas fâcher ce peintre, il s'arrêta à considérer ce qu'il faisait. C'était un grand tableau où Alphonse avait voulu qu'il représentât la mer comme on la voyait de ses fenêtres, et, pour rendre ce tableau plus agréable, il y avait fait peindre une tempête. Il paraissait, d'un côté, des vaisseaux qui périssaient en pleine mer, de l'autre, des navires qui se brisaient contre les rochers; on voyait des hommes qui tâchaient de se sauver à la nage et on en voyait qui avaient déjà péri et dont la mer avait jeté les corps sur le sable. Cette tempête fit souvenir Consalve du naufrage de Zaïde et lui mit dans l'esprit un moyen de lui faire connaÃtre ce qu'il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu'il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y étaient représentés, une jeune et belle personne penchée sur le corps d'un homme mort, étendu sur le sable; qu'il fallait qu'elle pleurât en le regardant; qu'il y eût un autre homme à ses genoux, qui essayât de l'ôter d'auprès de ce mort; que cette belle personne, sans tourner les yeux du côté de celui qui lui parlait le repoussât d'une main et que, de l'autre, elle parût essuyer ses larmes. Le peintre promit à Consalve de suivre sa pensée et commença à la dessiner. Consalve en fut satisfait et le pria de travailler avec diligence; ensuite il sortit de la galerie. Il alla pour retrouver Zaïde, ne pouvant, malgré son dépit, être plus longtemps séparé d'elle, mais il sut qu'au retour de la promenade elle s'était retirée dans sa chambre et il ne put la voir de tout le reste du jour. Il en eut de la tristesse et de l'inquiétude et il craignit qu'elle ne l'eût privé de sa vue pour le punir de ce qu'il avait osé lui faire entendre. Le lendemain elle lui parut plus sérieuse qu'à l'ordinaire; mais, les jours suivants, il la trouva comme elle avait accoutumé d'être. Cependant le peintre travaillait à ce que Consalve lui avait ordonné, et Consalve attendait avec beaucoup d'impatience que cet ouvrage fût achevé; sitôt qu'il le fut, il conduisit Zaïde dans la galerie, comme pour lui donner le divertissement de voir travailler le peintre. Il lui fit d'abord regarder tous les tableaux qui étaient déjà faits, et ensuite il lui fit considérer avec plus d'attention celui de la mer, où l'on travaillait encore. Il lui fit remarquer cette jeune personne qui pleurait un homme mort, et, lorsqu'il vit que ses yeux y étaient attachés et qu'il semblait qu'elle reconnût le rocher où elle allait si souvent, il prit le crayon du peintre et écrivit le nom de Zaïde au-dessus de cette belle personne et celui de Théodoric au-dessus de ce jeune homme qui était â genoux. Zaïde, qui lisait ce qu'écrivait Consalve, rougit lorsqu'il eut achevé et, après l'avoir regardé avec des yeux qui témoignaient de la colère, elle prit pinceau et effaça entièrement cet homme mort, qu'elle jugea bien que Consalve l'accusait de pleurer. Quoiqu'il connût aisément qu'il avait fâché Zaïde, il ne laissa pas d'avoir une joie sensible de lui voir effacer celui qu'il en croyait aimé. Encore qu'il pût s'imaginer que cette action de Zaïde fût plutôt un effet de sa fierté qu'une preuve qu'elle ne regrettait personne, il trouvait néanmoins qu'après l'amour qu'il lui avait témoigné, elle lui faisait une faveur de ne vouloir pas lui laisser croire qu'elle en aimât un autre, mais le peu d'espérance que lui donnait cette pensée, ne pouvait détruire tant de sujets de crainte qu'il croyait avoir. Alphonse, qui n'était prévenu d'aucune passion, jugeait des sentiments de cette belle étrangère d'une manière bien différente de Consalve - Je trouve, lui disait-il, que vous avez tort de vous croire malheureux, vous l'êtes sans doute de vous être attaché à une personne que vraisemblablement vous ne pouvez épouser mais vous ne l'êtes pas de la manière dont vous croyez l'être, et les apparences sont trompeuses, si vous n'êtes véritablement aimé de Zaïde. - Il est vrai, répondit Consalve, que, si je jugeais de ses sentiments par ses regards, je pourrais me flatter de quelque espérance, mais, comme je vous l'ai dit, elle ne me regarde que par cette ressemblance qui me donne tant de jalousie. - Je ne sais, répliqua Alphonse, si tout ce que vous pensez est véritable, mais, si j'étais à la place de celui que vous croyez qu'elle regrette, je ne serais pas satisfait que ma ressemblance fÃt regarder quelqu'un avec des yeux si favorables, et il est impossible que l'idée d'un autre produise des sentiments que Zaïde a pour vous. L'espérance est naturelle aux amants. Si quelques actions de Zaïde en avaient déjà fait concevoir à Consalve, le discours d'Alphonse acheva de lui en donner; il crut voir que Zaïde ne le haïssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire, mais cette joie ne lui dura pas longtemps; il s'imagina qu'il ne devait qu'à la ressemblance de son rival le penchant qu'elle avait pour lui, il pensa qu'après avoir perdu un homme qu'elle avait fort aimé, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. Son amour, sa jalousie et sa gloire ne pouvaient se satisfaire d'une inclination qu'il n'avait pas fait naÃtre et qui ne venait que par celle qu'elle avait eue pour un autre. Il crut que, quand il serait aimé de Zaïde, ce ne serait toujours que son rival qu'elle aimerait en lui; enfin il trouvait qu'il serait malheureux quand même il serait assuré d'être aimé. Néanmoins il ne pouvait se défendre de voir avec plaisir dans la manière d'agir de cette belle étrangère, un air fort différent de celui qu'elle avait eu d'abord, et la passion qu'il avait pour elle, était si ardente qu'à quelque cause qu'il crût devoir les marques de son inclination, il lui était impossible de ne les pas recevoir avec transport. Un jour qu'il faisait assez beau, voyant qu'elle ne sortait point de sa chambre, il y entra pour savoir si elle ne voulait point se promener. Elle écrivait, et, bien qu'il fÃt du bruit en entrant, il s'approcha d'elle sans qu'elle s'en aperçût, et se mit à la regarder écrire. Elle tourna la tête par hasard, et, voyant Consalve, elle rougit et cacha ce qu'elle écrivait avec une émotion qui ne causa pas un médiocre trouble à Consalve. Il s'imagina qu'elle ne pouvait avoir tant d'application et tant de surprise pour une lettre qui n'aurait pas eu quelque chose de mystérieux. Cette pensée lui donna de l'inquiétude; il se retira et s'en alla chercher Alphonse pour raisonner sur une aventure qui lui donnait des imaginations bien différentes de celles qu'il avait eues jusques alors. Après l'avoir cherché longtemps sans le trouver, tout d'un coup un sentiment de jalousie le fit retourner dans la chambre de Zaïde. Il y entra, mais il ne l'y trouva pas; elle avait passé dans un cabinet où Félime était d'ordinaire. Consalve vit sur la table un papier écrit à demi plié; il ne put se défendre de l'envie de le voir; il l'ouvrit, et il ne douta point que ce ne fût le même qu'il avait vu écrire à Zaïde un moment auparavant. Il trouva dans ce papier le bracelet de cheveux qu'elle lui avait ôté. Elle rentra comme il tenait ce papier et ce bracelet; elle s'avança pour les reprendre. Consalve se retira de quelques pas, comme s'il eût voulu les garder, mais néanmoins avec une action soumise qui semblait lui en demander la permission. Zaïde lui témoigna qu'elle les voulait ravoir, et avec un air où il y avait tant d'autorité, qu'il était impossible à un homme aussi amoureux que lui de ne pas obéir. Ce fut néanmoins avec la plus grande douleur qu'il eût jamais sentie, qu'il remit entre les mains de Zaïde ce qu'il croyait qu'elle destinait à un autre. Il ne put être maÃtre de son chagrin; il sortit assez brusquement de la chambre, et s'en alla dans la sienne. Il y rencontra Alphonse, qui le venait trouver sur ce qu'on lui avait dit qu'il le cherchait. Sitôt qu'ils furent assis - Je suis bien plus malheureux que je ne l'ai pensé, mon cher Alphonse, lui dit-il, ce rival dont j'étais si jaloux, tout mort que je le croyais, n'est pas mort assurément; je viens de trouver Zaïde qui lui écrit, je viens de voir ce bracelet qu'elle m'a ôté, qu'elle lui envoie, il faut qu'elle ait eu de ses nouvelles, il faut qu'il y ait ici quelqu'un de caché qui lui doive porter des siennes; enfin, toutes ces espérances de bonheur que j'ai eues, ne sont qu'imaginaires, et ne viennent que de mal expliquer les actions de Zaïde. Elle avait raison d'effacer ce mort, que je lui faisais entendre qu'elle pleurait; elle savait bien que celui pour qui coulaient ses larmes vivait encore. Elle avait raison d'avoir tant de colère de voir son bracelet entre mes mains, et tant de joie de l'avoir repris, puisqu'elle l'avait fait pour un autre. Ah! Zaïde, il y a de la cruauté à me laisser prendre de l'espérance, car enfin, vous m'en laissez prendre, et vos beaux yeux ne me la défendent pas. La douleur de Consalve était si vive, qu'il put à peine achever ces paroles. Après qu'Alphonse lui eut laissé le temps de se remettre, il le pria de lui dire comment il avait appris ce qu'il venait de lui raconter et si Zaïde avait trouvé en un moment le moyen de se faire entendre. Consalve lui conta ce qu'il venait de voir du trouble de Zaïde, lorsqu'il l'avait surprise en écrivant, comme il avait trouvé ce bracelet dans le même papier qu'elle avait écrit, et comme elle l'avait retiré de ses mains. - Enfin, Alphonse, ajouta-t-il, on n'est point si troublé pour une lettre indifférente. Zaïde n'a ici aucun commerce, ni aucune affaire; elle ne peut écrire avec tant d'attention, que de ce qui se passe dans son coeur, et ce n'était pas à moi à qui elle l'écrit; ainsi, que voulez-vous que je pense de ce que je viens de voir? - Je veux, repartit Alphonse, que vous ne pensiez pas des choses si peu vraisemblables, et qui vous donnent tant de douleur. Parce que Zaïde rougit lorsque vous la surprenez en écrivant, vous croyez qu'elle écrit à votre rival, et moi je crois qu'elle vous aime assez pour rougir toutes les fois qu'elle sera surprise de vous voir auprès d'elle. Peut-être a-t-elle écrit ce que vous avez vu sans autre dessein que de se divertir. Elle ne vous l'a pas laissé, parce que c'est une chose qui vous aurait été inutile, puisque vous ne pouvez l'entendre, et si elle vous a ôté son bracelet, je vous avoue que je n'en suis point surpris, et qu'encore que je sois persuadé qu'elle vous aime, je la crois assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux à un homme qui lui est entièrement inconnu. Mais je ne vois pas les raisons qui vous persuadent qu'elle les veut envoyer à quelque autre. Nous ne l'avons quasi pas quittée depuis qu'elle est ici, personne ne lui a parlé, ceux même qui lui pourraient parler, ne l'entendent pas, comment voudriez-vous qu'elle eût appris des nouvelles de cet amant qui vous donne tant de jalousie, et qu'elle pût lui faire recevoir des siennes? - Je l'avoue, répondit Consalve, je me tourmente plus que je ne dois, mais l'incertitude où je suis est un état insupportable! Les autres n'ont que des incertitudes médiocres, ils se croient plus ou moins aimés, et moi je passe de l'espérance d'être aimé de Zaïde à la pensée qu'elle en aime un autre, et je ne suis jamais assuré un moment si ce que je vois en elle me doit rendre heureux ou misérable. Alphonse, reprit-il, vous prenez plaisir à me tromper; quoi que vous me puissiez dire, ce n'est qu'à un amant à qui elle écrit, et je me trouverais heureux, si j'avais sur ce que je viens de voir l'incertitude dont je me plains comme du plus grand de tous les maux. Alphonse lui dit encore tant de raisons pour lui persuader que son inquiétude était mal fondée, qu'enfin il le rassura en quelque sorte, et Zaïde qu'ils trouvèrent en allant se promener, acheva de le remettre. Elle les vit de loin, et s'approcha d'eux avec tant de douceur, et avec des regards si obligeants pour Consalve, qu'elle dissipa une partie des cruelles inquiétudes qu'elle lui venait de donner. Le temps qu'il avait marqué à cette belle étrangère pour son départ, et qui était celui que les grands vaisseaux partaient de Tarragone pour l'Afrique, commençait à s'approcher et lui donnait une tristesse mortelle. Il ne pouvait se résoudre à se priver lui-même de Zaïde, et, quelque injustice qu'il trouvât à la retenir, il fallait toute sa raison et toute sa vertu pour l'en empêcher. - Quoi! disait-il à Alphonse, je me priverai pour jamais de Zaïde! Ce sera un adieu sans espérance de retour! Je ne saurai en quel endroit de la terre la chercher! Elle veut aller en Afrique, mais elle n'est pas Africaine, et j'ignore quel lieu du monde l'a vue naÃtre. Je la suivrai, Alphonse, continua-t-il, quoiqu'en la suivant je n'espère plus le plaisir de la voir, quoique je sache que sa vertu et les coutumes de l'Afrique ne me permettront pas de demeurer auprès d'elle, j'irai au moins finir ma triste vie dans les lieux qu'elle habitera, et je trouverai de la douceur à respirer le même air; aussi bien je suis un malheureux qui n'ai plus de patrie; le hasard m'a retenu ici, et l'amour m'en fera sortir. Consalve se confirmait dans cette résolution, quelque peine que prÃt Alphonse de l'en détourner. Il était plus tourmenté que jamais de la peine de ne pouvoir entendre Zaïde et de n'en pouvoir être entendu. Il fit réflexion sur la lettre qu'il lui avait vu écrire, et il lui sembla qu'elle était écrite en caractères grecs; quoiqu'il n'en fût pas bien assuré, l'envie de s'en éclaircir lui donna la pensée d'aller à Tarragone pour trouver quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Il y avait déjà envoyé plusieurs fois chercher des étrangers qui lui pussent servir de truchement, mais comme il ne savait quelle langue parlait Zaïde, on ne savait aussi quels étrangers il allait demander, et, les voyages de tous ceux qu'il y avait envoyés ayant été inutiles, il se résolut d'y aller lui-même. C'était néanmoins une résolution difficile à prendre, car il fallait s'exposer dans une grande ville au hasard d'être connu, et il fallait quitter Zaïde, mais l'envie de pouvoir s'expliquer avec elle le fit passer par-dessus ces raisons. Il tâcha de lui faire entendre qu'il allait chercher un truchement et partit pour aller à Tarragone. Il se déguisa le mieux qu'il lui fut possible, il alla dans les lieux où étaient les étrangers, il en trouva un grand nombre, mais leur langue n'était point celle de Zaïde. Enfin il demanda s'il n'y avait point quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Celui à qui il s'adressa lui répondit en espagnol qu'il était d'une des Ãles de la Grèce. Consalve le pria de parler sa langue; il le fit, et Consalve connut que c'était celle de Zaïde. Par bonheur, les affaires de cet étranger ne le retenaient pas à Tarragone; il voulut bien suivre Consalve, qui lui donna une plus grande récompense qu'il n'aurait osé la lui demander. Ils partirent le lendemain à la pointe du jour; et Consalve s'estimait plus heureux d'avoir un truchement que s'il eût eu la couronne de Léon sur la tête. Pendant que le chemin dura, il commença à s'instruire de la langue grecque; il apprit d'abord je vous aime, et quand il pensa qu'il pourrait le dire à Zaïde, et qu'elle l'entendrait il crut qu'il ne pouvait plus être malheureux. Il arriva de bonne heure à la maison d'Alphonse; il le trouva qui se promenait; il lui fit part de sa joie et lui demanda où était Zaïde. Alphonse lui dit qu'il y avait longtemps qu'elle se promenait du côté de la mer. Il en prit le chemin avec son truchement. Il alla au rocher où elle avait accoutumé d'être, il fut surpris de ne l'y trouver pas; néanmoins il ne s'en étonna point, il la chercha jusques au port, où elle allait quelquefois. Il revint au logis, il retourna dans le bois, sa peine fut inutile, il envoya dans tous les lieux où il s'imagina qu'elle pouvait être, mais, comme on ne la trouva point, il commença à avoir quelque pressentiment de son malheur. La nuit vint sans qu'il pût en apprendre de nouvelles, il était désespéré de l'avoir perdue, il craignait qu'il ne lui fût arrivé quelque accident, il se blâmait de l'avoir quittée, enfin il n'y a point de douleur qui fût comparable à la sienne. Il passa toute la nuit dans la campagne avec des flambeaux, et, n'ayant même plus d'espérance de la revoir, il ne laissait pas de la chercher. Il avait déjà été plusieurs fois aux cabanes des pêcheurs pour savoir si personne ne l'avait vue, et il n'avait pu en apprendre aucune nouvelle. Sur le matin, deux femmes, qui revenaient d'un lieu où elles avaient été coucher le jour d'auparavant, lui apprirent qu'en sortant de leurs cabanes elles avaient vu de loin Zaïde et Félime se promener le long de la mer; que, pendant qu'elles se promenaient, une chaloupe avait abordé la côte; qu'il était descendu des hommes de cette chaloupe; que Zaïde et Félime s'étaient éloignées lorsqu'elles les avaient vus, mais que, ces hommes les ayant appelées, elles étaient revenues sur leurs pas et qu'après avoir parlé longtemps et avoir fait des actions qui témoignaient qu'elles étaient bien aises de les voir, elles étaient montées dans la chaloupe et avaient pris la pleine mer. Alors Consalve regarda Alphonse d'une manière qui exprimait mieux sa douleur que n'auraient pu faire toutes ses paroles. Alphonse ne savait que lui dire pour le consoler. Quand tous ceux qui les environnaient se furent retirés, Consalve rompant le silence - Je perds Zaïde, dit-il, et je la perds dans le moment que je pouvais m'en faire entendre; je la perds, Alphonse, et c'est son amant qui me l'enlève, il est aisé de le juger par le rapport de ces femmes. La fortune ne m'a pas voulu laisser ignorer la seule chose qui me pouvait augmenter la douleur de perdre Zaïde. Je l'ai donc perdue pour jamais, et elle est entre les mains d'un rival, et d'un rival aimé! C'était à lui sans doute qu'elle écrivait cette lettre que je surpris, et c'était pour lui apprendre le lieu où il devait la trouver. C'en est trop! s'écria-t-il tout d'un coup, c'en est trop! Mes maux suffiraient à faire plusieurs misérables. J'avoue que j'y succombe, et qu'après avoir tout abandonné, je ne puis supporter d'être plus tourmenté au milieu d'un désert que je ne l'ai été au milieu de la cour. Oui, Alphonse, ajoutait-il, je suis plus malheureux mille fois par la seule perte de Zaïde que je ne l'ai été par toutes celles que j'ai faites. Est-il possible que je ne puisse espérer de revoir Zaïde! Si je savais au moins si je lui ai plu ou si je lui ai été indifférent, mon malheur ne serait pas si insupportable, et je saurais à quelle sorte de douleur je me dois abandonner. Mais si j'ai plu à Zaïde, puis-je penser à l'oublier et ne dois-je pas passer, ma vie à courir toutes les parties du monde pour la trouver? Que si elle en aime un autre, ne dois-je pas faire tous mes efforts pour ne m'en souvenir jamais? Alphonse, ayez pitié de moi, tâchez de me faire croire que Zaïde m'a aimé, ou, persuadez-moi que je lui suis indifférent. Quoi! reprenait-il, je serais aimé de Zaïde et je ne la verrais jamais! Ce malheur passerait encore celui d'en être haï. Mais non, je ne puis être malheureux si Zaïde m'a aimé. Hélas! je l'allais savoir dans le moment que je l'ai perdue, et, quelque soin qu'elle eût pris de se déguiser, j'aurais démêlé ses sentiments, j'aurais sur la cause de ses larmes, j'aurais su son pays, sa fortune, ses aventures, et je saurais maintenant si je dois la suivre et où je dois la chercher. Alphonse ne savait que répondre à Consalve, par l'impossibilité de se déterminer à ce qu'il lui devait dire pour calmer sa douleur. Enfin, après lui avoir représenté que son esprit n'était pas en état de prendre une résolution et qu'il fallait se servir de sa raison pour supporter son malheur, il l'obligea de retourner chez lui. Sitôt que Consalve fut dans sa chambre, il fit appeler son truchement pour se faire expliquer quelques mots qu'il avait entendu dire à Zaïde et qu'il avait retenus. Le truchement lui en expliqua plusieurs, et entre autres ceux que Zaïde avait souvent dits à Félime en le regardant. Il les expliqua en sorte que Consalve fut assuré qu'il ne s'était pas trompé, lorsqu'il avait cru qu'elle parlait d'une ressemblance, et il ne douta plus alors que ce ne fût un amant de Zaïde à qui il ressemblait. Dans cette pensée, il envoya chercher ces femmes qui avaient vu partir cette belle étrangère, pour savoir d'elles si, parmi ces hommes qui l'avaient emmenée, il n'y avait point quelqu'un qui lui ressemblât. Sa curiosité ne put être satisfaite; ces femmes les avaient vus de trop loin pour remarquer cette ressemblance, et elles lui dirent seulement qu'il y en avait un que Zaïde avait embrassé. Consalve ne put entendre ces paroles sans s'abandonner au désespoir et sans prendre le dessein d'aller chercher Zaïde pour tuer son amant à ses yeux. Alphonse lui représenta qu'il y aurait de l'injustice et de l'impossibilité dans ce dessein; qu'il n'avait point de droit sur Zaïde; qu'elle était engagée avec cet amant devant que de l'avoir vu; que c'était peut-être son mari; qu'il ne savait en quel lieu du monde la chercher; que, quand il l'aurait trouvée, ce serait apparemment dans un pays où ce rival aurait tant d'autorité qu'il ne pourrait exécuter ce que la colère lui conseillait d'entreprendre. - Que voulez-vous donc que je devienne? répliqua Consalve; et croyez-vous qu'il me soit possible de demeurer en l'état où je suis! - Je voudrais, dit Alphonse, que vous supportassiez ce malheur, qui ne regarde que l'amour, comme vous avez déjà supporté ceux qui regardaient et l'amour et la fortune. - C'est pour avoir trop souffert que je ne puis plus souffrir, répondit Consalve, je veux aller chercher Zaïde, la revoir, savoir d'elle qu'elle en aime un autre et mourir à ses pieds. Mais non, reprit-il, je serais digne de mon malheur si j'allais chercher Zaïde après la manière dont elle m'a quittée. Le respect et l'adoration que j'ai eus pour elle, l'engageaient à me faire dire au moins qu'elle s'en allait. La seule reconnaissance l'y devait obliger, et, puisqu'elle ne l'a pas fait, il faut qu'elle joigne le mépris à l'indifférence. Je me suis trop flatté quand j'ai pu m'imaginer qu'elle ne me haïssait pas, je ne dois jamais penser à la suivre ni à la chercher. Non, Zaïde, je ne vous suivrai point. Alphonse, je me rends à vos raisons et je vois bien que je ne dois prétendre qu'à finir, le plus tôt que je pourrai, le reste d'une misérable vie. Consalve parut déterminé à cette résolution et son esprit en fut plus calme. Il était néanmoins dans une tristesse qui faisait pitié; il passait les journées entières dans les lieux où il avait vu Zaïde, et il semblait l'y chercher encore. Il garda son truchement pour apprendre la langue grecque, et, quoiqu'il fût persuadé qu'il ne verrait jamais Zaïde, il trouvait quelque douceur à s'assurer au moins qu'il la pourrait entendre s'il la revoyait. Il apprit en peu de temps ce que les autres n'apprennent qu'en plusieurs années. Mais, lorsqu'il n'eut plus cette occupation, qui avait quelque rapport avec Zaïde, il se trouva encore plus affligé qu'auparavant. Il faisait souvent réflexion sur la cruauté de sa destinée qui, après l'avoir accablé à Léon de tant de malheurs, lui en faisait encore éprouver un incomparablement plus sensible, en le privant d'une personne qui seule lui était plus chère que la fortune, l'ami et la maÃtresse qu'il avait perdus. En faisant cette triste différence de ses malheurs passés à son malheur présent, il se souvint de la promesse qu'il avait faite à don Olmond de lui donner de ses nouvelles, et, quelque peine qu'il eût à penser à autre chose qu'à Zaïde, il jugea qu'il devait cette marque de reconnaissance à un homme qui lui avait témoigné tant d'amitié. Il ne voulut pas lui apprendre précisément le lieu où il était, il lui manda seulement qu'il le priait de lui écrire à Tarragone; que sa retraite n'en était pas éloignée; qu'il s'y trouvait sans ambition; qu'il n'avait plus de ressentiment contre don Garcie, de haine pour don Ramire, ni d'amour pour Nugna Bella; que cependant il était encore plus malheureux que lorsqu'il partit de Léon. Alphonse était sensiblement touché de l'état où il voyait Consalve; il ne l'abandonnait point et tâchait, autant qu'il lui était possible, de diminuer son affliction. Vous avez perdu Zaïde, lui disait-il un jour, mais vous n'avez pas contribué à la perdre, et, quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur que votre destinée vous laisse ignorer. Etre la cause de son infortune est ce malheur qui vous est inconnu et c'est celui qui fera éternellement mon supplice. Si vous trouvez quelque consolation, continua-t-il, d'apprendre, par mon exemple, que vous pourriez être plus infortuné que vous ne l'êtes, je veux bien vous raconter les accidents de ma vie, quelque douleur que me puisse donner un si triste souvenir. Consalve ne put s'empêcher de lui laisser voir tant de désir de savoir ce qui l'avait obligé à se confiner dans un désert qu'Alphonse, pour satisfaire sa curiosité, et pour lui faire connaÃtre qu'il était plus malheureux que lui, commença ainsi l'histoire de ses déplaisirs Histoire d'Alphonse et de Bélasire Vous savez, seigneur, que je m'appelle Alphonse Ximénès et que ma maison a quelque lustre dans l'Espagne pour être descendue des premiers rois de Navarre. Comme je n'ai dessein que de vous conter l'histoire de mes derniers malheurs, je ne vous ferai pas celle de toute ma vie; il y a néanmoins des choses assez remarquables, mais comme, jusques au temps dont je vous veux parler, je n'avais été malheureux que par la faute des autres, et non pas par la mienne, je ne vous en dirai rien, et vous saurez seulement que j'avais éprouvé tout ce que l'infidélité et l'inconstance des femmes peuvent faire souffrir de plus douloureux. Aussi étais-je très éloigné d'en vouloir aimer aucune. Les attachements me paraissaient des supplices, et, quoi qu'il y eût plusieurs belles personnes dans la cour dont je pouvais être aimé, je n'avais pour elles que les sentiments de respect qui sont dus à leur sexe. Mon père, qui vivait encore, souhaitait de me marier, par cette chimère si ordinaire à tous les hommes de vouloir conserver leur nom. Je n'avais pas de répugnance au mariage, mais la connaissance que j'avais des femmes, m'avait fait prendre la résolution de n'en épouser jamais de belles, et, après avoir tant souffert par la jalousie, je ne voulais pas me mettre au hasard d'avoir tout ensemble celle d'un amant et celle d'un mari. J'étais dans ces dispositions, lorsqu'un jour mon père me dit que Bélasire, fille du comte de Guévarre, était arrivée à la cour, que c'était un parti considérable, et par son bien, et par sa naissance, et qu'il eût fort souhaité de l'avoir pour belle-fille. Je lui répondis qu'il faisait un souhait inutile, que j'avais déjà ouï parler de Bélasire, et que je savais que personne n'avait encore pu lui plaire, que je savais aussi qu'elle était belle et que c'était assez pour m'ôter la pensée de l'épouser. Il me demanda si je l'avais vue; je lui répondis que toutes les fois qu'elle était venue à la cour, je m'étais trouvé à l'armée et que je ne la connaissais que de réputation. Voyez-la, je vous en prie, répliqua-t-il, et, si j'étais aussi assuré que vous lui pussiez plaire que je suis persuadé qu'elle vous fera changer de résolution de n'épouser jamais une belle femme, je ne douterais pas de votre mariage. Quelques jours après, je. trouvai Bélasire chez la reine; je demandai son nom, me doutant bien que c'était elle, et elle me demanda le mien, croyant bien aussi que j'étais Alphonse. Nous devinâmes l'un et l'autre ce que nous avions demandé, nous nous le dÃmes et nous parlâmes ensemble avec un air plus libre qu'apparemment nous ne le devions avoir dans une première conversation. Je trouvai la personne de Bélasire très charmante, et son esprit beaucoup au-dessus de ce que j'en avais pensé. Je lui dis que j'avais de la honte de ne la connaÃtre pas encore; que néanmoins je serais bien aise de ne la pas connaÃtre davantage; que je n'ignorais pas combien il était inutile de songer à lui plaire, et combien il était difficile de se garantir de le désirer. J'ajoutai que, quelque difficulté qu'il y eût à toucher son coeur, je ne pourrais m'empêcher d'en former le dessein, si elle cessait d'être belle, mais que, tant qu'elle serait comme je la voyais, je n'y penserais de ma vie, que je la suppliais même de m'assurer qu'il était impossible de se faire aimer d'elle, de peur qu'une fausse espérance ne me fit changer la résolution que j'avais prise de ne m'attacher jamais à une belle femme. Cette conversation, qui avait quelque chose d'extraordinaire, plut à Bélasire; elle parla de moi assez favorablement, et je parlai d'elle comme d'une personne en qui je trouvais un mérite et un agrément au-dessus des autres femmes. Je m'enquis, avec plus de soin que je n'avais fait, qui étaient ceux qui s'étaient attachés à elle. On me dit que le comte de Lare l'avait passionnément aimée, que cette passion avait duré longtemps, qu'il avait été tué à l'armée et qu'il s'était précipité dans le péril après avoir perdu l'espérance de l'épouser. On me dit aussi que plusieurs autres personnes avaient essayé de lui plaire, mais inutilement, et que l'on n'y pensait plus parce qu'on croyait impossible d'y réussir. Cette impossibilité dont on me parlait me fit imaginer quelque plaisir à la surmonter. Je n'en fis pas néanmoins le dessein, mais je vis Bélasire le plus souvent qu'il me fut possible, et comme la cour de Navarre n'est pas si austère que celle de Léon, je trouvais aisément les occasions de la voir Il n'y avait pourtant rien de sérieux entre elle et moi; je lui parlait en riant de l'éloignement où nous étions l'un pour l'autre et de la joie que j'aurais, qu'elle changeât de visage et de sentiments. Il me parut que ma conversation ne lui déplaisait pas et que mon esprit lui plaisait, parce qu'elle trouvait que je connaissais tout le sien. Comme elle avait même pour moi une confiance qui me donnait une entière liberté de lui parler, je la priai de me dire les raisons qu'elle avait eues de refuser si opiniâtrement ceux qui s'étaient attachés à lui plaire. Je vais vous répondre sincèrement, me dit-elle. Je suis née avec aversion pour le mariage, les liens m'en ont toujours paru très rudes, et j'ai cru qu'il n'y avait qu'une passion qui pût assez aveugler pour faire passer par-dessus toutes les raisons qui s'opposent à cet engagement. Vous ne voulez pas vous marier par amour, ajouta-t-elle, et moi je ne comprends pas qu'on puisse se marier sans amour et sans une amour violente, et, bien loin d'avoir eu de la passion, je n'ai même jamais eu d'inclination pour personne; ainsi, Alphonse, si je ne me suis point mariée, c'est parce que je n'ai rien aimé. - Quoi! madame, lui répondis-je, personne ne vous a plu? Votre coeur n'a jamais reçu d'impression? Il n'a jamais été troublé au nom et à la vue de ceux qui vous adoraient? - Non, me dit-elle, je ne connais aucun des sentiments de l'amour. - Quoi! pas même la jalousie? lui dis-je. - Non, pas même la jalousie, me répliqua-t-elle. - Ah! si cela est, madame, lui répondis-je, je suis persuadé que vous n'avez jamais eu d'inclination pour personne. - Il est vrai, reprit-elle, personne ne m'a jamais plu, et je n'ai pas même trouvé d'esprit qui me fût agréable, et qui eût du rapport avec le mien. Je ne sais quel effet me firent les paroles de Bélasire, je ne sais si j'en étais déjà amoureux sans le savoir, mais l'idée d'un coeur fait comme le sien, qui n'eût jamais reçu d'impression, me parut une chose si admirable et si nouvelle que je fus frappé dans ce moment du désir de lui plaire et d'avoir la gloire de toucher ce coeur que tout le monde croyait insensible. Je ne fus plus cet homme qui avait commencé à parler sans dessein, je repassai dans mon esprit tout ce qu'elle me venait de dire. Je crus que, lorsqu'elle m'avait dit qu'elle n'avait trouvé personne qui lui eût plu, j'avais vu dans ses yeux qu'elle m'en avait excepté; enfin j'eus assez d'espérance pour achever de me donner de l'amour et, dès ce moment, je devins plus amoureux de Bélasire que je ne l'avais jamais été d'aucune autre. Je ne vous redirai point comme j'osai lui déclarer que je l'aimais; j'avais commencé à lui parler par une espèce de raillerie, il était difficile de lui parler sérieusement, mais aussi cette raillerie me donna bientôt lieu de lui dire des choses que je n'aurais osé lui dire de longtemps. Ainsi j'aimai Bélasire et je fus assez heureux pour toucher son inclination, mais je ne le fus pas assez pour lui persuader mon amour. Elle avait une défiance naturelle de tous les hommes; quoiqu'elle m'estimât beaucoup plus que tous ceux qu'elle avait vus, et par conséquent plus que je ne méritais, elle n'ajoutait pas de foi à mes paroles. Elle eut néanmoins un procédé avec moi tout différent de celui des autres femmes, et j'y trouvai quelque chose de si noble et de si sincère que j'en fus surpris. Elle ne demeura pas longtemps sans m'avouer l'inclination qu'elle avait pour moi, elle m'apprit ensuite le progrès que je faisais dans son coeur, mais, comme elle ne me cachait point ce qui m'était avantageux, elle m'apprenait aussi ce qui ne m'était pas favorable. Elle me dit qu'elle ne croyait pas que je l'aimasse véritablement et que tant qu'elle ne serait pas mieux persuadée de mon amour, elle ne consentirait jamais à m'épouser. Je ne vous saurais exprimer la joie que je trouvais à toucher ce coeur qui n'avait jamais été touché, et à voir l'embarras et le trouble qu'y apportait une passion qui lui était inconnue. Quel charme c'était pour moi de connaÃtre l'étonnement qu'avait Bélasire de n'être plus maÃtresse d'elle-même et de se trouver des sentiments sur quoi elle n'avait point de pouvoir! Je goûtai des délices dans ces commencements que je n'avais pas imaginées, et, qui n'a point senti le plaisir de donner une violente passion à une personne qui n'en a jamais eu, même de médiocre, peut dire qu'il ignore les véritables plaisirs de l'amour. Si j'eus de sensibles joies par la connaissance de l'inclination que Bélasire avait pour moi, j'eus aussi de cruels chagrins par le doute où elle était de ma passion et par l'impossibilité qui me paraissait à l'en persuader. Lorsque cette pensée me donnait de l'inquiétude, je rappelais les sentiments que j'avais eus sur le mariage, je trouvais que j'allais tomber dans les malheurs que j'avais tant appréhendés, je pensais que j'aurais la douleur de ne pouvoir assurer Bélasire de l'amour que j'avais pour elle; ou que, si je l'en assurais et qu'elle m'aimât véritablement, je serais exposé au malheur de cesser d'être aimé. Je me disais que le mariage diminuerait l'attachement quelle avait pour moi, qu'elle ne m'aimerait plus que par devoir, qu'elle en aimerait peut-être quelque autre; enfin je me représentais tellement l'horreur d'en être jaloux que, quelque estime et quelque passion que j'eusse pour elle, je me résolvais quasi d'abandonner l'entreprise que j'avais faite, et je préférais le malheur de vivre sans Bélasire à celui de vivre avec elle sans en être aimé. Bélasire avait à peu près des incertitudes pareilles aux miennes, elle ne me cachait point ses sentiments non plus que je ne lui cachais pas les miens. Nous parlions des raisons que nous avions de ne nous point engager, nous résolûmes plusieurs fois de rompre notre attachement, nous nous dÃmes adieu dans la pensée d'exécuter nos résolutions, mais nos adieux étaient si tendres et notre inclination si forte, qu'aussitôt que nous nous étions quittés nous ne pensions plus qu'à nous revoir. Enfin, après bien des irrésolutions de part et d'autre, je surmontai les doutes de Bélasire, elle rassura tous les miens, elle me promit qu'elle consentirait à notre mariage sitôt que ceux dont nous dépendions auraient réglé ce qui était nécessaire pour l'achever. Son père fut obligé de partir devant que de le pouvoir conclure; le roi l'envoya sur la frontière signer un traité avec les Maures et nous fûmes contraints d'attendre son retour. J'étais cependant le plus heureux homme du monde, je n'étais occupé que de l'amour que j'avais pour Bélasire, j'en étais passionnément aimé, je l'estimais plus que toutes les femmes du monde, et je me croyais sur le point de la posséder. Je la voyais avec toute la liberté que devait avoir un homme qui l'allait bientôt épouser. Un jour, mon malheur fit que je la priai de me dire tout ce que ses amants avaient fait pour elle. Je prenais plaisir à voir la différence du procédé qu'elle avait eu avec eux d'avec celui qu'elle avait avec moi. Elle me nomma tous ceux que l'avaient aimée; elle me conta tout ce qu'ils avaient fait pour lui plaire; elle me dit que ceux qui avaient eu plus de persévérance, étaient ceux dont elle avait eu plus d'éloignement, et que le comte de Lare, qui l'avait aimée jusques à sa mort, ne lui avait jamais plu. Je ne sais pourquoi, après ce qu'elle me disait, j'eus plus de curiosité pour ce qui regardait le comte de Lare que pour les autres. Cette longue persévérance me frappa l'esprit je la priai de me redire encore tout ce qui s'était passé entre eux; elle le fit, et, quoiqu'elle ne me dÃt rien qui me dût déplaire, je fus touché d'une espèce de jalousie. Je trouvai que, si elle ne lui avait témoigné de l'inclination, qu'au moins lui avait-elle témoigné beaucoup d'estime. Le soupçon m'entra dans l'esprit qu'elle ne me disait pas tous les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Je ne voulus point lui témoigner ce que je pensais; je me retirai chez moi plus chagrin que de coutume; je dormis peu, et je n'eus point de repos que je ne la visse le lendemain et que je ne lui fisse encore raconter tout ce qu'elle m'avait dit le jour précédent. Il était impossible qu'elle m'eût comté d'abord toutes les circonstances d'une passion qui avait duré plusieurs années, elle me dit des choses qu'elle ne m'avait point encore dites, je crus qu'elle avait eu dessein de me les cacher. Je lui fis mille questions, et je lui demandai à genoux de me répondre avec sincérité. Mais quand ce qu'elle me répondait, était comme je le pouvais désirer, je croyais qu'elle ne me parlait ainsi que pour me plaire; si elle me disait des choses un peu avantageuses pour le comte de Lare, je croyais qu'elle m'en cachait bien davantage; enfin la jalousie, avec toutes les horreurs dont on la représente, se saisit de mon esprit. Je ne lui donnais plus de repos, je ne pouvais plus lui témoigner ni passion ni tendresse, j'étais incapable de lui parler que du comte de Lare, j'étais pourtant au désespoir de l'en faire souvenir et de remettre dans sa mémoire tout ce qu'il avait fait pour elle. Je résolvais de ne lui en plus parler, mais je trouvais toujours que j'avais oublié de me faire expliquer quelque circonstance et, sitôt que j'avais commencé ce discours, c'était pour moi un labyrinthe; je n'en sortais plus, et j'étais également désespéré de lui parler du comte de Lare ou de ne lui en parler pas. Je passais les nuits entières sans dormir; Bélasire ne me paraissait plus la même personne. Quoi! disais-je c'est ce qui a fait le charme de ma passion que de croire que Bélasire n'a jamais rien aimé, et qu'elle n'a jamais eu d'inclination pour personne; cependant, par tout ce qu'elle me dit elle-même, il faut qu'elle n'ait pas eu d'aversion pour le comte de Lare. Elle lui a témoigné trop d'estime, et elle l'a traité avec trop de civilité; si elle ne l'avait point aimé, elle l'aurait haï par la longue persécution qu'il lui a faite et qu'il lui a fait faire par ses parents. Non, disais-je, Bélasire, vous m'avez trompé, vous n'étiez point telle que je vous ai crue; c'était comme une personne qui n'avait jamais rien aimé, que je vous ai adorée, c'était le fondement de ma passion, je ne le trouve plus, il est juste que je reprenne tout l'amour que j'ai eu pour vous. Mais, si elle me dit vrai, reprenais-je, quelle injustice ne lui fais-je point! Et quel mal ne me fais-je point à moi-même de m'ôter tout le plaisir que je trouvais à être aimé d'elle! Dans ces sentiments, je prenais la résolution de parler encore une fois à Bélasire; il me semblait que je lui dirais mieux que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je m'éclaircirais avec elle d'une manière qui ne me laisserait plus de soupçon. Je faisais ce que j'avais résolu; je lui parlais, mais ce n'était pas pour la dernière fois; et, le lendemain, je reprenais le même discours avec plus de chaleur que le jour précédent. Enfin Bélasire, qui avait eu jusques alors une patience et une douceur admirables, qui avait souffert tous mes soupçons et qui avait travaillé à me les ôter, commença à se lasser de la continuation d'une jalousie si violente et si mal fondée. - Alphonse, me dit-elle un jour, je vois bien que le caprice que vous avez dans l'esprit va détruire la passion que vous aviez pour moi, mais il faut que vous sachiez aussi qu'elle détruira infailliblement celle que j'ai pour vous. Considérez, je vous en conjure, sur quoi vous me tourmentez et sur quoi vous vous tourmentez vous-même, sur un homme mort, que vous ne sauriez croire que j'aie aimé puisque je ne l'ai pas épousé, car, si je l'avais aimé, mes parents voulaient notre mariage, et rien ne s'y opposait. - Il est vrai, madame, lui répondis-je, je suis jaloux d'un mort et c'est ce qui me désespère. Si le comte de Lare était vivant, je jugerais par la manière dont vous seriez ensemble, de celle dont vous y auriez été, et ce que vous faites pour moi me convaincrait que vous ne l'aimeriez pas. J'aurais le plaisir en vous épousant de lui ôter l'espérance que vous lui aviez donnée, quoi que vous me puissiez dire, mais il est mort, et il est peut-être mort persuadé que vous l'auriez aimé, s'il avait vécu. Ah! madame, je ne saurais être heureux toutes les fois que je penserais qu'un autre que moi a pu se flatter d'être aimé de vous. - Mais, Alphonse, me dit-elle encore, si je l'avais aimé, pourquoi ne l'aurais-je pas épousé? - Parce que vous ne l'avez pas assez aimé, madame, lui répliquai-je, et que la répugnance que vous aviez au mariage ne pouvait être surmontée par une inclination médiocre. Je sais bien que vous m'aimez davantage que vous n'avez aimé le comte de Lare, mais, pour peu que vous l'ayez aimé, tout mon bonheur est détruit, je ne suis plus le seul homme qui vous ait plu, je ne suis plus le premier qui vous ait fait connaÃtre l'amour, votre coeur a été touché par d'autres sentiments que ceux que je lui ai donnés. Enfin, madame, ce n'est plus ce qui m'avait rendu le plus heureux homme du monde, et vous ne me paraissez plus du même prix dont je vous ai trouvée d'abord. - Mais, Alphonse, me dit-elle, comment avez-vous pu vivre en repos avec celles que vous avez aimées? Je voudrais bien savoir si vous avez trouvé en elles un coeur qui n'eût jamais senti de passion. - Je ne l'y cherchais pas, madame, lui répliquai-je, je ne n'avais pas espéré de l'y trouver, je ne les avais point regardées comme des personnes incapables d'en aimer d'autres que moi, je m'étais contenté de croire qu'elles m'aimaient beaucoup plus que tout ce qu'elles avaient aimé, mais, pour vous, madame, ce n'est pas de même; je vous ai toujours regardée comme une personne au-dessus de l'amour et qui ne l'aurait jamais connu sans moi. Je me suis trouvé heureux et glorieux tout ensemble d'avoir pu faire une conquête si extraordinaire. Par pitié, ne me laissez plus dans l'incertitude où je suis; si vous m'avez caché quelque chose sur le comte de Lare, avouez-le-moi; le mérite de l'aveu et votre sincérité me consoleront peut-être de ce que vous m'avouerez; éclaircissez mes soupçons, et ne me laissez pas vous donner un plus grand prix que je ne dois, ou moindre que vous ne méritez. - Si vous n'aviez point perdu la raison, me dit Bélasire, vous verriez bien que, puisque je ne vous ai pas persuadé, je ne vous persuaderai pas, mais si je pouvais ajouter quelque chose à ce que je vous ai déjà dit, ce serait qu'une marque infaillible que je n'ai pas eu d'inclination pour le comte de Lare, est de vous en assurer comme je fais. Si je l'avais aimé, il n'y aurait rien qui pût me le faire désavouer, je croirais faire un crime de renoncer à des sentiments que j'aurais eus pour un homme mort qui les aurait mérités. Ainsi, Alphonse, soyez assuré que je n'en ai point eu qui vous puisse déplaire. Persuadez-le-moi donc, madame, m'écriai-je, dites-le moi mille fois de suite, écrivez-le-moi, enfin redonnez-moi le plaisir de vous aimer comme je faisais, et surtout pardonnez-moi le tourment que je vous donne. Je me fais plus de mal qu'à vous et, si l'état où je suis se pouvait racheter, je le rachèterais par la perte de ma vie. Ces dernières paroles firent de l'impression sur Bélasire; elle vit bien qu'en effet je n'étais pas le maÃtre de mes sentiments; elle me promit d'écrire tout ce qu'elle avait pensé et tout ce qu'elle avait fait pour le comte de Lare, et, quoique ce fussent des choses qu'elle m'avait déjà dites mille fois, j'eus du plaisir de m'imaginer que je les verrais écrites de sa main. Le jour suivant elle m'envoya ce qu'elle m'avait promis, j'y trouvai une narration fort exacte de ce que le comte de Lare avait fait pour lui plaire, et de tout ce qu'elle avait fait pour le guérir de sa passion, avec toutes les raisons qui pouvaient me persuader que ce qu'elle me disait était véritable. Cette narration était faite d'une manière qui devait me guérir de tous mes caprices, mais elle fit un effet contraire. Je commençai par être en colère contre moi-même d'avoir obligé Bélasire à employer tant de temps à penser au comte de Lare. Les endroits de son récit où elle entrait dans le détail, m'étaient insupportables; je trouvais qu'elle avait bien de la mémoire pour les actions d'un homme qui lui avait été indifférent. Ceux qu'elle avait passés légèrement, me persuadaient qu'il y avait des choses qu'elle ne m'avait osé dire; enfin je fis du poison du tout, et je vins voir Bélasire plus désespéré et plus en colère que je ne l'avais jamais été. Elle, qui savait combien j'avais sujet d'être satisfait, fut offensée de me voir si injuste, elle me le fit connaÃtre avec plus de force qu'elle ne l'avait encore fait. Je m'excusai le mieux que je pus, tout en colère que j'étais. Je voyais bien que j'avais tort, mais il ne dépendait pas de moi d'être raisonnable. Je lui dis que ma grande délicatesse sur les sentiments qu'elle avait eus pour le comte de Lare, était une marque de la passion et de l'estime que j'avais pour elle, et que ce n'était que par le prix infini que je donnais à son coeur que je craignais si fort qu'un autre n'en eût touché la moindre partie; enfin je dis tout ce que je pus m'imaginer pour rendre ma jalousie plus excusable. Bélasire n'approuva point mes raisons, elle me dit que de légers chagrins pouvaient être produits par ce que je lui venais de dire, mais qu'un caprice si long ne pouvait venir du défaut et du dérèglement de mon humeur, que je lui faisais peur pour la suite de sa vie et que, si je continuais, elle serait obligée de changer de sentiments. Ces menaces me firent trembler, je me jetai à ses genoux, je l'assurai que je ne lui parlerai plus de mon chagrin, et je crus moi-même en pouvoir être le maÃtre, mais ce ne fut que pour quelques jours. Je recommençai bientôt à la tourmenter, je lui redemandai souvent pardon, mais souvent aussi je lui fis voir que je croyais toujours qu'elle avait aimé le comte de Lare, et que cette pensée me rendrait éternellement malheureux. Il y avait déjà longtemps que j'avais fait une amitié particulière avec un homme de qualité appelé don Manrique. C'était un des hommes du monde qui avaient le plus de mérite et d'agrément. La liaison qui était entre nous, en avait fait une très grande entre Bélasire et lui, leur amitié ne m'avait jamais déplu; au contraire, j'avais pris plaisir à l'augmenter. Il s'était aperçu plusieurs fois du chagrin que j'avais depuis quelque temps. Quoique je n'eusse rien de caché pour lui, la honte de mon caprice m'avait empêché de le lui avouer. Il vint chez Bélasire un jour que j'étais encore plus déraisonnable que je n'avais accoutumé et qu'elle était aussi plus lasse qu'à l'ordinaire de ma jalousie. Don Manrique connut, à l'altération de nos visages, que nous avions quelque démêlé. J'avais toujours prié Bélasire de ne lui point parler de ma faiblesse; je lui fis encore la même prière quand il entra, mais elle voulut m'en faire honte, et; sans me donner le loisir de m'y opposer, elle dit à don Manrique ce qui faisait mon chagrin. Il en parut si étonné, il le trouva si mal fondé, et il m'en fit tant de reproches qu'il acheva de troubler ma raison. Jugez, seigneur, si elle fut troublée et quelle disposition j'avais à la jalousie! Il me parut que, de la manière dont m'avait condamné don Manrique, il fallait qu'il fût prévenu pour Bélasire. Je voyais bien que je passais les bornes de la raison, mais je ne croyais pas aussi qu'on me dût condamner entièrement, à moins que d'être amoureux de Bélasire. Je m'imaginai alors que don Manrique l'était il y avait déjà longtemps, et que je lui paraissais si heureux d'en être aimé, qu'il ne trouvait pas que je me dusse plaindre, quand elle en aurait aimé un autre. Je crus même que Bélasire s'était bien aperçue que don Manrique avait pour elle plus que de l'amitié; je pensai qu'elle était bien aise d'être aimée, comme le sont d'ordinaire toutes les femmes, et, sans la soupçonner de me faire une infidélité, je fus jaloux de l'amitié qu'elle avait pour un homme qu'elle croyait son amant. Bélasire et don Manrique, qui me voyaient si troublé et si agité, étaient bien éloignés de juger ce qui causait le désordre de mon esprit. Ils tâchèrent de me remettre par toutes les raisons dont ils pouvaient s'aviser, mais tout ce qu'ils me disaient, achevait de me troubler et de m'aigrir. Je les quittai et, quand je fus seul, je me représentai le nouveau malheur que je croyais avoir infiniment au-dessus de celui que j'avais eu Je connus alors que j'avais été déraisonnable de craindre un homme qui ne me pouvait plus faire de mal. Je trouvai que don Manrique m'était redoutable en toutes façons, il était aimable, Bélasire avait beaucoup d'estime et d'amitié pour lui, elle était accoutumée à le voir; elle était lasse de mes chagrins et de mes caprices, il me semblait qu'elle cherchait à s'en consoler avec lui et qu'insensiblement elle lui donnerait la place que j'occupais dans son coeur. Enfin je fus plus jaloux de don Manrique que je ne l'avais été du comte de Lare. Je savais bien qu'il était amoureux d'une autre personne, il y avait longtemps, mais cette personne était si inférieure en toutes choses à Bélasire que cet amour ne me rassurait pas. Comme ma destinée voulait que je ne pusse m'abandonner entièrement à mon caprice et qu'il me restât toujours assez de raison pour me laisser dans l'incertitude, je ne fus pas si injuste que de croire que don Manrique travaillât à m'ôter Bélasire. Je m'imaginai qu'il en était devenu amoureux sans s'en être aperçu et sans le vouloir; je pensai qu'il essayait de combattre sa passion à cause de notre amitié et, qu'encore qu'il n'en dit rien à Bélasire, il lui laissait voir qu'il l'aimait sans espérance. Il me parut que je n'avais pas sujet de me plaindre de don Manrique, puisque je croyais que ma considération l'avait empêché de se déclarer. Enfin je trouvai que, comme j'avais été jaloux d'un homme mort, sans savoir si je le devais être, j'étais jaloux de mon ami, et que je le croyais mon rival sans croire avoir sujet de le haïr. Il serait inutile de vous dire ce que des sentiments aussi extraordinaires que les miens me firent souffrir et il est aisé de se l'imaginer. Lorsque je vis don Manrique, je lui fis des excuses de lui avoir caché mon chagrin sur le sujet du comte de Lare, mais je ne lui dis rien de ma nouvelle jalousie. Je n'en dis rien aussi, à Bélasire, de peur que la connaissance qu'elle en aurait, n'achevât de l'éloigner de moi. Comme j'étais toujours persuadé qu'elle m'aimait beaucoup, je croyais que, si je pouvais obtenir de moi-même de ne. lui plus paraÃtre déraisonnable, elle ne m'abandonnerait pas pour don Manrique. Ainsi l'intérêt même de ma jalousie m'obligeait à la cacher. Je demandai encore pardon à Bélasire, et je l'assurai que la raison m'était entièrement revenue. Elle fut bien aise de me voir dans ces sentiments, quoiqu'elle pénétrât aisément, par la grande connaissance qu'elle avait de mon humeur, que je n'étais pas si tranquille que je le voulais paraÃtre. Don Manrique continua de la voir comme il avait accoutumé, et même, davantage, à cause de la confidence où ils étaient ensemble de ma jalousie. Comme Bélasire avait vu que j'avais été offensé qu'elle lui en eût parlé, elle ne lui en parlait plus en ma présence, mais, quand elle s'apercevait que j'étais chagrin, elle s'en plaignait avec lui et le priait de lui aider à me guérir. Mon malheur voulut que je m'aperçusse deux ou trois fois qu'elle avait cessé de parler à don Manrique lorsque j'étais entré. Jugez ce qu'une pareille chose pouvait produire dans un esprit aussi jaloux que le mien! Néanmoins je voyais tant de tendresse pour moi dans le coeur de Bélasire, et il me paraissait qu'elle avait tant de joie, lorsqu'elle me voyait l'esprit en repos, que je ne pouvais croire qu'elle aimât assez don Manrique pour être en intelligence avec lui. Je ne pouvais croire aussi que don Manrique, qui ne songeait qu'à empêcher que je ne me brouillasse avec elle, songeât à s'en faire aimer. Je ne pouvais donc démêler quels sentiments il avait pour elle, ni quels étaient ceux qu'elle avait pour lui. Je ne savais même très souvent quels étaient les miens; enfin j'étais dans le plus misérable état où un homme ait jamais été. Un jour que j'étais entré, qu'elle parlait bas à don Manrique, il me parut qu'elle ne s'était pas souciée que je visse qu'elle lui parlait. Je me souvins alors qu'elle m'avait dit plusieurs fois, pendant que je la persécutais sur le sujet du comte de Lare, qu'elle me donnerait de la jalousie d'un homme vivant pour me guérir de celle que j'avais d'un homme mort. Je crus que c'était pour exécuter cette menace qu'elle traitait si bien don Manrique et qu'elle me laissait voir qu'elle avait des secrets avec lui. Cette pensée diminua le trouble où j'étais. Je fus encore quelques jours sans lui en rien dire, mais enfin je me résolus de lui en parler. - J'allai la trouver dans cette intention et, me jetant à genoux devant elle - Je veux bien vous avouer, madame, lui dis-je, que le dessein que vous avez eu de me tourmenter a réussi. Vous m'avez donné toute l'inquiétude que vous pouviez souhaiter, et vous m'avez fait sentir, comme vous me l'aviez promis tant de fois, que la jalousie qu'on a des vivants, est plus cruelle que celle qu'on peut avoir des morts. Je méritais d'être puni de ma folie, mais je ne le suis que trop, et, si vous saviez ce que j'ai souffert des choses mêmes que j'ai cru que vous faisiez à dessein, vous verriez bien que vous me rendrez aisément malheureux quand vous le voudrez. - Que voulez-vous dire, Alphonse? me repartit-elle, vous croyez que j'ai pensé à vous donner de la jalousie, et ne savez-vous pas que j'ai été trop affligée de celle que vous avez eue malgré moi pour avoir envie de vous en donner? - Ah! madame, lui dis-je, ne continuez pas davantage à me donner de l'inquiétude; encore une fois, j'ai assez souffert et, quoique j'aie bien vu que la manière dont vous vivez avec don Manrique, n'était que pour exécuter les menaces que vous m'aviez faites, je n'ai pas laissé d'en avoir une douleur mortelle. - Vous avez perdu la raison. Alphonse, répliqua Bélasire, ou vous voulez me tourmenter à dessein, comme vous dites que je vous tourmente. Vous ne me persuaderez pas que vous puissiez croire que j'aie pensé à vous donner de la jalousie, et vous ne me persuaderez pas aussi que vous en ayez pu prendre. Je voudrais, ajouta-t-elle en me regardant, qu'après avoir été jaloux d'un homme mort que je n'ai pas aimé, vous le fussiez d'un homme vivant qui ne m'aime pas. - Quoi! madame, lui répondis-je, vous n'avez pas eu l'intention de me rendre jaloux de don Manrique? Vous suivez simplement votre inclination en le traitant comme vous faites? Ce n'est pas pour me donner du soupçon que vous avez cessé de lui parler bas ou que vous avez changé de discours, quand je me suis approché de vous? Ah! madame, si cela est, je suis bien plus malheureux que je ne pense et je suis même le plus malheureux homme du monde. Vous n'êtes pas le plus malheureux homme du monde, reprit Bélasire, mais vous êtes le plus déraisonnable, et, si je suivais ma raison, je romprais avec vous et je ne vous verrais de ma vie. - Mais est-il possible, Alphonse, ajouta-t-elle, que vous soyez jaloux de don Manrique? - Et comment ne le serais-je pas, madame, lui dis-je, quand je vois que vous avez avec lui une intelligence que vous me cachez? - Je vous la cache, me répondit-elle, parce que vous vous offensâtes, lorsque je lui parlai de votre bizarrerie, et que je n'ai pas voulu que vous vissiez que je lui parlais encore de vos chagrins et de la peine que j'en souffre. - Quoi! madame, repris-je, vous vous plaignez de mon humeur à mon rival et vous trouverez que j'ai tort d'être jaloux? - Je m'en plains à votre ami, répliqua-t-elle, mais non pas à votre rival. - Don Manrique est mon rival, repartis-je, et je ne crois pas que vous puissiez vous défendre de l'avouer. - Et moi, dit-elle, je ne crois pas que vous m'osiez dire qu'il le soit, sachant, comme vous faites, qu'il passe des jours entiers à ne me parler que de vous. - Il est vrai, lui dis-je, que je ne soupçonne pas don Manrique de travailler à me détruire, mais cela n'empêche pas qu'il ne vous aime, je crois même qu'il ne le dit pas encore, mais, de la manière dont vous le traitez, il vous le dira bientôt, et les espérances que votre procédé lui donne, le feront passer aisément sur les scrupules que notre amitié lui donnait. - Peut-on avoir perdu la raison au point que vous l'avez perdue? me répondit Bélasire. Songez-vous bien à vos paroles? Vous dites que don Manrique me parle pour vous, qu'il est amoureux de moi et qu'il ne me parle point pour lui; où pouvez-vous prendre des choses si peu vraisemblables? N'est-il pas vrai que vous croyez que je vous aime et que vous croyez que don Manrique vous aime aussi? - Il est vrai, lui répondis-je, que je crois l'un et l'autre. - Et si vous le croyez, s'écria-t-elle, comment pouvez-vous vous imaginer que je vous aime et que j'aime don Manrique? Que don Manrique m'aime, et qu'il vous aime encore? Alphonse, vous me donnez un déplaisir mortel de me faire connaÃtre le dérèglement de votre esprit; je vois bien que c'est un mal incurable et qu'il faudrait qu'en me résolvant à vous épouser, je me résolusse en même temps à être la plus malheureuse personne du monde. Je vous aime assurément beaucoup, mais non pas assez pour vous acheter à ce prix. Les jalousies des amants ne sont que fâcheuses, mais celles des maris sont fâcheuses et offensantes. Vous me faites voir si clairement tout ce que j'aurais à souffrir, si je vous avais épousé, que je ne crois pas que je vous épouse jamais. Je vous aime trop pour n'être pas sensiblement touchée de voir que je ne passerai pas ma vie avec vous, comme je l'avais espéré; laissez-moi seule, je vous en conjure, vos paroles et votre vue ne feraient qu'augmenter ma douleur. A ces mots, elle se leva sans vouloir m'entendre et s'en alla dans son cabinet dont elle ferma la porte sans la rouvrir, quelque prière que je lui en fisse. Je fus contraint de m'en aller chez moi, si désespéré et si incertain de mes sentiments, que je m'étonne que je n'en perdis le peu de raison qui me restait. Je revins dès le lendemain voir Bélasire; je la trouvai triste et affligée; elle me parla sans aigreur, et même avec bonté; mais sans me rien dire qui dût me faire craindre qu'elle voulût m'abandonner. Il me parut qu'elle essayait d'en prendre la résolution. Comme on se flatte aisément, je crus qu'elle ne demeurerait pas dans les sentiments où je la voyais, je lui demandai pardon de mes caprices, comme j'avais déjà fait cent fois, je la priai de n'en rien dire à don Manrique et je la conjurai à genoux de changer de conduite avec lui et de ne le plus traiter assez bien pour me donner de l'inquiétude. - Je ne dirai rien de votre folie à don Manrique, me dit-elle, mais je ne changerai rien à la manière dont je vis avec lui. S'il avait de l'amour pour moi, je ne le verrais de ma vie, quand même vous n'en auriez pas d'inquiétude, mais il n'a que de l'amitié, vous savez même qu'il a de l'amour pour d'autres, je l'estime, je l'aime, vous avez consenti que je l'aimasse, il n'y a donc que de la folie et du dérèglement dans le chagrin qu'il vous donne; si je vous satisfaisais, vous seriez bientôt pour quelque autre comme vous êtes pour lui. C'est pourquoi ne vous opiniâtrez pas à me faire changer de conduite, car assurément je n'en changerai point. - Je veux croire, lui répondis-je, que tout ce que vous me dites est véritable, et que vous ne croyez point que don Manrique vous aime, mais je le crois, madame, et c'est assez. Je sais bien que vous n'avez que de l'amitié pour lui, mais c'est une sorte d'amitié si tendre et si pleine de confiance, d'estime et d'agrément, que, quand elle ne pourrait jamais devenir de l'amour, j'aurais sujet d'en être jaloux et de craindre qu'elle n'occupât trop votre coeur. Le refus que vous me venez de faire de changer de conduite avec lui, me fait voir que c'est avec raison qu'il m'est redoutable. - Pour vous montrer, me dit-elle, que le refus que je vous fais ne regarde pas don Manrique, et qu'il ne regarde que votre caprice, c'est que, si vous me demandiez de ne plus voir l'homme du monde que je méprise le plus, je vous le refuserais comme je vous refuse de cesser d'avoir de l'amitié pour don Manrique. - Je le crois, madame, lui répondis-je, mais ce n'est pas l'homme du monde que vous méprisez le plus, que j'ai de la jalousie, c'est d'un homme que vous aimez assez pour le préférer à mon repos. Je ne vous soupçonne pas de faiblesse et de changement, mais j'avoue que je ne puis souffrir qu'il y ait des sentiments de tendresse dans votre coeur pour un autre que pour moi. J'avoue aussi que je suis blessé de voir que vous ne haïssiez pas don Manrique, encore que vous connaissiez bien qu'il vous aime, et qu'il me semble que ce n'était qu'à moi seul qu'était dû l'avantage de vous avoir aimée sans être haï; ainsi, madame; accordez-moi ce que je vous demande, et considérez combien ma jalousie est éloignée de vous devoir offenser. J'ajouterai à ces paroles toutes celles dont je pus m'aviser pour obtenir ce que je souhaitais, il me fut entièrement impossible. Il se passa beaucoup de temps pendant lequel je devins toujours plus jaloux de don Manrique. J'eus le pouvoir sur moi de le lui cacher. Bélasire eut la sagesse de ne lui en rien dire, et elle lui fit croire que mon chagrin venait encore de ma jalousie du comte de Lare. Cependant elle ne changea point de procédé avec don Manrique. Comme il ignorait mes sentiments, il vécut aussi avec elle comme il avait accoutumé; ainsi ma jalousie ne fit qu'augmenter et vint à un tel point que j'en persécutais incessamment Bélasire. Après que cette persécution eut duré longtemps et que cette belle personne eut en vain essayé de me guérir de mon caprice, on me dit pendant deux jours qu'elle se trouvait mal et qu'elle n'était pas même en état que je la visse. Le troisième elle m'envoya quérir, je la trouvai fort abattue, et je crus que c'était sa maladie. Elle me fit asseoir auprès d'un petit lit sur lequel elle était couchée et, après avoir demeuré quelques moments sans parler Alphonse, me dit-elle, je pense que vous voyez bien, il y a longtemps, que j'essaye de prendre la résolution de me détacher de vous. Quelques raisons qui m'y dussent obliger, je ne crois pas que je l'eusse pu faire, si vous ne m'en eussiez donné la force par les extraordinaires bizarreries que vous m'avez fait paraÃtre. Si ces bizarreries n'avaient été que médiocres, et que j'eusse pu croire qu'il eût été possible de vous en guérir par une bonne conduite, quelque austère qu'elle eût été, la passion que j'ai pour vous me l'eût fait embrasser avec joie, mais, comme je vois que le dérèglement de votre esprit est sans remède et que, lorsque vous ne trouvez point de sujets de vous tourmenter, vous vous en faites sur des choses qui n'ont jamais été et sur d'autres qui ne seront jamais, je suis contrainte pour votre repos et pour le mien de vous apprendre que je suis absolument résolue de rompre avec vous et de ne vous point épouser. Je vous dis encore dans ce moment, qui sera le dernier que nous aurons de conversation particulière, que je n'ai jamais eu d'inclination pour personne que pour vous et que vous seul étiez capable de me donner de la passion. Mais puisque vous m'avez confirmée dans l'opinion que j'avais, qu'on ne peut être heureux en aimant quelqu'un, vous, que j'ai trouvé le seul homme digne d'être aimé, soyez persuadé que je n'aimerai personne et que les impressions que vous avez faites dans mon coeur, sont les seules qu'il avait reçues et les seules qu'il recevra jamais. Je ne veux pas même que vous puissiez penser que j'aie trop d'amitié pour don Manrique; je n'ai refusé de changer de conduite avec lui que pour voir si la raison ne vous reviendrait point, et pour me donner lieu de me redonner à vous si j'eusse connu que votre esprit eût été capable de se guérir. Je n'ai pas été assez heureuse; c'était la seule raison qui m'a empêchée de vous satisfaire. Cette raison est cessée, je vous sacrifie don Manrique, je viens de le prier de ne me voir jamais. Je vous demande pardon de lui avoir découvert votre jalousie, mais je ne pouvais faire autrement et notre rupture la lui aurait toujours apprise. Mon père arriva hier au soir, je lui ai dit ma résolution, il est allé, à ma prière, l'apprendre au vôtre. Ainsi, Alphonse, ne songez point à me faire changer, j'ai fait ce qui pouvait confirmer mon dessein devant que de vous le déclarer, j'ai retardé autant que j'ai pu, et peut-être plus pour l'amour de moi que pour l'amour de vous. Croyez que personne ne sera jamais si uniquement ni si fidèlement aimé que vous l'avez été. Je ne sais si Bélasire continua de parler, mais comme mon saisissement avait été si grand, d'abord qu'elle avait commencé, qu'il m'avait été impossible de l'interrompre, les forces me manquèrent aux dernières paroles que je vous viens de dire; je m'évanouis, et je ne sais ce que fit Bélasire ni ses gens, mais, quand je revins, je me trouvai dans mon lit, et don Manrique auprès de moi, avec toutes les actions d'un homme aussi désespéré que je l'étais. Lorsque tout le monde se fut retiré, il n'oublia rien pour se justifier des soupçons que j'avais de lui et pour me témoigner son désespoir d'être la cause innocente de mon malheur. Comme il m'aimait fort, il était, en effet, extraordinairement touché de l'état où j'étais. Je tombai malade, et ma maladie fut violente; je connus bien alors, mais trop tard, les injustices que j'avais faites à mon ami, je le conjurai de me les pardonner et de voir Bélasire pour lui demander pardon de ma part et pour tâcher de la fléchir. Don Manrique alla chez elle, on lui dit qu'on ne pouvait la voir, il y retourna tous les jours pendant que je fus malade, mais aussi inutilement; j'y allai moi-même sitôt que je pus marcher, on me dit la même chose et, à la seconde fois que j'y retournait, une de ses femmes me vint dire de sa part que je n'y allasse plus et qu'elle ne me verrait pas. Je pensai mourir lorsque je me vis sans espérance de voir Bélasire. J'avais toujours cru que cette grande inclination qu'elle avait pour moi, la ferait revenir si je lui parlais, mais, voyant qu'elle ne me voulait point parier, je n'espérai plus, et il faut avouer que de n'espérer plus de posséder Bélasire était une cruelle chose pour un homme qui s'en était vu si proche et qui l'aimait si éperdument. Je cherchai tous les moyens de la voir, elle m'évitait avec tant de soin et faisait une vie si retirée qu'il m'était absolument impossible. Toute ma consolation était d'aller passer la nuit sous ses fenêtres, je n'avais pas même le plaisir de les voir ouvertes. Je crus un jour de les avoir entendu ouvrir dans le temps que je m'en étais allé; le lendemain je crus encore la même chose; enfin je me flattai de la pensée que Bélasire me voulait voir sans que je la visse et qu'elle se mettait à sa fenêtre lorsqu'elle entendait que je me retirais. Je résolus de faire semblant de m'en aller à l'heure que j'avais accoutumé et de retourner brusquement sur mes pas pour voir si elle ne paraÃtrait point. Je fis ce que j'avais résolu, j'allai jusques au bout de la rue, comme si je me fusse retiré. J'entendis distinctement ouvrir la fenêtre, je retournai en diligence, je crus entrevoir Bélasire, mais en m'approchant je vis un homme qui se rangeait proche de la muraille au-dessous de la fenêtre, comme un homme qui avait dessein de se cacher. Je ne sais comment, malgré l'obscurité de la nuit, je crus reconnaÃtre don Manrique. Cette pensée me, troubla l'esprit, je m'imaginai que Bélasire l'aimait, qu'il était là pour lui parler, qu'elle ouvrait ses fenêtres pour lui; je crus enfin que c'était don Manrique qui m'ôtait Bélasire. Dans le transport qui me saisit, je mis l'épée à la main; nous commençâmes à nous battre avec beaucoup d'ardeur; je sentis que je l'avais blessé en deux endroits, mais il se défendait toujours. Au bruit de nos épées, ou par des ordres de Bélasire, on sortit de chez elle pour nous venir séparer. Don Manrique me reconnut à la lueur des flambeaux, il recula quelques pas, je m'avançai pour arracher son épée, mais il la baissa et me dit d'une voix faible - Est-ce vous, Alphonse? Et est-il possible que j'aie été assez malheureux pour me battre contre vous? - Oui, traÃtre, lui dis-je, et c'est moi qui t'arracherai la vie, puisque tu m'ôtes Bélasire et que tu passes les nuits à ses fenêtres pendant qu'elles me sont fermées. Don Manrique, qui était appuyé contre une muraille, et que quelques personnes soutenaient, parce qu'on voyait bien qu'il n'en pouvait plus, me regarda avec des yeux trempés de larmes. - Je suis bien malheureux, me dit-il, de vous donner toujours de l'inquiétude; la cruauté de ma destinée me console de la perte de la vie que vous m'ôtez! Je me meurs, ajouta-t-il, et l'état où je suis, vous doit persuader de la vérité de mes paroles. Je vous jure que je n'ai jamais eu de pensée pour Bélasire qui vous ait pu déplaire; l'amour que j'ai pour une autre, et que je ne vous ai pas caché, m'a fait sortir cette nuit; j'ai cru être épié, j'ai cru être suivi, j'ai marché fort vite, j'ai tourné dans plusieurs rues, enfin je me suis arrêté où vous m'avez trouvé, sans savoir que ce fût le logis de Bélasire. Voilà la vérité, mon cher Alphonse; je vous conjure de ne vous affliger pas de ma mort; je vous la pardonne de tout mon coeur, continua-t-il en me tendant les bras pour m'embrasser. Alors les forces lui manquèrent et il tomba sur les personnes qui le soutenaient. Les paroles, seigneur, ne peuvent représenter ce que je devins et la rage où je fus contre moi-même; je voulus vingt fois me passer mon épée au travers du corps, et surtout lorsque je vis expirer don Manrique. On m'ôta d'auprès de lui. Le comte de Guevarre, père de Bélasire, qui était sorti au nom de don Manrique et au mien, me conduisit chez moi et me remit entre les mains de mon père. On ne me quittait point à cause du désespoir où j'étais, mais le soin de me garder aurait été inutile si ma religion m'eût laissé la liberté de m'ôter la vie. La douleur que je savais que recevait Bélasire de l'accident qui était arrivé pour elle et le bruit qu'il faisait dans la cour, achevaient de me désespérer. Quand je pensais que tout le mal qu'elle souffrait, et tout celui dont j'étais accablé n'était arrivé que par ma faute, j'étais dans une fureur qui ne peut être imaginée. Le comte de Guevarre, qui avait conservé beaucoup d'amitié pour moi, me venait voir très souvent et pardonnait à la passion que j'avais pour sa fille l'éclat que j'avais fait. J'appris par lui qu'elle était inconsolable, et que sa douleur passait les bornes de la raison. Je connaissais assez son humeur et sa délicatesse sur sa réputation pour savoir, sans qu'on me le dÃt, tout ce qu'elle pouvait sentir dans une si fâcheuse aventure. Quelques jours après cet accident, on me dit qu'un écuyer de Bélasire demandait à me parler de sa part. Je fus. transporté au nom de Bélasire, qui m'était si cher, je fis entrer celui qui me demandait; il me donna une lettre où je trouvai ces paroles Notre séparation m'avait rendu le monde si insupportable, que je ne pouvais plus y vivre avec plaisir, et l'accident qui vient d'arriver, blesse si fort ma réputation, que je ne puis y demeurer avec honneur. Je vais me retirer dans un lieu où je n'aurai point la honte de voir les divers jugements qu'on fait de moi. Ceux que vous en avez faits, ont causé tous mes malheurs, cependant je n'ai pu me résoudre à partir, sans vous dire adieu, et sans vous avouer que je vous aime encore, quelque déraisonnable que vous soyez. Ce sera tout ce que j'aurai à sacrifier à Dieu, en me donnant. à lui, que l'attachement que j'ai pour vous et le souvenir de celui que vous avez eu pour moi. La vie austère que je vais entreprendre, me paraÃtra douce; on ne peut trouver rien de fâcheux, quand on a éprouvé la douleur de s'arracher à ce qui nous aime et à ce qu'on aimait plus que toutes choses. Je veux bien vous avouer encore que le seul parti que je prends, me pouvait mettre en sûreté contre l'inclination que j'ai pour vous et que, depuis notre séparation, vous n'êtes jamais venu dans ce lieu, où vous avez fait tant de désordre, que je n'aie été prête à vous parler et à vous dire que je ne pouvais vivre sans vous. Je ne sais même si je ne vous l'aurais point dit le soir que vous attaquâtes don Manrique, et que vous me donnâtes de nouvelles marques de ces soupçons qui ont fait tous nos malheurs. Adieu, Alphonse, souvenez-vous quelquefois de moi, et souhaitez, pour mon repos, que je ne me souvienne jamais de vous . Il ne manquait plus à mon malheur que d'apprendre que Bélasire m'aimait encore, qu'elle se fût peut-être redonnée à moi sans le dernier effet de mon extravagance, et que le même accident qui m'avait fait tuer mon meilleur ami me faisait perdre ma maÃtresse et la contraignait de se rendre malheureuse pour tout le reste de sa vie. Je demandai à celui qui m'avait apporté cette lettre où était Bélasire; il me dit qu'il l'avait conduite dans un monastère de religieuses fort austères qui étaient venues de France depuis peu, qu'en y entrant elle lui avait donné une lettre pour son père et une autre pour moi; je courus à ce monastère, je demandai à la voir, mais inutilement. Je trouvai le comte de Guevarre qui en sortait; toute son autorité et toutes ses prières avaient été inutiles pour la faire changer de résolution. Elle prit l'habit quelque temps après. Pendant l'année qu'elle pouvait encore sortir, son père et moi fÃmes tous nos efforts pour l'y obliger. Je ne voulus point quitter la Navarre, comme j'en avais fait le dessein, que je n'eusse entièrement perdu l'espérance de revoir Bélasire, mais le jour que je sus qu'elle était engagée pour jamais, je partis sans rien dire. Mon père était mort, et je n'avais personne qui me pût retenir. Je m'en vins en Catalogne, dans le dessein de m'embarquer et d'aller finir mes jours dans les déserts de l'Afrique. Je couchai par hasard dans cette maison; elle me plut, je la trouvai solitaire et telle que je la pouvais désirer; je l'achetai. J'y mène depuis cinq ans une vie aussi triste que doit faire un homme qui a tué son ami, qui a rendu malheureuse la plus estimable personne du monde, et qui a perdu, par sa faute, le plaisir de passer sa vie avec elle. Croirez-vous encore, seigneur, que vos malheurs soient comparables aux miens? Alphonse se tut à ses mots, et il parut si accablé de tristesse par le renouvellement de douleur que lui apportait le souvenir de ses malheurs, que Consalve crut plusieurs fois qu'il allait expirer. Il lui dit tout ce qu'il crut capable de lui donner quelque consolation, mais il ne put s'empêcher d'avouer en lui-même que les malheurs qu'il venait d'entendre pouvaient au moins entrer en comparaison avec ceux qu'il avait soufferts. Cependant la douleur qu'il sentait de la perte de Zaïde augmentait tous les jours, il dit à Alphonse qu'il voulait sortit de I'Espagne et aller servir l'empereur dans la guerre qu'il avait contre les Sarrasins qui, s'étant rendus maÃtres de la Sicile, faisaient de continuelles courses en Italie. Alphonse fut sensiblement touché de cette résolution, il fit tous ses efforts pour l'en détourner, mais ses efforts furent inutiles. L'inquiétude que donne l'amour ne pouvait laisser Consalve dans cette solitude, et il était pressé d'en sortir, par une secrète espérance, qu'il ne connaissait pas lui-même, de pouvoir retrouver Zaïde. Il résolut donc de partir et de quitter Alphonse, il n'y eut jamais une plus triste séparation, ils parlèrent de tous les malheurs de leur vie, ils y ajoutèrent celui de ne se plus voir, et, après s'être promis de se donner de leurs nouvelles, Alphonse demeura dans sa solitude et Consalve s'en alla coucher à Tortose. Il se logea proche d'une maison dont les jardins faisaient une des plus grandes beautés de la ville; il se promena tout le soir et même pendant une partie de la nuit sur les bords de l'Ebre. S'étant lassé de se promener, il s'assit au pied d'une terrasse de ces beaux jardins, elle était si basse qu'il entendit parler des personnes qui s'y promenaient. Ce bruit ne le détourna pas d'abord de sa rêverie, mais enfin il en fut détourné par un son de voix qui lui parut semblable à celui de Zaïde et qui lui donna, malgré lui, de l'attention et de la curiosité. Il se leva pour être plus proche du haut de la terrasse; d'abord il n'entendit rien, parce que l'allée où se promenaient ces personnes finissait au bord de la terrasse où il était, et que, lorsqu'elles étaient à ce bord, elles retournaient sur leurs pas, et s'éloignaient de lui. Il demeura au même lieu pour voir si elles ne reviendraient point. Elles revinrent comme il l'avait espéré, et il entendit cette même voix qui l'avait surpris. Il y a trop d'opposition, disait-elle, dans les choses qui pourraient faire mon bonheur. Je ne puis espérer d'être heureuse, mais je serais moins à plaindre si j'avais pu lui faire connaÃtre mes sentiments et si j'étais assurée des siens. Après ces paroles, Consalve n'en entendit plus de bien distinctes, parce que celle qui parlait commençait à s'éloigner. Elle revint une seconde fois, parlant encore Il est vrai, disait-elle, que le pouvoir des premières inclinations peut excuser celle que j'ai laissée naÃtre dans mon coeur, mais quel bizarre effet du hasard s'il arrive que cette inclination, qui semble s'accorder avec ma destinée, ne serve peut-être quelque jour qu'à me la faire suivre avec douleur! Ce fut tout ce que Consalve put entendre. La grande ressemblance de cette voix avec celle de Zaïde lui causa de l'étonnement, et peut-être aurait-il soupçonné que c'était elle-même, sans que cette personne parlait espagnol. Quoiqu'il eût trouvé quelque chose d'étranger dans l'accent, il n'y fit pas de réflexion, parce qu'il était dans une extrémité de l'Espagne où l'on ne parle pas comme en Castille, il eut seulement pitié de celle qui avait parlé, et ces paroles lui firent juger qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire dans sa fortune. Le lendemain il partit de Tortose pour s'aller embarquer, Après avoir marché quelque temps, il vit au milieu de l'Ebre une barque fort ornée, couverte d'un pavillon magnifique relevé de tous les côtés, et dessous, plusieurs femmes, parmi lesquelles il reconnut Zaïde; elle était debout, comme pour mieux voir la beauté de la rivière, et il paraissait néanmoins qu'elle rêvait profondément. Il faudrait, comme Consalve, avoir perdu une maÃtresse sans espérance de la revoir pour pouvoir exprimer ce qu'il sentit en revoyant Zaïde. Sa surprise et sa joie furent si grandes qu'il ne savait où il était, ni ce qu'il voyait; il la regardait attentivement et, reconnaissant tous ses traits, il craignait de se méprendre. Il ne pouvait s'imaginer que cette personne, dont il se croyait séparé par tant de mers; ne le fût que par une rivière. Il voulait pourtant aller à elle, il voulait lui parler; il voulait qu'elle le vÃt; il craignait de lui déplaire et n'osait se faire remarquer ni témoigner sa joie devant ceux qui étaient avec elle. Un bonheur si imprévu et tant de pensées différentes ne lui laissaient pas la liberté de prendre une résolution, mais enfin, après s'être un peu remis et s'être assuré qu'il ne se trompait pas, il se détermina à ne se point faire connaÃtre à Zaïde et à suivre sa barque jusques au port. Il espéra d'y trouver quelque moyen de parler à elle en particulier, il crut qu'il apprendrait le lieu de sa naissance et celui où elle allait, il s'imagina même qu'il pourrait juger, en voyant ceux qui étaient dans la barque, si ce rival, à qui il croyait ressembler, était avec elle, enfin, il pensa qu'il allait sortir de toutes ses incertitudes, et qu'il pourrait au moins témoigner à Zaïde l'amour qu'il avait pour elle. Il eut bien souhaité que ses yeux eussent été tournés de son côté, mais elle rêvait si profondément que ses regards demeuraient toujours attachés sur la rivière. Au milieu de sa joie, il se souvint de la personne qu'il avait entendue dans le jardin de Tortose et, quoiqu'elle eût parlé espagnol, l'accent étranger qu'il avait remarqué, et la vue de Zaïde si proche de ce même lieu, lui firent croire que ce pouvait être elle-même. Cette pensée troubla le plaisir qu'il avait de la revoir, il se souvint de ce qu'il lui avait ouï dire d'une première inclination, et, quelque disposition qu'on ait à se flatter, il était trop persuadé que Zaïde avait pleuré un amant qu'elle aimait, pour croire qu'il pût prendre part à cette première inclination, mais les autres paroles qu'elle avait dites et qu'il avait retenues, lui laissaient de l'espérance. Il s'imaginait qu'il n'était pas impossible qu'il n'y eût quelque chose d'avantageux pour lui, il revint ensuite à douter que ce fût Zaïde qu'il eût entendue, et il trouvait peu d'apparence qu'elle eût appris l'espagnol en si peu de temps. Le trouble que lui causaient ses incertitudes, se dissipa, il s'abandonna enfin à la joie d'avoir retrouvé Zaïde, et, sans penser davantage s'il était aimé ou s'il ne l'était pas, il pensa seulement au plaisir qu'il allait avoir d'être encore regardé par ses beaux yeux. Cependant il marchait toujours le long de la rivière en suivant la barque, et, quoiqu'il allât assez vite, des gens à cheval qui venaient derrière lui le passèrent. Il se détourna de quelques pas pour empêcher qu'ils ne le vissent, mais comme il y en avait un qui venait seul après les autres, la curiosité d'apprendre quelque chose de Zaïde, lui fit oublier le soin de ne se pas faire voir, et il demanda à ce cavalier s'il ne savait point qui étaient ces personnes qu'il voyait dans cette barque. Ce sont, lui répondit-il, des personnes considérables parmi les Maures, qui sont à Tortose il y a déjà quelques jours, et qui s'en vont prendre un grand vaisseau pour s'en retourner en leur pays. En parlant ainsi, il regarda Consalve avec beaucoup d'attention et prit le galop pour rejoindre ses compagnons. Consalve demeura fort surpris de ce qu'il venait d'apprendre, et il ne douta plus, puisque Zaïde avait couche à Tortose, que ce ne fût elle-même qu'il eût entendue parler dans ce jardin. Un tour que la rivière faisait en cet endroit et un chemin escarpé qui se trouva sur le bord, lui fi[rent] perdre la vue de Zaïde. Dans ce moment, tous ces hommes à cheval, qui l'avaient passé, revinrent à lui. Il ne douta point alors qu'ils ne l'eussent reconnu, il voulut se détourner, mais ils l'environnèrent d'une manière qui lui fit voir qu'il ne pouvait les éviter. Il reconnut celui qui était à leur tête pour Oliban, un des principaux officiers de la garde du prince de Léon, et il eut une douleur sensible de voir qu'il le reconnaissait aussi. Sa douleur augmenta de beaucoup lorsque cet officier lui dit qu'il y avait plusieurs jours qu'il le cherchait et qu'il avait ordre du prince de le conduire à la cour. Quoi! s'écria Consalve, le prince n'est pas content du traitement qu'il m'a fait, il veut encore m'ôter la liberté! C'est le seul bien qui me reste, et je périrai plutôt que de souffrir qu'on me le ravisse. A ces mots, il mit l'épée à la main et, sans considérer le nombre de ceux qui l'environnaient, il les attaqua avec une valeur si extraordinaire, que deux ou trois étaient déjà hors de combat avant qu'il leur eût donné le loisir de se reconnaÃtre. Oliban commande aux gardes de ne penser qu'à l'arrêter et de conserver sa vie. Ils lui obéissaient avec peine, et Consalve fondait sur eux avec tant de furie, qu'ils ne pouvaient plus se défendre sans l'attaquer. Enfin leur chef, étonné des actions incroyables de Consalve et craignant de ne pouvoir exécuter l'ordre du prince de Léon, mit pied à terre et tua d'un coup d'épée le cheval de Consalve. Ce cheval, en tombant, embarrassa tellement son maÃtre dans sa chute qu'il lui fut impossible de se dégager, son épée se rompit, tous ceux qui l'attaquaient, l'environnèrent, et Oliban lui représenta avec beaucoup de civilité le grand nombre qu'ils étaient contre lui seul et l'impossibilité de ne pas obéir Consalve ne le voyait que trop, mais il trouvait un si grand malheur d'être conduit à Léon, qu'il ne pouvait s'y résoudre Zaïde, qu'il venait de retrouver et qu'il allait perdre, était le comble de son désespoir, et il parut en un si étrange état que l'officier de don Garcie s'imagina que la pensée des mauvais traitements qu'il attendait de ce prince, lui donnait cette grande répugnance à l'aller trouver. - Il faut, seigneur, lui dit-il, que vous ignoriez ce qui s'est passé à Léon depuis quelque temps pour craindre, autant que vous le faites, d'y retourner. - J'ignore toutes choses, répondit Consalve, je sais seulement que vous me feriez plus de plaisir de m'ôter là vie que de me conduire au prince de Léon. - Je vous en dirais davantage, répliqua Oliban, si ce prince ne me l'avait expressément défendu, mais je me contente de vous assurer que vous n'avez rien à craindre. - J'espère, répondit Consalve, que la douleur d'être conduit à Léon, m'empêchera d'y arriver en état de satisfaire la cruauté de don Garcie. Comme il achevait ces paroles, il revit la barque de Zaïde, mais il ne vit plus son visage, elle était assise et tournée du côté oppose au sien. Quelle destinée que la mienne! dit-il en lui-même. Je perds Zaïde dans le même moment que je la retrouve! Quand je la voyais et que je lui parlais dans la maison d'Alphonse, elle ne pouvait m'entendre. Lorsque je l'ai rencontrée à Tortose et que j'en pouvais être entendu, je ne l'ai pas reconnue; et maintenant que je la vois, que je la reconnais et qu'elle pourrait m'entendre, je ne saurais lui parler et je n'espère plus de la revoir. Il demeura quelque temps dans ces diverses pensées, puis tout à coup, se tournant vers ceux qui le conduisaient - Je ne crois pas, leur dit-il, que vous craigniez que je vous puisse échapper; je vous demande la grâce de me laisser approcher du bord de la rivière pour parler pendant quelques moments à des personnes que je vois dans cette barque. - Je suis très fâché, lui répondit Oliban, d'avoir des ordres contraires à ce que vous désirez, mais il m'est défendu de vous laisser parler à qui que ce soit et vous me permettrez d'exécuter ce qui m'a été ordonné. Consalve sentit si vivement ce refus, que cet officier, qui remarqua la violence de ses sentiments et qui craignit qu'il n'appelât à son secours ceux qui étaient dans la barque, ordonna à ses gens de l'éloigner de la rivière. Ils s'en éloignèrent à l'heure même et conduisirent Consalve au lieu le plus commode pour passer la nuit. Le lendemain ils prirent le chemin de Léon et marchèrent avec tant de diligence, qu'ils y arrivèrent en peu de jours. Oliban envoya un des siens avertir le prince de leur arrivée et attendit son retour à deux cents pas de la ville. Celui qu'il avait envoyé apporta l'ordre de conduire Consalve dans le palais par un chemin détourné et de le faire entrer dans le cabinet de don Garcie. Consalve était si affligé, qu'il se laissait conduire sans demander seulement en quel lieu on le voulait mener. Seconde partie Lorsque Consalve se trouva dans le palais de Léon, la vue d'un lieu où il avait été si heureux, lui redonna les idées de sa fortune et renouvela sa haine pour don Garcie. La douleur d'avoir perdu, Zaïde, céda pour quelques moments aux sentiments impétueux de la colère, et il ne fut occupé que du désir de faire connaÃtre à ce prince qu'il méprisait, tous les mauvais traitements qu'il pouvait recevoir de lui. Comme il était dans ses pensées, il vit entrer Hermenesilde, suivie seulement du prince de Léon. La vue de ces deux personnes ensemble dans un lieu si particulier, et au milieu de la nuit, lui causa une telle surprise qu'il lui fut impossible de la cacher. Il recula quelques pas, et son étonnement fit si bien voir sur son visage toutes les pensées qui se présentaient en foule à son imagination, que don Garcie, prenant la parole - Ne me trompé-je point, mon cher Consalve, lui dit-il ne sauriez-vous point encore les changements qui sont arrivés dans cette cour? Et douteriez-vous que je ne fusse légitime possesseur d'Hermenesilde? Je le suis, ajouta-t-il, et il ne manque rien à mon bonheur, sinon que vous y consentiez et que vous en soyez le témoin. Il l'embrassa en disant ces paroles, Hermenesilde fit la même chose, et l'un et l'autre le prièrent de leur pardonner les malheurs qu'il lui avaient causés. - C'est à moi, seigneur, dit Consalve en se jetant aux pieds du prince, c'est à moi à vous demander pardon d'avoir laissé paraÃtre des soupçons dont j'avoue que je n'ai pu me défendre, mais j'espère que vous accorderez ce pardon au premier mouvement d'une surprise si extraordinaire et au peu d'apparence que je voyais à la grâce que vous avez faite à ma soeur. - Vous pouviez tout espérer de sa beauté et de mon amour, répliqua don Garcie, et je vous conjure d'oublier ce qu'elle a fait, sans votre aveu, pour un prince dont elle connaissait les sentiments. - Le succès, seigneur, a si bien justifié sa conduite, répondit Consalve, que c'est à elle à se plaindre de l'obstacle que je voulais apporter à son bonheur. Après ces paroles, don Garcie dit à Hermenesilde qu'il était déjà si tard qu'elle serait peut-être bien aise de se retirer, et qu'il serait peut-être bien aise aussi de demeurer encore quelques moments avec Consalve. Lorsqu'ils furent seuls, il l'embrassa avec beaucoup de témoignages d'amitié - Je n'oserais espérer, lui dit-il, que vous oubliiez les choses passées, je vous conjure seulement de vous souvenir de l'amitié qui a été entre nous, et de penser que je n'ai manqué à celle que je vous devais que par une passion qui ôte la raison à ceux qui en sont possédés. - Je suis si surpris, seigneur, repartit Consalve, que je ne puis vous répondre; je doute de ce que je vois et je ne puis croire que je sois assez heureux pour retrouver en vous cette même bonté que j'y ai vue autrefois. Mais, seigneur, permettez-moi de vous demander à qui je dois cet heureux retour. Vous me demandez bien des choses, répondit le prince, et, bien que j'eusse besoin d'un plus long temps pour vous les apprendre, je vous les dirai un peu de paroles, et je ne veux pas retarder d'un moment ce qui peut servir à me justifier auprès de vous. Alors il voulut lui raconter le commencement de sa passion pour Hermenesilde et la part qu'y avait eue don Ramire, mais, pour lui en épargner la peine, Consalve lui dit qu'il avait appris tout ce qui s'était passé jusques au jour qu'il était parti de Léon et qu'il ne lui restait à savoir que ce qui était arrivé depuis son départ. Histoire de don Garcie et d'Hermenesilde Vous partÃtes sans doute, reprit don Garcie, sur la connaissance que vous eûtes que j'avais eu la faiblesse de consentir à votre éloignement, et la méprise que fit Nugna Bella de vous envoyer une lettre qu'elle écrivait à don Ramire, vous apprit ce qu'on vous avait caché avec tant de soin. Don Ramire reçut la lettre qui s'adressait à vous, et ne douta point que vous n'eussiez reçu celle qui s'adressait à lui. Il en fut extrêmement troublé, je ne le fus pas moins, nos fautes étaient communes quoiqu'elles fussent différentes. Votre départ lui donna de la joie, j'en eus aussi d'abord, mais quand je fis réflexion à l'état où vous étiez, quand je considérai que j'en étais la cause, je pensai mourir de douleur. Je trouvais que j'avais perdu la raison de vous avoir caché si soigneusement l'amour que j'avais pour Hermenesilde, il me semblait que les sentiments que j'avais pour elle étaient d'une nature à n'être pas désapprouvés, j'eus plusieurs fois envie de faire courir après vous, et je l'aurais fait si j'eusse été le seul coupable, mais l'intérêt de Nugna Bella et de don Ramire était des obstacles invincibles à votre retour Je leur cachai mes sentiments, et j'essayai, autant qu'il me fut possible, de vous oublier. Votre éloignement fit beaucoup de bruit et chacun en parla selon son caprice. Sitôt que je ne fus plus retenu par vos conseils et que je suivis ceux de don Ramire, qui souhaitait par son intérêt de me voir de l'autorité, je me brouillai entièrement avec le roi, et il connut alors qu'il s'était trompé quand il avait cru que vous me portiez à faire les choses qui étaient désagréables. Notre mésintelligence éclata; les soins de la reine ma mère furent inutiles, et les choses vinrent à un tel point que l'on ne douta plus que je n'eusse dessein de former un parti. Je ne crois pas néanmoins que j'en eusse pris la résolution, si le comte votre père, qui sut, par des personnes qui l'avait mises auprès de sa fille, l'amour que j'avais pour elle, ne m'eût fait dire que, si je voulais l'épouser, il m'offrait une armée considérable, des places et de l'argent, et enfin ce qui m'était nécessaire pour obliger le roi à me faire part de sa couronne. Vous savez ce que les passions peuvent sur moi, et à quel point l'amour et l'ambition régnaient dans mon âme. L'une et l'autre étaient satisfaites par les offres qu'on me faisait, ma vertu était trop faible pour y résister, et je ne vous avais plus pour la soutenir. J'acceptai ses offres avec joie, mais, avant que de m'engager entièrement, je voulus savoir qui entrait dans ce parti dont je me faisais le chef. J'appris qu'il y avait plusieurs personnes considérables, entre autres le père de Nugna Bella, un des comtes de Castille, et je trouvai que Nugnez Fernando et lui demandaient que je les reconnusse pour souverains. Cette proposition me surprit, et j'eus quelque honte de faire une chose si préjudiciable à l'Etat, par une impatience précipitée de régner, mais don Ramire aida, par son intérêt, à me déterminer. Il promit à ceux qui traitaient pour les comtes de Castille de me porter à faire ce qu'ils désiraient pourvu qu'on lui promit de lui donner Nugna Bella. Il m'engagea à la demander, je le fis avec joie, on me l'accorda, et notre traité fut conclu en peu de temps. Je ne pus me résoudre à attendre la fin de la guerre pour être possesseur d'Hermenesilde, et je fis dire à Nugnez Fernando que j'étais résolu d'enlever sa fille en me retirant de la cour. Il y consentit, et il ne me resta plus qu'à trouver les moyens de cet enlèvement. Don Ramire y avait le même intérêt que moi, parce que Diégo Porcellos trouvait bon qu'on enlevât Nugna Bella avec Hermenesilde. Nous résolûmes de prendre un jour que la reine irait se promener hors de la ville, d'obliger celui qui conduirait le chariot où seraient Nugna Bella et Hermenesilde à s'éloigner de celui de la reine, de les enlever et de les mener à Palence, qui était en ma disposition et où Nugnez Fernando se devait trouver. Tous ce que je viens de vous dire, s'exécuta plus heureusement que nous ne l'avions espéré. J'épousai Hermenesilde dès le soir même que nous fûmes arrivés, la bienséance et mon amour le voulaient ainsi, et je le devais faire pour engager entièrement le comte de Castille dans mes intérêts. Au milieu de la joie que nous avions l'un et l'autre, nous parlâmes de vous avec beaucoup de douleur. Je lui avouai ce qui avait causé votre éloignement; nous plaignÃmes ensemble le malheur où nous étions de ne savoir en quel lieu du monde vous étiez allé. Je ne pouvais me consoler de votre perte, et je regardais don Ramire avec horreur comme la cause de ma faute. Son mariage fut retardé, parce que Nugna Bella voulut qu'on attendÃt Diégo Porcellos, qui était demeuré en Castille pour rassembler les troupes qu'on avait levées. Cependant la plus grande partie du royaume se déclara pour moi. Le roi ne laissa pas d'avoir une armée considérable et de s'opposer à la mienne; il y eut plusieurs combats, et, dans l'un des premiers, don Ramire fut tué sur la place. Nugna Bella en parut très affligée, votre soeur fut témoin de son affliction et prit le soin de la consoler. Je fis en moins de deux mois des progrès si considérables, que la reine ma mère, connaissant qu'il était impossible de me résister, porta le roi à un accommodement et lui en fit savoir la nécessité. Elle avança vers le lieu où j'étais; elle me dit que le roi était résolu de chercher du repos, qu'il se démettrait de la couronne en ma faveur et qu'il se réserverait seulement la souveraineté de Zamora pour y finir ses jours, et celle d'Oviédo pour la donner à mon frère. Il eût été difficile de refuser des offres si avantageuses, je les acceptai, on fit tout ce qui était nécessaire pour l'exécution de ce traité. Je vins à Léon, je vis le roi, il se démit de sa couronne et partit le même jour pour s'en aller à Zamora. - Permettez-moi, seigneur, interrompit Consalve, de vous faire paraÃtre mon étonnement. - Attendez encore, reprit don Garcie, que je vous aie appris ce qui regarde Nugna Bella. Je ne sais si ce que je vais vous dire, vous donnera de la joie ou de la douleur, car j'ignore quels sentiments vous conservez pour elle. - Ceux de l'indifférence, seigneur, répondit Consalve. - Vous m'écouterez donc sans peine, répliqua le roi Incontinent après la paix elle vint à Léon avec la reine; il me parut qu'elle souhaitait votre retour, je lui parlai de vous, et je lui vis de violents repentirs de l'infidélité qu'elle vous avait faite. Nous résolûmes de vous faire chercher, quoiqu'il fût assez difficile, ne sachant en quel endroit du monde vous étiez allé. Elle me dit que si quelqu'un le pouvait savoir, c'était don Olmond. Je l'envoyai chercher à l'heure même; je le conjurai de m'apprendre de vos nouvelles; il me répondit que, depuis mon mariage et la mort de don Ramire, il avait eu plusieurs fois la pensée de me parler de vous, jugeant bien que les raisons qui avaient causé votre éloignement étaient cessées, mais qu'ignorant où vous étiez, il avait cru que c'était une chose inutile; qu'enfin il venait de recevoir une de vos lettres; que vous ne lui mandiez point le lieu de votre séjour, mais que vous le priiez de vous écrire à Tarragone, ce qui lui faisait juger que vous n'étiez pas hors de l'Espagne. Je fis partir à l'heure même plusieurs officiers de mes gardes pour vous aller chercher J'avais jugé, par la lettre que vous aviez écrite à don Olmond, que vous ignoriez les changements qui étaient arrivés; je leur donnai ordre de ne vous rien dire de l'état de la cour et de mes sentiments, et j'imaginai un plaisir extrême à vous apprendre l'un et l'autre. Quelques jours après, don Olmond partit aussi pour vous aller chercher et il crut qu'il vous trouverait plus tôt que ceux que j'y avais déjà envoyés. Nugna Bella me parut touchée d'une grande joie, par l'espérance de vous revoir; mais son père, que j'avais reconnu pour souverain aussi bien que le vôtre, envoya demander à la reine la permission de la rappeler auprès de lui. Quelque douleur qu'elles eussent de cette séparation, Nugna Bella ne put l'éviter; elle partit et, sitôt qu'elle a été arrivée en Castille, son père l'a mariée, contre son gré, à un prince allemand que la dévotion a attiré en Espagne. Il a cru voir dans cet étranger un mérite extraordinaire et l'a choisi pour lui donner sa fille; peut-être a-t-il de la valeur et de la sagesse, mais son humeur et sa personne ne sont pas agréables, et Nugna Bella est très malheureuse. - Voilà , dit le roi en finissant son discours, ce qui s'est passé depuis votre éloignement; si vous n'aimez plus Nugna Bella et que vous n'aimiez encore, je n'ai rien à souhaiter, puisque vous serez aussi heureux que vous l'avez été et que je le serai entièrement par le retour de votre amitié. - Je suis confus, seigneur, de toutes vos bontés, répondit Consalve, je crains de ne vous pas faire assez paraÃtre ma reconnaissance et ma joie, mais l'habitude que mes malheurs et la solitude m'ont donnée à la tristesse, m'en laissent encore une impression qui cache les sentiments de mon coeur. Après ces paroles, don Garcie se retira, et l'on conduisit Consalve dans un appartement qu'on lui avait préparé dans le palais. Lorsqu'il se vit seul et qu'il fit réflexion sur le peu de joie que lui donnait un changement si avantageux, quels reproches ne se fit-il point de s'être si entièrement abandonné à l'amour! C'est vous seule, Zaïde, dit-il, qui m'empêchez de jouir du retour de ma fortune et d'une femme encore au-dessus de celle que j'avais perdue. Mon, père est souverain, ma soeur est reine, et je suis vengé de tous ceux qui m'avaient trahi. Cependant je suis malheureux et je rachèterais, de tous les avantages que je possède, l'occasion que j'ai perdue de vous suivre et de vous revoir. Le lendemain toute la cour sut le retour de Consalve. Le roi ne pouvait se lasser de faire voir l'amitié qu'il avait pour lui, et il prenait soin d'en donner des témoignages publics, pour réparer en quelque sorte les choses qui s'étaient passées. Une si éclatante faveur ne consolait point cet amant de la perte de Zaïde, il n'était pas en son pouvoir de cacher son affliction. Le roi s'en aperçut et le pressa si fortement de lui en avouer la cause que Consalve ne put s'en défendre. Après lui avoir raconté sa passion pour Zaïde et tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de Léon - Voilà , seigneur, lui dit-il; comme j'ai été puni d'avoir osé soutenir, contre vous, qu'on ne devait aimer qu'après une longue connaissance. J'ai été trompé par une personne que je croyais connaÃtre, cette expérience ne m'a pas pu défendre contre Zaïde que je ne connaissais pas, que je ne connais point encore et qui cependant trouble l'heureux état où vous me mettez. Le roi était trop sensible à l'amour et trop sensible à ce qui regardait Consalve pour n'être pas touché de son malheur. Il examina avec lui ce qu'on pouvait faire pour apprendre des nouvelles de Zaïde. Ils résolurent d'envoyer à Tortose, dans cette maison où il l'avait entendue parler, pour tâcher au moins de s'instruire de sa patrie et du lieu où elle était allée. Consalve, qui avait dessein de faire savoir à Alphonse tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il était sorti de sa solitude, se servit de cette occasion pour lui écrire et pour lui renouveler les assurances de son amitié. Cependant les Maures avaient profité des désordres du royaume de Léon; ils avaient surpris plusieurs villes et continuaient encore à étendre leurs limites, sans avoir néanmoins déclaré la guerre. Don Garcie, poussé par son ambition naturelle et se trouvant fortifié par la valeur de Consalve, résolut d'entrer dans leur pays et de reprendre tout ce qu'ils avaient usurpé. Don Ordogno, son frère, se joignit à lui, et ils mirent une puissante armée en campagne. Consalve en fut le général. Il fit en peu de temps des progrès considérables, il prit des villes, il eut l'avantage en plusieurs combats, et enfin il assiégea Talavera, qui était une place importante par sa situation et par sa grandeur. Abdérame, roi de Cordoue, successeur d'Abdallah, vint lui-même s'opposer au roi de Léon. Il s'approcha de Talavera dans l'espérance de faire lever le siège. Don Garcie, avec le prince Ordogno son frère, prit la plus grande partie de l'armée pour l'aller combattre, et laissa Consalve avec le reste pour continuer le siège. Consalve s'en chargea avec joie; et l'assurance d'y réussir ou d'y trouver la mort ne lui laissa pas appréhender de mauvais succès. Il n'avait point eu de nouvelles de Zaïde, il était plus tourmenté que jamais de la passion qu'il avait pour elle et du désir de la revoir, de sorte qu'au travers de sa fortune et de sa gloire il n'envisageait qu'une vie si désagréable, qu'il courait avec ardeur aux occasions de la finir. Le roi marcha contre Abdérame; il le trouva campé dans un poste avantageux, à une journée de Talavera. Quelques jours se passèrent sans qu'ils en vinssent aux mains; les Maures ne voulaient pas sortir de leur poste, et don Garcie se trouvait trop faible pour les y attaquer. Cependant Consalve jugea qu'il était impossible de continuer le siège, parce que, n'ayant pas assez de troupes pour enfermer toute la place, il y entrait du secours toutes les nuits et que ce secours pouvait enfin mettre les assiégés en état de faire des sorties qu'il ne pourrait soutenir. Comme il avait déjà fait une brèche considérable, il résolut de hasarder un assaut général et d'essayer, par une action si hardie, de réussir dans une chose qu'il croyait désespérée. Il exécuta ce qu'il avait résolu, et, après avoir donné tous les ordres nécessaires, il attaqua la ville avant que le jour parût, mais avec tant de courage et d'espérance de vaincre qu'il inspira ces mêmes sentiments aux soldats. Ils firent des actions incroyables, et enfin, en moins de deux heures, Consalve se rendit maÃtre de Talavera. Il fit tous ses efforts pour empêcher le pillage, mais il était impossible d'arrêter des troupes qui avaient été animées par l'espérance du butin. Comme il allait lui-même par la ville pour prévenir le désordre, il vit un homme qui se défendait seul contre plusieurs autres avec une valeur admirable et qui, en se retirant, tâchait de gagner un château qui ne s'était pas encore rendu. Ceux qui attaquaient cet homme, le pressaient si vivement qu'ils l'allaient percer de plusieurs coups si Consalve ne se fût jeté au milieu d'eux, et ne leur eût commandé de se retirer. Il leur fit honte de l'action qu'ils voulaient faire, ils s'en excusèrent en lui disant que celui qu'ils attaquaient était le prince Zuléma, qui venait de tuer un nombre infini des leurs et qui voulait se jeter dans le château. Ce nom était trop célèbre par la grandeur de ce prince et par le commandement général qu'il avait dans les armées des Maures, pour n'être pas connu de Consalve. Il s'avança vers lui, et ce vaillant homme, voyant bien qu'il ne pouvait plus se défendre, rendit son épée avec un air si noble et si hardi que Consalve ne douta point qu'il ne fût digne de la grande réputation qu'il avait acquise. Il le donna en garde à des officiers qui le suivaient et marcha vers ce château pour le sommer de se rendre. Il promit la vie à ceux qui étaient dedans, on lui en ouvrit les portes, il apprit, en y entrant, qu'il y avait beaucoup de dames arabes qui s'y étaient retirées. On le conduisit au lieu où elles étaient; il entra dans un appartement superbe orné avec toute la politesse des Maures. Plusieurs dames, à demi couchées sur des carreaux, ne faisaient voir que par un triste silence la douleur qu'elles avaient d'être captives. Elles étaient un peu éloignées, comme par respect, d'une personne magnifiquement habillée et assise sur un lit de repos. Sa tête était appuyée sur une de ses mains; de l'autre elle essuyait ses larmes et cachait son visage, comme si elle eût voulu retarder de quelques moments la vue de ses ennemis. Enfin, au bruit que firent ce dont Consalve était suivi, elle se tourna et lui fit reconnaÃtre Zaïde, mais Zaïde plus belle qu'il ne l'avait jamais vue, malgré la douleur et le trouble qui paraissaient sur son visage. Consalve fut si surpris qu'il parut plus troublé que Zaïde, et Zaïde sembla se rassurer et perdre une partie de ses craintes à la vue de Consalve. Ils s'avancèrent l'un vers l'autre et, prenant tous deux la parole, Consalve se servit de la langue grecque pour lui demander pardon de paraÃtre donnant elle comme un ennemi, dans le même moment que Zaïde lui disait en espagnol qu'elle ne craignait plus les malheurs qu'elle avait appréhendés et que ce ne serait pas le premier péril dont il l'aurait garantie. Ils furent si étonnés de s'entendre parler leurs langues, et leur surprise leur jeta si vivement dans l'esprit les raisons qui les avaient obligés de les apprendre, qu'ils en rougirent et demeurèrent quelque temps dans un profond silence. Enfin, Consalve reprit la parole et, continuant de se servir de la langue grecque Je ne sais, madame, lui dit-il, si j'ai eu raison de souhaiter, autant que je l'ai fait, que vous me pussiez entendre; peut-être n'en serai-je pas moins malheureux, mais, quoi qu'il puisse m'arriver, puisque j'ai la joie de vous revoir après en avoir tant de fois perdu l'espérance, je ne me plaindrai plus de ma fortune. Zaïde parut embarrassée de ce que lui disait Consalve, et le regardant avec ses beaux yeux où il ne paraissait néanmoins que de la tristesse Je ne sais encore, lui dit-elle en sa langue, ne voulant plus lui parler espagnol, si mon père a pu échapper des périls où il s'est exposé dans cette journée, vous me permettrez bien de ne vous pas répondre pour demander de ses nouvelles. Consalve appela ceux qui se trouvèrent proche de lui pour s'enquérir de ce qu'elle voulait savoir. Il eut le plaisir d'apprendre que ce prince à qui il venait de sauver la vie, était le père de Zaïde, et elle parut avoir beaucoup de joie de savoir par quel bonheur son père avait été garanti de la mort. Ensuite Consalve fut obligé de faire des civilités à toutes les autres dames qui étaient dans le château. Il fut fort surpris d'y trouver don Olmond, dont on n'avait point eu de nouvelles depuis qu'il était parti de Léon pour le chercher. Après avoir satisfait à ce qu'il devait à un ami si fidèle, il revint dans le lieu où était Zaïde. Comme il commençait à lui parler, on le vint avertir que le désordre était si grand dans la ville, que sa présence seule pouvait l'arrêter. il fut contraint d'aller où son devoir l'appelait. Il donna tous les ordres qu'il jugea nécessaires pour apaiser le tumulte que faisaient naÃtre l'avarice des soldats et la terreur des habitants; ensuite il dépêcha un courrier au roi pour lui donner avis de la prise de la ville et revint avec impatience auprès de Zaïde. Toutes les dames qui étaient auprès d'elle, s'éloignèrent par hasard, il voulut profiter des moments où il pouvait l'entretenir, mais, comme il avait dessein de lui parler de sa passion, il sentit un trouble extraordinaire et il connut bien que ce n'était pas toujours assez de pouvoir être entendu pour se déterminer à se vouloir faire entendre. Il craignit néanmoins de perdre une occasion qu'il avait tant souhaitée, et, après avoir admiré quelque temps la bizarrerie de leur aventure, d'avoir été si longtemps ensemble sans se connaÃtre et sans se parler - Nous sommes bien éloignés, dit Zaïde, de retomber dans le même embarras, puisque j'entends la langue espagnole et que vous entendez la mienne. - Je m'étais trouvé si malheureux de ne la pas entendre, répondit Consalve, que je, l'ai apprise sans espérer même qu'elle pût me servir à réparer ce que j'avais souffert de ne la pas savoir. - Pour moi, reprit Zaïde en rougissant, j'ai appris l'espagnol, parce qu'il est difficile de n'apprendre pas la langue du pays où l'on demeure et que l'on est dans une peine continuelle lorsqu'on ne peut se faire entendre. - Je vous entendais souvent, madame, répliqua Consalve, et quoique je ne susse pas votre langue, il y a eu bien des heures où j'aurais pu rendre un compte exact de vos sentiments, et je suis persuadé que vous voyiez encore mieux les miens que je ne voyais les vôtres. - Je vous assure, répondit Zaïde, que je suis moins habile que vous ne pensez et que, tout ce que j'ai pu juger, c est que vous aviez quelquefois beaucoup de tristesse. - Je vous en disais la cause, répondit Consalve, et je crois que, sans savoir ce que signifiaient mes paroles, vous n'avez pas laissé de m'entendre. Ne vous en défendez point, madame; vous m'avez répondu, sans me parler, avec une sévérité dont vous devez être satisfaite, mais, puisque j'ai pu connaÃtre votre indifférence, comment n'auriez-vous pas connu des sentiments qui paraissent plus aisément que l'indifférence et qui s'expliquent souvent malgré nous? J'avoue néanmoins que j'ai vu quelquefois vos beaux yeux tournés sur moi d'une manière qui m'aurait donné de la joie, si je n'avais cru devoir ce qu'ils avaient de favorable à la ressemblance de quelque autre. - Je ne vous désavouerai pas, reprit Zaïde, que je n'aie trouvé que vous ressembliez à quelqu'un, mais vous n'auriez pas sujet de vous plaindre, si je vous disais que j'ai souvent souhaité que vous puissiez être celui à qui vous ressemblez. - Je ne sais, madame, répondit Consalve, si ce que vous me dites m'est favorable, et je ne puis vous en rendre grâce si vous ne me l'expliquez mieux. - Je vous en ai trop dit pour vous l'expliquer, répliqua Zaïde, et mes dernières paroles m'engagent à vous en faire un secret. - Je suis bien destiné au malheur de ne vous pas entendre, reprit Consalve, puisque, même en me parlant espagnol, je ne sais ce que vous me dites. Mais, madame, avez-vous la cruauté d'ajouter encore des incertitudes à celles où je vis depuis si longtemps? Il faut que je meure à vos pieds, ou que vous me disiez qui vous avez pleure dans la solitude d'Alphonse et qui est celui à qui mon malheur ou mon bonheur veulent que je ressemble. Ma curiosité ne s'arrêterait pas sans doute à ces deux choses, si le respect que j'ai pour vous ne la retenait; mais j'attendrai que le temps et votre bonté me permettent de vous en demander davantage. Comme Zaïde allait répondre, les dames arabes qui étaient dans le château demandèrent à parler à Consalve, et il vint ensuite tant d'autres personnes, qu'avec le soin qu'apporta cette princesse à éviter de l'entretenir en particulier, il lui fut possible d'en retrouver l'occasion. Il se renferma seul pour s'abandonner au plaisir d'avoir retrouvé Zaïde et de l'avoir retrouvée dans un lieu dont il était le maÃtre; il croyait même avoir remarqué dans ses yeux quelque joie de le revoir; il était bien aise qu'elle eût appris l'espagnol, et elle s'était servie de cette langue avec tant de promptitude, sitôt qu'elle l'avait vu, qu'il se flattait d'avoir eu quelque part au soin qu'elle avait eu de l'apprendre. Enfin la vue de Zaïde et l'espérance de n'en être pas haï faisaient sentir à Consalve ce qu'un amant, qui n'est pas assuré d'être aimé, peut sentir de plus agréable. Don Olmond revint au château, où il l'avait envoyé pour y faire entrer des troupes, et interrompit sa rêverie. Comme il l'avait trouvé dans le même lieu que Zaïde, il crut qu'il pourrait l'instruire de la naissance et des aventures de cette belle princesse. Il appréhenda néanmoins qu'il n'en fût amoureux et la crainte de trouver encore un rival en un homme qu'il croyait son ami arrêta longtemps sa curiosité, mais il ne put en être le maÃtre et, après avoir demandé à don Olmond quelle aventure l'avait conduit à Talavera et avoir su qu'il avait été pris prisonnier en allant le chercher à Tarragone, il lui parla de Zuléma pour lui parler ensuite de Zaïde. - Vous savez, lui dit don Olmond, qu'il est neveu du calife Osman et qu'il serait à la place du caïma[can] qui règne aujourd'hui, s'il avait eu autant de bonheur qu'il mérite d'en avoir. Il tient un rang considérable parmi les Arabes, il est venu en Espagne pour être général des armées du roi de Cordoue et il y vit avec une grandeur et une dignité dont j'ai été surpris. Je trouvai ici, en y arrivant, une cour très agréable. Bélénie, femme du prince Osmin, frère de Zuléma, y était alors. Cette princesse n'est pas moins révérée par sa vertu que par sa naissance. Elle avait avec elle la princesse Félime, sa fille, dont l'esprit et le visage sont pleins de charmes, bien qu'il y ait dans l'un et dans l'autre beaucoup de langueur et de mélancolie. Vous avez vu l'incomparable beauté de Zaïde et vous pouvez juger quel fut mon étonnement de trouver à Talavera tant de personnes dignes d'admiration. Il est vrai, répondit Consalve, que Zaïde est la plus parfaite beauté que j'aie jamais vue, et je ne doute point qu'elle n'ait ici un grand nombre d'amants attachés à elle. Alamir, prince de Tharse, en est passionnément amoureux, répliqua don Olmond; il a commencé à l'aimer en Chypre et il en était parti avec elle. Zuléma fit naufrage aux côtes de Catalogne, il est venu depuis en Espagne, et Alamir est venu à Talavera chercher Zaïde. Les paroles de don Olmond donnèrent un coup mortel à Consalve; il y trouva la confirmation de ses soupçons et il vit en un moment que tout ce qu'il s'était imaginé était véritable. L'espérance de s'être trompé, dont il s'était flatté tant de fois, l'abandonna entièrement et la joie que lui avait donnée la conversation qu'il venait d'avoir avec Zaïde, ne servit qu'à augmenter sa douleur. Il ne douta plus que les larmes qu'elle avait répandues chez Alphonse, ne fussent pour Alamir, que ce ne fût à lui à qui il ressemblait, et que ce ne fût par lui qu'elle eût été enlevée des côtes de la Catalogne. Ces pensées lui donnèrent une si cruelle douleur que don Olmond crut qu'il était malade et lui en témoigna de l'inquiétude. Consalve ne voulut pas lui apprendre le sujet de son affliction; il trouva de la honte à lui avouer qu'il était encore amoureux après avoir été si maltraité par l'amour; il lui dit que son mal se passerait bientôt, et il lui demanda s'il avait vu Alamir, s'il était digne de Zaïde et s'il en était aimé. Je ne l'ai point vu, reprit don Olmond, il était allé joindre Abdérame avant que l'on m'eût conduit en cette ville. Sa réputation est grande; je ne sais s'il est aimé de Zaïde, mais je crois qu'il est difficile qu'elle méprise un prince aussi aimable que j'ai ouï dépeindre Alamir, et il paraÃt si attaché à elle, qu'il est difficile de croire qu'il en soit entièrement dédaigné. La princesse Félime, avec qui j'ai fait une amitié particulière, malgré la retraite où vivent les personnes de sa nation et de sa naissance, m'a souvent parlé d'Alamir; et, à en juger par ce quelle m'en a dit, on ne peut être ni plus honnête homme ni plus amoureux. Si Consalve eût suivi ses sentiments il eût fait encore plusieurs questions à don Olmond; mais il était retenu par la crainte de découvrir ce qu'il lui voulait cacher. Il lui demanda seulement ce qu'était devenue Félime; don Olmond lui répondit qu'elle avait suivi la princesse, sa mère, à Oropèze, où Osmin commandait un corps d'armée. Consalve se retira ensuite sur le prétexte de chercher du repos, mais ce ne fut en effet que pour être en liberté de s'affliger et de faire réflexion sur l'opiniâtreté de son malheur. Pourquoi ai-je retrouvé Zaïde, disait-il, avant que d'apprendre qu'Alamir en est aimé! Si j'en eusse été assuré dans le temps que je l'avais perdue, j'aurais moins souffert de son absence, je me serais moins abandonné à la joie de la revoir et je ne sentirais pas la cruelle douleur de perdre les espérances qu'elle me vient de donner. Quelle destinée est la mienne, que même la douceur de Zaïde ne serve qu'à me rendre malheureux! Pourquoi témoigner qu'elle souffre mon amour, si elle approuve celui d'Alamir? Et que veut dire ce souhait que je puisse être celui à qui je ressemble? De pareilles réflexions augmentaient encore sa tristesse, et, le jour suivant, qu'il devait attendre avec tant d'impatience et qui lui devait être si agréable, puisqu'il était assuré de voir Zaïde et de lui parler, lui parut le plus affreux de sa vie, quand il pensa qu'en la voyant il n'avait rien à espérer que la confirmation de son malheur. Sur le milieu de la nuit, celui qui était allé porter au roi la nouvelle de la prise de la ville revint avec un ordre pour Consalve de partir à l'heure même et d'aller joindre l'armée avec toute la cavalerie. Don Garcie savait que les Maures attendaient un secours considérable, et, quand il eut appris que Consalve avait emporté Talavera, il crut qu'il fallait profiter de cette victoire et rassembler toutes ses troupes pour attaquer les ennemis, avant qu'ils fussent fortifiés par ce nouveau secours. Quelque difficulté que Consalve trouvât à exécuter l'ordre du roi, pu l'embarras de faire marcher des soldats qui étaient encore fatigués du travail de la nuit précédente, le désir d'être à la bataille le fit agir avec tant d'ardeur, qu'il les mit en peu de temps en état de partir, et il se fit la cruelle violence de quitter Zaïde sans lui dire adieu. Il ordonna que l'on conduisÃt Zuléma dans le château où était cette princesse, et il commanda à celui qui la gardait de lui dire les raisons qui l'obligeaient à quitter Talavera avec tant de précipitation. A la pointe du jour, il se mit à la tête de la cavalerie et commença à marcher avec une tristesse proportionnée au sujet qu'il en croyait avoir. En approchant du camp, il rencontra le roi que venait au-devant de lui; il mit pied à terre et alla lui rendre compte de ce qui s'était passé à la prise de Talavera. Après lui avoir parlé de ce qui regardait la guerre, il lui parla de ce qui regardait son amour. Il lui apprit qu'il avait retrouvé Zaïde, mais qu'il avait aussi trouvé ce rival dont la seule idée lui avait donné tant d'inquiétude. Le roi lui témoigna combien il s'intéressait dans toutes les choses qui le touchaient et combien il était satisfait de la victoire qu'il venait de remporter. Consalve alla ensuite faire camper ses troupes et les mettre en état, par quelques heures de repos de se préparer à la bataille, que l'on avait dessein de donner. La résolution n'en était pas encore prise; le poste avantageux des ennemis, lent nombre, et le chemin qu'il fallait faire pour aller à eux, rendaient cette résolution difficile à prendre et périlleuse à exécuter. Consalve néanmoins opina à la donner, et l'espérance de trouver Alamir dans le combat, lui fit soutenir son opinion avec tant de force, que la bataille fut résolue pour le lendemain. Les Arabes étaient campés dans une plaine à la vue d'Almaras; leur camp était environné d'un grand bois, en sorte que l'on en pouvait aller à eux que par un défilé si dangereux à passer qu'il ne semblait pas qu'on dût l'entreprendre. Toutefois Consalve, à la tête de la cavalerie, commença le premier à traverser ce bois et parut dans la plaine, suivi de quelques escadrons. Les Arabes, surpris de voir leurs ennemis si proches, employèrent à prendre leur résolution le temps qu'ils devaient employer à combattre et donnèrent le loisir aux Espagnols de passer toutes leurs troupes et de se ranger en bataille. Consalve marcha droit à eux avec l'aile gauche, enfonça leurs escadrons et les mit en fuite. Il ne s'abandonna pas à poursuivre les fuyards et, cherchant partout le prince de Tharse et de nouvelles victoires, il tourna tout court sur l'infanterie des Arabes. Cependant l'aile droite n'avait pas eu un succès si favorable; les Arabes l'avaient rompue et poussée jusques au corps de réserve que commandait le roi de Léon, mais ce roi avait arrêté leur victoire et les avait repoussés jusques aux portes d'Almaras, en sorte qu'il ne restait de leur armée que l'infanterie, où était Abdérame, et que Consalve venait d'attaquer. Cette infanterie l'attendit de pied ferme et, ouvrant ses bataillons, les gens de trait firent un effet si prodigieux, que les troupes espagnoles ne les purent soutenir. Consalve les remit en ordre et recommença la même attaque jusques à trois fois. Enfin il enveloppa cette infanterie de tous côtés et, touché de voir périr de si braves gens, il cria qu'on leur fit quartier. Ils mirent tous les armes bas et, se jetant en foule autour de lui, ils semblaient n'avoir d'autre application qu'à admirer sa clémence, après avoir éprouvé sa valeur. Dans ce moment, le roi de Léon, vint rejoindre Consalve et lui donna toutes les louanges que méritait sa valeur. Ils surent que le roi Abdérame s'était dégagé pendant le dernier combat et s'était retiré dans Almaras. La gloire que Consalve, avait acquise dans cette journée, devait lui donner quelque joie, mais il ne sentit que la douleur de n'y avoir pas laissé la vie et de n'avoir pu trouver Alamir. Il sut des prisonniers que ce prince n'était pas dans l'armée, qu'il commandait le secours que, les ennemis attendaient, et que c'était l'espérance de ce secours qui leur avait fait essayer de retarder la bataille. Comme les Arabes avaient ramassé une partie de leur armée, qu'ils étaient fortifiés par les troupes qu'Alamir avait amenées et qu'ils avaient devant eux une grande ville que l'on n'osait assiéger à leur vue, le roi de Léon ne pouvait espérer d'autre avantage de sa victoire que la gloire de l'avoir remportée. Néanmoins, Abdérame, sous le prétexte d'enterrer les morts, demanda une trêve de quelques jours dans le dessein de commencer une négociation pour la paix. Pendant cette trêve, un jour que Consalve passait d'un quartier à l'autre, il vit sur une petite éminence deux cavaliers de l'armée ennemie qui se défendaient contre plusieurs cavaliers espagnols et qui, malgré leur résistance, étaient près d'être accablés par le nombre de ceux qui les attaquaient. Il fut étonné de voir ce combat pendant la trêve et de le voir si inégal. Il envoya quelqu'un des siens à toute bride pour le faire cesser et pour en savoir la cause. On lui vint dire que ces deux cavaliers arabes avaient voulu passer auprès des gardes avancées, qu'on les avait arrêtés avec insolence, qu'ils avaient mis l'épée à la main et que la cavalerie, qui s'était trouvée en ce lieu, les avait attaqués. Consalve commanda à un officier d'aller de sa part faire des excuses à ces deux cavaliers et de les conduire jusque hors du camp, du côté qu'ils voudraient aller. Il continua ensuite la visite des quartiers et alla passer à celui du roi, en sorte qu'il ne revint que fort tard à son logement. Le lendemain, l'officier qui avait conduit ces deux cavaliers arabes le vint trouver. Seigneur, lui dit-il; un de ceux que vous nous aviez donné ordre d'escorter nous a chargés de vous dire qu'il est bien lâché qu'une affaire importante, qui n'a rien de commun avec la guerre, l'empêche de vous venir remercier, et qu'il est bien aise de vous apprendre que c'est le prince Alamir qui vous est redevable de la vie. Lorsque Consalve entendit le nom d'Alamir, et qu'il pensa que ce rival, qu'il avait eu tant d'envie d'aller chercher par toute la terre, lors même qu'il n'en connaissait ni le nom ni la patrie, venait de passer dans le camp et à sa vue pour aller sans doute trouver Zaïde, il demeura comme accablé, et il ne lui resta de force que pour demander quel chemin avait pris Alamir. Quand on lui eut répondu que c'était celui de Talavera, il congédia tous ceux qui étaient dans sa tente et demeura abandonné au désespoir de n'avoir pas connu le prince de Tharse. Quoi! disait-il, non seulement il échappe à ma vengeance, mais je lui ouvre encore les chemins pour aller voir Zaïde! A l'heure que je parle, il la voit, il est auprès d'elle, il lui apprend son passage dans ce camp, et ce n'est que pour insulter à mon malheur qu'il a voulu que je susse qu'il était Alamir. Peut-être ne jouira-t-il pas longtemps de me venger. Il prit dans ce moment la résolution de se dérober de l'armée, de s'en aller à Talavera troubler par sa présence l'entrevue d'Alamir et de Zaïde, et d'ôter la vie à son rival ou de mourir aux yeux de cette princesse. Comme il cherchait les moyens d'exécuter ce qu'il avait résolu, on lui vint dire qu'il paraissait des troupes ennemies à quelques lieues du camp, et que le roi lui ordonnait de les aller reconnaÃtre. Il fut contraint d'obéir et de retarder l'exécution de son dessein. Il monta à cheval, mais, quand il eut marché quelque temps, il apprit, en sortant d'un bois, que les troupes qu'on avait vues, n'étaient composées que de quelques Arabes qui revenaient d'escorter un convoi. Il fit prendre le chemin du camp à la cavalerie qui était avec lui, et suivi seulement de quelqu'un des siens, il commença à marcher lentement, afin de demeurer dans le bois et de prendre le chemin de Talavera,, sitôt que les troupes seraient un peu éloignées. Comme il fut au milieu d'une grande route, il rencontra un cavalier arabe de fort bonne mine qui suivait assez tristement le même chemin. Ceux qui accompagnaient Consalve, prononcèrent son nom par hasard. A ce nom de Consalve, ce cavalier revint de la rêverie où il paraissait plongé et leur demanda si celui qui marchait seul était Consalve. Sitôt qu'on lui eut répondu que c'était lui-même Je serai bien aise, dit-il assez haut, de voir un homme d'un mérite si extraordinaire, et de le pouvoir remercier de la grâce que j'en ai reçue. En disant ces paroles, il avança vers Consalve, en portant la main à la visière de son casque pour le saluer, mais lorsqu'il eut jeté ses yeux sur son visage - O dieux! s'écria-t-il, est-il possible que ce soit Consalve? Et, le regardant attentivement, il demeura immobile, comme un homme frappé d'une grande surprise et combattu par des sentiments bien différents. Après avoir demeuré quelque temps en cet état - Alamir, s'écria-t-il tout d'un coup, ne doit pas laisser vivre celui à qui Zaïde est destinée ou celui à qui elle se destine elle-même. Consalve, qui avait paru étonné de l'action et des premières paroles de ce cavalier, et qui néanmoins en attendait la suite avec tranquillité, fut frappé, à son tour, d'une surprise extraordinaire, lorsqu'il entendit les noms de Zaïde et d'Alamir, et qu'il jugea qu'il avait devant lui ce redoutable rival qu'il allait chercher avec tant de haine et de désir de vengeance. - Je ne sais, lui répondit-il, si Zaïde m'est destinée, mais si vous êtes le prince de Tharse, comme vous me donnez lieu de croire, n'espérez pas d'en être possesseur que par ma mort. - Vous ne le serez aussi que par la mienne, répliqua Alamir, et je ne vois que trop, par vos paroles, que vous êtes celui qui cause mon infortune. Consalve n'entendit ces derniers mots confusément; il se retira de quelques pas et retint l'impatience qui l'emportait à combattre. Pour empêcher que leur combat ne fût interrompu, il ordonna à ceux qui le suivaient de s'éloigner; et il le leur ordonna avec tant d'autorité qu'ils n'osèrent lui désobéir, mais ils s'en allèrent en diligence, pour faire revenir quelques-uns des principaux officiers de l'armée qui venaient de quitter Consalve et qui ne pouvaient encore être fort éloignés. En même temps Consalve et Alamir commencèrent un combat où la valeur et le courage firent paraÃtre tout ce qu'ils ont jamais eu de grand et d'admirable. Alamir fut blessé en tant d'endroits, que les forces commencèrent à lui manquer, et, bien que Consalve le fût aussi, la vue d'une prochaine victoire lui donnait une nouvelle ardeur qui le rendait maÃtre de la vie de ce prince. Le roi, qui s'était trouvé proche du bois, attiré par les cris de ceux que Consalve avait fait éloigner, arriva dans cet endroit et sépara les combattants. Il apprit par l'écuyer d'Alaimir, qui survint dans ce moment, le nom de son maÃtre, et Consalve, voyant que ce prince perdait des ruisseaux de sang, commanda qu'on le secourût. Si le roi eût suivi ses sentiments, il aurait donné des ordres contraires; il se contenta néanmoins d'ordonner qu'on lui répondit de la personne du prince de Tharse, et tourna toutes ses pensées à la conversation de son favori. Il le fit transporter au camp. Alarnir n'était pas en état d'être porté si loin, et on le mit dans un château qui se trouva assez proche. Sitôt que Consalve fut arrivé, le roi voulut voir le jugement des médecins sur ses blessures, ils l'assurèrent qu'il n'y avait rien à craindre pour sa vie. Don Garcie ne le put quitter sans apprendre de sa bouche la cause de ce combat. Consalve, qui ne lui cachait rien, lui en avoua la vérité, et le roi, craignant de nuire à sa santé par une trop longue conversation, voulut le laisser en repos. Mais Consalve, le retenant - Ne m'abandonnez pas, seigneur, lui dit-il, au désordre et à la confusion de mes pensées, aidez-moi à démêler le nouvel embarras où me mettent les actions et les paroles d'Alamir. Il me rencontre sans qu'il paraisse me chercher, il m'aborde comme un homme qui veut me faire des remerciements et, tout d'un coup, je le vois surpris, troublé et prêt à mettre l'épée à la main. Qu'a-t-il appris, en me voyant, qui lui ai fait changer de sentiments? Qui lui fait imaginer que Zaïde m'est destinée ou par Zuléma, ou par elle-même? Il ne peut avoir appris que de sa propre bouche que je suis son rival, et, si elle lui a rendu compte de mon amour, ce n'est pas d'une manière qui lui puisse donner lieu de me craindre. Il sait bien aussi qu'elle ne m'est pas destinée par Zuléma, qui ne me connaÃt point, qui ignore les sentiments que j'ai pour sa fille et dont la religion est si opposée à la mienne. Quel fondement peuvent donc avoir ses paroles? Et par quelle raison mon visage attire-t-il sa colère plutôt que mon nom? - Il est difficile, mon cher Consalve, répondit le roi, de démêler cette aventure, j'y pense avec attention, mais je n'imagine rien où je me puisse arrêter. Ne serait-ce point, reprit-il tout d'un coup, qu'Alamir vous aurait vu dans la solitude d'Alphonse lorsque vous portiez le nom de Théodoric et que ce n'est qu'à votre visage qu'il vous a reconnu pour son rival? - Ah! seigneur, répliqua Consalve, j'ai déjà eu la même pensée, mais je l'ai trouvée si cruelle, que je n'ai pu m'y arrêter. Serait-il possible qu'Alamir eût été caché dans ce désert? Serait-il possible que la joie, qui me paraissait quelquefois dans les yeux de Zaïde et qui faisait tout mon bonheur, n'eût été que les restes de ce qu'avait produit la vue d'Alamir? Mais, seigneur, continua-t-il, je ne quittais quasi point Zaïde, j'aurais vu ce prince s'il était venu chez Alphonse, et, de plus, cette princesse sait qui je suis, il vient de la voir, il ne faut pas douter qu'elle ne le lui ait appris; ainsi il connaissait Consalve pour l'amant de Zaïde lorsqu'il m'a rencontré. Je ne puis comprendre qui a causé un changement si prompt, et je trouve de l'impossibilité à tout ce que j'imagine. - Etes-vous bien assuré, repartit le roi, qu'Alamir ait vu Zaïde? Il passa hier assez tard dans le camp; vous l'avez rencontré ce matin; il me semble qu'il est difficile d'avoir été à Talavera et d'en être revenu en si peu de temps. Mais il m'est aisé de m'en éclaircir, ajouta-t-il; deux officiers de mes troupes ont dit qu'ils avaient passé la nuit en même lieu que ce prince, et nous saurons d'eux où ils l'ont rencontré. Le roi commanda à l'heure même qu'on lui fit venir ces officiers et, lorsqu'ils furent venus, il leur ordonna de dire en quel lieu et à quelle heure ils avaient trouvé Alamir. Seigneur, répondit l'un des deux, nous revenions hier d'Ariobisbe, où l'on nous avait envoyés, nous passâmes le soir dans un grand bois, qui est à trois ou quatre lieues du camp, nous mÃmes pied à terre et nous nous endormÃmes dans ce bois. J'entendis du bruit, je m'éveillai et je vis d'assez loin, au travers des arbres, ce prince arabe qui parlait à une femme magnifiquement habillée. Après une longue conversation, cette femme le quitta et vint s'asseoir avec une autre, proche du lieu où j'étais. Elles parlaient assez haut, mais je n'entendais pas ce qu'elles disaient, parce qu'elles parlaient une langue que je ne connais point et qui n'est pas celle des Arabes. Elles nommèrent plusieurs fois Alamir et, quoiqu'elles fussent tournées en sorte que je ne pouvais voir leur visage, il me sembla que celle qui avait parlé à ce prince pleurait extrêmement. Enfin elles s'en allèrent, j'entendis marcher des chariots et beaucoup de chevaux du côté de Talavera. J'éveillai mon camarade, nous reprÃmes notre chemin et nous vÃmes de loin Alamir couché au pied d'un arbre, comme un homme qui se trouvait mal. Son écuyer me demanda s'il pourrait arriver de jour au camp des Arabes, je lui dis que non et ils ont passé la nuit dans le même village que nous. Le roi se repentit d'avoir fait parler ces officiers et, sitôt qu'ils furent retirés - Vous voyez, seigneur, dit Consalve, si j'ai eu tort de croire qu'Alamir avait vu Zaïde. Mais trouvez-vous possible qu'elle soit sortie de Talavera, répondit le roi, puisqu'elle y est prisonnière? - Mon malheur, répliqua Consalve, ne me laisse pas manquer aux choses qui me peuvent nuire. J'ai donné ordre, en partant, que Zaïde eût la liberté de se promener hors de la ville toutes les fois qu'elle le voudrait, elle attendait Alamir dans ce bois. Il avait raison de me mander qu'une affaire importante, qui ne regardait point la guerre, l'empêchait de s'arrêter dans ce camp. Il la vit donc hier, elle pleurait après l'avoir quitté, il est donc vrai que Zaïde aime Alamir, et il ne me reste plus d'incertitude. Laissez-moi mourir, seigneur, abandonner le soin d'un homme qui est trop persécuté de la fortune pour mériter vos bontés, je suis honteux d'être aimé de vous et d'être misérable. Don Garcie était sensiblement touché de l'état où il voyait Consalve, et il essayait de lui faire trouver quelque consolation dans les témoignages de son amitié. Le lendemain on sut que le prince de Tharse était très dangereusement blessé, et, les jours suivants, la fièvre lui prit si violente, qu'on désespéra quasi de sa vie. Consalve s'imagina que Zaïde ne pourrait savoir le danger où était ce prince sans envoyer apprendre de ses nouvelles; il donna charge à un de ses gens, à qui il se fiait, d'aller tous les jours au château où l'on gardait Alamir et de découvrir s'il ne venait personne pour essayer de le voir. Il eût bien voulu aussi s'éclaircir de cette ressemblance qui lui avait donné tant de curiosité, mais l'extrémité où était ce prince ne laissait pas son visage en état de distinguer aucun de ses traits. Celui qui avait été chargé d'aller à ce château, s'acquitta de sa commission avec soin; il apprit à Consalve que, depuis qu'Alamir était malade, on n'avait point demandé à lui parler, mais que des gens inconnus venaient tous les jours savoir l'état de sa santé, sans dire le nom de ceux qui les y envoyaient. Quoique Consalve ne doutât point qu'Alamir ne fût aimé de Zaïde, toutes les choses qui l'en assuraient, lui donnaient une nouvelle douleur. Le roi entra dans sa tente, qu'il était encore agité de l'affliction qu'il venait de recevoir, et, craignant que tant de déplaisirs ne missent enfin sa vie en danger, il défendit à ceux qui l'approchaient de lui parler d'Alamir et de la princesse Zaïde. Cependant la trêve était finie et les deux armées ne demeuraient pas inutiles. Abdérame assiégea une petite place dont la faiblesse ne lui faisait pas appréhender de résistance; néanmoins il arriva que le prince de Galice, proche parent de don Garcie, qui s'était retiré dans cette place pour se guérir de quelques blessures qu'il avait reçues à la bataille, entreprit de la défendre, par une résolution où il y avait plus de témérité que de courage. Abdérame s'en trouva si indigné que, lorsque cette ville fut contrainte de se rendre, il fit trancher la tête à ce prince. Ce n'était pas la première fois que les Maures avaient abusé de leur victoire et traité les plus grands seigneurs d'Espagne avec une inhumanité sans exemple. Don Garcie fut extrêmement irrité de la mort du prince de Galice. Les troupes espagnoles ne le furent pas moins, elles aimaient ce prince et, déjà lassées de tant de cruautés dont on n'avait point tiré de vengeance, elles s'assemblèrent en tumulte et demandèrent au roi qu'on traitât Alamir de la même manière qu'on avait traité le prince de Galice. Le roi y consentit, il aurait été dangereux de refuser des troupes aussi animées. Il manda au roi de Cordoue qu'il ferait trancher la tête au prince de Tharse, sitôt qu'il serait en meilleur état, et que ses blessures permettraient d'en faire un spectacle public et de lui ôter la vie, sans qu'il parût qu'on n'eût fait que hâter sa mort. Consalve ignorait, par les ordres que le roi avait donnés, ce qui se passait sur le sujet de ce prince. Quelques jours après, on lui vint, dire qu'un écuyer de don Olmond demandait à le voir. Il commanda qu'on le fit entrer et cet écuyer, après lui avoir dit que son maÃtre était bien fâché que les ordres du roi le retinssent à Baragel et l'empêchassent de venir apprendre de ses nouvelles, lui remit plusieurs lettres entre les mains. Consalve ouvrit celle qui s'adressait à lui, et il y lut ces paroles Lettre de don Olmond à Consalve Si je ne savais combien vous aimez à faire de grandes actions, je ne vous enverrais pas la lettre que je vous envoie, et je croirais faim une chose inutile de vous parler en faveur de votre ennemi, mais je vous connais trop pour douter que vous ne receviez avec joie la prière, que l'on m'oblige de vous faire. Quelque justice qu'il y ait à traiter le prince de Tharse comme on a traité le prince de Galice, ce sera une action digne de vous de conserver un homme du mérite et de la qualité d'Alamir. Il me semble aussi que vous devez accorder quelque pitié à une passion qui ne vous est pas inconnue. Le nom d'Alamir et la fin de cette lettre causèrent un trouble extraordinaire à Consalve; il demanda à l'écuyer de don Olmond l'explication de ce que son maÃtre lui mandait du prince, de Galice, et, quoique cet écuyer ne dût pas croire qu'il ignorât ce qui s'était passé, il ne laissa pas de [le] lui apprendre en peu de mots Consalve lut la lettre que don Olmond lui envoyait; elle ne contenait que ces paroles Lettre de Félime à don Olmond Vous pouvez tout sur Consalve; faites qu'il sauve Alamir de la colère du roi de Léon. En le garantissant de la mort qu'on lui prépare, il ne lui sauvera pas la vie; ses blessures la lui ôteront bientôt; et Consalve est déjà assez vengé de ce malheureux prince, puisqu'on est contraint de recourir à lui pour sa conservation. Travaillez-y, je vous en conjure vous sauverez plus d'une vie en sauvant celle d'Alamir. Ah! Zaïde, s'écria Consalve, Félime n'écrit que par vos ordres, et vous m'ordonnez par cette lettre de vous conserver Alamir. Quelle inhumanité est la vôtre! Et à quelle extrémité me réduisez-vous? N'est-ce pas assez que je supporte mes malheurs? Faut-il encore que je travaille à conserver celui qui les cause? Dois-je m'opposer à la résolution du roi? Elle est juste, il a été contraint de la prendre, et je n'y ai point eu de part. Je devrais laisser périr Alamir, si je ne savais point qu'il est mon rival et qu'il est aimé de Zaïde, mais je le sais, et cette raison, toute cruelle qu'elle est, ne me permet pas de consentir à sa perte. Quelle loi, reprit-il, me veux-je imposer et quelle générosité m'oblige à conserver Alamir? Parce que je sais qu'il m'ôte Zaïde; faut-il que je lui sauve la vie? Dois-je prétendre que, pour me l'accorder, le roi se mette au hasard de faire révolter son armée? Abandonnerai-je les intérêts de don Garcie pour m'arracher les douces espérances dont la mort d'Alamir vient me flatter? Ce prince seul me dispute Zaïde et, quelque prévenue qu'elle soit en sa faveur, si elle ne devait jamais le revoir, je pourrais m'assurer d'être heureux. Après ces paroles, il demeura longtemps dans un silence où il paraissait enseveli; ensuite il se leva tout d'un coup et, quoiqu'il fût dans une faiblesse extraordinaire, il se fit conduire chez le roi. Ce prince, fut très surpris de le voir et il le fut encore davantage, lorsqu'il sut ce qu'il venait lui demander. - Seigneur, lui dit Consalve, si vous avez quelque considération pour moi, il faut m'accorder la vie d'Alamir; je ne puis vivre, si vous consentez à sa mort. - Que dites-vous, Consalve? lui repartit le roi, et par quelle aventure la vie d'un homme qui fait votre malheur, devient-elle nécessaire à votre repos? - Zaïde, seigneur, m'ordonne de la conserver, répliqua-t-il, je dois répondre à la bonne opinion qu'elle a de moi. Elle sait que je l'adore et que je dois haïr ce prince; cependant elle m'estime assez pour croire que, loin de consentir à sa perte, je travaillerai à le garantir de la mort qu'on lui prépare. Elle veut bien tenir de moi la vie de son amant; je vous la demande par toutes vos bontés. - Je ne dois pas écouter, lui repartit le roi, les sentiments que vous inspirent une générosité aveugle et un amour qui ne vous laisse plus de raison. Je dois agir selon mes intérêts et selon les vôtres. Le prince de Tharse doit mourir pour apprendre au roi de Cordoue à mieux user des droits de la guerre, pour apaiser mes troupes qui sont prêtes à se révolter, et il doit mourir pour vous laisser possesseur de Zaïde, et pour ne plus troubler votre repos. - Ah! seigneur, reprit Consalve, trouverais-je du repos à voir Zaïde irritée contre moi et désespérée de la mort de son amant? Je ne dois plus penser à disputer Zaïde à Alamir vivant ni à Alamir mort. Il ne faut pas se rendre digne du mauvais traitement de la fortune par une opiniâtreté déraisonnable. Je veux que Zaïde me plaigne de ne m'avoir pas aimé, et je ne veux pas qu'elle puisse me mépriser ni me haïr. - Prenez du temps, lui dit le roi, pour examiner ce que vous me demandez et résolvez avec vous-même si vous le devez vouloir. - Non, seigneur, répondit Consalve, je ne veux point avoir le loisir de changer de sentiments et m'exposer à combattre une seconde fois les fausses et flatteuses espérances que la pensée de la mort d'Alamir m'a déjà données. Je ne veux pas même que Zaïde puisse croire que je sois irrésolu sur le parti que je dois prendre, et je vous demande la grâce de publier dès aujourd'hui que vous m'accordez la vie de ce prince. - Je vous promets, lui répondit le roi, de vous en laisser le maÃtre, mais attendez encore à le publier. Vous savez l'entreprise qui est faite sur Oropèze, les habitants doivent cette nuit nous en ouvrir les portes. Si ce dessein réussit, la joie d'un heureux succès mettra peut-être l'armée dans une disposition dont nous aurons moins à craindre. Félime sera entre nos mains, sachez par elle si Alamir est aimé. Eclaircissez votre destinée avant que de décider de celle de ce prince, et mettez-vous en état de prendre une résolution dont vous ne puissiez vous repentir. - Mais, seigneur, répliqua Consalve, peut-être que Félime ne voudra pas m'apprendre les sentiments de Zaïde. - Pour l'obliger à vous en instruire, interrompit le roi, mandez à don Olmond que vous ne ferez pas ce qu'elle désire, si vous ne savez les véritables raisons qui lui font prendre tant de part à la conservation d'Alamir. C'est don Olmond qui est commandé pour entrer dans Oropèze, et vous saurez par lui tout ce qu'il vous est important de savoir. - J'y consens, seigneur, répondit Consalve, à condition que vous me permettrez d'obliger les soldats à vous venir demander eux-mêmes la conservation d'Almir, dans le même moment que l'on saura la prise d'Oropèze. Comme Félime sera prisonnière, don Olmond pourra lui cacher la grâce que vous m'aurez accordée, jusques à ce qu'elle lui ait appris tout ce qui regarde ce prince. Zaïde saura que j'ai obéi à ses ordres dans le moment que je les ai reçus, et elle jugera, par cette obéissance aveugle, que, si je renonce aux prétentions que j'avais sur son coeur, je n'étais pas indigne de le posséder. Le roi consentit à tout ce que voulait Consalve, mais en même temps il l'obligea d'écrire à don Olmond de la manière dont il l'avait résolu. Ce prince passa une partie de la nuit avec son favori, qui succombait sous l'effort qu'il venait de se faire et qui sacrifiait à une exacte générosité, dont il n'attendait point de gloire, toutes les espérances d'une passion dont son âme était possédée. Le lendemain don Garcie reçut des nouvelles de l'entreprise d'Oropèze, qui avait réussi comme on l'avait espéré. Il le fit savoir à Consalve, il lui manda en même temps qu'il lui donnait la liberté de travailler à la conservation d'Alamir. Consalve, avec la même ardeur que si le succès de son dessein lui eût assuré la conquête de Zaïde, se fit porter dans le camp, et, avec ce même visage et cette même voix dont il s'était servi en tant d'occasions pour inspirer aux soldats le courage de le suivre, il leur fit voir quelle honte ils attireraient sur lui en voulant ôter la vie à un prince qui n'était entre leurs mains que pour l'avoir attaqué. Il leur dit que, par cette mort dont on le croirait à jamais la cause, ils lui faisaient perdre l'honneur qu'il avait acquis avec eux en tant de combats; qu'il allait à l'heure même se démettre du commandement de l'armée et quitter l'Espagne; qu'ils choisissent de lui voir prendre congé du roi; ou d'aller dans ce moment lui demander la vie du prince de Tharse. Les soldats lui laissèrent à peine achever ce qu'il avait résolu de leur dire, se jetant en foule autour de lui, comme pour empêcher qu'il ne les quittât, ils le suivirent chez don Garcie, si animés par les paroles de leur général, qu'il eût été aussi dangereux de leur refuser alors la conservation d'Alamir, qu'il l'aurait été quelques jours auparavant de leur refuser sa mort. Cependant don Olmond, parmi tous les soins que lui donnait une place dont il venait de se rendre maÃtre, ne laissa pas de penser que l'intérêt de Consalve l'obligeait à entretenir Félime. Il demanda à la voir avec autant de respect que si le droit de la guerre ne lui en eût pas donné une entière liberté. Il la trouva dans une tristesse profonde; ce qui s'était passé pendant cette journée et une maladie considérable que sa mère avait depuis quelques jours, paraissaient le sujet de cette tristesse. Sitôt qu'ils purent se parler sans être entendus - Eh bien! lui dit-elle, don Olmond, avez-vous travaillé auprès de Consalve et sauverez-vous Alamir? - La destinée de ce prince est entre vos mains, madame, lui répondit-il. - Entre mes mains? s'écria-t-elle, hélas! et par quelle aventure pourrais-je quelque chose pour le salut d'Alamir? - Je vous réponds de sa vie, repartit-il, mais, pour me mettre en pouvoir de tenir ma parole, il faut m'apprendre les raisons qui vous font prendre un intérêt si vif à sa conservation, et il faut me les apprendre avec une vérité exacte, aussi bien que tout ce qui regarde les aventures de ce prince. - Ah! don Olmond, que me demandez-vous? répondit Félime. A ces mots, elle demeura quelque temps sans parler, puis tout d'un coup reprenant la parole - Mais ne savez-vous pas, lui dit-elle, qu'il est parent d'Osmin et de Zuléma, que nous le connaissons il y a longtemps, que son mérite est extraordinaire, et n'est-ce pas assez pour avoir soin de sa vie? - Le soin que vous en prenez; madame, répliqua don Olmond, a des raisons plus pressantes; s'il vous coûte trop de me les apprendre, il dépend de vous de ne le faire pas, mais vous trouverez bon aussi que je me dégage de ce que je vous viens de promettre. - Quoi! don Olmond, répliqua-t-elle, la vie d'Alamir n'est qu'à ce prix! Et que vous importe de savoir ce que vous me demandez? - Je suis bien fâché de ne vous le pouvoir dire, reprit don Olmond, mais, madame, encore une fois, je ne puis rien autrement, et c'est à vous de choisir. Félime demeura longtemps les yeux baissés, dans un si profond silence que don Olmond en était surpris. Enfin, se déterminant tout d'un coup - Je vais faire, lui dit-elle, la chose du monde que j'aurais le moins cru pouvoir obtenir de moi-même. La bonne opinion que j'ai de vous et la confiance que j'ai en votre amitié, aident sans doute à me déterminer, aussi bien que la conservation d'Alamir. Gardez-moi un secret inviolable, ajouta-t-elle, et écoutez avec patience le récit que j'ai à vous faire, qui ne peut être qu'un peu long. Histoire de Zaïde et de Félime Cid Rahis, frère du calife Osman, et qui lui pouvait disputer l'empire par le droit de la naissance, se trouva si malheureux et si abandonné de tous ceux qui lui avaient fait espérer de se déclarer pour lui, qu'il fut contraint de renoncer à ses prétentions et de consentir à être relégué dans l'Ãle de Chypre, sous le prétexte d'y commander. Zuléma et Osmin, que vous connaissez, étaient ses enfants; ils étaient jeunes, bien faits et avaient donné plusieurs marques de leur valeur. Ils devinrent amoureux de deux personnes d'une beauté extraordinaire et d'une grande qualité; elles étaient soeurs et sortaient de plusieurs princes qui avaient gouverné cette Ãle, avant qu'elle fût sous l'obéissance des Arabes. L'une s'appelait Alasinthe, et l'autre Bélénie. Comme Osmin et Zuléma savaient bien la langue grecque, ils se firent aisément entendre de celles qu'ils aimaient. Elles étaient chrétiennes, mais la différence de leur religion n'en apporta point dans leurs sentiments; ils s'aimèrent et, sitôt que la mort de Cid Rahis leur en eut laissé la liberté, Zuléma épousa Alasinthe, et Osmin épousa Bélénie. Ils consentirent à laisser élever leurs enfants dans la religion chrétienne et firent espérer alors que, dans peu de temps, ils l'embrasseraient eux-mêmes. Je naquis d'Osmin et de Bélénie et Zaïde de Zuléma et d'Alasinthe. La passion de Zuléma et celle d'Osmin les obligea de passer quelques années dans l'Ãle de Chypre, mais enfin le désir de trouver quelques conjonctures favorables pour renouveler les prétentions de leur père les rappela en Afrique. Ils eurent d'abord de grandes espérances et, contre les règles de la politique, le calife qui succéda à Osman, leur donna des emplois si considérables, qu'Alasinthe et Bélénie ne se pouvaient plaindre de leur éloignement, mais, après cinq ou six années d'absence, elles commencèrent à s'en plaindre et à s'en affliger. Elles surent qu'ils avaient d'autres occupations que celles de la guerre; elles avaient de leurs nouvelles, mais, comme ils ne revenaient point, elles se crurent abandonnées. Alasinthe ne songea plus qu'à Zaïde, qui méritait déjà toute son application, et Bélénie ne pensa qu'à m'élever avec beaucoup de soin. Lorsque nous commençâmes à sortir de l'enfance, Alasinthe et Bélénie se retirèrent dans un château sur le bord de la mer; elles y faisaient une vie conforme à leur tristesse; le soin qu'elles avaient de Zaïde et de moi, les obligeait néanmoins à vivre avec une grandeur et une magnificence qu'elles auraient peut-être abandonnées par leur propre inclination. Nous avions auprès de nous plusieurs jeunes personnes de qualité, et rien ne manquait à ce qui pouvait contribuer à notre éducation et aux divertissements conformes à la retraite où l'on nous élevait. Zaïde et moi n'étions pas moins liées par l'amitié que par le sang. J'avais deux années plus qu'elle; il y avait aussi quelque différence dans nos humeurs, la mienne penchait moins à la joie; il était aisé de le connaÃtre en nous voyant, aussi bien que l'avantage que la beauté de Zaïde avait sur la mienne. Peu de temps avant que l'empereur Léon envoyât attaquer l'Ãle de Chypre, nous étions un jour sur le rivage. La mer était tranquille; nous priâmes Alasinthe et Bélénie de trouver bon que nous entrassions dans des barques pour nous promener. Nous prÃmes plusieurs jeunes personnes avec nous, et nous fÃmes tourner vers de grands vaisseaux qui étaient à la rade. Comme nous approchâmes de ces vaisseaux, nous en vÃmes détacher des chaloupes, et nous jugeâmes que c'étaient des Arabes qui venaient prendre terre. Ces chaloupes venaient vers nous comme nous allions vers elles. Il y avait dans la première plusieurs hommes magnifiquement habillés, et un, entre autres, qui, par son air noble et la beauté de sa taille, se faisait distinguer de tous ceux qui l'environnaient. Cette rencontre nous surprit, nous trouvâmes que nous ne devions pas avancer davantage, et qu'il ne fallait pas donner lieu de croire à ceux qui étaient dans cette chaloupe, que la curiosité de les voir nous eût conduites de leur côté. Nous fÃmes tourner notre banque sur la main droite; la chaloupe que nous voulions éviter, tourna comme nous; les autres allèrent droit à terre; celle-là nous suivit et nous approcha assez pour nous faire voir que cet homme que nous avions distingué des autres, était attaché à nous regarder et qu'il était même bien aise de nous faire remarquer qu'il prenait plaisir à nous suivre. Zaïde trouva notre aventure agréable, et fit encore tourner notre barque pour voir s'il nous suivrait toujours; pour moi, j'en étais embarrassée sans en pouvoir dire la cause. Je regardai avec attention celui qui paraissait le maÃtre des autres, et, en le voyant de plus près, je lui trouvai dans le visage quelque chose de si fin et de si agréable que je crus n'avoir jamais vu personne si capable de plaire. Je dis à Zaïde qu'il fallait retourner auprès d'Alasinthe et de Bélénie et que, sans doute, lorsqu'elles nous avaient permis de nous promener, elles n'avaient pas cru que nous dussions trouver une pareille aventure. Elle fut de mon avis. Nous fÃmes tourner vers la terre; la barque qui nous suivait passa devant nous et alla débarquer proche des autres chaloupes qui étaient déjà arrivées. Lorsque nous abordâmes, celui que nous avions remarqué, suivi d'un grand nombre des siens, s'avança pour nous donner la main avec un air qui nous fit juger qu'il avait déjà appris qui nous étions, de ceux qui étaient sur le rivage. Mon étonnement et celui de Zaïde étaient extrêmes, nous n'étions pas accoutumées à nous voir aborder avec tant de liberté, et surtout par les Arabes, pour lesquels on nous avait inspiré une grande aversion. Nous crûmes que celui qui nous venait parler, serait bien surpris, lorsqu'il trouverait que nous n'entendions point sa langue, mais nous fûmes bien surprises nous-mêmes de l'entendre parler la nôtre avec toute la politesse de l'ancienne Grèce. - Je sais, madame, dit-il en, s'adressant à Zaïde, qui marchait la première, qu'un Arabe ne devrait pas être assez hardi pour vous approcher sans vous en avoir demandé la permission, mais je crois que ce qui serait un crime à un autre est pardonnable à un homme qui a l'honneur d'être allié des princes Zuléma et Osmin. Touché du désir de voir ce qu'il y a de plus beau dans la Grèce, j'ai cru ne pouvoir mieux satisfaire ma curiosité qu'en commençant par l'Ãle de Chypre, et mon bonheur me fait trouver en y arrivant ce que j'aurais cherché en vain dans toutes les autres parties du monde. En disant ces paroles, il attachait ses regards tantôt sur Zaïde et tantôt sur moi, mais avec tant de marques d'une véritable admiration, que nous ne pouvions quasi douter qu'il ne pensât ce qu'il venait de nous dire. Je ne sais si j'étais prévenue ou si la solitude où nous vivions servit à me rendre cette aventure plus agréable, mais j'avoue que je n'ai rien vu de si surprenant. Alasinthe et Bélénie, qui étaient assez éloignées, s'avancèrent vers nous et envoyèrent en même temps demander le nom de celui qui venait d'arriver. Elles surent que c'était Alamir, prince de Tharse, fils de cet Alamir qui prenait la qualité de calife et dont la puissance était si redoutable aux chrétiens. Elles savaient l'alliance, qui était entre ce prince et Zuléma, de sorte que, le respect qui lui était dû par sa naissance se joignant à la curiosité d'apprendre de leurs nouvelles, elles le reçurent avec moins de répugnance qu'elles n'en avaient d'ordinaire pour les Arabes. Alamir augmente par ses paroles la disposition qu'elles avaient à le recevoir favorablement, il leur parla de Zuléma et d'Osmin, qu'il avait vus il n'y avait pas longtemps, et il les blâma d'être capables d'abandonner deux personnes si dignes de les retenir. La conversation fut si longue sur le bord de la mer, et Alamir parut si agréable aux yeux même d'Alasinthe et de Bélénie, que, contre l'habitude qu'elles avaient prise de fuir tout le monde, elles ne purent s'empêcher de lui offrir une retraite dans le lieu qu'elles habitaient. Alamir fit voir qu'il savait bien que la civilité le devait empêcher d'accepter ce qu'on lui offrait, mais il fit voir aussi qu'il ne s'en pouvait défendre, par le plaisir de ne se pas séparer sitôt d'une compagnie qui lui donnait tant d'admiration. Il vint donc avec nous et nous présenta un homme de qualité pour qui il avait beaucoup de considération, qui s'appelait Mulziman. Le soir, Alamir continua à nous paraÃtre tel que nous l'avions trouvé d'abord; j'étais surprise à tous les moments de l'agrément de son esprit et de sa personne, et cet étonnement m'occupait si fort, que je devais bien soupçonner dès lors qu'il y avait quelque chose de plus que de la surprise. Il me sembla qu'il me regardait avec beaucoup d'attention et qu'il me donnait de certaines louanges qui me faisaient voir que ma personne lui plaisait pour le moins autant que celle de Zaïde. Le lendemain, au lieu de partir, comme vraisemblablement il le devait faire, il engagea Alasinthe et Bélénie à le retenir. Il envoya quérir des chevaux admirables qu'il avait amenés; il les fit monter par plusieurs personnes qui étaient à lui et les monta lui-même avec cette adresse si particulière à ceux de sa nation. Il trouva le moyen de passer trois ou quatre jours avec nous et de gagner si bien l'esprit d'Alasinthe et de Bélénie, qu'elles consentirent qu'il vÃnt les revoir pendant le séjour qu'il ferait en Chypre. En nous quittant, il me fit entendre que si j'avais été importunée de sa présence et que si je l'étais encore à l'avenir, je devais n'en accuser que moi-même. J'avais néanmoins remarqué que ses regards avaient souvent été attachés sur Zaïde, mais souvent aussi je les avais vus attaché sur moi d'une manière qui m'avait paru si naturelle que, joignant le langage de ses yeux à plusieurs choses qu'il m'avait dites, j'étais demeurée persuadée que j'avais fait quelque impression sur son coeur. O Dieu, que celle qu'il fit dans le mien fut véritable! Sitôt que je l'eus perdu de vue, je me sentis une tristesse que je ne connaissais point. Je quittait Zaïde, j'allai rêver; je ne me trouvai que des pensées confuses, je m'ennuyai avec moi-même, je revins trouver Zaïde et il me sembla que j'allais la chercher pour parler d'Alamir. Je la trouvai occupée avec ses filles à faire des festons de fleurs, et il ne me parut pas qu'elle se souvÃnt d'avoir vu ce prince. Je me sentis de l'étonnement de la voir si attachée à ses fleurs, et je me trouvai si incapable de m'y amuser, que je l'en arrachai malgré elle. Nous allâmes nous promener. Je lui parlai d'Alamir, je lui dis qu'il me paraissait qu'il l'avait fort regardée, elle me répondit qu'elle ne s'en était pas aperçue. J'essayai de démêler si elle avait remarqué l'attachement qu'il m'avait témoigné, mais il me sembla qu'elle n'y avait pas seulement pensé, et je demeurai si étonnée et si confuse de la différence de ce qu'avait produit en Zaïde la vue d'Alamir et de ce qu'elle avait produit en moi, que je m'en fis des reproches qui n'étaient déjà que trop justes. Quelques jours après, Alamir vint nous revoir. Le jour qu'il y revint, Alasinthe et Bélénie étaient allées à un lieu dont elles ne devaient revenir que le soir. Alamir me parut plus aimable qu'il n'avait encore fait. Comme Zaïde n'y était pas, mon malheur voulut que je le visse sans qu'il eût d'autre attention que celle de me regarder, et il me fit paraÃtre tant d'inclination que celle que j'avais pour lui, acheva de me persuader que je lui plaisais, comme il me plaisait. Il nous quitta devant l'heure que Zaïde devait revenir et d'une manière qui me donna lieu de me flatter qu'il ne songeait pas à la voir. Elle revint longtemps après, et je fus bien étonnée lorsqu'Alasinthe et elles nous dirent qu'elles l'avaient trouvé assez proche du château, et qu'il était venu les conduire jusques à la porte. Il me sembla que, par le temps qu'il était parti, il devait être déjà bien éloigné lorsqu'elles étaient arrivées et que, s'il ne les eût attendues, il ne les aurait pas rencontrées. J'eus quelque inquiétude de cette pensée; néanmoins je crus que le hasard seul pouvait avoir fait ce que je m'imaginais, et je demeurai à attendre le temps de revoir Alamir avec une impatience que je n'avais jamais sentie. Il vint, quelques jours après, porter à Alasinthe la nouvelle de la guerre de l'empereur Léon avait dessein de faire dans l'Ãle de Chypre. Cette nouvelle, qui était si importante, lui servit plusieurs fois de prétexte pour nous revoir, et, lorsqu'il nous revit, il continua à me témoigner les mêmes sentiments qu'il m'avait déjà fait paraÃtre. Il fallait que je me servisse de toute ma raison pour ne lui pas laisser voir les dispositions que j'avais pour lui. Peut-être que ma raison aurait été inutile, si les soins que je lui voyais quelquefois pour Zaïde, n'eussent aidé à me retenir. Je n'attribuais pourtant qu'à une politesse naturelle ce qu'il faisait pour lui plaire, et son adresse savait me cacher ce qui m'aurait pu donner d'autres pensées. Nous fûmes averties que l'armée navale de l'empereur était proche de nos côtes. Alamir persuada Alasinthe et Bélénie de quitter le lieu où nous étions, et, quoique notre religion ne nous fÃt pas appréhender les troupes de l'empereur, l'alliance que nous avions avec les Arabes et les désordres que cause la guerre, nous obligèrent à suivre le conseil d'Alamir et d'aller à Famago[u]ste. J'en eus de la joie, parce que je pensai que je serais dans le même lieu qu'Alamir, et que Zaïde et moi ne serions plus logées ensemble. Sa beauté m'était si redoutable, que j'étais bien aise qu'Alamir me vÃt sans la voir. Je crus que je m'assurerais entièrement des sentiments qu'il avait pour moi, et que je verrais si je devais m'abandonner à ceux que j'avais pour lui, mais il y avait déjà longtemps qu'il n'était plus en mon pouvoir de disposer de mon coeur. Je suis néanmoins persuadée que, si j'eusse eu alors la même connaissance de l'humeur d'Alamir, que celle que j'ai eue depuis, j'aurais pu me défendre de l'inclination qui m'entraÃnait vers lui, mais comme je ne connaissais que les qualités agréables de son esprit et de sa personne, et qu'il paraissait attaché à moi, il était difficile de résister à cette inclination qui était si violente et si naturelle. Le jour que nous arrivâmes à Famagouste, il vint au-devant de nous. Zaïde était ce jour-là d'une beauté si admirable qu'elle parut aux yeux d'Alamir ce qu'Alamir paraissait aux miens, c'est-à -dire la seule personne que l'on pût aimer. Je m'aperçus de l'attention extraordinaire qu'il avait à la regarder. Lorsque nous fûmes arrivées, Alasinthe et Bélénie se séparèrent, Alamir suivit Zaïde sans chercher même un prétexte à me quitter. Je demeurai pénétrée de la plus grande douleur que j'eusse jamais sentie. Je connus par sa violence le véritable attachement que j'avais pour ce prince. Cette connaissance augmenta ma tristesse; j'envisageai l'horrible malheur où j'étais plongée par ma faute, mais, après m'être bien affligée, il me revint quelque rayons d'espérance; je me flattai comme toutes les personnes qui aiment, et je m'imaginai que des raisons que j'ignorais, avaient causé ce qui venait de me déplaire. Je ne fus pas longtemps dans cette faible espérance. Alamir avait voulu pendant quelque temps nous laisser croire, à Zaïde et à moi, qu'il nous aimait, pour se déterminer ensuite selon la manière dont il serait traité de l'une et de l'autre, mais la beauté de Zaïde, sans le secours de l'espérance, l'entraÃna entièrement. Il oublia même qu'il avait voulu me persuader qu'il s'était attaché à moi; je ne le vis presque plus, il ne me chercha que pour chercher Zaïde, il l'aima avec une passion ardente, et; enfin, je le vis pour elle comme j'eusse été pour lui, si la bienséance m'eût permis de faire voir mes sentiments. Je ne sais s'il est nécessaire que je vous dise ce que je souffrais et les divers mouvements dont mon coeur était combattu; je ne pouvais supporter de le voir auprès de Zaïde, et de l'y voir si amoureux, et d'un autre côté je ne pouvais vivre sans lui. J'aimais mieux le voir avec Zaïde que de le ne point voir. Cependant, au lieu que ce qu'il faisait pour elle diminuât ma passion, il ne servait qu'à l'augmenter. Toutes ses paroles et toutes ses actions étaient tellement propres à me plaire que, si j'eusse pu inspirer une conduite à ceux qui m'auraient aimée, je l'aurais prescrite telle qu'Alamir l'avait pour Zaïde. Il est vrai aussi que l'amour est si dangereux à voir qu'il ne laisse pas d'enflammer, lors même qu'il ne s'adresse pas à nous. Zaïde me rendait compte des sentiments qu'il avait pour elle et de l'éloignement qu'elle avait pour lui. Quand elle m'en parlait ainsi, j'étais quelquefois prête à lui avouer l'état où j'étais, afin de l'engager par cet aveu à ne pas souffrir la continuation de l'amour de ce prince, mais je craignais de le lui faire paraÃtre plus aimable en lui montrant combien il était aimé. Néanmoins je me fis une loi de ne point rendre de mauvais offices à Alamir. Je connaissais si bien l'horrible malheur de n'être pas aimée que je ne voulais pas contribuer à le faire sentir à un homme que j'aimais si véritablement. Peut-être que ce qui m'aida à soutenir ce que j'avais résolu, ce fut le peu d'inclination que Zaïde avait pour lui. Les troupes de l'empereur étaient si considérables, que l'on ne douta point que Chypre ne fût bientôt en sa puissance. Sur le bruit de ce siège, Zuléma et Osmin sortirent enfin du profond oubli où ils étaient depuis si longtemps. Le calife commençait à les craindre, et paraissait dans le dessein de les éloigner. Ils voulurent le prévenir, ils demandèrent le commandement des troupes que l'on envoyait au secours de Chypre, et nous les vÃmes arriver lorsque nous les attendions le moins. Ce fut une joie sensible pour Alasinthe et pour Bélénie, c'en aurait été une pour moi si j'en avais été capable, mais j'étais accablée de tristesse, et l'arrivée de Zuléma m'en donna une nouvelle par la crainte qu'il ne favorisât les desseins d'Alamir. Ce que j'appréhendais arriva. Zuléma, que son séjour en Afrique avait attaché plus fortement que jamais à sa religion, souhaitait avec ardeur que Zaïde quittât la sienne. Il était parti de Tunis dans le dessein de l'y mener et de la faire épouser au prince de Fez, de la maison des Idris, mais le prince de Tharse lui parut si digne de sa fille qu'il approuva les sentiments qu'il avait pour elle. Je sentis bien alors que, si je ne voulais pas contribuer à empêcher Zaïde d'aimer Alamir, c'était pourtant la chose du monde que je craignais le plus que de le voir heureux par elle. La passion de ce prince était devenue si violente que tous ceux qui le connaissaient ne pouvaient assez s'en étonner. Mulziman, dont je vous ai parlé, et que j'entretenais quelquefois, parce qu'il était aimé d'Alamir, m'en paraissait dans un étonnement qui me fit juger qu'il fallait que ce prince eût été bien éloigné jusques alors d'avoir des passions violentes. Alamir fit connaÃtre à Zuléma les sentiments qu'il avait pour Zaïde, et Zulêma fit entendre à Zaïde qu'il souhaitait qu'elle épousât Alamir. Sitôt qu'elle eu appris une chose qu'elle avait tant appréhendée, elle me le vint dire avec beaucoup de marques d'inquiétude. J'avoue que j'avais peine à comprendre sa douleur, et qu'il me paraissait difficile d'avoir tant d'affliction pour être destinée à passer sa vie avec Alamir. Cet infidèle avait si bien oublié les sentiments qu'il m'avait fait paraÃtre, qu'ayant appris par Zuléma la répugnance que Zaïde avait témoignée pour lui, il vint m'en faire les plaintes et implorer mon secours. Toute ma raison et toute ma constance furent prêtes à m'abandonner, je sentis un trouble et une émotion dont il se serait aperçu s'il n'eût été troublé lui-même par la même passion qui m'agitait. Enfin, après un silence qui ne parlait peut-être que trop Je suis étonnée que personne, lui dis-je, de la répugnance que Zaïde témoigne aux volontés de Zuléma, mais je suis aussi moins propre que personne à la faire changer. Je parlerais contre mes propres sentiments, et le malheur d'être attachée à une personne de votre nation m'est si connu, que je ne puis conseiller à Zaïde de s'y exposer. Bélénie m'a fait connaÃtre ce malheur depuis que je suis née, et je crois qu'Alasinthe en a si bien instruit sa fille, qu'il sera difficile de la faire consentir à ce que vous souhaitez, et, pour moi, je vous assure encore une fois que j'en suis moins capable que personne. Almir fut très affligé de me trouver dans des dispositions qui lui étaient si peu favorables; il espéra de me gagner en me laissant voir toute sa douleur et toute la passion qu'il avait pour Zaïde. J'étais au désespoir de tout ce qu'il me disait, mais je ne laissais pas de le plaindre par la conformité de nos malheurs. Je n'avais pas un sentiment qui ne fût combattu par un autre; l'éloignement que Zaïde avait pour lui, me donnait quelque joie par le plaisir de la vengeance que je goûtais pleinement, et néanmoins ma gloire était blessée de voir mépriser un homme que j'adorais. Je résolus d'avouer à Zaïde l'état de mon coeur, et, devant que de le faire, je la pressai d'examiner avec elle-même si elle était capable de résister toujours au dessein qu'avait Zuléma de lui faire épouser Alamir. Elle me dit qu'il n'y avait point d'extrémité où elle ne se portât plutôt que de se résoudre à épouser un homme d'une religion si opposée à la sienne, et dont la loi permettait de prendre autant de femmes qu'on en trouvait d'agréable, mais qu'elle ne croyait pas que Zuléma la voulût contraindre, et que, quand il le voudrait, Alasinthe trouverait les moyens de l'en empêcher. Ce que me dit Zaïde, me donna toute la joie dont j'étais capable, et je commençai à lui vouloir dire ce que j'avais résolu de lui avouer, mais j'y trouvai plus de peine et plus d'embarras que, je ne l'avais pensé. Enfin, je surmontai tous les mouvements d'orgueil et de honte qui s'opposaient à ma résolution, et je lui appris avec beaucoup de larmes l'état où j'étais. Elle en fut dans un étonnement extrême, et me parut aussi touchée de mon malheur que je le pouvais désirer. Mais pourquoi, me dit-elle, avez-vous caché si soigneusement vos sentiments à celui qui les a fait naÃtre? Je ne doute point que, s'il les avait découverts d'abord, il ne vous eût aimée, et je crois que, s'il en savait quelque chose, l'espérance d'être aimé de vous et les traitements qu'il reçoit de moi, l'obligeraient bientôt à me quitter. Ne voulez-vous point, ajouta-t-elle en m'embrassant, que j'essaye à lui faire entendre qu'il doit s'attacher à vous plutôt qu'à moi? - Ah! Zaïde, repris-je, ne m'ôtez pas la seule chose qui m'empêche de mourir de douleur, je ne survivrais pas à celle que j'aurais si Alamir avait appris mes sentiments, j'en serais inconsolable par le seul intérêt de ma gloire, mais je le serais encore par l'intérêt de ma passion. Je puis me flatter qu'il m'aimerait s'il savait que je l'aimasse. Je sais bien néanmoins que l'on n'est pas aimé pour aimer, mais enfin c'est une espérance, et, quelque faible qu'elle soit, je ne veux pas me l'ôter, puisque c'est la seule qui me reste. Je dis encore tant d'autres raisons à Zaïde pour lui faire voir que je ne devais pas découvrir mes sentiments à Alamir, qu'elle en demeura d'accord avec moi, et je trouvai beaucoup de soulagement à lui avoir ouvert mon coeur et à me plaindre avec elle. Cependant la guerre continuait toujours et l'on voyait bien qu'il était impossible de la soutenir encore longtemps. Tout le plat pays était conquis, et Famagouste était la seule ville qui ne se fût pas rendue. Alamir s'exposait tous les jours avec une valeur où il paraissait du désespoir. Mulziman m'en parlait avec une affliction extrême. Il me fit voir si souvent combien il était surpris de l'attachement que ce prince avait pour Zaïde que je ne pus m'empêcher de lui en demander la cause et de le presser de me dire si Alamir n'avait jamais été amoureux avant que d'avoir vu Zaïde. Il eu quelque peine à m'avouer ce qui faisait son étonnement, mais je l'en conjurai si fortement qu'enfin il me conta les aventures de ce prince. Je ne vous en dirai pas tout le détail, parce qu'il serait trop long, je vous apprendrai seulement ce qui est nécessaire pour vous faire connaÃtre Alamir et mon malheur. Histoire d'Alamir, prince de Tharse. Je vous ai déjà appris la naissance de ce prince; ce que je vous ai dit de sa personne et de mes sentiments, vous a dû persuader qu'il est aussi aimable qu'un homme le peut être. Aussi, avait-il pensé, dès sa première jeunesse, à se faire aimer, et, quoique la manière dont vivent les femmes arabes soit entièrement opposée à la galanterie, l'adresse d'Alamir et le plaisir de surmonter des difficultés, lui avaient rendu facile ce qui aurait été impossible à un autre. Comme ce prince n'est point marié et que sa religion permet d'avoir plusieurs femmes, il n'y avait point à Tharse de jeune personne qui ne se flattât de l'espérance de l'épouser. Il était bien aise que cette espérance servÃt à le faire traiter plus favorablement, mais il était bien éloigné, par son inclination, de prendre un engagement qu'il ne pût rompre. Il ne cherchait que le plaisir d'être aimé, celui d'aimer lui était inconnu. Il n'avait jamais eu de véritable passion, mais, sans en ressentir, il savait si bien l'art d'en faire paraÃtre, qu'il avait persuadé son amour à toutes celles qu'il en avait trouvées dignes. Il est vrai aussi que, dans le temps qu'il songeait à plaire, le désir de se faire aimer lui donnait une sorte d'ardeur qu'on pouvait prendre pour de la passion, mais sitôt qu'il était aimé, comme il n'avait plus rien à désirer et qu'il n'était pas assez amoureux pour trouver du plaisir dans l'amour seul, séparé des difficultés et les mystères, il ne songeait qu'à rompre avec celle qu'il avait aimée et à se faire aimer d'une autre. Un de ses favoris, appelé Sélémin, était le confident de toutes ses passions et en avait lui-même d'aussi légères. Les Arabes célèbrent de certaines fêtes en divers temps de l'année; c'est le seul temps qui donne quelque liberté aux femmes, il leur est permis alors de se promener dans les villes et dans les jardins, elles assistent, mais toujours voilées, à des jeux publics qui se font durant quelques jours. Alamir et Sélémin attendaient ce temps avec impatience; il ne se passait jamais sans qu'ils eussent découvert quelques beautés qui leur étaient inconnues, et qu'ils n'eussent trouvé le moyen de leur parler et d'avoir quelque intelligence avec elles. A une de ces fêtes, Alamir vit une jeune veuve, appelée Naria, dont la beauté, la richesse et la vertu étaient extraordinaires. Le hasard la lui fit voir dévoilée, comme elle parlait à une de ses esclaves. Il fut surpris des charmes de son visage; elle fut troublée de la vue de ce prince et demeura quelque temps à le regarder. Il s'en aperçut, il la suivit et essaya de lui faire remarquer qu'il la suivait; enfin, il avait vu une belle personne et en avait été regardé; c'était assez pour lui donner de l'amour et de l'espérance. Ce qu'il apprit de la vertu et de l'esprit de Naria, lui redoubla l'envie de s'en faire aimer et le désir de la revoir. Il la chercha avec soin; il passait incessamment autour de chez elle sans l'apercevoir, ni sans croire en être vu; il se trouvait sur son chemin lorsqu'elle allait aux bains. Deux ou trois fois il fut assez heureux pour voir son visage et, toutes les fois qu'il le vit, il le trouva si beau et en fut si touché qu'il crut que Naria était destinée pour arrêter toutes ses inconstances. Plusieurs jours se passèrent sans que ce prince reçût aucune, marque qui lui pût faire juger que Naria approuvait son amour, et il commençait à en avoir du chagrin qui troublait sa joie ordinaire. Néanmoins il n'abandonnait pas le dessein de se faire aimer de deux ou trois autres belles personnes, et surtout d'une fille appelée Zoromade, très considérable par le rang de son père et par sa beauté. Les difficultés de la voir surpassaient encore, s'il était possible, celles de voir Naria, mais il était persuadé que cette belle fille les aurait surmontées, si elle n'eût pas été en la puissance d'une mère qui la gardait avec un soin extrême. Ainsi, il n'était pas si pressé du désir de vaincre ces obstacles que la résistance de Naria, qui ne venait que d'elle seule il avait tenté plusieurs fois, mais inutilement, de gagner ses esclaves pour savoir les jours qu'elle sortait et les lieux où il la pouvait voir; enfin, un de ceux qui lui avaient résisté avec plus d'opiniâtreté, lui promit de l'avertir de tout ce qu'elle ferait. Deux jours après, il lui dit qu'elle allait à un jardin admirable qu'elle avait hors de la ville, et que, s'il voulait se promener autour des murailles de ce jardin, il y avait des lieux élevés d'où il pourrait la voir. Alamir ne manqua pas de se servir de cet avis; il sortit de Tharse déguisé et passa toute l'après-dÃnée autour de ces jardins. Sur le soir, comme il était près de s'en retourner, il vit ouvrir une porte; il vit l'esclave, qu'il avait gagné, qui lui faisait signe de s'approcher. Il crut que Naria se promenait et qu'il la verrait de cette porte; il s'avança et se trouva dans un cabinet superbe et rempli de tous les ornements qui pouvaient l'embellir, mais aucun ne le frappa si vivement que la vue de Naria assise sur des carreaux, sous un pavillon magnifique, comme on représente la déesse des Amours deux ou trois de ses femmes étaient dans un coin du cabinet. Alamir ne put s'empêcher de s'aller jeter à ses pieds, avec un air si rempli de transport et d'étonnement, qu'il augmenta le trouble modeste qui paraissait sur le visage de cette belle personne. - Je ne sais, lui dit-elle en l'obligeant de se relever, si je devais vous montrer tout d'un coup l'inclination que j'ai eue pour vous, après vous l'avoir cachée si longtemps. Je crois que je vous l'aurais cachée toute ma vie, si vous aviez pris moins de soins de me faire voir celle que vous avez eue pour moi, mais j'avoue que je n'ai pu résister à une passion soutenue par si peu d'espérance. Vous m'avez paru aimable dans le premier moment que je vous ai vu, j'ai cherché à vous voir sans que vous me vissiez avec plus de soin que vous ne m'avez cherchée, enfin je voulus mieux connaÃtre la passion que vous avez pour moi, et m'en assurer par vos paroles comme vous m'en avez assurée par vos actions. Quelles assurances, grand Dieu! cherchait Naria dans les paroles d'Alamir! Elle n'en connaissait guère le charme trompeur et inévitable. Il surpassa les espérances qu'elle avait conçues de son amour et, par son esprit flatteur et insinuant, il acheva de se rendre maÃtre do coeur de cette belle personne. Elle lui promit de le revoir au même lieu. Il s'en revint à Tharse, persuadé qu'il était l'homme du monde le plus amoureux, et il s'en fallut peu qu'il ne le persuadât à Mulziman et à Sélémin. Il revit plusieurs fois Naria, qui lui fit voir la plus grande inclination et le plus véritable attachement que l'on ait jamais eus, mais elle lui apprit qu'elle savait la disposition qu'il avait au changement; qu'elle était incapable de partager son coeur avec quelque autre; que, s'il voulait conserver le sien, il fallait qu'il ne pensât qu'à elle seule et quelle romprait avec lui sur le premier sujet de jalousie qu'il lui donnerait. Alamir répondit avec tant de serments et tant d'adresse, qu'il persuada Naria d'une fidélité éternelle, mais il fut blessé de la seule pensée d'un engagement si exact, et, comme il n'y avait plus d'obstacles ni de difficultés à la voir, son amour commença à se ralentir; néanmoins il lui témoigna toujours la même passion. Comme elle n'avait point eu d'autre pensée que de l'épouser, elle croyait qu'il n'y avait point d'obstacles, puisqu'elle l'aimait et qu'elle en était aimée, si bien qu'elle commença à lui parler de leur mariage. Alamir fut surpris de ce discours, mais son adresse empêcha sa surprise de paraÃtre, et Naria crut que dans peu de jours elle épouserait ce prince. Depuis que l'amour qu'il avait pour elle avait commencé à diminuer, il avait redoublé ses soins pour Zoromade, et, par le secours d'une tante de Sélémin, que la faveur de son neveu rendait complaisante aux passions du prince, il avait trouvé le moyen de lui écrire. L'impossibilité de la voir était toujours pareille, et, par là , sa passion était toujours augmentée. Il n'avait d'espérance qu'en une fête qui fait au commencement de l'année. La coutume a établi de se faire des présents maniaques pendant cette fête, et l'on ne voit dans les rues que des esclaves chargés de tout ce qu'il y a de plus rare. Alamir envoya des présents à plusieurs personnes. Comme Naria avait, de la fierté et de la grandeur, elle n'en voulait point recevoir de considérables. Il lui donna des parfums d'Arabie, qui étaient si rares qu'il n'y avait que ce prince qui en eût, et il les lui envoya avec tous les ornements qui pouvaient les rendre agréables. Jamais Naria n'avait été plus vivement touchée de passion pour ce prince, et, si elle eût suivi les mouvements de son coeur, elle serait demeurée chez elle à penser à lui et aurait renoncé à tous les divertissements où elle ne l'aurait pu voir. Néanmoins, comme elle était priée par la mère de Zoromade d'aller chez elle à une sorte de festin qui se faisait pendant la fête, elle ne put s'en dispenser; elle y alla, et, en entrant dans un grand cabinet, elle fut surprise de sentir les mêmes parfums qu'Alamir lui avait envoyés. Elle s'arrêta avec étonnement pour demander d'où venait une senteur si agréable. Zoromade, qui était fort jeune et peu accoutumée à cacher quelque chose, rougir et fut embarrassée. Sa mère, voyant qu'elle ne répondait point, prit la parole et dit, comme elle le pensait en effet, que c'était la tante de Sélémin qui les avait envoyés à sa fille. Cette réponse ne laissa plus de doute à Naria que ces présents ne vinssent du prince; elle les vit avec les mêmes ornements qu'elle avait reçu les siens, et même avec quelque chose de plus. Cette connaissance lui donna une douleur si vive qu'elle feignit de se trouver mal et s'en alla chez elle aussi malade en effet qu'elle le voulait paraÃtre. Elle était fière et sensible, l'idée d'être trompée par un homme qu'elle adorait la mettait dans un état pitoyable, mais, avant que de s'abandonner au désespoir; elle résolut de s'éclaircir de l'infidélité de ce prince. Elle lui manda qu'elle était malade et qu'elle ne pourait aller, pendant la fête, à aucun des divertissements publics. Alamir la vint voir, il l'assura qu'il abandonnerait aussi tous ces divertissements, puisqu'elle ne s'y trouverait pas, enfin il lui parla d'une manière qui la persuada quasi qu'elle lui faisait injustice de le soupçonner. Néanmoins, sitôt qu'il fut sorti, elle se leva et se déguisa d'une sorte qu'il ne pouvait la reconnaÃtre. Elle alla dans les lieu où elle crut le pouvoir trouver et le premier objet qui s'offrit à sa vue fut Alamir déguisé, mais il ne le pouvait être pour elle; elle le reconnut qui suivait Zoromade et, pendant les jeux qui se faisaient, elle le vit toujours attaché auprès de cette belle fille. Le lendemain, elle le suivit encore, mais, au lieu de le voir chercher Zoromade, elle le vit déguisé d'une autre sorte et attaché auprès d'une autre personne. D'abord sa douleur fut moindre, et elle eut de la joie de penser qu'Alamir n'avait parlé à Zoromade que par occasion ou par divertissement. Elle se mêla parmi les femmes qui étaient avec cette jeune personne qu'Alamir suivait, et elle s'en approcha de si près qu'au tournant d'une place où cette jeune personne était arrêtée, elle entendit Alamir lui parler avec ce même air et ces mêmes paroles qui lui avaient si bien persuadé son amour. Jugez de ce que devint Naria, et la cruelle douleur qu'elle sentit. Elle se serait trouvée heureuse dans ce moment, si elle avait pu croire que Zoromade eût été le seul attachement d'Alamir; elle aurait pu se flatter d'avoir été aimée de lui devant qu'il se fût attaché à Zoromade, mais, en voyant qu'il était capable de donner les mêmes soins et de dire les mêmes paroles à deux ou trois en même temps, elle voyait qu'elle n'avait occupé que son esprit, et non pas son coeur, et qu'elle n'avait fait que son amusement sans faire sa félicité. C'était une aventure si cruelle pour une personne de son humeur, qu'elle avait pas la force de la supporter. Elle s'en retourna chez elle, accablée de douleur et d'affliction, elle y trouva une lettre d'Alamir, qui l'assurait qu'il était renfermé chez lui et qu'il ne pouvait rien voir, puisqu'il ne la voyait pas. Cette tromperie lui faisait juger de quel prix avaient été toutes les actions passées d'Alamir, et elle mourait de honte d'avoir fait si longtemps son bonheur d'un attachement qui n'avait été qu'une trahison. Elle se détermina bientôt à ce qu'elle devait faire, elle lui écrivit tout ce que la douleur, la tendresse et le désespoir peuvent faire penser de plus vif et de plus passionné, et, sans lui apprendre ce quelle devenait, elle lui disait un éternel adieu. La beauté et l'esprit de Naria étaient, à un si haut point qu'ils rendaient sa perte fâcheuse, même à l'humeur inconstante d'Alamir. Il alla conter son aventure à Mulziman, qui lui fit quelque honte de son procédé. Vous vous trompez, lui dit-il, si vous êtes persuadé que la manière dont vous en usez avec les femmes ne soit pas contraire aux véritables sentiments d'un honnête homme. Alamir fut touché de ce reproche. - Je veux me justifier auprès de vous, lui répondit il, et je vous estime trop pour vouloir vous laisser une si méchante opinion de moi. Croyez-vous que je fusse assez déraisonnable pour ne pas aimer avec fidélité une personne qui m'aimerait véritablement? - Mais croyez-vous vous justifier, interrompit Mulziman, en accusant celles que vous avez aimées! Y en a-t-il quelqu'une qui vous ait trompé? Et Naria ne vous aimait-elle pas avec une passion sincère et véritable? - Naria croyait m'aimer, répliqua Alamir, mais elle aimait mon rang et celui où je pouvais l'élever. Je n'ai trouvé que de la vanité et de ambition dans toutes les femmes, elles ont aimé le prince et non pas Alamir. L'envie de faire une conquête éclatante et le désir de s'élever et de sortir de cette vie ennuyeuse où elles sont assujetties, a fait en elles ce que vous appelez de l'amour, comme le plaisir d'être aimé et l'envie de surmonter des difficultés [font] en moi ce qui leur paraÃt de la passion. - Je crois que vous faites injustice à Naria, dit Mulziman, et qu'elle aimait véritablement votre personne. - Naria m'a parlé de m'épouser aussi bien que les autres, répondit Alamir, et je ne sais si sa passion était plus véritable. - Quoi! reprit Mulziman, vous voulez qu'on vous aime et qu'on ne pense pas à vous épouser? - Non, dit Alamir, je ne veux pas qu'on pense à m'épouser, quand je suis au-dessus de celles qui y prétendent. Je voudrais qu'on y pensât si l'on ne me connaissait pas pour ce que je suis et qu'on crût faire une faute en m'épousant. Mais, tant qu'on me regardera comme un prince qui peut donner de l'élévation et quelque liberté, je ne me croirai pas obligé à une grande reconnaissance du dessein qu'on aura de m'épouser et je ne le prendrai jamais pour de l'amour. Vous verrez, ajouta-t-il, que je ne serais pas incapable d'aimer fidèlement, si je pouvais trouver une personne qui m'aimât sans connaÃtre ce que je suis. - Vous voulez une chose impossible pour faire voir votre fidélité, repartit Mulziman et, si vous étiez capable de constance, vous en auriez, sans attendre des occasions si extraordinaires. L'impatience de savoir ce qu'était devenue Naria fit finir cette conversation. Alamir alla chez elle, il apprit quelle était partie pour aller à la Mecque, et que l'on ne savait ni le chemin qu'elle avait pris, ni le temps qu'elle reviendrait. C'était assez pour lui faire oublier Naria; il ne pensa plus qu'à Zoromade; qui était gardée avec un soin qui rendait quasi toute son adresse inutile. Ne sachant plus ce qu'il pouvait faire pour la voir, il se résolut de hasarder la chose du monde la plus hardie, qui était de se cacher dans une des maisons où les femmes vont se baigner. Les bains sont des palais magnifiques; les femmes y vont trois ou quatre fois la semaine; elles prennent plaisir à faire paraÃtre leur magnificence, en faisant marcher devant et après elles un nombre infini d'esclaves qui portent toutes les choses qui leur sont nécessaires. L'entrée de ces maisons est défendue aux hommes sur peine de la vie, et il n'y a point de puissance qui pût les sauver, s'ils y étaient trouvés. La qualité d'Alamir le garantissait de la rigueur des lois ordinaires, mais son rang l'exposait à une révolte et à une sédition dont il n'aurait pu sauver ni sa vie ni son état. Des raisons si considérables ne le purent retenir; il écrivit à Zoromade, il lui manda ce qu'il était résolu de hasarder pour la voir et il la pria de l'instruire de ce qu'il devait faire pour lui parler. Zoramade eut de la peine à consentir au hasard où Alamir se voulait exposer, mais enfin, emportée par la passion qu'elle avait pour lui et forcée par cette contrainte insupportable où vivent les femmes arabes, elle lui manda que, s'il trouvait le moyen d'entrer dans la maison des bains, il fallait qu'il sût l'appartement où elle avait accoutumé d'aller; que dans cet appartement il y avait un cabinet où il pourrait se cacher; qu'elle ne se baignerait point, et que; pendant que sa mère irait dans les bains, elle pourrait l'entretenir Alamir sentit un plaisir sensible d'avoir une si difficile entreprise à exécuter. Il gagna le maÃtre des bains par des présents considérables, il sut le jour que Zoromade y devait aller, il entra pendant la nuit, il se fit conduire dans l'appartement où était ce cabinet et y attendit le matin avec toute l'impatience qu'aurait pu avoir un homme véritablement amoureux. A peu près à l'heure que Zoromade devait venir, il entendit dans la chambre le bruit que font plusieurs personnes qui y entrent; quelque temps après, ce bruit diminua, et on ouvrit la porte de ce cabinet. Il s'attendait de voir entrer Zoromade, mais, au lieu d'elle, il vit une personne qu'il ne connaissait point, magnifiquement habillée, d'une beauté qui avait toute la fleur et toute la naïveté de la première jeunesse. Cette personne fut aussi surprise de la vue d'Alamir, qu'Alamir l'était de la sienne; il n'était pas moins propre qu'elle a donné de l'étonnement, par l'agrément de sa personne et par la beauté de ses habits, et c'était une chose si extraordinaire de voir un homme en ce lieu, que, si Alamir n'eût fait signe à cette jeune personne de ne rien dire, elle se fût écriée d'une manière qui aurait fait venir à elle ceux qui étaient dans la chambre. Elle s'approcha d'Alamir, qui était charmé de cette aventure et lui demanda par quel hasard il s'était trouve en ce lieu. Il lui répondit que ce serait une chose trop longue à lui raconter, mais qu'il la conjurait de ne vouloir rien dire et de ne pas perdre un homme, puisqu'il devait à ce péril le plaisir de voir la plus belle personne du monde. Elle rougit avec un air d'innocence et de modestie propre à toucher un coeur moins sensible que celui d'Alamir. Je serais bien fâchée, lui répondit-elle, de rien faire qui vous pût nuire, mais vous avez bien hasardé en entrant ici, et je ne sais si vous savez le danger où vous vous êtes exposé. Oui, madame, repartit Alamir, je le sais et ce n'est pas le plus grand dont je sois menacé aujourd'hui. Après ces paroles, dont il jugea bien qu'elle entendrait le sens, il la supplia de lui dire qui elle était et comment elle était entrée dans ce cabinet. Je m'appelle Elsibery, lui répondit-elle, je suis la fille du gouverneur de Lemnos, ma mère n'est à Tharse que depuis deux jours où elle n'était jamais venue non plus que moi; elle se baigne présentement, je n'ai pas voulu me baigner, et le hasard m'a fait entrer, dans ce cabinet. Mais je vous conjure, ajouta-t-elle, de m'apprendre aussi qui vous êtes. Alamir fut bien aise de trouver une jeune personne qui ne le connût pas; il lui dit qu'il s'appelait Sélémin ce fut le nom qui s'offrit le premier à son esprit. Comme il parlait, il entendit du bruit; Elsibery s'avança vers la porte du cabinet pour empêcher qu'on entrât, Alamit la suivit de quelques pas oubliant le péril où il se mettait. Ne saurait-on espérer de vous revoir, madame? lui dit-il. Je ne sais, repartit-elle avec un air plein de trouble, mais il me semble qu'il n'est pas impossible. En disant ces mots, elle sortit et ferma la porte. Alamir demeura charmé de son aventure, il n'avait jamais rien vu de si beau ni de si aimable qu'Elsibery; il croyait avoir remarqué qu'il ne lui déplaisait pas. Elle ne le connaissait point pour le prince de Tharse enfin il y trouvait tout ce qui le pouvait toucher, et il demeura jusques à la nuit dans ce cabinet, sans songer qu'il y était venu pour voir Zoromade, tant il était rempli de l'idée d'Elsibery. Zoromade n'était pas si tranquille; elle aimait véritablement Alamir; le péril où elle savait qu'il était exposé lui donnait une inquiétude mortelle et un déplaisir sensible de n'avoir pu en profiter. Sa mère s'était trouvée mal, elle n'avait pas voulu aller aux bains, et l'on avait donné l'appartement, où elle allait d'ordinaire, à la mère d'Elsibery. Alamir trouva à son retour une lettre de Zoromade, qui lui apprenait ce que je viens de vous dire et qu'il lui apprenait aussi qu'on parlait de la marier, mais qu'elle n'en avait pas d'inquiétude, puisqu'il pouvait empêcher ce mariage en découvrant à son père les intentions qu'il avait pour elle. Il montra cette lettre à Mulziman pour lui faire voir que toutes les femmes n'étaient touchées que du désir de l'épouser. Il lui conta l'aventure qui lui était arrivée aux bains, il lui exagéra les charmes d'Elsibery et la joie qu'il avait de croire que, sans le connaÃtre pour le prince, elle avait de l'inclination pour lui. Il l'assura qu'il avait enfin trouvé ce qui méritait d'engager son coeur et qu'on verrait s'il n'aurait pas un véritable attachement pour Elsibery. En effet, il résolut d'abandonner toutes les autres galanteries pour ne penser plus qu'à se faire aimer de cette belle personne. Il lui était quasi impossible de la voir, surtout étant résolu de ne se pas faire connaÃtre pour le prince de Tharse. La première chose qui lui vint dans l'esprit, fut de se cacher encore dans la maison des bains, mais il apprit que la mère d'Elsibery était malade et que sa fille ne sortait point sans elle. Cependant le mariage de Zoromade s'avançait et le désespoir de se voir abandonné du prince l'obligea d'y consentir. Comme son père était un homme très considérable et que celui quelle épousait ne l'était pas moins, on résolut de faire de grandes cérémonies à ses noces. Alamir apprit qu'Elsibery s'y devait trouver. La manière dont les noces se font chez les Arabes, ne lui donnait aucune espérance de l'y voir, parce que les femmes sont entièrement séparées des hommes, et dans les mosquées, et dans les festins. Il résolut néanmoins de hasarder une chose aussi périlleuse que celle qu'il avait hasardée pour Zoromade. Il feignit de se trouver mal le jour de la cérémonie, afin de se dispenser d'y assister publiquement; il s'habilla en femme, mit un grand voile sur sa tête, comme en ont toutes celles qui sortent, et s'en alla à la mosquée avec la tante de Sélémin. Il vit arriver Elsibery et, bien qu'elle fût voilée, sa taille avait quelque chose de si particulier et son habillement était si différent de ceux de Tharse, qu'il ne craignait pas de s'y méprendre. Il la suivit jusques auprès du lieu où se faisait la cérémonie, et il se trouva si proche de Zoromade, que, poussé par un reste de son humeur naturelle, il ne put s'empêcher de se faire connaÃtre à elle et de lui parler comme s'il ne se fût déguisé que pour la voir. Cette vue apporta un si grand trouble à Zoromade, qu'elle fut contrainte de reculer quelques pas, et se tournant du côté d'Alamir Il y a de l'inhumanité, lui dit-elle, à venir troubler mon repos par une action qui me devrait persuader que vous m'aimez, si je ne savais trop bien le contraire, mais j'espère que je ne souffrirai pas longtemps les maux où vous m'avez plongée. Elle n'en put dire davantage, et Alamir ne put répondre. La cérémonie s'acheva, et toutes les femmes se remirent à leur place. Alamir ne pensa pas seulement à la douleur où il avait vu Zoromade et ne fut occupé que du soin de parler à Elsibery. Il se mit à genoux auprès d'elle et commença à faire ses prières assez haut, selon la manière des Arabes. Ce murmure confus de ce grand nombre de personne qui parlent en même temps, fait qu'il est difficile de [n']être entendu que de ceux de qui l'on est fort proche. Alamir, sans tourner la tête du côté d'Elsibery et sans changer le ton de ses prières, l'appela plusieurs fois. Elle se tourna vers lui, comme il vit qu'elle le regardait, il laissa tomber un livre, et en le ramassant, il releva un peu son voile, en sorte qu'Elsibery seule le pouvait remarquer et il lui fit voir un visage dont la beauté et la jeunesse ne démentaient point l'habillement de femme. Il vit bien que ce déguisement ne l'avait pas rendu méconnaissable à Elsibery, il lui demanda néanmoins s'il était assez heureux pour être reconnu. Elsibery, dont le voile n'était pas entièrement baissé, tournant les yeux du côté d'Alamir, sans tourner la tête Je ne vous connais que trop; lui dit elle, mais je tremble pour le péril où vous êtes. Il n'y en a point où je m'expose, lui répondit-il, plutôt que de ne vous point voir. Ce n'était pas pour me voir, lui dit-elle; que vous vous étiez exposé dans la maison des bains et peut être n'est-ce pas encore pour moi que vous êtes ici. C'est pour vous seule, madame, répliqua-t-il, et vous me verrez tous les jours dans ce même hasard, si vous ne me donnez quelque moyen de vous parler. Je vais demain avec ma mère au palais du calife; reprit-elle, trouvez-vous-y avec le prince, mon voile sera levé parce que c'est la première fois que j'y entre. Elle se tut et ne voulut plus rien dire, de peur d'être entendue des femmes qui étaient proche d'elle. Alamir demeura bien embarrassé sur le rendez-vous qu'elle lui donnait. Il savait bien que la première fois que l'on mène les femmes de qualité au palais du calife, si le calife ou les princes leurs enfants entrent dans le lieu où elles sont, elles ne baissent point leur voile; et, hors cette première fois, on ne les y revoit jamais que voilées. Ainsi, Alamir était assuré de voir Elsibery; mais, pour la voir, il fallait se faire connaÃtre pour le prince de Tharse, et c'était à quoi il ne pouvait se résoudre. Le plaisir d'être aimé par le seul agrément de sa personne, le touchait si fort qu'il ne voulait pas s'en priver. C'était aussi une chose fâcheuse de perdre une occasion de voir Elsibery, et une occasion qu'elle lui donnait elle-même. Cette légère jalousie qu'elle lui avait témoignée de l'avoir trouvé dans la maison des bains, où il n'était pas pour elle, l'engageait encore à ne manquer à rien de ce qui la pouvait persuader d'un véritable attachement. Cet embarras le fit demeurer longtemps sans lui répondre; enfin il lui demanda s'il ne pourrait point lui écrire. Je n'oserais me fier à personne, lui dit-elle, mais gagnez, s'il vous est possible, un esclave qui s'appelle Zabelec. Alamir demeura satisfait de ces paroles. On sortit du temple, il alla changer d'habit et penser à ce qu'il devait faire le lendemain. Quelque difficulté qui lui parût à cacher sa qualité à Elsibery et quelque peine que cette entreprise lui donnât, parce qu'elle l'obligeait à fuir la personne du monde qu'il avait le plus d'envie de rencontrer, il résolut de l'exécuter, et il voulut voir s'il serait véritablement aimé sans le secours de sa naissance. Après avoir résolu de quelle manière il se devait conduire, il écrivit cette lettre à Elsibery Lettre d'Alamir à Elsibery. Si j'avais déjà mérité quelque chose auprès de vous ou si vous m'aviez donné quelque espérance, peut-être que je ne vous demanderais pas ce que je vais vous demander, quoiqu'il semblât que j'eusse plus de raison de le prétendre. Mais, madame, à peine me connaissez-vous, je n'oserais me flatter d'avoir fait quelque impression dans votre coeur, vous n'êtes engagée ni par vos sentiments, ni par vos paroles, et vous allez demain dans un lieu où vous verrez un prince qui n'a jamais vu de beau qu'il n'ait aimé. Que ne dois-je point craindre, madame, de cette entrevue? Je ne puis douter qu'Alamir ne vous aime et, quoiqu'il y ait peut-être du caprice à craindre autant que je le crains que vous ne voyiez ce prince, et qu'il ne soit assez heureux pour vous plaire, je ne puis m'empêcher de vous supplier de ne le voir pas. Pourquoi me refuserez-vous, madame? Ce n'est point une faveur que je vous demande, et je suis peut-être le seul homme du monde qui ait jamais souhaité une pareille chose. Je sais bien qu'elle vous doit paraÃtre bizarre; elle me le parait encore plus qu'à vous, mais ne refusez pas cette grâce à un homme qui vient d'exposer sa vie pour vous pouvoir dire seulement qu'il vous aime. Après avoir écrit cette lettre, il se déguisa, afin d'aller lui-même, avec des gens à qui il se fiait, tâcher d'apprendre qui était celui dont Elsibery lui avait parlé. Il fit tant de diligence autour de la maison du gouverneur de Lemnos, qu'enfin un vieil esclave, qu'il gagna, lui alla chercher Zabelec. Il vit de loin venir ce jeune esclave, il fut surpris de la beauté de sa taille et de la délicatesse de son visage. Alamir se cachait dans l'enfoncement d'un portique où il faisait assez obscur et ce jeune esclave, en s'approchant, regardait Alamir comme s'il eût été de sa connaissance. Enfin, lorsqu'il fut près de lui, ce prince, sans se faire voir, commença à lui parler d'Elsibery. L'esclave, entendant cette voix qu'il ne connaissait point, changea tout d'un coup de visage et, après avoir fait un grand soupir, il baissa les yeux et demeura sans parler, avec une tristesse si profonde, qu'Alamir ne put s'empêcher de lui en demander la cause. Je croyais connaÃtre celui qui me demandait, lui répondit-il, et je ne croyais pas que ce fût d'Elsibery dont on me voulût parler, mais achevez tout ce qui regarde Elsibery me touche sensiblement. Alamir fut surpris et embarrassé de la manière dont cet esclave lui parlait. Il acheva néanmoins ce qu'il avait commencé et lui donna une lettre, ne se faisant connaÃtre que sous le nom de Sélémin. La tristesse et la beauté de cet esclave firent imaginer à ce prince que c'était quelque amant d'Elsibery qui s'était déguisé pour être auprès d'elle. Le trouble qu'il lui avait vu lorsqu'il lui avait parlé de lui donner des lettres, ne l'en laissait pas douter, mais il pensait aussi que, si Elsibery eût connu cet esclave pour son amant, elle ne l'aurait pas choisi pour lui donner des lettres d'un rival; enfin cette aventure l'embarrassait et, de quelque manière qu'elle pût être, l'esclave lui paraissait trop aimable et d'un air trop au dessus de sa condition pour le souffrir sans peine auprès d'Elsibery. Il attendit le lendemain avec diverses sortes d'inquiétude, il alla de bonne heure chez la princesse sa mère. Jamais amant n'a eu tant d'impatience de voir sa maÃtresse, qu'Alamir avait de désir de ne pas voir la sienne, et jamais un amant n'a eu tant de raisons de souhaiter de ne pas la voir. Il pensait que, si Elsibery ne venait point au palais, c'était lui accorder la grâce qu'il lui avait demandée, que c'était aussi une marque qu'elle avait reçu la lettre qu'il avait mise entre les mains de Zabelec et que, si cet esclave la lui avait rendue, il fallait qu'il ne fût pas son rival. Enfin, en ne voyant point arriver Elsibery avec sa mère; il apprenait qu'il avait un commerce établi avec elle, qu'il n'avait point de rival et qu'il pouvait espérer d'être aimé. Il était occupé de ces pensées, lorsqu'on le vint avertir que la mère d'Elsibery arrivait, et il eut le plaisir de voir qu'elle n'était pas suivie de sa fille. Jamais transport n'a été pareil au sien. Il se retira, ne voulant pas même que son visage fût connu de la mère de sa maÃtresse et s'en alla attendre chez lui l'heure qu'il avait prise pour parler à Zabelec. Le bel esclave revint le trouver, avec autant de tristesse sur le visage qu'il en avait le jour précédent, et lui apporta la réponse d'Elsibery. Ce prince fut charmé de cette lettre, il y trouva de la modestie mêlée avec beaucoup d'inclination. Elle l'assurait qu'elle aurait pour lui la complaisance de ne point voir le prince de Tharse, et qu'elle n'aurait jamais de répugnance à lui accorder de pareilles grâces; elle le priait aussi de ne rien hasarder pour lui parler, parce que sa timidité naturelle et la manière dont elle était gardée rendraient inutile tout ce qu'il pourrait entreprendre. Alamir, quoique très satisfait de cette lettre, ne pouvait s'accoutumer à la beauté et à la tristesse de l'esclave; il lui fit plusieurs questions sur les moyens dont il pourrait se servir pour voir Elsibery, mais l'esclave n'y répondit qu'avec beaucoup de froideur. Ce procédé augmenta les soupçons du prince et, comme il se trouvait plus touché de la beauté d'Elsibery qu'il ne l'avait jamais été d'aucune autre, il craignait d'entrer dans le même état où il avait mis toutes celles qu'il avait aimées et de s'engager avec une personne qui aurait d'autres attachements. Cependant il lui écrivait tous les jours; il l'obligeait à lui apprendre les lieux où elle allait, et son amour lui donnait autant de soin de la fuir dans les lieux publics où elle le pouvait connaÃtre pour le prince, qu'il avait d'application à chercher les moyens de la voir en particulier. Il considéra si bien tous les environs de la maison où elle logeait, qu'il remarqua que le haut, qui était couvert en terrasse, avait une espèce de balcon avancé sur une petite rue si étroite que l'on pouvait se parler de la maison qui était de l'autre côté. Il trouva bientôt le moyen de se rendre maÃtre de cette maison; il écrivit à Elsibery qu'il la conjurait de venir la nuit sur sa terrasse et qu'il pourrait l'y entretenir elle y vint. Alamir pouvait facilement lui parler sans être entendu, et l'obscurité n'était pas si grande, qu'il n'eût le plaisir de distinguer cette beauté dont il était si touché. Ils entrèrent dans une longue conversation sur les sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre. Elsibery voulut être éclaircie de l'aventure qui l'avait conduit dans la maison des bains. Il lui avoua la vérité et lui conta tout ce qui s'était passé entre Zoromade et lui. Les jeunes personnes sont trop touchées de ces sortes de sacrifices pour en craindre les conséquences pour elles-mêmes. Elsibery avait une inclination violente pour Alamir, elle s'engagea entièrement dans cette conversation, et ils résolurent de se revoir dans le même lieu. Comme il était près de se retirer, il tourna la tête par hasard et fut bien surpris de voir dans un coin de la terrasse ce bel esclave qui lui avait déjà donné tant d'inquiétude. Il ne put cacher son chagrin et, prenant la parole - Si je vous ai témoigné de la jalousie, dit-il à Elsibery, la première fois que je vous ai écrit, oserai-je, madame, vous en témoigner encore la première fois que je vous parle? Je sais que les personnes de votre qualité ont toujours des esclaves auprès d'elles, mais il me semble qu'ils ne sont point de l'âge et de l'air de celui que je vois auprès de vous; j'avoue que ce que je connais de la personne et de l'esprit de Zabelec me le rend aussi redoutable que me le pourrait être le prince de Tharse. Elsibery sourit de ce discours et, appelant le bel esclave - Venez, Zabelec, lui dit-elle, venez guérir Sélémin de la jalousie que vous lui donnez; je ne l'oserais faire sans votre consentement. - Je voudrais, madame, lui répondit Zabelec, que vous eussiez la force de lui laisser de la jalousie. Ce n'est pas par mon intérêt que je le souhaite, c'est par le vôtre et par la crainte des malheurs où je vois bien que vous vous plongez. Mais, seigneur, continua l'esclave en s'adressant au prince qu'elle ne connaissait que par Sélémin, il n'est pas juste de vous laisser soupçonner la vertu d'Elsibery. Je suis une malheureuse que le hasard a mise à son service; je suis chrétienne, grecque, et d'une naissance fort au dessus de la condition où vous me voyez. Quelque beauté, dont il ne paraÃt peut-être plus de marques, m'avait attiré plusieurs amants pendant ma première jeunesse; je trouvai en eux si peu de fidélité et tant de trahisons, que je ne les regardai qu'avec mépris. Un, plus infidèle que les autres, mais qui savait mieux se déguiser, se fit aimer de moi. Je rompis à cause de lui un mariage très considérable pour ma fortune. Mes parents nous persécutèrent, il fut obligé de se retirer, il m'épousa. Je me déguisai en homme, et je le suivis. Nous nous embarquâmes; il se trouva dans notre vaisseau une personne assez aimable que quelque aventure extraordinaire obligeait, aussi bien que moi, à passer en Asie. Mon mari en devint amoureux. Nous fûmes attaqués et pris par les Arabes, ils partagèrent les esclaves, on donna le choix à mon mari et à un de ses parents d'être du nombre des esclaves qui appartenaient au lieutenant du navire où de ceux qui appartenaient au capitaine. Le sort m'avait donnée à ce dernier, et, par une ingratitude sans exemple, je vis mon mari choisir d'aller avec le lieutenant pour suivre cette personne qu'il aimait. Ma présence, mes larmes, ni ce que j'avais fait pour lui, et l'état où il me laissait, ne le purent toucher. Jugez de ma douleur! On me conduisit ici, ma bonne fortune me donna au père d'Elsibery. Quoi que j'aie vu de l'infidélité de mon mari, je ne saurais perdre entièrement l'espérance de son retour et ce fut ce qui causa les changements que vous remarquâtes à mon visage le premier jour que j'allai parler à vous. J'avais espéré que c'était lui qui me demandait, et, quelque mal fondé que fût cet espoir, je ne pus le perdre sans douleur. Je ne m'oppose point à l'inclination qu'Elsibery a pour vous, je sais; par une cruelle expérience, combien il est inutile de s'opposer à ces sortes de sentiments, mais je la plains, et je prévois les vives douleurs que vous lui causerez. Elle n'a jamais eu de passion, elle va avoir pour vous un attachement sincère et véritable qu'aucun homme qui a déjà aimé ne peut mériter. Quand elle eut cessé de parler, Elsibery dit à Alamir que son père et sa mère connaissaient sa qualité, son sexe et son mérite, mais que des raisons qu'elle avait de demeurer inconnue faisaient qu'on la traitait en apparence comme un esclave. Ce prince demeura surpris de l'esprit et de la vertu de Zabelec, et il eut beaucoup de joie de connaÃtre combien la jalousie qu'il en avait eue avait été mal fondée. Il trouva dans la suite tant de charmes et tant de sincérité dans les sentiments d'Elsibery, qu'il était persuadé qu'il n'avait jamais été aimé que par elle. Elle l'aimait sans autre dessein que de l'aimer, et sans penser quelle fin aurait sa passion; elle ne s'informait ni de sa fortune ni de ses intentions; elle hasardait toutes choses, pour le voir et faisait aveuglément tout ce qu'il pouvait souhaiter. Une autre personne aurait trouvé de la contrainte dans la conduite qu'il désirait d'elle, car, comme il voulait toujours quelle le crût Sélémin, il était forcé de l'empêcher de se trouver à de certaines fêtes publiques où il était obligé de paraÃtre pour le prince, mais elle ne trouvait rien de difficile pour lui plaire. Alamir se trouva heureux pendant quelque temps d'être aimé pour l'amour de lui-même, mais enfin il lui vint dans l'esprit qu'encore qu'Elsibery l'eût aimé sans savoir qu'il était le prince de Tharse, peut être ne laisserait-elle pas de l'abandonner pour un homme qui aurait cette qualité. Il résolut de mettre son coeur à cette épreuve, de lui faire passer le véritable Sélémin pour le prince de Tharse, de faire en sorte qu'il lui témoignât de l'amour, et de voir de ses propres yeux de quelle manière elle le traiterait. Il apprit son intention à Sélémin, et ils trouvèrent ensemble les moyens de l'exécuter. Alamir fit une course de chevaux et dit à Elsibery que, pour lui donner quelque part de ce divertissement, il obligerait le prince à passer avec toute sa troupe devant ses fenêtres, qu'ils auraient les mêmes habits, qu'il marcherait à côté de lui et que, bien qu'il eût toujours appréhendé qu'elle ne vÃt Alamir, il se croyait trop assuré de son coeur pour craindre que ce prince n'attirât ses regards, surtout dans un lieu où il serait assez proche pour les partager. Elsibery demeura persuadée que celui qu'elle verrait auprès de son amant serait le prince de Tharse, et, le lendemain, voyant le véritable Sélémin auprès d'Alamir, elle ne douta point que ce ne fût ce prince; elle trouva même que son amant avait tort de lui avoir dépeint Alamir comme un homme si redoutable, et il lui parut qu'il n'était pas si agréable que celui qu'elle croyait son favori. Elle n'oublia pas de dire à Alamir le jugement qu'elle avait fait, mais ce n'était pas assez pour le satisfaire, il voulut, encore éprouver si ce faux prince ne lui plairait point, lorsqu'il lui paraÃt amoureux d'elle et qu'il lui proposerait de l'épouser. A une de ces fêtes des Arabes, où le prince n'était point obligé de paraÃtre en public, il dit à Elsibery qu'il se déguiserait pour se trouver auprès d'elle. Il se déguisa, en effet, et mena Sélémin avec lui. Ils se mirent proche d'Elsibery et Sélémin l'appela deux ou trois fois. Comme elle avait Alamir dans l'esprit, elle ne douta point que ce ne fût lui et, prenant m temps où personne ne la regardait, elle leva son voile pour se faire voir et pour lui parler, mais elle fut bien surprise de trouver auprès d'elle celui qu'elle croyait le prince de Tharse. Sélémin témoigna être surpris et touché de sa beauté, il voulut lui parler, mais elle ne l'écouta point, et, troublé de cette aventure, elle se rapprocha de sa mère; en sorte que Sélémin ne pût l'aborder de tout le reste du jour. La nuit, Alamir vint lui parler sur la terrasse; elle lui conta ce qui lui était arrivé, avec une vérité si exacte et une si grande crainte qu'il ne la soupçonnât d'y avoir contribué, qu'il devait en être satisfait. Néanmoins il ne s'en contenta pas, il fit gagner le vieil esclave qu'il avait déjà trouvé sensible aux présents, pour donner une lettre à Elsibery de la part du prince. Lorsque cet esclave voulut la lui donner, elle la refusa et lui fit une sévère réprimande. Elle en rendit compte à Alamir, qui le savait déjà et qui jouissait du plaisir de sa tromperie. Pour achever ce qu'il avait résolu, il mena Sélémin sur la terrasse où il avait accoutumé de parler à Elsibery et se cacha en sorte qu'elle ne le pouvait voir, mais qu'il pouvait entendre toutes leurs paroles. La surprise d'Elsibery fut extrême, lorsqu'elle vit sur la terrasse celui qu'elle croyait le prince. Son premier mouvement fut de s'en aller, mais le soupçon que son amant la sacrifiait au prince; et l'envie de s'en éclaircir la retinrent pour quelques moments. Je ne vous dirai point, madame, lui dit Sélémin, si c'est par mon adresse ou du consentement de celui que vous croyiez trouver ici, que j'occupe la place qui lui était destinée; je ne vous dirai pas même s'il ignore les sentiments que j'ai pour vous; vous en jugerez par la vraisemblance et par le pouvoir que la qualité de prince me peut donner; je veux seulement vous apprendre que, d'une seule vue, vous avez fait en moi ce que de longs attachements n'avaient pu faire. Je n'ai jamais voulu m'engager, et je ne regarde présentement d'autre bonheur que celui de vous faire accepter la dignité où je me trouve. Vous êtes la seule à qui je l'aie offerte, et vous serez la seule à qui je l'offrirai. Songez plus d'une fois, madame, à me refuser, et pensez qu'en refusant le prince de Tharse, vous refusez la seule chose qui vous peut retirer de cette captivité éternelle où vous êtes destinée. Elsibery n'entendit plus tout ce que lui dit celui qu'elle croyait le prince. Sitôt qu'il lui eut donné lieu de croire que son amant la sacrifiait à son ambition et, sans répondre à ce qu'il lui venait de dire - Je ne sais, seigneur, lui dit-elle, par quelle aventure vous vous trouvez ici, mais, de quelque manière que ce puisse être, je ne dois pas avoir de plus longue conversation avec vous, et je vous supplie de trouver bon que je me retire. En disant ces paroles, elle quitta la terrasse avec Zabelec, qui l'avait suivie, et s'en alla dans sa chambre avec autant d'inquiétude qu'Alamir avait de joie et de tranquillité. Il voyait avec plaisir qu'elle méprisait les offres d'une si grande fortune dans le même moment qu'elle avait lieu de croire qu'il l'avait trompée; et il ne pouvait plus douter qu'elle ne fût à l'épreuve des sentiments d'ambition qu'il avait appréhendés. Le lendemain il essaya encore de lui faire donner une lettre de la part du prince, pour voir si le dépit ne l'aurait point fait changer, mais le vieil esclave qui la voulut donner fut aussi maltraité qu'il l'avait été la première fois. Elsibery avait passé la nuit avec une douleur incroyable; toutes les apparences étaient que son amant l'avait trahie; lui seul pouvait avoir appris leur intelligence et le lieu où ils se parlaient. Néanmoins la tendresse qu'elle avait pour lui, ne lui permettait pas de le condamner sans l'entendre. Elle le revit le jour suivant, et il sut si bien lui persuader qu'il avait été trahi par un de ses gens et que le calife, à la prière de son fils, l'avait retenu une partie de la nuit pour l'empêcher de venir sur la terrasse qu'il se justifia entièrement auprès d'Elsibery et lui persuada même qu'il avait un déplaisir sensible de la passion que le prince avait pour elle. La belle esclave n'était pas si aisée à persuader qu'Elsibery et son expérience de la tromperie des hommes ne lui permettaient pas d'ajouter foi aux paroles du faux Sélémin. Elle tâcha en vain de faire voir à Elsibery qu'il la trompait, mais, peu de temps après, le hasard lui donna lieu de l'en convaincre. Le véritable Sélémin n'était pas si occupé des galanteries du prince, qu'il n'en eût pour lui même. La personne qu'il aimait alors avait pour confidente une jeune esclave qui était touchée d'une passion violente pour Zabelec, qu'elle prenait pour un homme. Elle lui conta l'amour de Sélémin et de sa maÃtresse et la manière dont ils se voyaient. Zabelec, qui ne connaissait Alamir que sous le nom de Sélémin se fit instruire par cette esclave de tout ce qui pouvait faire voir à Elsibery l'infidélité de son amant et alla le lui apprendre à l'heure même. On ne peut être plus sensiblement affligé que le fut cette belle personne, mais elle s'abandonna à son affliction sans s'emporter contre celui qui la causait. Zabelec fit tous ses efforts pour lui persuader de cesser entièrement de voir Alamir et de n'écouter plus ces justifications qui ne pouvaient être que de nouvelles tromperies. Elsibery eût bien voulu suivre ses conseils, mais elle n'en avait pas la force. Alamir vint le soir même sur la terrasse, et il fut bien étonné, lorsque Elsibery commença leur conversation par un torrent de larmes, et ensuite pu des reproches si tendres que ceux même qui ne l'auraient pas aimée en auraient été touchés. Il ne pouvait comprendre de quoi on pouvait l'accuser, ni par quel bizarre effet du hasard, n'ayant jamais été fidèle que pour Elsibery, elle fut quasi la seule qui l'eût accusé d'infidélité. Il se défendit avec toute la force que donne la vérité, mais, malgré la disposition qu'avait Elsibery à le croire innocent, elle ne pouvait ajouter de foi à ses paroles. Il la pressa de lui nommer celle qu'elle l'accusait d'aimer; elle le fit, et lui conta toutes les circonstances de leur commerce. Alamir fut bien surpris, lorsqu'il vit que c'était le nom de Sélémin qui le faisait paraÃtre coupable, et il fut bien embarrassé sur la manière dont il devait se justifier. Il ne put se déterminer sur l'heure, et il se contenta de faire de nouveaux serments de son innocence, sans entrer dans d'autres justifications. Son embarras, et des paroles si générales, ne laissèrent plus douter Elsibery de son infidélité. Cependant ce prince vint conter son malheur à Sélémin et chercher avec lui les moyens de faire paraÃtre son innocence. - Je romprais pour l'amour de vous, lui dit Sélémin, avec la personne que j'aime, si vous en pouviez tirer quelque avantage, mais quand je cesserais de la voir, Elsibery croirait toujours qu'au moins il y a eu un temps où vous lui avez été infidèle, et ainsi elle ne pourrait plus avoir de confiance en vos paroles. Si vous voulez la guérir entièrement de ses soupçons, je crois que vous lui devez avouer qui vous êtes et qui je suis. Elle vous a aimé sans que votre qualité ait contribué à sa passion, elle m'a cru le prince de Tharse et m'a méprisé pour l'amour de vous, il me semble que c'est tout ce que vous aviez à souhaiter. - Vous avez raison, mon cher Sélémin, s'écria le prince, mais je ne saurais me résoudre à apprendre ma naissance à Elsibery, je perdrai, en la lui apprenant, ce qui a fait le charme de mon amour. Je hasarderai le seul véritable plaisir que j'aie jamais eu, et je ne sais si je ne perdrai point la passion que j'ai pour elle. - Songez aussi, seigneur, répondit Sélémin, qu'en paraissant encore sous mon nom vous perdrez le coeur d'Elsibery, et qu'en le perdant vous perdrez, en effet, tous les plaisirs qu'une fausse imagination vous fait craindre de ne trouver plus. Sélémin parla avec tant de force à Alamir, qu'enfin il le fit résoudre à déclarer la vérité à Elsibery. Il le fit dès le même soir, et jamais personne n'a passé en un moment d'un état si déplorable à un état si heureux. Elle trouvait des marques d'une passion très sincère et très délicate dans tout ce qui lui avait paru des tromperies; elle avait le plaisir d'avoir persuadé son attachement à Alamir sans le connaÃtre pour le prince; enfin, elle était dans une joie que son coeur était à peine capable de contenir. Elle la laissa voir tout entière à Alamir, mais cette joie lui fut suspecte, il crut que le prince de Tharse y avait part, et qu'Elsibery était touchée du plaisir de l'avoir pour amant. Néanmoins il ne le lui témoigna pas et continua de la voir avec soin. Zabelec était surprise de s'être trompée en se défiant de la passion des hommes, et elle enviait le bonheur d'Elsibery d'en avoir trouvé un si fidèle. Elle n'eut pas longtemps sujet de l'envier. Il était impossible que des choses aussi extraordinaires que celles qu'Alamir avait faites pour Elsibery n'apportassent une nouvelle vivacité à la passion qu'elle avait pour lui. Ce prince s'en aperçut, ce redoublement d'amour lui parut une infidélité et lui causa le même chagrin que la diminution lui en aurait dû causer. Enfin, il se persuada si bien que le prince de Tharse était plus aimé qu'Alamir ne l'avait été sous le nom de Sélémin que sa passion commença à diminuer sans qu'il prÃt même de nouvel attachement. Il en avait déjà eu de tant de sortes, et celui qu'il venait d'avoir avait eu d'abord quelque chose de si piquant, qu'il se trouva insensible à tous les autres. Elsibery vit finir insensiblement l'amour et les soins qu'il avait pour elle, et, quoiqu'elle tâchât de se tromper elle-même, elle ne put douter de son malheur, lorsqu'elle apprit que le prince s'en allait voyager par toute la Grèce, et elle l'apprit avant qu'il lui en eût parlé. L'ennui qu'il trouvait à Tharse lui avait inspiré ce dessein et il l'exécuta, sans que les prières et les larmes d'Elsibery le pussent retenir. La belle esclave trouva alors que sa destinée n'était pas plus malheureuse que celle d'Elsibery, et Elsibery chercha toute sa consolation à se plaindre avec elle. Son mari fut tué; elle le sut en eut une vive douleur, malgré l'horrible infidélité qu'il lui avait faite. Comme sa mort faisait cesser les raisons qu'elle avait eues de se cacher, elle pria le père d'Elsibery de lui donner la liberté qu'il lui avait offerte tant de fois. Il la lui accorda et elle se résolut de s'en retourner passer le reste de sa vie dans son pays, éloignée du commerce de tous les hommes. Elle avait parlé plusieurs fois à Elsibery de la religion chrétienne, et cette belle personne, touchée de ce qu'elle lui en avait dit et de l'inconstance d'Alamir, dont elle n'espérait point de se consoler, se résolut de se faire chrétienne, de suivre Zabelec et d'aller vivre avec elle dans un profond oubli de tous les attachements de la terre. Elle partit sans en avertir ses parents que par une lettre qu'elle leur laissa. Alamir avait déjà commencé ses voyages, et ce ne fut que par une lettre de Sélémin qu'il apprit ce que je viens de vous dire d'Elsibery. En quelque lieu qu'elle soit, peut-être trouverait-elle de la consolation, si elle avait pu apprendre combien elle fut vengée de l'infidélité d'Alamir par la passion violente que lui donna la beauté de Zaïde. Il arriva en Chypre et aima cette princesse, comme je vous l'ai dit, après avoir balancé quelque temps entre elle et moi, mais il l'aima avec une passion si différente de toutes celles qu'il avait eues, qu'il ne se reconnaissait pas lui-même. Il avait toujours déclaré son amour aussitôt qu'il l'avait senti, il n'avait jamais appréhendé d'offenser celles à qui il le déclarait et à peine osait-il le laisser deviner à Zaïde. Il fut surpris de ce changement, mais lorsque, forcé par sa passion, il l'eut déclarée à Zaïde et qu'il trouva que l'indifférence quelle avait pour lui, ne faisait qu'augmenter l'amour qu'il avait pour elle, quand il vit qu'il était désespéré du traitement qu'il en recevait sans cesser d'en être amoureux et sans croire qu'il pût cesser de l'être, il sentit une douleur qui ne se peut représenter. - Quoi! disait-il à Mulziman, l'amour n'a jamais eu de pouvoir sur moi qu'autant que j'ai voulu lui en donner. Quand il m'aurait surmonté entièrement, il ne m'aurait donné que de la joie dans tous les lieux où j'ai aimé, et il fait que, par la seule personne du monde en qui j'aie trouvé de la résistance, il me domine avec un empire si absolu, qu'il ne me reste aucun pouvoir de me dégager. Je n'ai pu aimer toutes celles qui m'ont aimé; Zaïde me méprise et je l'adore. Est ce son admirable beauté qui produit un effet si extraordinaire? Ou serait-il possible que le seul moyen de m'attacher fût de ne m'aimer pas? Ah! Zaïde, ne me mettrez-vous jamais en état de connaÃtre que ce ne sont pas vos rigueurs qui m'attachent à vous? Mulziman ne savait que lui répondre, tant il était surpris de l'état où il le voyait. Il tâchait néanmoins de le consoler et d'adoucir ses inquiétudes. Depuis que le père de Zaïde était arrivé et qu'elle s'était si fortement déclarée sur la résolution de ne vouloir pas épouser ce prince, son désespoir était encore augmenté et le portait à chercher la mort avec joie. Voilà à peu près ce que j'appris de Mulziman, continua Félime, peut être ne vous l'ai-je raconté qu'avec trop de soin, mais pardonnez aux charmes que trouvent celles qui ont de la passion à parler des personnes qu'elles aiment, quoique ce soit même sur des sujets désagréables. Don Olmond témoigna à cette princesse que, bien loin qu'elle lui dût faire des excuses de la longueur de son récit, il lui devait des remerciements de l'avoir instruit des aventures d'Alamir. Il la conjura d'achever ce qu'elle avait commencé à lui dire, et elle reprit ainsi son discours Vous pouvez juger que ce que je sus des aventures et de l'humeur d'Alamir, ne me donna pas d'espérance, puisque j'appris que le seul moyen d'être aimée de lui était de ne l'aimer pas. Cependant je ne l'en aimai pas moins. Les dangers où il s'exposait tous les jours, me donnaient des inquiétudes mortelles; je croyais que tous les coups devaient tomber sur sa tête et qu'il n'y avait de péril que pour lui. J'étais si accablée, qu'il me semblait que mes maux ne pouvaient plus augmenter, mais la fortune m'exposa à une sorte de douleur plus cruelle que tout ce que j'avais encore senti. Quelques jours après que Mulziman m'eut raconté les aventures d'Alamir, j'en parlais avec Zaïde, et je faisais de si tristes réflexions sur la cruauté de ma destinée, que mon visage était tout baigné de mes larmes. Une des femmes de Zaïde passa dans le lieu où nous étions et laissa la porte ouverte, sans que je m'en aperçusse. Il faut avouer que je suis bien malheureuse, disais-je à Zaïde, de m'être attachée à un homme si indigne en toutes façons des sentiments que j'ai pour lui. Comme j'achevais ces paroles, j'entendis quelqu'un dans la chambre; je crus que c'était cette même femme qui venait de passer, mais à quel point fus-je surprise et troublée, quand je vis que c'était Alamir et qu'il était si près de moi que je ne pus douter qu'il n'eût entendu mes dernières paroles! Mon trouble et les larmes qui roulaient sur mon visage, m'ôtaient tous les moyens de lui cacher que ce que je venais de dire ne fût véritable. Les forces me manquèrent, je perdis la parole, je souhaitai la mort, enfin je me sentis dans le plus violent état où une personne se soit jamais trouvée. Pour achever la cruauté de mon aventure, la princesse Alasinthe arriva, suivie de plusieurs dames qui se mirent à parler avec Zaïde; en sorte que je demeurai seule avec Alamir. Ce prince me regarda avec un air qui témoignait de la crainte, d'augmenter l'embarras où il me voyait. J'ai bien du déplaisir, madame, me dit-il, d'être arrivé dans un temps où apparemment vous ne vouliez être entendue que de Zaïde, mais, madame, puisque le hasard en a disposé autrement, trouvez bon que je vous demande s'il est possible qu'un homme qui a été assez heureux pour ne vous pas déplaire, puisse vous obliger à dire qu'il est indigne en toutes façons de l'attachement que vous avez pour lui. Je sais bien qu'il n'y a point d'homme qui puisse être digne de la moindre de vos bontés, mais y en a-t-il quelqu'un qui puisse vous donner lieu de vous plaindre de ses sentiments? Ne soyez point fâchée, madame, que j'aie quelque part à votre confiance, vous ne m'en trouverez pas indigne, et, avec quelque soin que vous m'ayez caché ce que je viens d'apprendre, j'aurai néanmoins une extrême reconnaissance d'une chose que je ne devrai qu'au hasard. Alamir eût encore parlé longtemps, s'il eût attendu que j'eusse eu la force de l'interrompre. J'étais si hors de moi-même et si combattue de la crainte de lui faire connaÃtre, qu'il était celui, dont je me plaignais et de la douleur de le voir persuadé que j'en aimais un autre, qu'il m'était impossible de lui répondre. Vous croirez peut-être que, lui ayant caché avec tant de soin la passion que j'avais pour lui et le voyant si attaché à Zaïde, il me devait être indifférent qu'il s'imaginât que quelque autre eût pu me plaire, mais l'amour se fait déjà une si grande violence de se cacher à la personne qui l'a fait naÃtre, qu'il ne se peut faire encore la cruelle douleur de lui laisser croire qu'il ait été allumé par un autre. Alamir attribuait tout mon embarras au chagrin de le voir persuadé que j'avais quelque attachement. Je vois bien, madame, reprit-il, que vous souffrez avec peine que je sois votre confident, mais il y a de l'injustice au chagrin que vous en avez. Peut-on avoir plus de respect pour vous que j'en ai et plus d'intérêt à vous plaire? Vous avez un pouvoir absolu sur cette belle princesse de qui dépend ma destinée; apprenez-moi, madame, qui est celui dont vous vous plaignez, et, si j'ai autant de pouvoir sur lui que vous en avez sur celle que j'adore, vous verrez si je ne saurai pas lui faire connaÃtre son bonheur et le rendre digne de vos bontés. Les paroles d'Alamir augmentaient mon trouble et mon agitation, il me pressa encore de lui dire de qui je me plaignais, mais que toutes les raisons qui lui donnaient envie de le savoir me le faisaient paraÃtre indigne de l'apprendre! Enfin, Zaïde, qui jugea de l'embarras où j'étais, vint nous interrompre sans qu'il eût été en mon pouvoir de dire une seule parole à Alamir. Je m'en allai sans jeter les yeux sur lui, mon corps ne put soutenir l'agitation de mon esprit, je tombai malade dès la même nuit, et ma maladie fut très longue. Dans le nombre de gens de qualité qui demeuraient dans l'Ãle de Chypre, il était difficile que quelqu'un ne se fût attaché à moi et ne prÃt intérêt à la conservation de ma vie. J'apprenais les soins qu'ils avaient de savoir de mes nouvelles, je considérais le peu d'effet que leur amour avait produit et quand je pensais que, si Alamir avait connu mon attachement, il n'aurait pas fait plus d'impression sur lui qu'en faisait sur moi la passion de ceux qui m'aimaient, je me trouvais heureuse d'être assurée qu'il ignorait mes sentiments. Mais il faut pourtant avouer que c'était un bonheur qui n'était goûté que de ma raison et à quoi mon coeur ne prenait aucune part. Quand je commençai à me porter assez bien pour être vue, je retardai, autant que je pus, les occasions de voir Alamir, et, lorsque je le revis, je remarquai qu'il m'observait avec beaucoup de soin, afin d'apprendre par mes actions qui était celui dont je me plaignais. Plus je voyais qu'il m'observait, plus je maltraitais ceux qui s'étaient attachés à moi. Quoiqu'il y en eût plusieurs dont le mérite et la qualité ne me dussent point faire de honte, il n'y en avait aucun dont je ne trouvasse ma gloire blessée. Je ne pouvais supporter qu'il crût que j'aimais sans être aimée, et il me semblait que j'en paraissais moins digne de lui. Les troupes de l'empereur pressèrent si fort Famagouste, que tous les Arabes jugèrent qu'il fallait d'abandonner. Zuléma et Osmin résolurent de nous faire embarquer avec les princesses Alasinthe et Bélénie. Alamir prit aussi la résolution de quitter Chypre, et pour suivre Zaïde, et pour sortir d'un lieu où sa valeur ne pouvait plus être utile. Il avait conservé une extrême curiosité de savoir qui était celui dont il m'avait ouï parler, et, lorsque nous fûmes prêts à partir et qu'il vit que ma tristesse n'augmentait point Quoique vous abandonniez Chypre, me dit-il, sans qu'il paraisse en vous de nouvelles marques d'affliction, il n'est pas impossible; madame, que vous ne sentiez ce départ, faites-moi la grâce de m'apprendre qui est celui à qui vous prenez intérêt. Il n'y a point d'homme, de tous ceux qui sont ici, que je n'engage aisément à faire le voyage d'Afrique, et vous aurez le plaisir de le voir sans qu'il sache même que vous l'avez désiré. Je n'ai point voulu m'opiniâtrer, lui répondis-je, à vous ôter une opinion que vous avez prise sur des apparences assez vraisemblables, mais je vous assure néanmoins que ces apparences sont trompeuses. Je ne laisse personne à Famagouste à qui je prenne intérêt et ce n'est point par aucun changement qui soit arrivé dans mon coeur. Je vous entends, madame, repartit Alamir, celui qui a été assez heureux pour vous plaire, n'est point ici; je le cherchais inutilement parmi ceux qui vous adorent, et il était sans doute parti de Chypre devant que j'eusse l'honneur de vous voir. Ce n'est ni devant que vous m'eussiez vue, ni depuis que vous êtes ici, lui répliquai-je assez brusquement, que quelqu'un a été assez heureux pour me plaire, et je vous supplie de ne me parler plus d'une chose qui m'offense. Alamir, voyant bien que je lui avais répondu avec colère, ne m'en dit pas davantage et m'assura qu'il ne m'en parlerait jamais. Je fus bien aise d'avoir fini des conversations où j'étais toujours en hasard de laisser voir ce que je souhaitais si ardemment de cacher. Enfin, nous nous embarquâmes, et notre navigation fut d'abord si heureuse, que nous ne devions pas croire qu'elle finÃt par un naufrage aussi malheureux que celui que nous fÃmes aux côtes d'Espagne, comme je vous le dirai bientôt. Félime allait continuer son récit, lorsqu'on la vint avertir que sa mère se trouvait plus mal que de coutume. Quoique j'eusse encore beaucoup de choses à vous apprendre, dit-elle à don Olmond en le quittant, je vous en ai assez appris pour vous faire juger que ma vie est attachée à celle d'Alamir et pour vous engager à me tenir la parole que vous m'avez donnée. Je vous la tiendrai exactement, madame, lui répondit il, mais je vous supplie de vous souvenir aussi que vous devez m'instruire du reste de vos aventures. Le lendemain il alla trouver le roi. Sitôt que ce prince le vit, il voulut satisfaire l'impatience et l'inquiétude qui paraissaient sur le visage de Consalve, et, les emmenant tous deux dans son cabinet, il ordonna à don Olmond de lui dire S'il avait vu Félime, et si elle lui avait appris quel intérêt elle prenait à la conservation d'Alamir. Don Olmond, sans faire paraÃtre qu'il pénétrât dans les raisons qui donnaient au roi tant de curiosité pour les aventures de ce prince, fit un récit exact de tout ce qu'il avait su par Félime de sa passion pour Alamir, de celle d'Alamir pour Zaïde et de tout ce qui leur était arrivé jusques à leur départ de Chypre. Lorsqu'il eut achevé, il jugea bien que la conversation n'était pas aussi libre entre le roi et Consalve que s'il n'eût pas été présent, et, pour les laisser en liberté, il feignit d'être obligé de s'en retourner à Oropèze. Sitôt qu'il fut parti, le roi, regardant son favori avec un air qui témoignait les sentiments qu'il avait pour lui Croyez-vous encore, lui dit-il, qu'Alamir soit aimé de Zaïde? Croyez-vous que ce soit elle qui ait fait écrire Félime? Et ne voyez-vous pas combien vos craintes ont été mal fondées? Non, seigneur, reprit tristement Consalve, tout ce que don Olmond vient de raconter, ne me persuade pas encore que je n'aie point de sujet de craindre. Zaïde n'a peut-être pas d'abord aimé Alamir, ou elle l'a caché à Félime, voyant l'amour qu'elle avait pour ce prince. Mais qui pleurait Zaïde, lorsqu'elle fit naufrage aux côtes d'Espagne, si ce n'était Alamir, qu'elle croyait mort? A qui puis-je ressembler, si ce n'est à ce prince? Félime n'a parlé que de lui dans son récit. Zaïde l'a trompée, seigneur, ou Zaïde ne lui a avoué les sentiments qu'elle avait pour lui que depuis qu'elle a été chez Alphonse. Tout ce que j'ai appris, ne détruit point les opinions que j'ai eues, et je crains bien que ce qui me reste encore à apprendre ne les confirme plutôt que de les détruire. Il était si tard, lorsque Consalve quitta le roi, qu'il ne devait penser qu'à chercher du repos, mais son inquiétude ne lui permit pas d'en trouver. Le récit de Félime augmentait sa curiosité, et le laissait encore dans cette cruelle incertitude où il était depuis si longtemps. Sur le matin, un officier de l'armée, qui revenait d'Oropèze, lui apporta un billet de don Olmond; il l'ouvrit et y trouva ces mots Lettre de don Olmond à Consalve Félime m'a tenu sa parole et m'a conté le reste de ses aventures. Le seul amour qu'elle a pour Alamir a causé les soins qu'elle a eus de sa vie. Zaïde n'y prend point d'intérêt, et, si quelqu'un en prenait à Zaïde, ce n'est pas d'Alamir qu'il devrait être jaloux. Ce billet jeta Consalve dans un nouvel embarras et lui fit penser qu'il s'était trompé seulement lorsqu'il avait cru qu'Alamir était aimé, mais qu'il ne s'était pas trompé lorsqu'il avait cru que Zaïde avait quelque passion. La lettre qu'il lui avait vu écrire chez Alphonse, ce qu'il lui avait ouï dire à Tortose d'une première inclination, et le billet qu'il venait de recevoir de don Olmond, ne lui permettaient pas d'en douter. Il lui parut qu'il devait être également malheureux, puisque le coeur de Zaïde avait été touché. Néanmoins, par une sentiment dont il ne pouvait démêler la cause, il sentit quelque soulagement en apprenant que ce n'était pas par le prince de Tharse. Cependant les Maures firent des propositions pour la paix, et elles étaient si avantageuses qu'il semblait difficile, de les refuser. On nomma des députés de part et d'autre pour en régler les articles, et on accorda une nouvelle trêve. Consalve avait part à tous les conseils, mais quelque occupé qu'il pût être par l'importance des affaires dont le roi lui laissait le soin; il l'était encore davantage par l'impatience de savoir qui était ce rival dont il n'avait jamais ouï parler. Il attendait don Olmond avec une inquiétude qui ne lui laissait point de repos, et enfin il supplia le roi de le faire venir au camp ou de permettre qu'il l'allât trouver à Oropèze. Don Garcie, qui avait de la curiosité pour la suite des aventure de Zaïde, voulut être présent au récit qu'en ferait don Olmond, et il lui envoya commander de venir à l'heure même. Lorsque Consalve le vit arriver et qu'il le regarda comme un homme qui allait lui apprendre les véritables sentiments de Zaïde, il fut quasi prêt à l'empêcher de parler, tant il craignait la certitude de son malheur, bien qu'il souhaitât d'en être éclairci. Don Olmond, avec la même discrétion qu'il avait déjà eue, et sans faire voir à Consalve qu'il remarquait son embarras, raconta ainsi ce qu'il avait appris de Félime, dans leur dernière conversation, après que le roi lui en eut fait le commandement. Suite de l'histoire de Félime et de Zaïde Le prince Zuléma et Osmin avaient quitté Chypre dans le dessein de s'en aller en Afrique et de débarquer à Tunis. Alamir les avait suivis, et leur navigation avait été assez heureuse, lorsqu'un vent impétueux les repoussa vers Alexandrie. Comme Zuléma s'en vit proche, il voulut y aborder pour voir Albumazar, ce grand astrologue si célèbre dans toute l'Afrique, qu'il connaissait depuis longtemps. Les princesses, qui n'étaient pas accoutumées à la fatigue de la mer, furent bien aises de descendre à terre et de se reposer. Le vent demeura si contraire qu'ils ne purent sitôt se remettre à la voile. Un jour que Zuléma montrait à Albumazar plusieurs choses rares qu'il avait rapportées de ses voyages, Zaïde vit dans une cassette le portrait d'un jeune homme d'une beauté extraordinaire et d'une physionomie très agréable. L'habillement, qui était pareil à celui des princes arabes, lui fit imaginer que ce portrait était celui d'un des fils du calife. Elle demanda à son père si elle ne se trompait pas, il lui répondit qu'il ne savait point pour qui ce portrait avait été fait, qu'il l'avait acheté de quelques soldats et qu'il le conservait pour sa beauté. Zaïde parut surprise de l'agrément de cette peinture. Albumazar remarqua l'attention qu'elle avait à la regarder il lui en fit la guerre, et il lui dit qu'il voyait bien qu'un homme qui ressemblerait à ce portrait pourrait espérer de lui plaire. Comme les Grecs ont une grande opinion de l'astrologie et que les jeunes personnes ont une grande curiosité de l'avenir, Zaïde pria plusieurs fois ce fameux astrologue de lui dire quelque chose de sa destinée, mais il s'en défendait toujours; il passait avec Zuléma le peu de temps qu'il dérobait à l'étude et semblait éviter de faire paraÃtre son savoir extraordinaire. Enfin, un jour qu'elle le trouva dans la chambre de son père, elle le pressa plus fortement qu'elle n'avait encore fait de consulter les astres sur sa fortune. Il n'est pas nécessaire que je les consulte, lui dit-il en souriant, pour vous assurer, madame, que vous êtes destinée à celui dont Zuléma vous a fait voir le portrait. Peu de princes dans l'Afrique peuvent s'égaler à lui. Vous serez heureuse si vous l'épousez, prenez garde de laisser engager votre coeur à quelque autre. Zaïde ne reçut les paroles d'Albumazar que comme un reproche de l'attention qu'elle avait eue à regarder ce portrait, mais Zuléma lui dit, avec toute l'autorité d'un père, qu'elle ne devait point douter de la vérité de cette prédiction, qu'il n'en doutait pas lui-même et que, de son consentement, elle n'épouserait jamais que celui pour qui cette peinture avait été faite. Zaïde et Félime avaient peine à croire que Zuléma parlât selon ses véritables sentiments, mais elles n'en doutèrent pas, lorsqu'il dit à la princesse sa fille qu'il ne pensait plus à lui faire épouser le prince de Tharse. Félime ne sentit pas une médiocre joie de savoir que Zaïde n'était pas destinée pour Alamir; elle s'imagina un plaisir sensible à l'apprendre à ce prince et elle se flatta de l'espérance qu'il reviendrait à elle, s'il n'espérait plus que Zaïde pût être à lui. Elle pria cette belle personne de lui permettre de dire à Alamir la prédiction d'Albumazar et les sentiments de Zuléma. Cette permission n'était pas difficile obtenir, Zaïde consentait sans peine à tout ce qui pouvait guérir le prince de Tharse de la passion qu'il avait pour elle. Félime chercha les occasions de parler à ce prince et, sans faire paraÃtre de joie de ce qu'elle avait à lui dire, elle lui conseilla de se détacher de Zaïde, puisqu'elle était destinée pour un autre, et que Zuléma ne lui était plus favorable. Elle lui apprit ensuite ce qui avait fait changer les sentiments de ce prince et lui montra ce portrait qui devait décider de la fortune de Zaïde. Alamir parut accablé des paroles de Félime et, surpris de la beauté du portrait qu'on lui faisait voir, il demeura longtemps sans parler; enfin, levant les yeux avec un air où sa douleur était peinte je le crois, madame, lui dit-il, celui que je vois est destiné pour Zaïde, il est digne d'elle par sa beauté, mais il ne la possédera jamais et je lui ôterai la vie avant qu'il puisse prétendre à m'enlever Zaïde. Mais si vous entreprenez, lui répondit Félime, d'attaquer tous les hommes, qui pourraient ressembler à ce Portrait, vous en attaqueriez peut-être un grand nombre sans trouver celui pour qui il a été fait. Je ne suis pas assez heureux, repartit Alamir, pour être au hasard de me méprendre. Il y a une beauté si grande, et si particulière dans ce portrait, que peu de gens lui peuvent ressembler. Mais, madame, ajouta-t-il, cette physionomie agréable peut cacher un esprit si. fâcheux et des moeurs si opposées à celles qui doivent plaire à Zaïde, que, quelque beauté qu'ait ce prétendu rival, peut être ne sera-t-il pas aimé d'elle, et, quelque favorables que lui puissent être et la fortune de Zuléma, s'il ne touche point l'inclination de Zaïde, je ne me trouverai pas entièrement malheureux. Je serai moins désespéré de la voir possédée par un homme qu'elle n'aimera pas, que de lui en voir aimer un autre à qui elle ne pourrait jamais être. Cependant, madame, continua-t-il, quoique ce portrait ait fait une impression dans mon esprit qui se peut difficilement effacer, je vous conjure de me le laisser quelque temps, afin que je le considère avec loisir, et que l'idée s'en imprime plus fortement dans ma mémoire. Félime était si troublée de voir que ce qu'elle venait de dire n'avait pu diminuer les espérances d'Alamir, qu'elle lui laissa emporter ce portrait, et ce prince le lui rendit quelques jours après, malgré l'envie qu'il eût eue de l'ôter pour jamais des yeux de Zaïde. Après quelque séjour dans Alexandrie, le vent leur permit d'en partir. Alamir reçut des nouvelles de son père qui l'obligèrent de quitter Zaïde pour retourner à Tharse, mais, comme il ne s'y croyait nécessaire que pour peu de jours, il dit à Zuméla qu'il serait quasi dans le même temps que lui à Tunis. Félime fut aussi affligée de leur séparation que si elle eût été aimée de lui. Elle était accoutumée à toutes les douleurs que l'amour peut donner, mais elle n'avait point eu celle de l'absence et elle la sentit si vivement qu'elle connut bien que le seul plaisir de voir celui qu'elle aimait, lui avait donné la force de supporter le malheur de n'en pas être aimée. Alamir s'en alla à Tharse; et Zuléma et Osmin, sur de différents vaisseaux, prirent la route de Tunis. Zaïde et Félime ne voulurent pas se quitter et demeurèrent ensemble dans le vaisseau de Zuléma. Après quelques jours de navigation, il survint une tempête épouvantable; tous les vaisseaux furent séparés; celui où était Zaïde perdit son grand mât, et Zuléma jugea q 'il n'y avait plus d espérance. Comme il connut qu'ils étaient assez proche de terre, il se résolut de se jeter dans la chaloupe. Il y fit descendre sa femme, sa fille et Félime, et prit, avec lui ce qu'il avait de plus précieux, mais, comme il y voulait entrer aussi, un coup de vent rompit la corde qui la tenait attachée au vaisseau et la chaloupe vint se briser contre le rivage. Zaïde fut jetée sur la côte de Catalogne à demi morte, et Félime, qui s'était soutenue sur une planche, fut poussée sur la même côte, après avoir vu périr la princesse Alasinthe. Lorsque Zaïde revint de l'état où elle était, elle fut bien étonnée de se voir parmi des personnes qu'elle ne connaissait point et dont elle n'entendait pas la langue. Deux Espagnols, qui demeuraient sur le bord de la mer, l'avaient trouvée évanouie et l'avaient fait porter chez eux. Des pêcheurs y amenèrent Félime. Zaïde eut beaucoup de joie de la revoir, mais elle fut très affligée d'apprendre par elle la mort de la princesse sa mère. Après avoir donné beaucoup de larmes à cette perte, elle pensa à sortir du lieu où elle était et fit entendre qu'elle désirait d'aller à Tunis, où elle espérait de trouver Osmin et Bélénie. En regardant le plus jeune de ces Espagnols, qui s'appelait Théodoric, elle s'aperçut qu'il ressemblait à ce portrait qu'elle avait trouvé si agréable. Cette ressemblance la surprit et le lui fit regarder avec plus d'attention. Elle alla chercher le long du rivage pour voir si elle ne trouverait point une cassette où était ce portrait, et qu'elle croyait avoir vu mettre dans la chaloupe lorsqu'elles avaient fait naufrage. Sa peine fut inutile; elle sentit un chagrin extraordinaire de ne pouvoir trouver ce qu'elle cherchait. Il lui parut, pendant quelques jours, que Théodoric avait de la passion pour elle; quoiqu'elle n'en pût juger par ses paroles, il y avait un air dans ses actions qui le lui faisait soupçonner, et ses soupçons ne lui étaient pas désagréables. Quelque temps après, elle crut s'être trompée; elle le vit triste, sans qu'elle lui donnât sujet de l'être; elle vit qu'il la quittait souvent pour aller rêver; enfin elle s'imagina qu'il avait quelque autre passion qui le rendait malheureux. Cette pensée lui donna un trouble et un chagrin qui la surprirent et qui la rendirent aussi mélancolique que Théodoric le lui paraissait. Quoique Félime fût assez occupée de ses propres pensées, elle connaissait trop bien l'amour pour ne se pas apercevoir de celui que Théodoric avait pour Zaïde et de l'inclination que Zaïde avait pour Théodoric. Elle lui en parla plusieurs fois, et, quelque répugnance qu'eût cette belle princesse à se l'avouer à elle-même, elle ne put s'empêcher de l'avouer à Félime. - Il est vrai, lui dit elle, j'ai des sentiments pour Théodoric dont je ne suis pas la maÃtresse; mais, Félime, n'est-ce point de lui dont Albumazar m'a voulu parler? Et ce portrait que nous avons vu ne serait-il point fait pour lui? - Il n'y pas d'apparence, répondit Félime, la fortune et la patrie de Théodoric n'ont rien qui se puisse rapporter aux paroles d'Albumazar. Considérez, madame, que, n'ayant jamais cru à cette prédiction, vous commencez à y croire par vous imaginer que Théodoric peut être celui qui vous est destiné, et jugez par là quels sont les sentiments que vous avez pour lui. - Jusques ici, répliqua Zaïde, je n'avais point pris les paroles d'Albumazar pour une véritable prédiction, mais je vous avoue que, depuis que j'ai vu Théodoric, elles ont commencé à me faire de l'impression dans l'esprit. Il m'a paru extraordinaire d'avoir trouvé un homme qui ressemble à ce portrait et d'avoir senti de l'inclination pour lui. Je suis surprise quand je pense qu'Albumazar m'a défendu de laisser engager mon coeur, il me semble qu'il prévoyait les sentiments que j'ai pour Théodoric, et sa personne me plaÃt d'une telle sorte que, si je suis destinée à un homme qui lui ressemble, ce qui devrait faire mon bonheur va faire le malheur de ma vie. Mon inclination se trompe à cette ressemblance; elle me porte à celui à qui je ne dois pas être et me prévient peut-être d'une telle sorte que je ne pourrai plus aimer celui qu'il faudra que j'aime. Il n'y a point de remède, continua-t-elle, pour éviter tous ces malheurs, que d'abandonner un lieu où je cours tant de périls et où même la bienséance ne nous permet pas de demeurer. - Il ne dépend pas de nous d'en sortir, reprit Félime, nous sommes dans un pays qui nous est inconnu et où notre langue n'est pas seulement entendue. Il faut que nous attendions les vais seaux, mais souvenez vous que, quelque soin que vous apportiez à quitter Théodoric, vous n'effacerez pas aisément l'impression qu'il a faite en votre coeur. Je vois en vous les mêmes choses que j'ai senties lorsque j'ai commencé à aimer Alamir et plût au ciel que j'eusse en lui les mêmes choses que vous voyez en Théodoric! - Vous vous trompez, dit Zaïde, lorsque vous croyez qu'il a de l'inclination pour moi, il en a sans doute pour quelque autre, et la tristesse que je lui vois vient d'une passion dont je ne suis pas la cause. J'ai au moins la consolation, dans mon malheur, que l'impossibilité de lui parler m'empêche d'avoir la faiblesse de lui dire que je l'aime. Peu de temps après cette conversation, Zaïde vit de loin Théodoric qui regardait avec attention quelque chose qu'il tenait entre ses mains. La jalousie lui fit imaginer que c'était un portrait; elle résolut de s'en éclaircir et s'approcha de lui le plus doucement qu'il lui fut possible. Ce ne put être avec si peu de bruit qu'il ne l'entendÃt. Il se tourna et cacha ce qu'il tenait, en sorte qu'elle vit seulement briller des pierreries. Elle ne douta plus que ce ne fût une boÃte de portrait; quoiqu'elle l'eût déjà soupçonné, la certitude qu'elle en crut avoir, lui donna tant de douleur qu'elle ne put cacher sa tristesse, ni regarder Théodoric, et elle demeura pénétrée de douleur de sentir une inclination si vive pour un homme qui soupirait pour un[e] autre. Le hasard voulut que Théodoric laissât tomber ce qu'il avait caché, elle vit que c'était me attache de diamants, qui tenait à un bracelet de ses cheveux qu'elle avait perdu quelques jours auparavant. La joie quelle eut de s'être trompée ne lui permit pas de témoigner de la colère, elle prit son bracelet et rendit les pierreries à Théodoric, qui les jeta dans la mer à l'heure même, pour lui faire entendre qu'il les méprisait lorsqu'[elles] étaient séparées de ses cheveux. Cette action persuada à Zaïde l'amour et la magnificence de cet Espagnol et ne fit pas un médiocre effet dans son coeur. Ensuite il lui fit entendre, par le moyen d'un tableau où il avait fait représenter une belle personne qui pleurait un homme mort, qu'il était persuadé que les rigueurs qu'elle avait pour lui, venaient de l'attachement qu'elle avait pour cet homme qu'elle regrettait. Ce fut une douleur sensible à Zaïde de voir que Théodoric croyait qu'elle en aimât un autre, elle ne doutait quasi plus de son amour, et elle l'aimait avec une tendresse qu'elle n'essayait plus de surmonter. Le temps qu'elle devait partir, s'approchait et, ne pouvant se résoudre à le quitter qu'il ne sût au moins qu'elle l'avait aimé; elle dit à Félime qu'elle était résolue de lui écrire tous ses sentiments et de ne lui donner ce qu'elle aurait écrit que dans le moment qu'elle s'embarquerait. Je ne veux lui apprendre, ajouta t elle, l'inclination que j'ai eue pour lui que dans un temps où je serai assurée de ne le voir jamais. Ce me sera une consolation qu'il sache que je ne pensais qu'à lui lorsqu'il croyait que je n'étais occupée que du souvenir d'un autre. Je trouverai une douceur infinie à lui expliquer toutes mes actions et à m'abandonner à lui dire combien je l'ai aimé. J'aurai cette douceur, sans manquer à mon devoir. Il ne sait qui je suis, il ne me verra jamais, et, qu'importe qu'il sache qu'il a touché le coeur de cette étrangère qu'il a sauvée du naufrage? - Vous avez oublié, lui dit Félime, que Théodoric n'entend pas votre langue, en sorte que ce que vous lui écrirez lui sera inutile. - Ah! madame, reprit Zaïde, s'il a de la passion pour moi, il trouvera à la fin les moyens de se faire expliquer ce que je lui aurai écrit; s'il n'en a pas, je serai consolée qu'il ignore que je l'aime, et je suis résolue de lui laisser avec ma lettre le bracelet de mes cheveux que je lui ôtai si cruellement et qu'il ne mérite que trop. Zaïde commença dès le lendemain à écrire ce qu'elle voulait laisser à Théodoric. Il la surprit comme elle écrivait et elle jugea aisément que cette lettre lui donnait de la jalousie. Si elle eût suivi les mouvements de son coeur, elle lui aurait fait entendre, à l'heure même, qu'elle n'écrivait que pour lui, mais sa sagesse et le peu de connaissance qu'elle avait de la qualité et de la fortune de cet inconnu, l'obligeaient à ne rien faire qu'il pût prendre pour des engagements et à lui cacher ce qu'elle souhaitait qu'il sût lorsqu'il ne la verrait plus. Peu de temps avant qu'elle dût partir, Théodoric la quitta et lui fit comprendre qu'il reviendrait le lendemain. Le jour suivant, elle s'alla promener avec Félime sur le bord de la mer. Ce n'était pas sans impatience pour le retour de Théodoric. Cette impatience la rendait plus rêveuse qu'à l'ordinaire, en sorte que, voyant aborder une chaloupe sur le rivage, au lieu d'avoir de la curiosité pour ceux qui étaient dedans, elle tourna ses pas d'un autre côté, mais elle fut bien surprise de s'entendre appeler et de reconnaÃtre la voix du prince son père. Elle courut à lui avec beaucoup de joie et il en eut une extrême de la revoir. Après qu'elle lui eut appris comme elle était échappée du naufrage, il lui dit en peu de mots que son vaisseau était allé échouer aux côtes de France, dont il n'avait pu partir que depuis quelques jours et qu'il était venu à Tarragone attendre les vaisseaux qui devaient faire voile pour l'Afrique; que, cependant, il avait voulu parcourir la côte où Alasinthe, Félime et elle avaient fait naufrage, pour voir si par hasard quelqu'une ne serait point sauvée. Au nom d'Alasinthe, Zaïde ne put s'empêcher de pleurer. Ses larmes firent connaÃtre à Zuléma la perte qu'il avait faite et, après avoir employé quelque temps à la regretter, il commanda à ces jeunes princesses de passer dans sa chaloupe pour s'en aller avec lui à Tarragone. Zaïde se trouva bien embarrassée pour persuader à son père de ne l'emmener pas à l'heure même. Elle lui dit les obligations qu'elle avait aux Espagnols qui l'avaient reçue chez eux, pour le faire consentir qu'elle leur allât dire adieu, mais, quelque raison dont elle se pût servir, il ne jugea pas à propos de la remettre au pouvoir de ces Espagnols, et il la fit embarquer malgré toute sa résistance. Elle fut si touchée de l'opinion qu'aurait Théodoric de l'ingratitude avec laquelle elle le quittait sans espérance de le revoir jamais que, n'étant pas maÃtresse de sa douleur, elle fut contrainte de dire qu'elle était malade. Le seul soulagement qu'elle eut, dans son affliction, fut de voir que son père avait sauvé du naufrage le portrait qu'elle avait trouvé si agréable et qui était devenu celui de son amant. Mais cette consolation ne fut pas assez forte pour lui aider à soutenir l'absence de Théodoric, elle ne put y résister, elle tomba dangereusement malade, et Zuléma fut longtemps dans la crainte de voir mourir une personne si parfaite dans les premières années de sa jeunesse et de sa beauté. Enfin l'on cessa de craindre pour sa vie, mais elle demeura dans une langueur qui ne permettait pas de l'exposer à la fatigue de la mer. Elle fit toute son occupation d'apprendre la langue espagnole et, comme elle avait des truchements et qu'elle ne voyait que des Espagnols, elle l'apprit aisément pendant l'hiver qu'elle passa en Catalogne. Elle voulut aussi que Félime la sût, et elle trouvait quelque plaisir à ne parler que cette langue. Cependant les grands vaisseaux étaient partis de Tarragone pour l'Afrique et, quoique Zuléma ignorât ce qu'était devenu Osmin lorsque la tempête les avait séparés, il lui avait écrit pour lui apprendre son naufrage et la raison qui le retenait en Catalogne. Les vaisseaux furent revenus d'Afrique avant que Zaïde eût recouvert sa santé. Osmin manda au prince son frère qu'il était arrivé heureusement, qu'il avait trouvé le calife dans le dessein de les tenir toujours éloignés, et que le roi Abdérame, lui ayant demandé des généraux, il les avait destinés pour passer en Espagne et qu'il lui en envoyait les ordres. Zuléma jugea aisément qu'il serait dangereux de ne pas obéir au calife, il résolut de prendre un brigantin pour aller par mer jusques à Valence joindre le roi de Cordoue, et, sitôt que la princesse sa fille se porta mieux, il la fit conduire à Tortose. Il y demeura quelques jours pour lui donner encore du repos, mais elle était bien éloignée d'en trouver. Pendant le temps de sa maladie, et depuis qu'elle commençait à se mieux porter, l'envie de faire savoir de ses nouvelles à Théodoric et la difficulté de le pouvoir, lui avaient donné et lui donnaient encore une cruelle inquiétude. Elle ne pouvait se consoler d'avoir eu sur elle, le jour de son départ, la lettre qu'elle lui avait écrite et de ne l'avoir pas laissée dans un lieu où le hasard l'eût pu faire tomber entre ses mains. Enfin, la veille de son départ de Tortose, elle ne put résister à l'envie de la lui envoyer, elle la confia à un des écuyers de Zuléma et lui fit entendre le lieu où demeurait Théodoric, en lui nommant le port qui en était proche. Elle lui défendit de dire qui l'avait chargé de cette lettre et de prendre garde qu'on ne le suivÃt et qu'on ne le pût reconnaÃtre. Quoiqu'elle n'eût pas espéré de voir Théodoric, elle sentit néanmoins un renouvellement de douleur d'abandonner le pays qu'il habitait, et elle passa une partie de la nuit dans les beaux jardins de la maison où elle était logée, à s'en plaindre avec Félime. Le lendemain, comme elle était prête [à ] s'embarquer, cet écuyer, qui était parti devant que le soleil commençât à paraÃtre, revint lui dire qu'il avait été au lieu qu'elle lui avait marqué, mais qu'il avait appris que Théodoric en était parti le jour, d'auparavant et qu'il n'y devait plus retourner. Zaïde sentit vivement cette bizarrerie du hasard, qui la privait de la seule consolation qu'elle avait cherchée et qui privait son amant de la seule faveur qu'elle lui eût jamais faite. Elle s'embarqua avec une tristesse mortelle et arriva à Cordoue dans peu de jours. Osmin et Bélénie l'y attendaient, le prince de Tharse y était aussi, et, ayant su à Tunis qu'elle était en Espagne, il s'était servi du prétexte de la guerre pour la venir chercher. Félime ne sentit point, en revoyant Alamir, que l'absence l'eût guérie de la passion qu'elle avait pour lui. Alamir ne trouva que de l'augmentation aux rigueurs de Zaïde, et Zaïde ne sentit qu'un redoublement d'aversion pour Alamir. Le roi de Cordoue mit entre les mains de Zuléma le commandement général de ses troupes, avec le gouvernement de Talavera, et celui d'Oropèze à Osmin. Ces deux princes, peu de temps après, eurent quelque sujet de se plaindre d'Abdérame, et, ne voulant pas le faire paraÃtre, ils se retirèrent, dans leurs gouvernements, sous prétexte d'en visiter les fortifications. Alamir suivit Zuléma, pour être auprès de Zaïde, mais peu après la guerre l'appela auprès d'Abdérame. Je partis dans ce même temps pour aller chercher Consalve, je fus pris prisonnier par les Arabes, et on me conduisit à Talavera. Bélénie et Félime s'en allèrent à Oropèze et Zaïde ne voulut point quitter le prince son père. Après que Consalve eut pris Talavera, et pendant qu'on proposait la dernière trêve, Alamir fit savoir à Zuléma qu'il profiterait de la liberté de cette trêve pour l'aller voir et qu'en y allant il passerait à Oropèze. Zaïde, ayant su du prince son père ce que je viens de vous dire, écrivit à Félime et lui manda qu'elle avait retrouvé Théodoric, qu'elle ne voulait pas qu'il pût croire que le prince de Tharse fût celui qu'il l'avait soupçonnée de pleurer chez Alphonse et quelle la priait de défendre de sa part à ce prince d'aller à Talavera. Félime n'eut pas de peine à se résoudre à faire ce commandement à Alamir. Le lendemain de la trêve, Bélénie, qui se trouvait mal, voulut profiter de la liberté qu'elle avait de sortir de la ville, et s'alla promener dans un grand bois qui n'en était pas fort éloigné. Comme elle s'y promenait avec Osmin et Félime, ils virent arriver le prince de Tharse, ils en eurent, beaucoup de joie, et, après qu'ils en eurent parlé longtemps ensemble, Félime trouva le moyen d'entretenir Alamir en particulier. - Je suis bien fâchée, lui dit-elle, d'avoir à vous apprendre une chose qui empêchera le voyage que vous avez dessein de faire, mais Zaïde vous prie de ne point aller à Talavera, et elle vous en prie d'une manière qui peut passer pour commandement. - Par quel excès de cruauté, madame, s'écria Alamir, Zaïde veut elle m'ôter la seule joie que ses rigueurs m'aient laissée, qui est celle de la voir? - Je crois, lui répondit Félime, qu'elle veut faire finir la passion que vous lui témoignez. Vous connaissez sa répugnance pour épouser un homme de votre religion, vous savez même qu'elle a lieu de croire qu'elle ne vous est pas destinée et vous savez aussi que Zuléma a changé de sentiment. - Tous ces obstacles, repartit Alamir, ne me feront pas changer non plus que la continuation des rigueurs de Zaïde, et malgré la destinée et la manière dont elle me traite, je n'abandonnerai jamais l'espérance d'en être aimé. Félime, plus touchée que de coutume de voir l'opiniâtreté de la passion d'Alamir, disputa longtemps contre lui sur les raisons qui devaient le guérir, mais, voyant que tout ce qu'elle lui disait était inutile, le dépit s'alluma dans son âme et, cessant, pour la première fois, d'être maÃtresse d'elle-même - Si les ordonnances du ciel et les rigueurs de Zaïde, lui dit-elle, ne vous font point perdre l'espérance, je ne sais pas ce qui vous la pourrait ôter. - Ce serait, madame, répondit le prince de Tharse, de voir qu'un autre eût touché son inclination. - N'espérez donc plus, répliqua Félime, Zaïde a trouvé un homme qui a su lui plaire, et dont elle est aimée. Et qui est ce bien heureux, madame? s'écria Alamir. - Un Espagnol, répondit elle, qui ressemble au portrait que vous avez vu. Ce n'est pas apparemment celui pour qui il a été fait et celui dont Albumazar, a prétendu parler, mais, comme vous ne craignez que ceux qui peuvent plaire à Zaïde, et non pas ceux qui la doivent épouser, il vous suffit d'apprendre qu'elle l'aime et que c'est la crainte de lui donner de la jalousie qui fait quelle ne veut pas vous voir. - Ce que vous dites ne peut être, répliqua Alamir, le coeur de Zaïde ne se touche pas si aisément. Si quelqu'un l'avait touché, vous ne me le diriez pas, Zaïde vous aurait engagée au secret et vous n'avez point de raison qui vous pût obliger à me l'apprendre. - Je n'en ai que trop, répliqua-t-elle, emportée par sa passion, et vous... Elle allait continuer, mais tout d'un coup la raison lui revint, elle vit avec étonnement tout ce quelle venait de dire, elle en fut troublée, elle sentit son trouble, cette connaissance redoubla son embarras, elle demeura quelque temps sans parier et quasi hors d'elle-même, enfin elle jeta les yeux sur Alamir et, croyant voir dans les siens qu'il démêlait une partie de la vérité, elle fit un effort et reprit un visage où il paraissait plus de tranquillité qu'il n'y en avait dans son âme. - Vous avez raison de croire, lui dit-elle, que, si Zaïde aimait quelque chose, je ne le vous dirais pas, j'ai voulu seulement vous le faire craindre. Il est vrai que nous avons trouvé un Espagnol qui est amoureux de Zaïde, et qui ressemble au portrait que vous avez vu, mais vous m'avez fait apercevoir que j'ai peut-être fait une faute de vous l'avoir dit, et j'ai une inquiétude extrême que Zaïde n'en soit offensée. Il y eut quelque chose de si naturel à ce que dit Félime, qu'elle crut que ses paroles avaient fait une partie de l'effet qu'elle pouvait souhaiter; néanmoins son embarras avait été si grand, et ce qu'elle avait dit avait été si remarquable, que, sans le trouble où elle voyait le prince de Tharse, elle n'eût pu se flatter de l'espérance que ses paroles n'eussent pas découvert ses sentiments. Osmin, qui vint dans ce moment, interrompit leur conversation. Félime, pressée par ses soupirs et par ses larmes qu'elle ne pouvait retenir, entra dans le bois pour cacher sa douleur et pour la soulager en la contant à une personne en qui elle se confi[ait] entièrement. La princesse sa mère la fit rappeler pour retourner à Oropèze, elle n'osa jeter les yeux sur Alamir de peur d'y voir trop de douleur de ce qu'elle lui avait dit de Zaïde ou trop d'intelligence de ce qu'elle lui avait dit d'elle-même. Elle remarqua néanmoins qu'il reprenait le chemin du camp, et elle eut quelque joie de penser qu'il n'allait pas voir Zaïde. Le roi ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit le récit de don Olmond. Je ne m'étonne plus, dit il à Consalve, de la tristesse où vous parut Alamir lorsque vous le rencontrâtes après qu'il eut quitté Félime. C'était à elle à qui ces cavaliers l'avaient vu parler dans le bois; ce qu'elle lui venait de dire fut cause qu'il vous reconnut, et nous entendons présentement les paroles que vous dit ce prince en mettant l'épée à la main, qui vous parurent si obscures et qui nous donnèrent tant de curiosité. Consalve ne répondit que des yeux au roi de Léon, et don Olmond reprit ainsi son discours Il est aisé de juger en quel état Félime passa la nuit et de combien de sortes de douleurs son esprit était partagé. Elle trouvait qu'elle avait trahi Zaïde, elle craignait d'avoir désespéré Alamir, et, malgré sa jalousie, elle était affligée de l'avoir rendu si malheureux. Elle souhaitait néanmoins qu'il sût que Zaïde était touchée par une autre inclination, elle craignait de lui avoir trop bien ôté l'opinion qu'elle lui en avait donnée, et elle appréhendait, plus que toutes choses, de lui avoir fait connaÃtre la passion qu'elle avait pour lui. Le lendemain une nouvelle douleur effaça toutes les autres, elle sut le combat d'Alamir contre Consalve, et elle ne sentit que la crainte de le perdre. Elle envoya tous les jours savoir de ses nouvelles au château où il était, et, quand elle commença à avoir quelque espérance de sa guérison, elle apprit ce que le roi avait ordonné de sa vie pour se venger de la mort du prince de Galice. Vous avez vu la lettre quelle m'écrivit ces jours passés pour m'obliger à travailler à sa conservation. Je lui ai appris ce qu'a fait Consalve à sa prière, et il ne me reste rien à vous dire, sinon que je n'ai jamais vu en une même personne tant d'amour, tant de raison et tant de douleur. Don Olmond finit ainsi son récit et, tant qu'il dura, il fit sentit à Consalve ce qui ne se peut exprimer. Apprendre qu'il était aimé de Zaïde, trouver des marques de tendresse dans tout ce qu'il avait jugé des marques d'indifférence, C'était un excès de bonheur qui l'emportait hors de lui-même et qui lui faisait goûter dans un moment tous les plaisirs que les autres amants ne goûtent qu'interrompus et séparés. Le roi allait découvrir à don Olmond que Consalve était Théodoric lorsqu'on le vint avertir que les députés qui traitaient la paix demandaient à lui parler. Il laissa ces deux amis ensemble; et don Olmond, prenant la parole Je pourrais me plaindre avec justice, dit-il à Consalve, de ne devoir qu'à moi seul la connaissance de Théodoric, et notre amitié m'avait mis en état d'espérer de le connaÃtre par vous-même. Je m'étonne que vous ayez pu croire qu'il fût possible de me le cacher, en me laissant voir tant de curiosité pour ce qui regardait Zaïde. Je connus que vous l'aimiez le premier jour que vous me parlâtes d'elle, et je fus étonné que ce que je croyais une première vue eût produit en vous une passion qui me paraissait déjà si violente. Ce que j'ai appris de Félime m'a fait voir, depuis, qu'un homme tel qu'elle m'a dépeint Théodoric, ne pouvait être que Consalve. Je n'ai point voulu d'autre vengeance du secret que vous m'en aviez fait que le billet que je vous ai écrit, avec quelque intention de vous donner de l'inquiétude; ma vengeance est satisfaite, et le plaisir que je viens de vous donner par mon récit me fait oublier tout ce qui m'avait pu déplaire. Mais je ne veux pas, ajouta-t-il, vous laisser prendre plus de joie que vous n'en devez avoir, et je dois vous dire qu'à moins que votre dernière vue n'ait produit un grand changement dans l'esprit de Zaïde, elle est résolue à combattre l'inclination qu'elle a pour vous et à suivre les volontés du prince son père. Consalve avait abandonné son âme à une joie trop sensible pour être en état de concevoir de la crainte. Ce que lui dit don Olmond ne lui en put donner et, après l'avoir assuré que la honte seule l'avait obligé à lui cacher son amour, il s'en alla penser à tout ce qu'il avait appris et le rapporter aux actions de Zaïde. Il n'eut plus de peine à comprendre ce qu'il lui avait ouï dire à Tortose sur la bizarrerie de sa destinée, et il vit qu'il avait raison d'être content qu'elle eût souhaité qu'il pût être celui à qui il ressemblait. La certitude d'être aimé lui inspira un si violent désir de voir cette princesse, qu'il supplia le roi de lui permettre d'aller à Talavera. Don Garcie le lui permit avec joie; et Consalve partit, dans l'espérance de recevoir du moins des beaux yeux de Zaïde la confirmation de tout ce qu'il avait appris de don Olmond. Il sut, en arrivant dans le château, que Zuléma se trouvait mal, Zaïde le vint recevoir à l'entrée de l'appartement du prince son père et lui témoigner la douleur qu'il avait de n'être pas en état de le voir. Consalve demeura si surpris et si ébloui de l'éclatante beauté de cette princesse, qu'il s'arrêta, et ne put s'empêcher de faire paraÃtre son étonnement. Elle le remarqua, elle en rougit et demeura dans un embarras de modestie qui lui donna de nouveaux charmes. Il la conduisit chez elle et lui parla de son amour avec moins de crainte qu'il n'avait fait dans sa première conversation, mais, comme il vit qu'elle lui répondait avec une sagesse et une retenue qui lui auraient ôté la connaissance des dispositions de son coeur, s'il ne les avait apprises par don Olmond, il se résolut de lui faire entendre qu'il savait une partie de ses sentiments. - Ne m'expliquerez-vous jamais, madame, lui dit il, les raisons qui vous ont fait souhaiter que je pusse être celui à qui je ressemble? - Ne savez vous pas, lui répondit-elle, que c'est un secret que je ne puis vous apprendre? - Est-il possible, madame, reprit-il en la regardant, que la passion que j'ai pour vous et les obstacles que vous voyez à mon bonheur, ne vous fassent pas assez de pitié pour me laisser voir que vous souhaiteriez au moins que ma destinée fût heureuse? Ce n'est que ce simple souhait de mon bonheur que vous me cachez avec tant de soin. Ah! madame, est-ce trop pour un homme qui vous a adorée du moment qu'il vous a vue que de le préférer seulement par des souhaits à quelque Africain que vous n'avez jamais vu? Zaïde demeura si surprise du discours de Consalve qu'elle ne put y répondre Ne soyez point étonnée, madame, lui dit-il, craignant qu'elle n'accusât Félime d'avoir découvert ses sentiments, ne soyez point étonnée que le hasard m'ait appris ce que je viens de vous dire, je vous entendis dans le jardin où vous étiez la veille que vous partÃtes de Tortose, et je sus par vous-même ce que vous avez la cruauté de me cacher. - Quoi! Consalve, s'écria Zaïde, vous m'entendÃtes dans les jardins de Tortose! Vous étiez proche de moi et vous ne me parlâtes point! - Ah! madame, répondit Consalve en se jetant à ses genoux, quelle joie me donnez-vous par ce reproche et quels charmes ne trouvé-je point à vous voir oublier que je vous ai écoutée, pour vous souvenir que je ne vous ai pas parlé! Ne vous repentez point, madame, continua-t-il en voyant combien elle était troublée d'avoir laissé voir les sentiments de son coeur, ne vous repentez point de me donner quelque joie et laissez-moi croire que je ne vous suis pas tout à fait indifférent. Mais, pour me justifier de ce reproche que vous venez de me faire, il faut vous dire, madame, que je vous entendis à Tortose sans vous connaÃtre, et que mon imagination était si frappée d'être séparé de vous par des mers, qu'encore que j'entendisse votre voix, comme il était nuit, que je ne vous voyais pas et que vous parliez la langue espagnole, je ne soupçonnai jamais que je fusse si proche de vous. Je vous vis le lendemain dans une barque, mais, quand je vous vis et que je vous connus, je n'étais plus en état de vous parler et j'étais au pouvoir de ceux que le roi avait envoyés pour me chercher. - Puisque vous m'avez entendue, répondit Zaïde, il serait inutile de vouloir donner un autre sens à mes paroles, mais je vous supplie de ne m'en demander pas davantage et de souffrir que je vous quitte, car j'avoue que la honte de ce que vous avez entendu sans que je le susse, et la honte de ce que je viens de vous dire sans en avoir eu le dessein, me donnent une telle confusion que, si j'ai quelque pouvoir sur vous, je vous conjure de vous retirer. Consalve était si content de ce qu'il venait de voir qu'il ne voulut pas presser Zaïde de lui faire un aveu plus sincère de ses sentiments. Il la quitta, comme elle le souhaitait, et revint au camp, rempli de l'espérance de lui faire bientôt changer les résolutions qu'elle avait prises. Les forces de don Garcie et la valeur de Consalve s'étaient rendues si redoutables, que les Maures accordèrent tous les articles de la paix comme le roi de Léon le souhaitait. Le traité fut signé de part et d'autre, et, comme ils devaient remettre de certaines places éloignées, on résolut que don Garcie, pour sa sûreté, garderait les prisonniers qu'il avait entre les mains jusques à l'entière exécution de ce traité. Cependant il voulut séjourner quelque temps dans les places qu'il avait conquises, et il alla à Almaras, que les Maures lui avaient cédé. La reine, qui aimait passionnément le roi son mari; l'avait presque toujours suivi depuis que la guerre était commencée. Pendant le siège de Talavera, elle était demeurée à un lieu qui n'en était pas fort éloigné, une légère indisposition l'y retenait encore, mais elle devait bientôt se rendre auprès de lui. Consalve, impatient de voir Zaïde, pria don Garcie de mander à la reine de passer à Talavera, sur le prétexte de voir cette nouvelle conquête et d'amener avec elle toutes les dames arabes qui y étaient, prisonnières. La reine savait l'intérêt que son frère prenait à Zaïde et elle fut bien aise de réparer dans cette passion les traverses qu'elle lui avait causées dans celle de Nugna Bella. Elle alla à Talavera, et toutes les dames consentirent avec joie de passer auprès d'elle le temps qu'elles devaient être en Espagne. Zuléma, qui demeurait prisonnier à Talavera, eut quelque peine à se résoudre que Zaïde le quittât, et le rang qu'il avait toujours tenu, lui faisait voir avec douleur que la princesse sa fille fût obligée à suivre, la reine, comme les autres dames. Il s'y résolut néanmoins, et Consalve eut la joie de savoir qu'il verrait bientôt cette admirable beauté qui lui avait donné tant d'amour. Le jour que la reine arriva le roi alla deux lieues au-devant d'elle; il la trouva à cheval avec toutes les dames de sa suite. Sitôt qu'elle fut assez proche, elle lui présenta Zaïde, dont la beauté était encore augmentée par le soin de se parer, que lui avait peut être inspiré le désir de paraÃtre aux yeux de Consalve avec tous ses charmes. Les grâces de sa personne, l'agrément de son esprit et sa modestie surprirent tout le monde. Elle fut traitée comme le devait être une princesse de sa naissance, de son mérite et de sa beauté, et elle se vit en peu de jours les délices et l'admiration de la cour de Léon. Consalve ne la regardait qu'avec transport, et l'assurance d'en être aimé, ne lui laissait pas envisager les obstacles qui s'opposaient à son bonheur. S'il l'avait aimée par la seule vue de sa beauté, la connaissance de son esprit et de sa vertu lui donnait de l'adoration. Il cherchait avec autant de soin les occasions de lui parler en particulier qu'elle en prenait de les éviter. Enfin, l'ayant trouvée un soir dans le cabinet de la reine, où il y avait peu de monde, il la conjura avec tant d'ardeur et de respect de lui apprendre les dispositions où elle était pour lui qu'elle ne put le refuser. - S'il m'était possible de vous les cacher, lui dit-elle, je le ferais, quelque estime que j'aie pour vous, et je m'épargnerais la honte de laisser voir de l'inclination à un homme à qui je ne suis pas destinée. Mais puisque; malgré moi, vous avez su mes sentiments, je veux bien vous les avouer et vous expliquer ce que vous n'avez pu savoir que confusément. Alors elle lui dit tout ce qu'il avait déjà appris par don Olmond des prédictions d'Albumazar et des résolutions de Zuléma. - Vous voyez, ajouta-t-elle, que tout ce que je puis, est de vous plaindre et de m'affliger, et vous êtes trop raisonnable pour me demander de ne pas suivre les volontés de mon père. - Laissez-moi croire au moins, madame, lui dit-il, que, s'il était capable de changer, vous ne vous y opposeriez pas. - Je ne saurais vous dire si je m'y opposerais, répondit-elle, mais je crois que je le devrais faire, puisqu'il y va du bonheur de toute ma vie. - Si vous croyez, madame, repartit Consalve, être malheureuse en me rendant heureux, vous avez raison de demeurer dans les résolutions que vous avez prises, mais j'ose vous dire que, si vous aviez les sentiments dont vous voulez bien que je me flatte, il n'y aurait rien qui vous pût persuader que vous puissiez être malheureuse. - Vous vous trompez, madame, lorsque vous pensez avoir quelque bonté pour moi, et je me suis trompé chez Alphonse, lorsque j'ai cru voir en vous des dispositions qui m'étaient favorables. - Ne parlons point, reprit Zaïde, de ce que nous avons eu lieu de croire l'un et l'autre pendant que nous étions dans cette solitude et ne me faites pas souvenir de tout ce qui m'a dû persuader que vous étiez occupé par d'autres chagrins que par ceux que je pouvais vous donner; j'ai appris, depuis que je vous ai vu à Talavera, ce qui vous avait obligé à quitter la cour, et je ne doute point que vous ne donnassiez au souvenir de Nugna Bella tout le temps que vous ne passiez pas auprès de moi. Consalve fut bien aise que Zaïde lui donnât lieu de la rassurer sur tous les doutes qu'elle avait eus de sa passion; il lui apprit le véritable état où était son coeur, lorsqu'il l'avait connue; il lui dit ensuite tout ce qu'il avait souffert de ne la point entendre et tout ce qu'il s'était imaginé de son affliction. - Je ne m'étais pas néanmoins entièrement trompé, madame, ajouta-t-il, lorsque j'avais cru avoir un rival et j'ai su depuis la passion que le prince de Tharse avait pour vous. - Il est vrai, répondit Zaïde, qu'Alamir m'en a témoigné et que mon père avait résolu de me donner à lui avant qu'il eût vu ce portrait qu'il conserve avec un soin si extraordinaire, tant il est persuadé que mon bonheur dépend de me faire épouser celui pour qui il a été fait! - Eh bien, madame, reprit Consalve, vous êtes résolue d'y consentir et de vous donner à celui à qui vous trouvez que je ressemble. S'il est vrai que vous n'ayez par d'aversion pour moi, vous devez croire que vous n'en aurez pas pour lui. Ainsi, madame, l'assurance que j'ai que je ne vous déplais pas, m'est une certitude que vous épouserez mon rival sans répugnance. C'est une sorte de malheur que nul autre que moi n'a jamais éprouvé et je ne sais comment l'état où je suis ne vous fait point de pitié. - Ne vous plaignez point de moi, lui dit-elle, plaignez-vous d'être né Espagnol; quand je serais pour vous, comme vous le pouvez désirer, et quand mon père ne serait point prévenu, votre patrie serait toujours un obstacle invincible à ce que vous souhaitez et Zuléma ne consentirait jamais que je fusse à vous. - Permettez-moi au moins, madame, répliqua Consalve, de lui faire savoir mes sentiments. La répugnance que vous avez témoignée pour Alamir, lui a dû ôter l'espérance de vous faire épouser un homme de sa religion; peut-être n'est-il pas si attaché aux paroles d'Albumazar que vous le pensez; enfin, madame, permettez-moi de tenter toutes choses pour parvenir à bonheur sans lequel il m'est impossible de vivre. - Je consens à ce que vous voulez, dit Zaïde, et je veux bien même que vous croyiez que je crains que tout ce que vous tenterez ne soit inutile. Consalve s'en alla à l'heure même trouver le roi pour le supplier de lui aider dans le dessein qu'il avait de savoir les sentiments de Zuléma et d'essayer de se les rendre favorables. Ils résolurent de donner cette commission à don Olmond, que son adresse et son amitié pour Consalve rendaient plus capable qu'aucun autre d'y réussir. Le roi écrivit par lui à Zuléma et lui demanda Zaïde pour Consalve de la même manière qu'il l'aurait demandée pour lui-même. Le voyage de don Olmond et la lettre de don Garcie furent inutiles. Zuléma répondit que le roi lui faisait trop d'honneur, qu'il avait sa fille entre les mains, qu'il en pouvait disposer, mais que, de son consentement, elle n'épouserait jamais un homme d'une religion contraire à la sienne. Cette réponse donna à Consalve toute la douleur qu'il pouvait sentir; étant aimé de Zaïde, il ne voulut pas la lui apprendre, aussi fâcheuse qu'elle était, de peur que la certitude de ne pouvoir être à lui ne l'obligeât à changer les sentiments qu'elle lui faisait paraÃtre; il lui dit seulement qu'il ne désespérait pas de gagner Zuléma et d'obtenir de lui ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur. La princesse Bélénie, mère de Félime, qui était demeurée malade à Oropèze, mourut quelque temps après la paix. On envoya Osmin à Talavera avec Zuléma, en attendant le temps que l'on avait arrêté pour rendre les prisonniers, et l'on conduisit Félime à la cour. Elle n'y parut pas avec tous ses charmes. Les maux de son esprit avaient tellement abattu son corps, que sa beauté en était diminuée, mais il était aisé de s'apercevoir que le mauvais état de sa santé était cause de ce changement. Cette princesse fut bien surprise de trouver que ce Consalve qu'elle croyait ne pas connaÃtre et qu'elle ne pouvait entendre nommer sans douleur, à cause de l'état où il avait mis le prince de Tharse, était le même Théodoric qu'elle avait vu chez Alphonse, et qui avait su plaire à Zaïde. Son affliction redoubla par la pensée que ce qu'elle avait dit à Alamir dans le bois d'Oropèze, lui avait fait connaÃtre Consalve pour son rival et avait été la cause de leur combat. On avait transporté ce prince à Almaras; elle avait la consolation d'apprendre tous les jours de ses nouvelles et de ne point cacher son affliction, que l'on attribuait à la mort de sa mère. Alamir, dont la jeunesse avait soutenu la vie pendant quelque temps, se trouva enfin si affaibli que les médecins désespérèrent de sa guérison. Félime était avec Zaïde et Consalve lorsqu'on leur vint dire qu'un écuyer de ce malheureux prince demandait à parler à Zaïde. Elle rougit et, après avoir été quelque temps embarrassée, elle le fit entrer et lui demanda tout haut ce que souhaitait le prince de Tharse. Mon maÃtre est près d'expirer, madame, répondit-il, il vous demande l'honneur de vous voir avant que de mourir, et il espère que l'état où il est vous empêchera de lui refuser cette grâce. Zaïde fut touchée et surprise du discours de cet écuyer, elle demeura, quelque temps sans répondre, enfin elle tourna les yeux du côté de Consalve, comme pour lui demander ce qu'il désirait qu'elle fit, mais, voyant, qu'il ne parlait point et jugeant même par l'air de son visage, qu'il appréhendait qu'elle ne vÃt Alamir Je suis très fâchée, dit-elle à son écuyer, de ne pouvoir accorder au prince de Tharse ce qu'il souhaite de moi. Si je croyais que ma présence pût contribuer à sa guérison, je le verrais avec joie, mais, comme je suis persuadée qu'elle lui serait inutile, je le supplie de trouver bon que je ne le voie pas, et je vous conjure de l'assurer que j'ai beaucoup de déplaisir de l'état où il est. L'écuyer se retira après cette réponse. Félime demeura abÃmée dans une douleur dont elle ne donnait néanmoins d'autres marques que son silence Zaïde avait de la tristesse de celle de Félime, et elle avait aussi quelque pitié de la misérable destinée du prince de Tharse Consalve était combattu entre la joie d'avoir vu la complaisance de Zaïde pour des sentiments qu'il ne lui avait pas même expliqués et entre la peine d'avoir privé ce prince mourant de la vue de cette princesse. Comme toutes ces personnes étaient occupées de ces divers sentiments, l'écuyer d'Alamir revint et dit à Félime que son maÃtre demandait à la voir et qu'il n'y avait point de moments, à perdre, si elle voulait lui accorder cette grâce. Félime se leva du lieu où elle était assise; il ne lui resta rien d'une personne vivante que la force de marcher; elle donna la main à cet écuyer, et, suivie de ses femmes, elle s'en alla au lieu où était le prince de Tharse. Elle s'assit auprès de son lit et, sans lui rien dire, elle demeura immobile à le regarder - Je suis bien heureux, madame, lui dit ce prince, que l'exemple de Zaïde ne vous ait pas inspiré la cruauté de me refuser la consolation de vous voir; c'est la seule que je pouvais espérer, puisque j'ai été privé de celle que j'avais osé prétendre. Je vous supplie; madame, de lui vouloir dire que c'est avec raison qu'elle m'a jugé indigne de l'honneur que Zuléma m'avait voulu faire. Mon coeur avait brûlé de tant de flammes et s'était profané par tant de fausses adorations, qu'il ne méritait pas de toucher le sien, mais si une inconstance, qui a fini en la voyant, pouvait avoir été réparée par une passion qui m'a rendu entièrement opposé à ce que j'étais et par un attachement le plus respectueux qu'on ait jamais eu, je crois, madame, que, j'aurais expié tous les crimes de ma vie. Assurez-la, je vous conjure, que j'ai eu pour elle l'adoration qu'on a pour les dieux et que je meurs, bien moins des blessures que j'ai reçu de Consalve, que de la douleur de savoir qu'il est aimé d'elle. Vous m'aviez dit la vérité dans le bois d'Oropèze, lorsque vous m'apprÃtes que son coeur avait été touché; je ne le crus que trop, quoique je vous dis[se] d'abord que je ne le croyais pas je venais de vous quitter et je n'étais rempli que de l'idée de cet heureux Espagnol quand je rencontrai Consalve. Sa ressemblance avec le portrait que j'avais vu et ce que vous veniez de me dire, me frappa d'abord, et je ne balançai point à croire qu'il ne fût celui dont vous m'aviez parlé. Je lui fis connaÃtre que j'étais Alamir; il m'attaqua avec l'animosité d'un homme qui savait que j'étais son rival. J'ai su depuis que je ne m'étais pas trompé en le croyant celui qui avait su plaire à Zaïde. Il mérite de toucher son coeur; j'envie son bonheur sans l'en trouver indigne. Je meurs accablé de mes malheurs sans en murmurer, et, si j'osais, je me plaindrais seulement de l'inhumanité de Zaïde, d'avoir privé de sa vue un homme qui la va perdre pour jamais. On peut juger de combien de douleurs mortelles les paroles d'Alamir percèrent le coeur de Félime. Elle voulut parler deux ou trois fois, mais ses sanglots et ses larmes lui empêchèrent la parole; enfin, avec une voix entrecoupée de soupirs et emportée par une tendresse qu'elle ne put retenir - Croyez, lui dit-elle, que, si j'avais été à la place de Zaïde, nul autre n'aurait été préféré au prince de Tharse. Malgré sa douleur, elle sentit la force de ses paroles et elle tourna la tête pour cacher l'abondance de ses larmes et pour éviter les yeux d'Alamir. - Hélas! madame, reprit ce prince mourant, serait-il possible que ce que vous me laissez voir fût véritable? Je vous avoue que, le jour que je vous parlai dans le bois, je crus une partie de ce que j'ose croire présentement, mais j'étais si troublé et vous sûtes si bien donner un autre sens à vos paroles, qu'il ne m'en resta qu'une légère impression. Pardonnez-moi, madame, ce que j'ose penser, et pardonnez-moi d'avoir causé un malheur qui a été plus grand pour moi que pour vous. Je ne méritais pas d'être heureux; je l'aurais trop été, si... Une faiblesse l'empêcha de continuer; il perdit la parole et tourna les yeux vers Félime, comme pour lui dire adieu; ensuite il les ferma pour jamais et mourut quasi dans le même moment. Les larmes de Félime s'arrêtèrent; elle demeura saisie de douleur et elle regarda mourir ce prince avec des yeux qui n'avaient plus de mouvement. Ses femmes, voyant qu'elle demeurait dans la place où elle était assise, l'emmenèrent d'un lieu où il ne restait que des objets funestes. Elle se laissa conduire sans prononcer une seule parole, mais, lorsqu'elle fut dans sa chambre, la vue de Zaïde aigrit sa douleur et lui donna la force de parler - Vous êtes contente, madame, lui dit-elle d'une voix assez faible, Alamir est mort. Alamir est mort, continua-t-elle, et, comme si elle se l'eût appris à elle-même Je ne le verrai donc plus! J'ai donc perdu pour jamais l'espérance d'en être aimée! Il n'est plus au pouvoir de l'amour de faire qu'il soit attaché à moi; mes yeux ne trouveront plus les siens; sa présence, qui adoucissait tous mes malheurs, n'est plus un bien que je puisse recouvrer. Ah! madame, dit-elle à Zaïde, est-il possible que quelqu'un vous pût plaire et qu'Alamir ne vous ait pas plu? Quelle inhumanité a été la vôtre! Pourquoi, ne l'aimiez-vous pas? Il vous adorait; que lui manquait-il pour être aimable? - Mais, reprit doucement Zaïde, vous savez bien que j'eusse augmenté vos souffrances, si je l'eusse aimé, et que c'était la chose du monde que vous craigniez le plus. - Il est vrai, madame, répliqua-t-elle, il est vrai, je ne voulais pas que vous le rendissiez heureux, mais je ne voulais pas que vous lui ôtassiez la vie. Ah! pourquoi lui ai-je si soigneusement caché la passion que j'avais pour lui! reprit-elle, peut-être l'aurait-elle touché, peut-être aurait-elle fait quelque diversion de ce fatal amour qu'il a eu pour vous! Que craignais-je? Pourquoi ne voulais-je pas qu'il sût que je l'adorais? La seule consolation qui me reste, c'est qu'il en ait deviné quelque chose. Eh bien! quand il l'aurait su, il aurait feint de m'aimer et m'aurait trompée; qu'importe qu'il m'eût trompée comme il avait commencé? Ils sont encore chers à mon souvenir ces moments précieux où il voulut bien me laisser croire qu'il m'aimait. Est-il possible qu'après tant de maux que j'ai soufferts, il m'en restât encore de si grands à souffrir? J'espère au moins que j'aurai assez de douleur pour n'avoir pas la force de la supporter. Comme elle parlait ainsi, Consalve parut à la porte de sa chambre qui, croyant qu'elle était dans une autre, venait savoir en quel état elle était revenue de chez Alamir. Il se retira à l'heure même pour ne pas irriter sa douleur par sa présence, mais ce ne put être si promptement, qu'elle ne le vit et que cette vue ne lui fit faire des cris si douloureux, que les coeurs les plus durs en auraient été touchés. Faites en sorte, madame, dit-elle à Zaïde, que je ne voie point Consalve, je ne saurais supporter la vue d'un homme par qui Alamir a reçu la mort et qui lui a ôté ce qu'il préférait à sa vie. La violence de sa douleur lui fit perdre la parole et la connaissance, et, comme sa santé était déjà fort affaiblie, on jugea aisément qu'elle était dans un grand péril. Le roi et la reine, avertis de son mal, vinrent la voir et envoyèrent quérir tous ceux qui la pouvaient soulager. Après cinq ou six heures d'une espèce de léthargie, la quantité des remèdes la fit revenir. De tout ce qui s'offrit à sa vue, elle ne reconnut que Zaïde, qui pleurait auprès d'elle avec beaucoup de douleur Ne me regrettez point, lui dit-elle si bas qu'à peine pouvait-on l'entendre, je n'aurais plus été digne de votre amitié et je n'aurais pu aimer une personne qui aurait causé la mort d'Alamir. Elle n'en put dire davantage; elle retomba dans les accidents dont on venait de la tirer, et, dès le lendemain; à la même heure qu'elle avait vu mourir le prince de Tharse, elle finit une vie que l'amour avait rendue si malheureuse. La mort de deux personnes d'un mérite si extraordinaire parut si digne de compassion, que toute la cour de Léon en fut affligée. Zaïde demeura dans une douleur inconcevable elle aimait tendrement Félime, et la manière dont elle était morte redoublait encore son affliction. Plusieurs jours se passèrent sans que les soins et les prières de Consalve pussent apporter quelque modération à sa tristesse Mais enfin la crainte de partir d'Fspagne et d'abandonner Consalve, fit faire quelque trêve à ses larmes et lui donna une autre sorte de douleur. Le roi s'en retourna à Léon et il restait si peu de choses à faire pour l'entière exécution de la paix, que, selon les apparences, Zuléma devait bientôt repasser en Afrique. Il n'était pas néanmoins en état de partir; il avait été dangereusement malade dans le même temps que Félime était morte, et l'on avait caché à Zaïde l'extrémité de sa maladie pour ne l'accabler pas de tant de déplaisirs à la fois. Consalve était dans des inquiétudes mortelles et ne songeait qu'aux moyens de faire consentir ce prince à son bonheur ou d'obtenir de Zaïde de demeurer en Espagne auprès de la reine, puisque la bienséance lui permettait de ne pas suivre un père qui paraissait résolu à la faire changer de religion. Quelques jours après qu'on fut arrivé à Léon, Consalve entra un soir dans le cabinet de la reine; Zaïde y était, mais si attachée à regarder un portrait de Consalve, qu'elle ne le vit point entrer. - Je suis bien destiné, madame, lui dit-il, à être jaloux d'un portrait, puisque je le suis même du mien et que j'envie l'attention que vous avez à le regarder. - De votre portrait? répondit Zaïde avec un étonnement extrême - Oui, madame, de mon portrait, reprit Consalve. Je vois bien que vous avez peine à le croire par sa beauté, mais je vous assure néanmoins qu'il a été fait pour moi. - Consalve, lui dit-elle, n'a-t-on point fait pour vous quelque autre portrait semblable à celui que je vois? - Ah! madame, s'écria-t-il avec ce trouble que donnent les joies incertaines, puis-je croire ce que vous me laissez deviner et ce que je n'ose même vous dire? Oui, madame, continua-t-il, d'autres portraits, pareils à celui que vous voyez, ont été faits pour moi, mais je n'oserais m'abandonner à croire ce que je vois bien que vous pensez et ce que j'aurais pensé il y a longtemps, si je m'étais cru digne des prédictions qu'on nous a faites et si vous ne m'aviez pas toujours dit que le portrait à qui je ressemblais était celui d'un Africain. - Je l'avais cru à l'habillement, répondit Zaïde, et les paroles d'Albumazar m'en avaient persuadée. Vous savez, ajouta-t-elle, combien j'ai souhaité que vous pussiez être celui à qui vous ressembliez, mais ce qui m'étonne est que, l'ayant tant souhaité, la préoccupation m'ait empêchée de le croire. J'en parlai à Félime sitôt que je vous vis chez Alphonse. Lorsque je vous revis à Talavera et que je sus votre naissance, cette pensée me revint dans l'esprit, et je ne le regardai pourtant que comme un effet de mes souhaits. Mais qu'il sera difficile, reprit-elle en soupirant, de persuader mon père de cette vérité et que je crains que ces prédictions, qui lui ont paru véritables, quand il a cru qu'elles regardaient un homme de sa religion, ne lui paraissent fausses lorsqu'elles regarderont un Espagnol! Comme elle parlait, la reine entra dans le cabinet; Consalve lui fit part de sa joie; elle ne voulut pas retarder d'un moment celle qu'en aurait le roi. Elle alla lui dire ce qu'ils venaient de découvrir, et le roi vint à l'heure même savoir de Consalve ce qui restait à faire pour rendre son bonheur accompli. Après avoir examiné assez longtemps par quelle manière on pourrait gagner Zuléma, ils résolurent de le faire venir à Léon. On dépêcha aussitôt à Talavera pour lui faire savoir que le roi souhaitait qu'il fût conduit à la cour; et, comme sa santé était entièrement rétablie, il y arriva en peu de temps. Le roi le reçut avec beaucoup de témoignages d'estime et le fit entrer dans son cabinet Vous ne m'avez pas voulu accorder Zaïde, lui dit-il, pour l'homme que je considère le plus, mais j'espère que vous ne la refuserez pas pour celui dont voilà le portrait, et à qui je sais qu'elle est destinée par les prédictions d'Albumazar. A ces mots, il lui fit voir le portrait de Consalve et lui présenta Consalve même, qui s'était un peu retiré. Zuléma les regardait l'un et l'autre et paraissait enseveli dans une profonde rêverie. Le roi crut que son silence venait de son incertitude Si vous n'étiez pas assez persuadé par la ressemblance, lui dit-il, que ce portrait ne soit celui de Consalve, on vous en donnerait tant d'autres marques que vous n'en pourriez douter. Le portrait que vous avez, et qui est pareil à celui-ci, ne peut être tombé entre vos mains que depuis la bataille que perdit Nugnez Fernando, père de Consalve, contre les Maures. Il le fit faire par un excellent peintre qui avait voyagé par tout le monde et à qui les habillements d'Afrique avaient paru si beaux, qu'il les donnait à tous ses portraits. Il est vrai, seigneur, répartit Zuléma, que je n'ai ce portrait que depuis le temps que vous me marquez; il est vrai aussi que, par ce que vous me faites l'honneur de [me] dire, et par la grande ressemblance, je ne puis douter que ce ne soit celui de Consalve. Mais ce n'est pas ce qui cause mon silence et mon étonnement, j'admire les décrets du ciel et les effets de sa providence. On ne m'a point fait de prédiction, seigneur, et les paroles d'Albumazar, dont je vois bien que vous avez entendu parler, ont été prises par ma fille dans un autre sens qu'elles ne doivent l'être. Mais, puisque vous avez la bonté de vous intéresser dans sa fortune, trouvez bon, seigneur, que je vous informe de ce que vous ne pouvez savoir que par moi et que je vous apprenne les commencements d'une vie dont vous seul pouvez présentement faire le bonheur. Les justes prétentions de mon père sur l'empire du calife le firent reléguer en Chypre; j'y allai avec lui; j'y devins amoureux d'Alasinthe et je l'épousai. Elle était chrétienne, je résolus d'embrasser sa religion, qui me paraissait la seule que l'on dût suivre; néanmoins l'austérité m'en fit peur et retarda l'exécution de mon dessein. Je m'en retournai en Afrique; les délices et la corruption des moeurs me rengagèrent plus que jamais dans ma religion, et me donnèrent une nouvelle aversion pour les chrétiens. J'oubliai Alasinthe pendant plusieurs années, mais enfin, touché du désir de la revoir et de revoir Zaïde que j'avais laissée dans la première enfance, je résolus de l'aller quérir en Chypre pour lui faire changer de religion et pour la faire épouser au prince de Fez, de la maison des Idris. Il avait entendu parler d'elle; il la désirait avec passion et son père avait pour moi une amitié particulière. La guerre, qui était en Chypre, me fit hâter mon dessein; lorsque j'y arrivai, j'y trouvai le prince de Tharse amoureux de Zaïde; il me parut aimable, je ne doutai point qu'il n'en fût aimé. Je crus que ma fille se résoudrait aisément à l'épouser. Je n'étais pas entièrement engagé au prince de Fez. Sa mère était chrétienne et je craignais qu'elle ne fût un obstacle au dessein que j'avais que Zaïde changeât de religion. Je consentis donc aux sentiments qu'Alamir avait pour elle; mais je fus fort surpris de la répugnance qu'elle me témoigna pour lui, et, tant que le siè Famagouste dura, quelques efforts que je fisse, je ne pus l'obliger à recevoir ce prince pour son mari. Je pensai que je ne devais pas m'opiniâtrer à vaincre une aversion qui me paraissait naturelle, et je résolus de la donner au prince de Fez sitôt que nous serions en Afrique. Il m'avait écrit depuis que j'étais j'avais su que sa mère était morte; ainsi je n'avais rien à désirer pour ce mariage. Nous quittâmes Famagouste; nous abordâmes en Alexandrie et j'y trouvai Albumazar, que je connaissais il y avait longtemps. Il remarqua que ma fille regardait avec attention et avec plaisir un portrait pareil à celui que je viens de voir. Le lendemain, comme je parlais à ce savant homme de l'aversion qu'elle avait témoignée pour Alamir, je lui dis la résolution où j'étais de lui faire épouser le prince de Fez, quelque répugnance qu'elle y pût avoir. Je doute qu'elle en ait pour sa personne, me répondit Albumazar. Ce portrait, qui lui a paru si agréable, ressemble si fort à ce prince, que je crois qu'il a été fait pour lui. Je n'en saurais juger, repartis-je, parce que je ne l'ai jamais vu. Il n'est pas impossible que ce ne soit son portrait, mais j'ignore pour qui il a été fait et je ne le tiens que du hasard. Je souhaite que ce prince plaise à Zaïde, et, quand il lui déplairait, je n'aurais pas pour elle la même complaisance que j'ai eue sur le sujet du prince de Tharse. Peu de jours après, ma fille pria Albumazar de lui dire quelque chose de sa fortune; comme il savait mes intentions, et qu'il croyait que le portrait qu'elle avait vu, était celui du prince de Fez, il lui dit, sans aucun dessein de faire passer ses paroles pour une prédiction, qu'elle était destinée à celui dont elle avait vu le portrait. Je feignis de croire qu'Albumazar parlait par une connaissance particulière des choses à venir; et j'ai toujours paru à Zaïde dans ce même sentiment. Lorsque je quittai Alexandrie, Albumazar m'assura que je ne réussirais pas dans les desseins que j'avais pour elle, néanmoins je n'en pouvais perdre l'espérance. Pendant la maladie dont je viens de sortir, les pensées que j'avais eues autrefois d'embrasser la véritable religion me sont revenues si fortement dans l'esprit, que je n'ai songé, depuis ma guérison, qu'à me confirmer dans ce dessein. J'avoue toutefois que cette heureuse résolution n'était pas encore aussi ferme qu'elle le devait être, mais je me rends à ce que le ciel fait en ma faveur; il me conduit, par les mêmes moyens dont j'ai prétendu me servir pour faire épouser à ma fille un homme de ma religion, à lui en faire épouser un de la sienne. Les paroles d'Albumazar, qu'il a dites sans dessein, et sur une ressemblance où il s'est mépris, se trouvent une véritable prédiction, et cette prédiction s'accomplit entièrement par le bonheur que trouve ma fille à épouser un homme qui est l'admiration de son siècle. Il me reste seulement, seigneur, à vous demander la grâce de me vouloir recevoir au nombre de vos sujets et de me permettre de finir mes jours dans votre royaume. Le roi et Consalve furent si surpris et si touchés du discours de Zuléma qu'ils l'embrassèrent sans lui rien dire, ne pouvant trouver de paroles qui expliquassent leurs sentiments. Enfin, après lui avoir témoigné leur joie, ils admirèrent longtemps toutes les circonstances d'une si étrange aventure. Néanmoins Consalve ne fut pas surpris qu'Albumazar se fût trompé à la ressemblance du prince de Fez; il savait que plusieurs personnes s'y étaient trompées, et il apprit à Zuléma que la mère, de ce prince était soeur de Nugnez Fernando, son père, et, qu'ayant été prise dans une irruption des Maures, elle fut conduite en Afrique où sa beauté la rendit femme légitime du père du prince de Fez. Zuléma s'en alla apprendre à sa fille ce qui se venait de passer, et il lui fut facile de juger, par la manière dont elle reçut cette nouvelle, qu'elle n'était pas insensible au mérite de Consalve. Peu de jours après, Zuléma embrassa publiquement la religion chrétienne; on ne songea ensuite qu'aux préparatifs des noces, qui se firent avec toute la galanterie des Maures et toute la politesse d'Espagne. La Princesse de Clèves Tome premier La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants. Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étai[en]t tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements; les couleurs et les chiffres de Mme de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir Mlle de Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier. La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aÃné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François premier, son père. L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner; il semblait qu'elle souffrit sans peine l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait aucune jalousie, mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il n'était pas amoureux; il demeurait tous les jours chez la reine à l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieux fait, de l'un et de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver. Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits, et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Mme Elisabeth de France, qui fut depuis reine d'Espagne, commençait à faire paraÃtre un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d'Ecosse, qui venait d'épouser M. le dauphin, et qu'on appelait la reine dauphine, était une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps; elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris toute la politesse, et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse; elle les aimait et s'y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, soeur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie et la musique. Le goût que le roi François premier avait eu pour la poésie et pour les lettres, régnait encore en France, et le roi son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour, mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse, était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de leur siècle. Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Il excellait dans la guerre, et le duc de Guise lui donnait une émulation qui l'avait porté plusieurs fois à quitter sa place de général, pour aller combattre auprès de lui comme un simple soldat, dans les lieux les plus périlleux. Il est vrai aussi que ce duc avait donné des marques d'une valeur si admirable et avait eu de si heureux succès qu'il n'y avait point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur était soutenue de toutes les autres grandes qualités, il avait un esprit vaste et profond, une âme noble et élevée, et une égale capacité pour la guerre et pour les affaires. Le cardinal de Lorraine, son frère, était né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence admirable, et il avait acquis une science profonde, dont il se servait pour se rendre considérable en défendant la religion catholique qui commençait d'être attaquée. Le chevalier de Guise, que l'on appela depuis le grand prieur; était un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe. Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il avait trois fils parfaitement bien faits le second, qu'on appelait le prince de Clèves, était digne de soutenir la gloire de son nom, il était brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre et dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral; toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes, enfin il était seul digne d'être comparé au duc de Nemours, si quelqu'un lui eût pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'oeuvre de la nature, ce qu'il avait de moins admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour dont la gloire n'eût été flattée, de le voir attaché à elle; peu de celles à qui il s'était attaché, se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion, n'avaient pas laissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie qu'il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire; ainsi il avait plusieurs maÃtresses, mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement. Il allait souvent chez la reine dauphine; la beauté de cette princesse, sa douceur, le soin qu'elle avait de plaire à tout le monde et l'estime particulière qu'elle témoignait à ce prince, avaient souvent donné lieu de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle. MM. de Guise, dont elle était nièce, avaient beaucoup augmenté leur crédit et leur considération par son mariage; leur ambition les faisait aspirer à s'égaler aux princes du sang et à partager le pouvoir du connétable de Montmorency. Le roi se reposait sur lui de la plus grande partie du gouvernement des affaires et traitait le duc de Guise et le maréchal de Saint-André comme ses favoris, mais ceux que la faveur ou les affaires approchaient de sa personne, ne s'y pouvaient maintenir qu'en se soumettant à la duchesse de Valentinois, et, quoiqu'elle n'eût plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernait avec un empire si absolu que l'on peut dire qu'elle était maÃtresse de sa personne et l'Etat. Le roi avait toujours aimé le connétable, et sitôt qu'il avait commencé à régner, il l'avait rappelé de l'exil où le roi François premier l'avait envoyé. La cour était partagée entre MM. de Guise et le connétable, qui était soutenu des princes du sang. L'un et l'autre parti[s] avai[ent] toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc d'Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles; le connétable aspirait à la même alliance. Il ne se contentait pas d'avoir marié son fils aÃné avec Mme Diane, fille du roi et d'une dame de Piémont, qui se fit religieuse aussitôt qu'elle fut accouchée. Ce mariage avait eu beaucoup d'obstacles, par les promesses que M. de Montmorency avait faites à Mlle de Piennes, une des filles d'honneur de la reine, et, bien que le roi les eût surmontés avec une patience et une bonté extrêmes, ce connétable ne se trouvait pas encore assez appuyé, s'il ne s'assurait de Mme de Valentinois, et s'il ne la séparait de MM. de Guise, dont la grandeur commençait à donner de l'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardé, autant qu'elle avait pu, le mariage du dauphin avec la reine d'Ecosse; la beauté et l'esprit capable et avancé de cette jeune reine, et l'élévation que ce mariage donnait à MM. de Guise, lui étaient insupportables. Elle haïssait particulièrement le cardinal de Lorraine; il lui avait parlé avec aigreur, et même avec mépris. Elle voyait qu'il prenait des liaisons avec la reine, de sorte que le connétable la trouva disposée à s'unir avec lui, et à entrer dans son alliance par le mariage de Mlle de la Marck, sa petite-fille, avec M. d'Anville, son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX. Le connétable ne crut pas trouver d'obstacles dans l'esprit de M. d'Anville pour un mariage, comme il en avait trouvé dans l'esprit de M. de Montmorency, mais, quoique les raisons lui en fussent cachées, les difficultés n'en furent guère moindres. M. d'Anville était éperdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu d'espérance qu'il eût dans cette passion il ne pouvait se résoudre à prendre un engagement qui partageait ses soins. Le maréchal de Saint-André était le seul dans la cour qui n'eût point pris de parti. Il était un des favoris, et sa faveur ne tenait qu'à sa personne; le roi l'avait aimé dès le temps qu'il était dauphin, et depuis, il l'avait fait maréchal de France, dans un âge où l'on n'a pas encore accoutumé de prétendre aux moindres dignités. Sa faveur lui donnait un éclat qu'il soutenait par son mérite et par l'agrément de sa personne, par une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnificence qu'on eût jamais vue en un particulier. La libéralité du roi fournissait à cette dépense; ce prince allait jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il aimait, il n'avait pas toutes les grandes qualités, mais il en avait plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre; aussi avait-il eu d'heureux succès, et, si on en excepte la bataille de Saint-Quentin, son règne n'avait été qu'une suite de victoires. Il avait gagné en personne la bataille de Renty, le Piémont avait été conquis, les Anglais avaient été chassés de France, et l'empereur Charles-Quint avait vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz, qu'il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avait diminué l'espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune avait semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix. La duchesse douairière de Lorraine avait commencé à en faire des propositions dans le temps du mariage de M. le dauphin; il y avait toujours eu depuis quelque négociation secrète. Enfin, Cercamp, dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Le cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André s'y trouvèrent pour le roi, le duc d'Albe et le prince d'Orange, pour Philippe II, et le duc et la duchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principaux articles étaient le mariage de Mme Elisabeth de France avec Don Carlos, infant d'Espagne, et celui de Madame, soeur du roi, avec M. de Savoie. Le roi demeura cependant sur la frontière et il y reçut la nouvelle de la mort de Marie, reine d'Angleterre. Il envoya le comte de Randan à Elisabeth, sur son avènement à la couronne, elle le reçut avec joie. Ses droits étaient si mal établis qu'il lui était avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte la trouva instruite des intérêts de la cour de France et du mérite de ceux qui la composaient, mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince, et avec tant d'empressement que, quand M. de Randan fut revenu, et qu'il rendit compte au roi de son voyage, il lui dit qu'il n'y avait rien que M. de Nemours ne pût prétendre auprès de cette princesse, et qu'il ne doutait point qu'elle ne fût capable de l'épouser. Le roi en parla à ce prince dès le soir même; il lui fit conter par M. de Randan toutes ses conversations avec Elisabeth et lui conseilla de tenter cette grande fortune. M. de Nemours crut d'abord que le roi ne lui parlait pas sérieusement, mais comme il vit le contraire - Au moins, Sire, lui dit-il, si je m'embarque dans une entreprise chimérique par le conseil et pour le service de Votre Majesté, je la supplie de me garder le secret jusqu'à ce que le succès me justifie [en]vers le public, et de vouloir bien ne me pas faire paraÃtre rempli d'une assez grande vanité pour prétendre qu'une reine, qui ne m'a jamais vu, me veuille épouser par amour. Le roi lui promit de ne parler qu'au connétable de ce dessein, et il jugea même le secret nécessaire pour le succès. M. de Randan conseillait à M. de Nemours d'aller en Angleterre sur le simple prétexte de voyager, mais ce prince ne put s'y résoudre. Il envoya Lignerolles qui était un jeune homme d'esprit, son favori, pour voir les sentiments de la reine, et pour tâcher de commencer quelque liaison. En attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui était alors à Bruxelles avec le roi d'Espagne. La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix; l'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le roi revint à Paris. Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de Mme de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille, mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée, elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour, elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux, elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements, et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance, mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée. Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France, et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Mme de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille. La voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle; il fut surpris de la grande beauté de Mlle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes. Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s'était tellement enrichi dans son trafic que sa maison paraissait plutôt celle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté qu'il ne put cacher sa surprise, et Mlle de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avait donné. Elle se remit néanmoins, sans témoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu'il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu'il ne connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu'elle devait être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c'était une fille, mais, ne lui voyant point de mère, et l'Italien qui ne la connaissait point l'appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s'aperçut que ses regards l'embarrassaient, contre l'ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement. M. de Clèves se consola de la perdre de vue dans l'espérance de savoir qui elle était, mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissait point. Il demeura si touché de sa beauté et de l'air modeste qu'il avait remarqué dans ses actions, qu'on peut dire qu'il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires. Il alla le soir chez Madame, soeur du roi. Cette princesse était dans une grande considération par le crédit qu'elle avait sur le roi, son frère, et ce crédit était si grand que le roi, en faisant la paix, consentait à rendre le Piémont pour lui faire épouser le duc de Savoie. Quoiqu'elle eût désiré toute sa vie de se marier, elle n'avait jamais voulu épouser qu'un souverain, et elle avait refusé pour cette raison le roi de Navarre lorsqu'il était duc de Vendôme; et avait toujours souhaité M. de Savoie, elle avait conservé de l'inclination pour lui depuis qu'elle l'avait vu à Nice à l'entrevue du roi François premier et du pape Paul troisième. Comme elle avait beaucoup d'esprit et un grand discernement pour les belles choses, elle attirait tous les honnêtes gens, et il y avait de certaines heures où toute la cour était chez elle. M. de Clèves y vint comme à l'ordinaire, il était si rempli de l'esprit et de la beauté de Mlle de Chartres qu'il ne pouvait parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvait se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avait vue, qu'il ne connaissait point. Madame lui dit qu'il n'y avait point de personne comme celle qu'il dépeignait et que, s'il y en avait quelqu'une, elle serait connue de tout le monde. Mme de Dampierre, qui était sa dame d'honneur et amie de Mme de Chartres, entendant cette conversation, s'approcha de cette princesse et lui dit tout bas que c'était sans doute Mlle de Chartres que M. de Clèves avait vue. Madame se retourna vers lui et lui dit que, s'il voulait revenir chez elle le lendemain, elle lui ferait voir cette beauté dont il était si touché. Mlle de Chartres parut en effet le jour suivant; elle fut reçue des reines avec tous les agréments qu'on peut s'imaginer, et avec une telle admiration de tout le monde, qu'elle n'entendait autour d'elle que des louanges. Elle les recevait avec une modestie si noble qu'il ne semblait pas qu'elle les entendit ou, du moins, qu'elle en fût touchée. Elle alla ensuite chez Madame, soeur du roi. Cette princesse, après avoir loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avait donné à M. de Clèves. Ce prince entra un moment après - Venez, lui dit-elle, voyez si je ne vous tiens pas ma parole et si, en vous montrant Mlle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez, remerciez-moi, au moins, de lui avoir appris l'admiration que vous aviez déjà pour elle. M. de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne, qu'il avait trouvée si aimable, était d'une qualité proportionnée à sa beauté; il s'approcha d'elle et il la supplia de se souvenir qu'il avait été le premier à l'admirer et que, sans la connaÃtre, il avait eu pour elle tous les sentiments de respect et d'estime qui lui étaient dus. Le chevalier de Guise et lui, qui étaient amis, sortirent ensemble de chez Madame. Ils louèrent d'abord Mlle de Chartres sans se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu'ils la louaient trop, et ils cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensaient, mais ils furent contraints d'en parler les jours suivants partout où ils se rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations. La reine lui donna de grandes louanges et eut pour elle une considération extraordinaire; la reine dauphine en fit une de ses favorites et pria, Mme de Chartres de la mener souvent chez elle. Mesdames, filles du roi, l'envoyaient chercher pour être de tous leurs divertissements. Enfin, elle était aimée et admirée de toute la cour, excepté de Mme de Valentinois. Ce n'est pas que cette beauté lui donnât de l'ombrage; une trop longue expérience lui avait appris qu'elle n'avait rien à craindre auprès du roi, mais elle avait tant de haine pour le vidame de Chartres qu'elle avait souhaité d'attacher à elle par le mariage d'une de ses filles; et qui s'était attaché à la reine, qu'elle ne pouvait regarder favorablement une personne qui portait son nom et pour qui il faisait paraÃtre une grande amitié. Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de Mlle de Chartres et souhaitait ardemment l'épouser, mais il craignait que l'orgueil de Mme de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un homme qui n'était pas l'aÃné de sa maison. Cependant cette maison était si grande, et le comte d'Eu, qui en était l'aÃné, venait d'épouser une personne si proche de la maison royale que c'était plutôt la timidité que donne l'amour que de véritables raisons, qui causaient les craintes de M. de Clèves. Il avait un grand nombre de rivaux le chevalier de Guise lui paraissait le plus redoutable par sa naissance, par son mérite et par l'éclat que la faveur donnait à sa maison. Ce prince était devenu amoureux de Mlle de Chartres le premier jour qu'il l'avait vue, il s'était aperçu de la passion de M. de Clèves, comme M. de Clèves s'était aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent amis, l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avait pas permis de s'expliquer ensemble, et leur amitié s'était refroidie sans qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui était arrivée à M. de Clèves, d'avoir vu le premier Mlle de Chartres, lui paraissait un heureux présage et semblait lui donner quelque avantage sur ses rivaux, mais il prévoyait de grands obstacles par le duc de Nevers, son père. Ce duc avait d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois, elle était ennemie du vidame, et cette raison était suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce. Mme de Chartres, qui avait eu tant d'application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires et où il y avait tant d'exemples si dangereux. L'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part que l'amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l'amour. Personne n'était tranquille, ni indifférent, on songeait à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire, on ne connaissait ni l'ennui, ni l'oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. Les dames avaient des attachements particuliers pour la reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour Madame, soeur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les raisons de bienséance ou le rapport d'humeur faisaient ces différents attachements. Celles qui avaient passé la première jeunesse et qui faisaient profession d'une vertu plus austère, étaient attachées à la reine. Celles qui étaient plus jeunes et qui cherchaient la joie et la galanterie, faisaient leur cour à la reine dauphine. La reine de Navarre avait ses favorites; elle était jeune et elle avait du pouvoir sur le roi son mari il était joint au connétable, et avait par là beaucoup de crédit. Madame, soeur du roi, conservait encore de la beauté et attirait plusieurs darnes auprès d'elle. La duchesse de Valentinois avait toutes celles qu'elle daignait regarder, mais peu de femmes lui étaient agréables; et excepté quelques-unes, qui avaient sa familiarité et sa confiance, et dont l'humeur avait du rapport avec la sienne, elle n'en recevait chez elle que les jours où elle prenait plaisir à avoir une cour comme celle de la reine. Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les unes contre les autres; les dames qui les composaient, avaient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants; les intérêts de grandeur et d'élévation se trouvaient souvent joints à ces autres intérêts moins importants, mais qui n'étaient pas moins sensibles. Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre dans cette cour, qui la rendait très agréable, mais aussi très dangereuse pour une jeune personne. Mme de Chartres voyait ce péril et ne songeait qu'aux moyens d'en garantir sa fille. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu'on lui dirait, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l'on était souvent embarrassée quand on était jeune. Le chevalier de Guise fit tellement paraÃtre les sentiments et les desseins qu'il avait pour Mlle de Chartres qu'ils ne furent ignorés de personne. Il ne voyait néanmoins que de l'impossibilité dans ce qu'il désirait, il savait bien qu'il n'était point un parti qui convÃnt à Mlle de Chartres, par le peu de biens qu'il avait pour soutenir son rang, et il savait bien aussi que ses frères n'approuveraient pas qu'il se mariât, par la crainte de l'abaissement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôt voir qu'il ne se trompait pas, il condamna l'attachement qu'il témoignait pour Mlle de Chartres avec une chaleur extraordinaire, mais il ne lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avait une haine pour le vidame, qui était secrète alors, et qui éclata depuis. Il eût plutôt consenti à voir son frère entrer dans toute autre alliance que dans celle de ce vidame, et il déclara si publiquement combien il en était éloigné que Mme de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit de grands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n'avait rien à craindre, et qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le vidame prit la même conduite et sentit, encore plus que Mme de Chartres, celle du cardinal de Lorraine, parce qu'il en savait mieux la cause. Le prince de Clèves n'avait pas donné des marques moins publiques de sa passion qu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin; il crut néanmoins qu'il n'avait qu'à parler à son fils pour le faire changer de conduite, mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser Mlle de Chartres. Il blâma ce dessein, il s'emporta, et cacha si peu son emportement que le sujet s'en répandit bientôt à la cour et alla jusqu'à Mme de Chartres. Elle n'avait pas mis en doute que M. de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme un avantage pour son fils; elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut, lui fit penser à trouver un parti pour sa fille, qui la mÃt au-dessus de ceux qui se croyaient au-dessus d'elle. Après avoir tout examiné, elle s'arrêta au prince dauphin, fils du duc de Montpensier. Il était alors à marier, et c'était ce qu'il y avait de plus grand à la cour. Comme Mme. de Chartres avait beaucoup d'esprit, qu'elle était aidée du vidame qui était dans une grande considération, et qu'en effet sa fille était un parti considérable, elle agit avec tant d'adresse et tant de succès, que M. de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il semblait qu'il ne s'y pouvait trouver de difficultés. Le vidame, qui savait l'attachement de M. d'Anville pour la reine dauphine, crut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir que cette princesse avait sur lui, pour l'engager à servir Mlle de Chartres auprès du roi et auprès du prince de Montpensier, dont il était ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans une affaire où il s'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimait beaucoup, elle le témoigna au vidame, et l'assura que, quoiqu'elle sût bien qu'elle ferait une chose désagréable au cardinal de Lorraine, son oncle, elle passerait avec joie par-dessus cette considération parce qu'elle avait sujet de se plaindre de lui et qu'il prenait tous les jours les intérêts de la reine contre les siens propres. Les personnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôt que le vidame eut quitté Mme la dauphine, elle ordonna à Chastelart, qui était favori de M. d'Anville, et qui savait la passion qu'il avait pour elle, de lui aller dire de sa part de se trouver le soir chez la reine. Chastelart reçut cette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce gentilhomme était d'une bonne maison de Dauphiné, mais son mérite et son esprit le mettaient au-dessus de sa naissance. Il était reçu et bien traité de tout ce qu'il y avait de grands seigneurs à la cour, et la faveur de la maison de Montmorency l'avait particulièrement attaché à M. d'Anville. Il était bien fait de sa personne, adroit à toutes sortes d'exercices; il chantait agréablement, il faisait des vers, et avait un esprit galant et passionné qui plut si fort à M. d'Anville, qu'il le fit confident de l'amour qu'il avait pour la reine dauphine. Cette confidence l'approchait de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu'il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôta la raison et qui lui coûta enfin la vie. M. d'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine, il se trouva heureux que Mme la dauphine l'eût choisi pour travailler à une chose qu'elle désirait, et il lui promit d'obéir exactement à ses ordres, mais Mme de Valentinois, ayant été avertie du dessein de ce mariage, l'avait traversé avec tant de soin, et avait tellement prévenu le roi que, lorsque M. d'Anville lui en parla, il lui fit paraÃtre qu'il ne l'approuvait pas et lui ordonna même de le dire au prince de Montpensier. L'on peut juger ce que sentit Mme de Chartres, par la rupture d'une chose qu'elle avait tant désirée, dont le mauvais succès donnait un si grand avantage à ses ennemis et faisait un si grand tort à sa fille. La reine dauphine témoigna à Mme de Chartres, avec beaucoup d'amitié, le déplaisir qu'elle avait de lui avoir été inutile - Vous voyez, lui dit-elle, que j'ai un médiocre pouvoir; je suis si haïe de la reine et de la duchesse de Valentinois, qu'il est difficile que, par elles ou par ceux qui sont dans leur dépendance, elles ne traversent toujours toutes les choses que je désire. Cependant, ajouta-t-elle, je n'ai jamais pensé qu'à leur plaire; aussi elles ne me haïssent qu'à cause de la reine ma mère, qui leur a donné autrefois de l'inquiétude et de la jalousie. Le roi en avait été amoureux avant qu'il le fût de Mme de Valentinois, et dans les premières années de son mariage, qu'il n'avait point encore d'enfants, quoiqu'il aimât cette duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser la reine ma mère. Mme de Valentinois qui craignait une femme qu'il avait déjà aimée, et dont la beauté et l'esprit pouvaient diminuer sa faveur, s'unit au connétable, qui ne souhaitait pas aussi que le roi épousât une soeur de MM. de Guise. Ils mirent le feu roi dans leurs sentiments, et quoiqu'il haït mortellement la duchesse de Valentinois, comme il aimait la reine, il travailla avec eux pour empêcher le roi de se démarier, mais, pour lui ôter absolument la pensée d'épouser la reine ma mère, ils firent son mariage avec le roi d'Ecosse, qui était veuf de Mme Madeleine, soeur du roi, et ils le firent parce qu'il était le plus prêt à conclure, et manquèrent aux engagements qu'on avait avec le roi d'Angleterre, qui la souhaitait ardemment. Il s'en fallait peu même que ce manquement ne fit une rupture entre les deux rois. Henri VIII ne pouvait se consoler de n'avoir pas épousé la reine ma mère, et, quelque autre princesse française qu'on lui proposât, il disait toujours qu'elle ne remplacerait jamais celle qu'on lui avait ôtée. Il est vrai aussi que la reine, ma mère, était une parfaite beauté, et que c'est une chose remarquable que, veuve d'un duc de Longueville, trois rois aient souhaité de l'épouser; son malheur l'a donnée au moindre et l'a mise dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je lui ressemble; je crains de lui ressembler aussi par sa malheureuse destinée, et, quelque bonheur qui semble se préparer pour moi, je ne saurais croire que j'en jouisse. Mlle de Chartres dit à la reine que ces tristes pressentiments étaient si mal fondés qu'elle ne les conserverait pas longtemps, et qu'elle ne devait point douter que son bonheur ne répondÃt aux apparences. Personne n'osait plus penser à Mlle de Chartres par la crainte de déplaire au roi ou par la pensée de ne pas réussir auprès d'une personne qui avait espéré un prince du sang. M. de Clèves ne fut retenu par aucune de ces considérations. La mort du duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son inclination, et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu'aux moyens d'épouser Mlle de Chartres. Il se trouvait heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui s'était passé avait éloigné les autres partis et où il était quasi assuré qu'on ne la lui refuserait pas. Ce qui troublait sa joie, était la crainte de ne lui être pas agréable, et il eût préféré le bonheur de lui plaire à la certitude de l'épouser sans en être aimé. Le chevalier de Guise lui avait donné quelque sorte de jalousie, mais comme elle était plutôt fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune des actions de Mlle de Chartres, il songea seulement à tâcher de découvrir s'il était assez heureux pour qu'elle approuvât la pensée qu'il avait pour elle. Il ne la voyait que chez les reines ou aux assemblées Il était difficile d'avoir une conversation particulière; il en trouva pourtant les moyens et il lui parla de son dessein et de sa passion avec tout le respect imaginable; il la pressa de lui faire connaÃtre quels étaient les sentiments qu'elle avait pour lui, et il lui dit que ceux qu'il avait pour elle, étaient d'une nature qui le rendrait éternellement malheureux si elle n'obéissait que par devoir aux volontés de madame sa mère. Comme Mlle de Chartres avait le coeur très noble et très bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'était ce prince, de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitait. Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et Mme de Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités dans M. de Clèves et qu'il faisait paraÃtre tant de sagesse pour son âge, que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser, elle y consentirait avec joie. Mlle de Chartres répondit qu'elle lui remarquait les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouserait, même avec moins de répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait aucune inclination particulière pour sa personne. Dès le lendemain, ce prince fit parler à Mme de Chartres; elle reçut la proposition qu'on lui faisait et elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu'elle ne pût aimer en lui donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus; on parla au roi, et ce mariage fut su de tout le monde. M. de Clèves se trouvait heureux sans être néanmoins entièrement content. Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de Mlle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de les faire paraÃtre sans choquer son extrême modestie. Il ne se passait guère de jour qu'il ne lui en fÃt ses plaintes - Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous épousant? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire; vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin, vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune et non pas sur les charmes de votre personne. - Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle, je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage. - Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content s'il y avait quelque chose au delà , mais, au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination, ni votre coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir, ni de trouble. - Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble. - Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il, c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre coeur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer. Mlle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances. M. de Clèves ne voyait que trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les entendait pas. Le chevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les noces. Il avait vu tant d'obstacles insurmontables au dessein qu'il avait eu d'épouser Mlle de Chartres, qu'il n'avait pu se flatter d'y réussir et néanmoins il fut sensiblement affligé de la voir devenir la femme d'un autre. Cette douleur n'éteignit pas sa passion et il ne demeura pas moins amoureux. Mlle de Chartres n'avait pas ignoré les sentiments que ce prince avait eus pour elle. Il lui fit connaÃtre à son retour qu'elle était cause de l'extrême tristesse qui paraissait sur son visage, et il avait tant de mérite et tant d'agréments, qu'il était difficile de le rendre malheureux sans en avoir quelque pitié. Aussi ne se pouvait-elle défendre d'en avoir, mais cette pitié ne la conduisait pas à d'autres sentiments; elle contait à sa mère la peine que lui donnait l'affection de ce prince. Mme de Chartres admirait la sincérité de sa fille, et elle l'admirait avec raison, car jamais personne n'en a eu une si grande et si naturelle, mais elle n'admirait pas moins que son coeur ne fût point touché, et d'autant plus qu'elle voyait bien que le prince de Clèves ne l'avait touchée, non plus que les autres. Cela fut cause qu'elle prit de grands soins de l'attacher à son mari et de lui faire comprendre ce qu'elle devait à l'inclination qu'il avait eue pour elle avant que de la connaÃtre et à la passion qu'il lui avait témoignée en la préférant à tous les autres partis, dans un temps où personne n'osait plus penser à elle. Ce mariage s'acheva, la cérémonie s'en fit au Louvre, et le soir, le roi et les reines vinrent souper chez Mme de Chartres avec toute la cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable. Le chevalier de Guise n'osa se distinguer des autres et ne pas assister à cette cérémonie, mais il y fut si peu maÃtre de sa tristesse qu'il était aise de la remarquer. M. de Clèves ne trouva pas que Mlle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges, mais elle ne lui donna pas une autre place dans le coeur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d'être son amant, parce qu'il avait toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession, et, quoiqu'elle vécût parfaitement bien avec lui, il n'était pas entièrement heureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie; la jalousie n'avait point de part à ce trouble jamais mari n'a été si loin d'en prendre et jamais femme n'a été si loin d'en donner. Elle était néanmoins exposée au milieu de la cour; elle allait tous les jours chez les reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avait d'hommes jeunes et galants la voyait chez elle et chez le duc de Nevers, son beau-frère, dont la maison était ouverte à tout le monde, mais elle avait un air qui inspirait un si grand respect et qui paraissait si éloigné de la galanterie, que le maréchal de Saint-André, quoique audacieux et soutenu de la faveur du roi, était touché de sa beauté, sans oser le lui faire paraÃtre que par des soins et des devoirs. Plusieurs autres étaient dans le même état, et Mme de Chartres joignait à la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour toutes les bienséances, qu'elle achevait de la faire paraÃtre une personne où l'on ne pouvait atteindre. La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avait aussi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine, son fils. Il avait été conclu avec Mme Claude de France, seconde fille du roi. Les noces en furent résolues pour le mois de février. Cependant le duc de Nemours était demeuré à Bruxelles, entièrement rempli et occupé de ses desseins pour l'Angleterre. Il en recevait ou y envoyait continuellement des courriers; ses espérances augmentaient tous les jours, et enfin Lignerolles lui manda qu'il était temps que sa présence vÃnt achever ce qui était si bien commencé. Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux qui se voit porté au trône par sa seule réputation. Son esprit s'était insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune et, au lieu qu'il l'avait rejetée d'abord comme une chose où il ne pouvait parvenir, les difficultés s'étaient effacées de son imagination et il ne voyait plus d'obstacles. Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire un équipage magnifique, afin de paraÃtre en Angleterre avec un éclat proportionné au dessein qui l'y conduisait, et il se hâta lui-même de venir à la cour pour assister au mariage de M. de Lorraine. Il arriva la veille des fiançailles, et, dès le même soir qu'il fut arrivé, il alla rendre compte au roi de l'état de son dessein et recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qu'il lui restait à faire. Il alla ensuite chez les reines. Mme de Clèves n'y était pas; de sorte qu'elle ne le vit point et ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elle avait ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour, et surtout Mme la dauphinelle lui avait dépeint d'une sorte et lui en avait parlé tant de fois qu'elle lui avait donné de la curiosité, et même de l'impatience de le voir. Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure; le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là , où le soin qu'il avait pris de se parer, augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne, mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir on un grand étonnement. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaÃtre. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent, s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient et s'ils ne s'en doutaient point. - Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n'ai pas d'incertitude, mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour, la reconnaÃtre, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom. - Je crois, dit Mme la dauphine, quelle le sait aussi bien que vous savez le sien. - Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez. - Vous devinez fort bien, répondit Mme la dauphine, et il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu. La reine les interrompit pour faire continuer le bal, M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu'il allât en Flandre, mais, de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves. Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, c'était à ses pieds, et ce qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible. Il [le] prit comme un présage que la fortune destinait M. de Nemours à être amoureux de Mme de Clèves, et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au delà de la vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que M. de Nemours était bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire. Mme de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui s'était passé au bal, que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle lui loua M. de Nemours avec un certain air, qui donna à Mme de Chartres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise. Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Mme de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables qu'elle en fut encore plus surprise. Les jours suivants, elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l'entendit parler, mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres et se rendre tellement maÃtre de la conversation dans tous les lieux où il était, par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit, qu'il fit en peu de temps une grande impression dans son coeur. Il est vrai aussi que, comme M. de Nemours sentait pour elle une inclination violente, qui lui donnait cette douceur et cet enjouement qu'inspirent les premiers désirs de plaire, il était encore plus aimable qu'il n'avait accoutumé de l'être, de sorte que, se voyant souvent, et se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avait de plus parfait à la cour, il était difficile qu'ils ne se plussent infiniment. La duchesse de Valentinois était de toutes les parties de plaisir, et le roi avait pour elle la même vivacité et les mêmes soins que dans les commencements de sa passion. Mme de Clèves, qui était dans cet âge où l'on ne croit pas qu'une femme puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans, regardait avec un extrême étonnement l'attachement que le roi avait pour cette duchesse, qui était grand-mère, et qui venait de marier sa petite-fille. Elle en parlait souvent à Mme de Chartres - Est-il possible, madame, lui disait-elle, qu'il y ait si longtemps que le roi en soit amoureux? Comment s'est-il pu attacher à une personne qui était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été maÃtresse de son père, et qui l'est encore de beaucoup d'autres, à ce que j'ai ouï dire? - Il est vrai, répondit-elle, que ce n'est ni le mérite, ni la fidélité de Mme de Valentinois qui a fait naÃtre la passion du roi, ni qui l'a conservée, et c'est aussi en quoi il n'est pas excusable; car si cette femme avait eu de la jeunesse et de la beauté jointes à sa naissance, qu'elle eût eu le mérite de n'avoir jamais rien aimé, qu'elle eût aimé le roi avec une fidélité exacte, qu'elle l'eût aimé par rapport à sa seule personne sans intérêt de grandeur, ni de fortune, et sans se servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ou agréables au roi même, il faut avouer qu'on aurait eu de la peine à s'empêcher de louer ce prince du grand attachement qu'il a pour elle. Si je ne craignais, continua M. de Chartres, que vous dis[s]iez de moi ce que l'on dit de toutes les femmes de mon âge, qu'elles aiment à conter les histoires de leur temps, je vous apprendrais le commencement de la passion du roi pour cette duchesse, et plusieurs choses de la cour du feu roi qui ont même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encore présentement. - Bien loin de vous accuser, reprit Mme de Clèves, de redire les histoires passées, je me plains, madame, que vous ne m'ayez pas instruite des présentes et que vous ne m'ayez point appris les divers intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si entièrement que je croyais, il y a peu de jours, que M. le connétable était fort bien avec la reine. - Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit Mme de Chartres. La reine hait M. le connétable, et si elle a jamais quelque pouvoir, il ne s'en apercevra que trop. Elle sait qu'il a dit plusieurs fois au roi que, de tous ses enfants, il n'y avait que les naturels qui lui ressemblassent. - Je n'eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit Mme de Clèves, après avoir vu le soin que la reine avait d'écrire à M. le connétable pendant sa prison, la joie qu'elle a témoignée à son retour, et comme elle l'appelle toujours mon compère, aussi bien que le roi. - Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit Mme de Chartres, vous serez souvent trompée; ce qui paraÃt n'est presque jamais la vérité. Mais, pour revenir à Mme de Valentinois, vous savez qu'elle s'appelle Diane de Poitiers; sa maison est très illustre; elle vient des anciens ducs [d']Aquitaine, son aïeule était fille naturelle de Louis XI et enfin il n'y a rien que de grand dans sa naissance. Saint-Vallier, son père; se trouva embarrassé dans l'affaire du connétable de Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la tête tranchée et conduit sur l'échafaud. Sa fille, dont la beauté était admirable, et qui avait déjà plu au feu roi, fit si bien, je ne sais par quels moyens, qu'elle obtint la vie de son père. On lui porta sa grâce comme il n'attendait que le coup de la mort, mais la peur l'avait tellement saisi qu'il n'avait plus de connaissance, et il mourut peu de jours après. Sa fille parut à la cour comme la maÃtresse du roi. Le voyage d'Italie et la prison de ce prince interrompirent cette passion. Lorsqu'il revint d'Espagne et que madame la régente alla au-devant de lui à Bayonne, elle mena toutes ses filles; parmi lesquelles était Mlle de Pisseleu, qui a été depuis là duchesse d'Etampes. Le roi en devint amoureux. Elle était inférieure en naissance, en esprit et en beauté à Mme de Valentinois, et elle n'avait au-dessus d'elle que l'avantage de la grande jeunesse. Je lui ai ouï dire plusieurs fois qu'elle était née le jour que Diane de Poitiers avait été mariée; la haine le lui faisait dire, et non pas la vérité, car je suis bien trompée si la duchesse de Valentinois n'épousa M. de Brézé, grand sénéchal de Normandie, dans le même temps que le roi devint amoureux de Mme d'Etampes. Jamais il n'y a eu une si grande haine que l'a été celle de ces deux femmes. La duchesse de Valentinois ne pouvait pardonner à Mme d'Etampes de lui avoir ôté le titre de maÃtresse du roi. Mme d'Etampes avait une jalousie violente contre Mme de Valentinois, parce que le roi conservait un commerce avec elle. Ce prince n'avait pas une Fidélité exacte pour ses maÃtresses; il y en avait toujours une qui avait le titre et les honneurs, mais les dames que l'on appelait de la petite bande le partageaient tour à tour. La perte du dauphin, son fils, qui mourut à Tournon, et que l'on crut empoisonné, lui donna une sensible affliction. Il n'avait pas la même tendresse, ni le même goût, pour son second fils, qui règne présentement; il ne lui trouvait pas assez de hardiesse, ni assez de vivacité. Il s'en plaignit un jour à Mme de Valentinois, et elle lui dit qu'elle voulait le faire devenir amoureux d'elle pour le rendre plus vif et plus agréable. Elle y réussit comme vous le voyez, il y a plus de vingt ans que cette passion dure sans qu'elle ait été altérée ni par le temps, ni par les obstacles. Le feu roi s'y opposa d'abord, et soit qu'il eût encore assez d'amour pour Mme de Valentinois pour avoir de la jalousie, ou qu'il fût poussé par la duchesse d'Etampes; qui était au désespoir que M. le dauphin fût attaché à son ennemie, il est certain qu'il vit cette passion avec une colère et un chagrin dont il donnait tous les jours des marques. Son fils ne craignit ni sa colère, ni sa haine, et rien ne put l'obliger à diminuer son attachement, ni à le cacher; il fallut que le roi s'accoutumât à le souffrir. Aussi cette opposition à ses volontés l'éloigna encore de lui et l'attacha davantage au duc d'Orléans, son troisième fils. C'était un prince bien fait, beau, plein de feu et d'ambition, d'une jeunesse fougueuse, qui avait besoin d'être modéré, mais qui eût fait aussi un prince d'une grande élévation, si l'âge eût mûri son esprit. Le rang d'aÃné qu'avait le dauphin, et la faveur du roi qu'avait le duc d'Orléans, faisaient entre eux une sorte d'émulation qui allait jusqu'à la haine. Cette émulation avait commencé dès leur enfance et s'était toujours conservée. Lorsque l'empereur passa en France, il donna une préférence entière au duc d'Orléans sur M. le dauphin, qui la ressentit si vivement que, comme cet empereur était à Chantilly, il voulut obliger M. le connétable à l'arrêter sans attendre le commandement du roi. M. le connétable ne le voulut pas, le roi le blâma dans la suite de n'avoir pas suivi le conseil de son fils, et lorsqu'il l'éloigna de la cour; cette raison y eut beaucoup de part. La division des deux frères donna la pensée à la duchesse d'Etampes de s'appuyer de M. le duc d'Orléans pour la soutenir auprès du roi contre Mme de Valentinois. Elle y réussit; ce prince, sans être amoureux d'elle, n'entra guère moins dans ses intérêts que le dauphin était dans ceux de Mme de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les imaginer, mais ces intrigues ne se bornèrent pas seulement à des démêlés de femmes. L'empereur, qui avait conservé de l'amitié pour le duc d'Orléans, avait offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan. Dans les propositions qui se firent depuis pour la paix, il faisait espérer de lui donner les dix-sept provinces et de lui faire épouser sa fille. M. le dauphin ne souhaitait ni la paix, ni ce mariage. Il se servit de M. le connétable, qu'il a toujours aimé, pour faire voir au roi de quelle importance il était de ne pas donner à son successeur un frère aussi puissant que le serait un duc d'Orléans avec l'alliance de l'empereur et les dix-sept provinces. M. le connétable entra d'autant mieux dans les sentiments de M. le dauphin qu'il s'opposait par là à ceux de Mme d'Etampes, qui était son ennemie déclarée, et qui souhaitait ardemment l'élévation de M. le duc d'Orléans. M. le dauphin commandait alors 1'armée du roi en Champagne et avait réduit celle de l'empereur en une telle extrémité qu'elle eût péri entièrement si la duchesse d'Etampes, craignant que de trop grands avantages ne nous fissent refuser la paix et l'alliance de l'empereur pour M. le duc d'Orléans, n'eût fait secrètement avertir les ennemis de surprendre Epernay et Château-Thierry qui étaient pleins de vivres. Ils le firent et sauvèrent par ce moyen toute leur armée. Cette duchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison. Peu après, M. le duc d'Orléans mourut à Farmoutier d'une espèce de maladie contagieuses. Il aimait une des plus belles femmes de la cour et en était aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu'elle a vécu depuis avec tant de sagesse et quelle a même caché avec tant de soin la passion qu'elle avait pour ce prince, qu'elle a mérité que l'on conserve sa réputation. Le hasard fit qu'elle reçut la nouvelle de la mort de son mari le même jour qu'elle apprit celle de M. d'Orléans, de sorte qu'elle eut ce prétexte pour cacher sa véritable affliction, sans avoir la peine de se contraindre. Le roi ne survécut guère le prince son fils; il mourut deux ans après. Il recommanda à M. le dauphin de se servir du cardinal de Tournon et de l'amiral d'Annebauld, et ne parla point de M. le connétable, qui était pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première chose que fit le roi, son fils, de le rappeler et de lui donner le gouvernement des affaires. Mme d'Etampes fut chassée et reçut tous les mauvais traitements qu'elle pouvait attendre d'une ennemie toute puissante; la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement, et de cette duchesse, et de tous ceux qui lui avaient déplu. Son pouvoir parut plus absolu sur l'esprit du roi, qu'il ne paraissait encore pendant qu'il était dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle est maÃtresse absolue de toutes choses; elle dispose des charges et des affaires; elle a fait chasser le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier, et Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le roi sur sa conduite ont péri dans cette entreprise. Le comte de Taix, grand maÃtre de l'artillerie, qui ne l'aimait pas, ne put s'empêcher de parler de ses galanteries et surtout de celle du comte de Brissac, dont le roi avait déjà eu beaucoup de jalousie; néanmoins elle fit si bien que le comte de Taix fut disgracié, on lui ôta sa charge, et, ce qui est presque incroyable, elle la fit donner au comte de Brissac et l'a fait ensuite maréchal de France. La jalousie du roi augmenta néanmoins d'une telle sorte qu'il ne put souffrir que ce maréchal demeurât à la cour, mais la jalousie, qui est aigre et violente en tous les autres, est douce et modérée en lui par l'extrême respect qu'il a pour sa maÃtresse, en sorte qu'il n'osa éloigner son rival que sur le prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. Il y a passé plusieurs années; il revint, l'hiver dernier, sur le prétexte de demander des troupes et d'autres choses nécessaires pour l'armée qu'il commande. Le désir de revoir Mme de Valentinois, et la crainte d'en être oublié, avaient peut-être beaucoup de part à ce voyage. Le roi le reçut avec une grande froideur. Messieurs de Guise qui ne l'aiment pas, mais qui n'osent le témoigner à cause de Mme de Valentinois, se servirent de monsieur le vidame, qui est son ennemi déclaré, pour empêcher qu'il n'obtÃnt aucune des choses qu'il était venu demander. Il n'était pas difficile de lui nuire; le roi le haïssait, et sa présence lui donnait de l'inquiétude, de sorte qu'il fut contraint de s'en retourner sans remporter aucun fruit de son voyage, que d'avoir peut-être rallumé dans le coeur de Mme de Valentinois des sentiments que l'absence commençait d'éteindre. Le roi a bien eu d'autres sujets de jalousie, mais ou il ne les a pas connus, ou il n'a osé s'en plaindre. - Je ne sais, ma fille, ajouta Mme de Chartres, si vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choses que vous n'aviez envie d'en savoir. - Je suis très éloignée, madame, de faire cette plainte, répondit Mme de Clèves, et, sans la peur de vous importuner, je vous demande encore plusieurs circonstances que j'ignore. La passion de M. de Nemours pour Mme de Clèves fut d'abord si violente qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu'il avait aimées et avec qui il avait conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles, il ne put se donner la patience d'écouter leurs plaintes et de répondre à leurs reproches Mme la dauphine, pour qui il avait eu des sentiments assez passionnés; ne put tenir dans son coeur contre Mme de Clèves. Son impatience pour le voyage d'Angleterre commença même à se ralentir et il ne pressa plus avec tant d'ardeur; les choses qui étaient nécessaires pour son départ. Il allait souvent chez la reine dauphine, parce que Mme de Clèves y allait souvent, et il n'était pas fâché de laisser imaginer ce que l'on avait cru de ses sentiments pour cette reine. Mme de Clèves lui paraissait d'un si grand prix qu'il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion que de hasarder de la faire connaÃtre au public. Il n'en parla pas même au vidame de Chartres, qui était son ami intime, et pour qui il n'avait rien de caché. Il prit une conduite si sage et s'observa avec tant de soin que personne ne le soupçonna d'être amoureux de Mme de Clèves, que le chevalier de Guise, et elle aurait eu peine à s'en apercevoir elle-même, si. l'inclination qu'elle avait pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui permÃt pas d'en douter. Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu'elle pensait des sentiments de ce prince qu'elle avait eue à lui parler de ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en parla point. Mais Mme de Chartres ne le voyait que trop, aussi bien que le penchant que sa fille avait pour lui. Cette connaissance lui donna une douleur sensible; elle jugeait bien le péril où était cette jeune personne, d'être aimée d'un homme fait comme M. de Nemours pour qui elle avait de l'inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les soupçons qu'elle avait de cette inclination par une chose qui arriva peu de jours après. Le maréchal de Saint-André, qui cherchait toutes les occasions de faire voir sa magnificence, supplia le roi, sur le prétexte de lui montrer sa maison, qui ne venait que d'être achevée, de lui vouloir faire l'honneur d'y aller souper avec les reines Ce maréchal était bien aise aussi de faire paraÃtre aux yeux de Mme de Clèves cette dépense éclatante qui allait jusqu'à la profusion. Quelques jours avant celui qui avait été choisi pour ce souper, le roi dauphin, dont la santé était assez mauvaise, s'était trouvé mal, et n'avait vu personne. La reine, sa femme, avait passé tout le jour auprès de lui. Sur le soir, comme il se portait mieux, il fit entrer toutes les personnes de qualité qui étaient dans son antichambre. La reine dauphine s'en alla chez elle; elle y trouva Mme de Clèves et quelques autres dames qui étaient les plus dans sa familiarité. Comme il était déjà assez tard, et qu'elle n'était point habillée, elle n'alla pas chez la reine; elle fit dire qu'on ne la voyait point, et fit apporter ses pierreries afin d'en choisir pour le bal du maréchal de Saint-André et pour en donner à Mme de Clèves, à qui elle en avait promis. Comme elles étaient dans cette occupation, le prince de Condé arriva. Sa qualité lui rendait toutes les entrées libres. La reine dauphine lui dit qu'il venait sans doute de chez le roi son mari et lui demanda ce que l'on y faisait. - L'on dispute contre M. de Nemours, madame, répondit-il, et il défend avec tant de chaleur la cause qu'il soutient qu'il faut que ce soit la sienne. Je crois qu'il a quelque maÃtresse qui lui donne de l'inquiétude quand elle est au bal, tant il trouve que c'est une chose fâcheuse pour un amant, que d'y voir la personne qu'il aime. - Comment! reprit Mme la dauphine, M. de Nemours ne veut pas que sa maÃtresse aille au bal? J'avais bien cru que les maris pouvaient souhaiter que leurs femmes n'y allassent pas, mais, pour les amants, je n'avais jamais pensé qu'ils pussent être de ce sentiment. -M. de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amants, soit qu'ils soient aimés ou qu'ils ne le soient pas. Il dit que, s'ils sont aimés, ils ont le chagrin de l'être moins pendant plusieurs jours; qu'il n'y a point de femme que le soin de sa parure n'empêche de songer à son amant; qu'elles en sont entièrement occupées; que ce soin de se parer est pour tout le monde aussi bien que pour celui qu'elles aiment; que, lorsqu'elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent; que, quand elles sont contentes de leur beauté, elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit aussi que; quand on n'est point aimé, on souffre encore davantage de voir sa maÃtresse dans une assemblée; que; plus elle est admirée du public, plus on se trouve malheureux de n'en être point aimé; que l'on craint toujours que sa beauté ne fasse naÃtre quelque amour plus heureux que le sien. Enfin il trouve qu'il n'y a point de souffrance pareille à celle de voir sa maÃtresse au bal, si ce n'est de savoir qu'elle y est et de n'y être pas. Mme de Clèves ne faisait pas semblant d'entendre ce que disait le prince de Condé, mais elle l'écoutait avec attention. Elle jugeait aisément quelle part elle avait à l'opinion que soutenait M. de Nemours, et surtout à ce qu'il disait du chagrin de n'être pas au bal où était sa maÃtresse, parce qu'il ne devait pas être à celui du maréchal de Saint-André, et que le roi l'envoyait au-devant du duc de Ferrare. La reine dauphine riait avec le prince de Condé et n'approuvait pas l'opinion de M. de Nemours. - Il n'y a qu'une occasion, madame, lui dit ce prince, où M. de Nemours consente que sa maÃtresse aille au bal, [c'est alors] que c'est lui qui le donne; et il dit que, l'année passée qu'il en donna un à Votre Majesté, il trouva que sa maÃtresse lui faisait une faveur d'y venir, quoiqu'elle ne semblât que vous y suivre; que c'est toujours faire une grâce à un amant que d'aller prendre sa part à un plaisir qu'il donne; que c'est aussi une chose agréable pour l'amant, que sa maÃtresse le voie le maÃtre d'un lieu où est toute la cour, et qu'elle le voie se bien acquitter d'en faire les honneurs. - M. de Nemours avait raison, dit la reine dauphine en souriant, d'approuver que sa maÃtresse allât au bal. Il y avait alors un si grand nombre de femmes à qui il donnait cette qualité que, si elles n'y fussent point venues, il y aurait eu peu de monde. Sitôt que le prince de Condé avait commencé à conter les sentiments de M. de Nemours sur le bal, Mme de Clèves avait senti une grande envie de ne point aller à celui du maréchal de Saint-André. Elle entra aisément dans l'opinion qu'il ne fallait pas aller chez un homme dont on était aimée, et elle fut bien aise d'avoir une raison de sévérité pour faire une chose qui était une faveur pour M. de Nemours; elle emporta néanmoins la parure que lui avait donnée la reine dauphine, mais; le soir; lorsqu'elle la montra à sa mère, elle lui dit qu'elle n'avait pas dessein de s'en servir, que le maréchal de Saint-André prenait tant de soin de faire voir qu'il était attaché à elle qu'elle ne doutait point qu'il ne voulût aussi faire croire qu'elle aurait part au divertissement qu'il devait donner au roi et que; sous prétexte de faire l'honneur de chez lui, il lui rendrait des soins dont peut-être elle serait embarrassée. Mme de Chartres combattit quelque temps l'opinion de sa fille, comme la trouvant particulière, mais, voyant qu'elle s'y opiniâtrait, elle s'y rendit, et lui dit qu'il fallait donc qu'elle fÃt la malade pour avoir un prétexte de n'y pas aller, parce que les raisons qui l'en empêchaient ne seraient pas approuvées et qu'il fallait même empêcher qu'on ne les soupçonnât. Mme de Clèves consentit volontiers à passer quelques jours chez elle pour ne point aller dans un lieu où M. de Nemours ne devrait pas être, et il partit sans avoir le plaisir de savoir qu'elle n'irait pas. Il revint le lendemain du bal, il sut qu'elle ne s'y était pas trouvée, mais comme il ne savait pas que l'on eût redit devant elle la conversation de chez le roi dauphin, il était bien éloigné de croire qu'il fût assez heureux pour l'avoir empêchée d'y aller. Le lendemain, comme il était chez la reine et qu'il parlait à Mme la dauphine, Mme de Chartres et Mme de Clèves y vinrent et s'approchèrent de cette princesse. Mme de Clèves était un peu négligée, comme une personne qui s'était trouvée mal, mais son visage ne répondait pas à son habillement. - Vous voilà si belle, lui dit Mme la dauphine, que je ne sauras croire que vous ayez été malade. Je pense que M. le prince de Condé, en vous courant l'avis de M. de Nemours sur le bal, vous a persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d'aller chez lui et que c'est ce qui vous a empêchée d'y venir. Mme de Clèves, rougit de ce que Mme la dauphine devinait si juste et de ce qu'elle disait devant M. de Nemours ce qu'elle avait deviné. Mme de Chartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n'avait pas voulu aller au bal, et; pour empêcher que M. de Nemours ne le jugeât aussi bien qu'elle; elle prit la parole avec un air qui semblait être appuyé sur la vérité. - Je vous assure; madame, dit-elle à Mme la dauphine, que Votre Majesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'en mérite. Elle était véritablement malade; mais je crois que, si je ne l'en eusse empêchée, elle n'eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changée qu'elle était, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y a eu d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir. Mme la dauphine crut ce que disait Mme de Chartres, M. de Nemours fut bien fâché d'y trouver de l'apparence; néanmoins la rougeur de Mme de Clèves lui fit soupçonner que ce que Mme la dauphine avait dit n'était pas entièrement éloigné de la vérité. Mme de Clèves avait d'abord été fâchée que M. de Nemours eût lieu de croire que c'était lui qui l'avait empêchée d'aller chez le maréchal de Saint-André, mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l'opinion. Quoique l'assemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations pour la paix avaient toujours continué et les choses s'y disposèrent d'une telle sorte que, sur la fin de février, on se rassembla à Cateau-Cambrésis. Les mêmes députés y retournèrent, et l'absence du maréchal de Saint-André défit M. de Nemours du rival qui lui était plus redoutable, [tant] par l'attention qu'il avait à observer ceux qui approchaient Mme de Clèves, que par le progrès qu'il pouvait faire auprès d'elle. Mme de Chartres n'avait pas voulu laisser voir à sa fille qu'elle connaissait ses sentiments pour ce prince, de peur de se rendre suspecte sur les choses qu'elle avait envie de lui dire. Elle se mit un jour à parler de lui; elle lui en dit du bien et y mêla beaucoup de louanges empoisonnées sur la sagesse qu'il avait d'être incapable de devenir amoureux et sur ce qu'il ne se faisait qu'un plaisir et non pas un attachement sérieux du commerce des femmes. Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que l'on ne l'ait soupçonné d'avoir une grande passion pour la reine dauphine; je vois même qu'il y va très souvent, et je vous conseille d'éviter, autant que vous pourrez, de lui parler, et surtout en particulier, parce que, Mme la dauphine vous traitant comme elle fait, on dirait bientôt que vous êtes leur confidente, et vous savez combien cette réputation est désagréable. Je suis d'avis, si ce bruit continue, que vous alliez un peu moins chez Mme la dauphine, afin de ne vous pas trouver mêlée dans les aventures de galanterie. Mme de Clèves n'avait jamais ouï parler de M. de Nemours et de Mme la dauphine; elle fut si surprise de ce que lui dit sa mère, et elle crut si bien voir combien elle s'était trompée dans tout ce qu'elle avait pensé des sentiments de ce prince, qu'elle en changea de visage. Mme de Chartres s'en aperçut; il vint du monde dans ce moment; Mme de Clèves s'en alla chez elle et s'enferma dans son cabinet. L'on ne peut exprimer la douleur qu'elle sentit de connaÃtre, par ce que lui venait de dire sa mère, l'intérêt qu'elle prenait à M. de Nemours; elle n'avait encore osé se l'avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments qu'elle avait pour lui étaient ceux que M. de Clèves lui avait tant demandés; elle trouva combien il était honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. Elle se sentit blessée et embarrassée de la crainte que M. de Nemours ne la voulût faire servir de prétexte à Mme la dauphine, et cette pensée la détermina à conter à Mme de Chartres ce qu'elle ne lui avait point encore dit. Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu'elle avait résolu, mais elle trouva que Mme de Chartres avait un peu de fièvre, de sorte qu'elle ne voulut pas lui parler. Ce mal paraissait néanmoins si peu de chose que Mme de Clèves ne laissa pas d'aller l'après-dÃnée chez Mme la dauphine elle était dans son cabinet avec deux ou trois dames qui étaient le plus avant dans sa familiarité. - Nous parlions de M de Nemours, lui dit cette reine en la voyant, et nous admirions combien il est changé depuis son retour de Bruxelles. Devant que d'y aller il avait un nombre infini de maÃtresses, et c'était même un défaut en lui, car il ménageait également celles qui avaient du mérite de celles qui n'en avaient pas. Depuis qu'il est revenu, il ne connaÃt ni les unes ni les autres; il n'y a jamais eu un si grand changement; je trouve même qu'il y en a dans son humeur, et qu'il est moins gai que de coutume. Mme de Clèves ne répondit rien, et elle pensait avec honte qu'elle aurait pris tout ce que l'on disait du changement de ce prince pour des marques de sa passion, si elle n'avait point été détrompée. Elle se sentait quelque aigreur contre Mme la dauphine de lui voir chercher des raisons et s'étonner d'une chose dont apparemment elle savait mieux la vérité que personne. Elle ne put s'empêcher de lui en témoigner quelque chose, et, comme les autres dames s'éloignèrent, elle s'approcha d'elle et lui dit tout bas - Est-ce aussi pour moi, madame, que vous venez de parler, et voudriez-vous me cacher que vous fussiez celle qui a fait changer de conduite à M. de Nemours? - Vous êtes injuste, lui dit Mme la dauphine, vous savez que je n'ai rien de caché pour vous. Il est vrai que M. de Nemours, devant que d'aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laisser entendre qu'il ne me haïssait pas; mais, depuis qu'il est revenu, il ne m'a pas même paru qu'il se souvÃnt des choses qu'il avait faites, et j'avoue que j'ai de la curiosité de savoir ce qui l'a fait changer. Il sera bien difficile que je ne le démêle, ajouta-t-elle; le vidame de Chartres, qui est son ami intime, est amoureux d'une personne sur qui j'ai quelque pouvoir; et je saurai par ce moyen ce qui a fait ce changement. Mme la dauphine parla d'un air qui persuada Mme de Clèves, et elle se trouva, malgré elle, dans un état plus calme et plus doux que celui où elle était auparavant. Lorsqu'elle revint chez sa mère, elle sut qu'elle était beaucoup plus mal qu'elle ne l'avait laissée. La fièvre lui avait redoublé et, les jours suivants, elle augmenta de telle sorte qu'il parut que ce serait une maladie considérable. Mme de Clèves était dans une affliction extrême, elle ne sortait point de la chambre de sa mère; M. de Clèves y passait aussi presque tous les jours et, par l'intérêt qu'il prenait à Mme de Chartres, et pour empêcher sa femme de s'abandonner à la tristesse; mais pour avoir aussi le plaisir de la voir; sa passion n'était point diminuée. M. de Nemours, qui avait toujours eu beaucoup d'amitié pour lui, n'avait pas cessé de lui en témoigner depuis son retour de Bruxelles. Pendant la maladie de Mme de Chartres, ce prince trouva le moyen de voir plusieurs fois Mme de Clèves en faisant semblant de chercher son mari ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchait même à des heures où il savait bien qu'il n'y était pas et, sous le prétexte de l'attendre, il demeurait dans l'antichambre de Mme de Chartres où il y avait toujours plusieurs personnes de qualité. Mme de Clèves y venait souvent et, pour être affligée, elle n'en paraissait pas moins belle à M. de Nemours. Il lui faisait voir combien il prenait d'intérêt à son affliction et il lui en parlait avec un air si doux et si soumis qu'il la persuadait aisément que ce n'était pas de Mme la dauphine dont il était amoureux. Elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir pourtant du plaisir à le voir, mais, quand elle ne le voyait plus et qu'elle pensait que ce charme qu'elle trouvait dans sa vue était le commencement des passions, il s'en fallait peu qu'elle ne crût le haïr par la douleur que lui donnait cette pensée. Mme de Chartres empira si considérablement que l'on commença à désespérer de sa vie; elle reçut ce que les médecins lui dirent du péril où elle était avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après qu'ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde et appeler Mme de Clèves. - Il faut nous quitter, ma fille; lui dit-elle, en lui tendant la main; le péril où je vous laisse et le besoin que vous avez de moi augmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vous avez de l'inclination pour M. de Nemours; je ne vous demande point de me l'avouer; je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination, mais je ne vous en ai pas voulu parler d'abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement; vous êtes sur le bord du précipice, il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à votre mari; songez ce que vous vous devez à vous même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise et que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille, retirez-vous de la cour; obligez votre mari de vous emmener; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles; quelque affreux qu'ils vous paraissent d'abord; ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d'une galanterie. Si d'autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j'espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes, mais, si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie, pour n'en être pas le témoin. Mme de Clèves fondait en larmes sur la main de sa mère, qu'elle tenait serrée entre les siennes, et Mme de Chartres se sentant touchée elle-même - Adieu, ma fille, lui dit-elle, finissons une conversation qui nous attendrit trop l'une et l'autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire. Elle se tourna de l'autre côté en achevant ces paroles et commanda à sa fille d'appeler ses femmes, sans vouloir l'écouter, ni parler davantage. Mme de Clèves sortit de la chambre de sa mère en l'état que 1'on peut s'imaginer, et Mme de Chartres ne songea plus qu'à se préparer à la mort. Elle vécut encore deux jours, pendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fille, qui était la seule chose à quoi elle se sentait attachée. Mme de Clèves était dans une affliction extrême; son mari ne la quittait point et, sitôt que Mme de Chartres fut expirée, il l'emmena à la campagne, pour l'éloigner d'un lieu qui ne faisait qu'aigrir sa douleur. On n'en a jamais vu de pareille; quoique la tendresse et la reconnaissance y eussent la plus grande part, le besoin qu'elle sentait qu'elle avait de sa mère, pour se défendre contre M. de Nemours ne laissait pas d'y en avoir beaucoup. Elle se trouvait malheureuse d'être abandonnée à elle-même, dans un temps où elle était si peu maÃtresse de ses sentiments et où elle eût tant souhaité d'avoir quelqu'un qui pût la plaindre et lui donner de la force. La manière dont M. de Clèves en usait pour elle, lui faisait souhaiter plus fortement que jamais de ne manquer à rien de ce qu'elle lui devait. Elle lui témoignait aussi plus d'amitié et plus de tendresse qu'elle n'avait encore fait; elle ne voulait point qu'il la quittât, et il lui semblait qu'à force de s'attacher à lui, il la défendrait contre M. de Nemours. Ce prince vint voir M. de Clèves à la campagne. Il fit ce qu'il put pour rendre aussi une visite à Mme de Clèves, mais elle ne le voulut point recevoir et, sentant bien qu'elle ne pouvait s'empêcher de le trouver aimable, elle avait fait une forte résolution de s'empêcher de le voir et d'en éviter toutes les occasions qui dépendraient d'elle. M. de Clèves vint à Puis pour faire sa cour et promit à sa femme de s'en retourner le lendemain; il ne revint néanmoins que le jour d'après. - Je vous attendis tout hier, lui dit Mme de Clèves, lorsqu'il arriva, et je vous dois faire des reproches de n'être pas venu comme vous me l'aviez promis. Vous savez que si je pouvais sentir une nouvelle affliction en l'état où je suis, ce serait la mort de Mme de Tournon, que j'ai apprise ce matin. J'en aurais été touchée quand je ne l'aurais point connue; c'est toujours une chose digne de pitié qu'une femme jeune et belle comme celle-là soit morte en deux jours, mais, de plus, c'était une des personnes du monde qui me [plaisaient] davantage et qui [paraissaient] avoir autant de sagesse [que] de mérite. - Je fus très fâché de ne pas revenir hier, répondit M. de Clèves, mais j'étais si nécessaire à la consolation d'un malheureux, qu'il m'était impossible de le quitter. Pour Mme de Tournon, je ne vous conseille pas d'en être affligée, si vous la regrettez comme une femme pleine de sagesse et digne de votre estime. - Vous m'étonnez, reprit Mme de Clèves, et je vous ai ouï dire plusieurs fois qu'il n'y avait point de femme à la cour que vous estimassiez davantage. - Il est vrai, répondit-il, mais les femmes sont incompréhensibles et, quand je les vois toutes, je me trouve si heureux de vous avoir, que je ne saurais assez admirer mon bonheur. - Vous m'estimez plus que je ne vaux, répliqua Mme de Clèves en soupirant, et il n'est pas encore temps de me trouver digne de vous. Apprenez-moi, je vous en supplie, ce qui vous a détrompé de Mme de Tournon. - Il y a longtemps que je le suis, répliqua-t-il, et que je sais qu'elle aimait le comte de Sancerre, à qui elle donnait des espérances de l'épouser. - Je ne saurais croire, interrompit Mme de Clèves, que Mme de Tournon, après cet éloignement si extraordinaire qu'elle a témoigné pour le mariage depuis qu'elle est veuve, et après les déclarations publiques qu'elle a faites de ne se remarier jamais, ait donné des espérances à Sancerre. - Si elle n'en eût donné qu'à lui, répliqua M. de Clèves, il ne faudrait pas s'étonner mais ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'elle en donnait aussi à Estouteville dans le même temps, et je vais vous apprendre toute l'histoire. Tome deuxième Vous savez l'amitié qu'il a entre Sancerre et moi; néanmoins il devint amoureux de Mme de Tournon, il y a environ deux ans, et me le cacha avec beaucoup de soin, aussi bien qu'à tout le reste du monde. J'étais bien éloigné de le soupçonner. Mme de Tournon paraissait encore inconsolable de la mort de son mari et vivait dans une retraite austère. La soeur de Sancerre était quasi la seule personne qu'elle vÃt, et c'était chez elle qu'il en était devenu amoureux. Un soir qu'il devait y avoir une comédie au Louvre et que l'on n'attendait plus que le roi et Mme de Valentinois pour commencer, l'on vint dire qu'elle s'était trouvée mal, et que le roi ne viendrait pas. On jugea aisément que le mal de cette duchesse était quelque démêlé avec le roi. Nous savions les jalousies qu'il avait eues du maréchal de Bris[s]ac pendant qu'il avait été à 1a cour, mais il était retourné en Piémont depuis quelques jours, et nous ne pouvions imaginer le sujet de cette brouillerie. Comme j'en parlais avec Sancerre, M. d'Anville arriva dans la salle et me dit tout bas que le roi était dans une affliction et dans une colère qui faisaient pitié; qu'en un raccommodement, qui s'était fait entre lui et Mme de Valentinois, il y avait quelques jours; sur des démêlés qu'ils avaient eus pour le maréchal de Bris[s]ac, le roi lui avait donné une bague et l'avait priée de la porter; que pendant qu'elle s'habillait pour venir à la comédie, il avait remarqué qu'elle n'avait point cette bague; et lui en avait demandé la raison; qu'elle avait paru étonnée de ne la pas avoir, qu'elle l'avait demandée à ses femmes, lesquelles, par malheur, ou faute d'être bien instruites, avaient répondu qu'il y avait quatre ou cinq jours qu'elles ne l'avaient vue. Ce temps est précisément celui du départ du maréchal de Bri[s]sac, continua M. d'Anville; le roi n'a point douté qu'elle ne lui ait donné la bague en lui disant adieu. Cette pensée a réveillé si vivement toute cette jalousie, qui n'était pas encore bien éteinte, qu'il s'est emporté contre son ordinaire et lui a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez lui très affligé, mais je ne sais s'il l'est davantage de l'opinion que Mme de Valentinois a sacrifié sa bague que de la crainte de lui avoir déplu par sa colère. Sitôt que M. d'Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre; je la lui dis comme un secret que l'on venait de me confier et dont je lui défendais d'en parler. Le lendemain matin, j'allai d'assez bonne heure chez ma belle-soeur; je trouvai Mme de Tournon au chevet de son lit. Elle n'aimait pas Mme de Valentinois, et elle savait bien que ma belle-soeur n'avait pas sujet de s'en louer. Sancerre avait été chez elle au sortir de la comédie. Il lui avait appris la brouillerie du roi avec cette duchesse, et Mme de Tournon était venue la conter à ma belle-soeur, sans savoir ou sans faire réflexion que c'était moi qui l'avai[s] apprise à son amant. Sitôt que je m'approchai de ma belle-soeur, elle dit à Mme de Tournon que l'on pouvait me confier ce qu'elle venait de lui dire et, sans attendre la permission de Mme de Tournon, elle me conta mot pour mot tout ce que j'avais dit à Sancerre le soir précédent. Vous pouvez juger comme j'en fus étonné. Je regardai Mme de Tournon, elle me parut embarrassée. Son embarras me donna du soupçon; je n'avais dit la chose qu'à Sancerre, il m'avait quitté au sortir de la comédie sans m'en dire la raison, je me souvins de lui avoir ouï extrêmement louer Mme de Tournon. Toutes ces choses m'ouvrirent les yeux, et je n'eus pas de peine à démêler qu'il avait une galanterie avec elle et qu'il l'avait vue depuis qu'il m'avait quitté. Je fus si piqué de voir qu'il me cachait cette aventure que je dis plusieurs choses qui firent connaÃtre à Mme de Tournon l'imprudence qu'elle avait faite; je la remis à son carrosse et je l'assurai, en la quittant, que j'enviais le bonheur de celui qui lui avait appris la brouillerie du roi et de Mme de Valentinois. Je m'en allai à l'heure même trouver Sancerre, je lui fis des reproches et je lui dis que je savais sa passion pour Mme de Tournon, sans lui dire comment je l'avais découverte. Il fut contraint de me l'avouer; je lui contai ensuite ce qui me l'avait apprise, et il m'apprit aussi le détail de leur aventure; il me dit que, quoiqu'il fût cadet de sa maison, et très éloigné de pouvoir prétendre un aussi bon parti, néanmoins elle était résolue de [l'épouser]. L'on ne peut être plus surpris que je le fus. Je dis à Sancerre de presser la conclusion de son mariage, et qu'il n'y avait rien qu'il ne dût craindre d'une femme qui avait l'artifice de soutenir aux yeux du public un personnage si éloigné de la vérité. Il me répondit qu'elle avait été véritablement affligée, mais que l'inclination qu'elle avait eue pour lui, avait surmonté cette affliction, et qu'elle n'avait pu laisser paraÃtre tout d'un coup un si grand changement. Il me dit encore plusieurs autres raisons pour l'excuser, qui me firent voir à quel point il en était amoureux; il m'assura qu'il la ferait consentir que je susse la passion qu'il avait pour elle, puisque aussi bien c'était elle-même qui me l'avait apprise. Il l'y obligea en effet, quoique avec beaucoup de peine, et je fus ensuite très avant dans leur confidence. Je n'ai jamais vu une femme avoir une conduite si honnête et si agréable à l'égard de son amant; néanmoins j'étais toujours choqué de son affectation à paraÃtre encore affligée. Sancerre était si amoureux et si content de la manière dont elle en usait pour lui, qu'il n'osait quasi la presser de conclure leur mariage, de peur qu'elle ne crût qu'il le souhaitait plutôt par intérêt que par une véritable passion. Il lui en parla toutefois, et elle lui parut résolue à l'épouser; elle commença même à quitter cette retraite où elle vivait, et à se remettre dans le monde. Elle venait chez ma belle-soeur à des heures où une partie de la Cour s'y trouvait. Sancerre n'y venait que rarement, mais ceux qui y étaient tous les soirs et qui l'y voyaient souvent, la trouvaient très aimable. Peu de temps après qu'elle eut commencé à quitter sa solitude, Sancerre crut voir quelque refroidissement dans la passion qu'elle avait pour lui. Il m'en parla plusieurs fois sans que je fisse aucun fondement sur ses plaintes, mais, à la fin, comme il me dit qu'au lieu d'achever leur mariage, elle semblait l'éloigner, je commençai à croire qu'il n'avait pas de tort d'avoir de l'inquiétudes. Je lui répondis que, quand la passion de Mme de Tournon diminuerait après avoir duré deux ans, il ne faudrait pas s'en étonner; que quand même, sans être diminuée, elle ne serait pas assez forte pour l'obliger à l'épouser, qu'il ne devrait pas s'en plaindre; que ce mariage, à l'égard du public, lui ferait un extrême tort, non seulement parce qu'il n'était pas un assez bon parti pour elle, mais par le préjudice qu'il apporterait à sa réputation; qu'ainsi tout ce qu'il pouvait souhaiter, était qu'elle ne le trompât point et qu'elle ne lui donnât pas de fausses espérances. Je lui dis encore que, si elle n'avait pas la force de l'épouser ou qu'elle lui avouât qu'elle en aimait quelque autre, il ne fallait point qu'il s'emportât, ni qu'il se plaignÃt, mais qu'il devrait conserver pour elle de l'estime et de la reconnaissance. Je vous donne, lui dis-je, le conseil que je prendrais pour moi-même; car la sincérité me touche d'une telle sorte que je crois que; si ma maÃtresse, et même ma femme, m'avouait que quelqu'un lui plût, j'en serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage d'amant ou de mari, pour la conseiller et pour la plaindre. Ces paroles firent rougir Mme de Clèves, et elle y trouva un certain rapport avec l'état où elle était, qui la surprit et qui lui donna un trouble dont elle fut longtemps à se remettre. Sancerre paria à Mme de Tournon, continua M. de Clèves, il lui dit tout ce que je lui avais conseillé, mais elle le rassura avec tant de soin et parut si offensée de ses soupçons qu'elle les lui ôta entièrement. Elle remit néanmoins leur mariage après un voyage qu'il allait faire et qui devait être assez long, mais elle se conduisit si bien jusqu'à son départ et en parut si affligée que je crus, aussi bien que lui, qu'elle l'aimait véritablement. Il partit il y a environ trois mois; pendant son absence, j'ai peu vu Mme de Tournon; vous m'avez entièrement occupé et je savais seulement qu'il devait bientôt revenir. Avant-hier, en arrivant à Paris, j'appris qu'elle était morte; j'envoyai savoir chez lui si on n'avait point eu de ses nouvelles. On me manda qu'il était arrivé dès la veille, qui était précisément le jour de la mort de Mme de Tournon. J'allai le voir à l'heure même, me doutant bien de l'état où je le trouverais, mais son affliction passait de beaucoup ce que je m'en étais imaginé. Je n'ai jamais vu une douleur si profonde et si tendre; dès le moment qu'il me vit, il m'embrasse, fondant en larmes Je ne la verrai plus, me dit-il, je ne la verrai plus, elle est morte! Je n'en étais pas digne, mais je la suivrai bientôt! Après cela il se tut; et puis, de temps en temps, redisant toujours elle est morte, et je ne la verrai plus! il revenait aux cris et aux larmes, et demeurait comme un homme qui n'avait plus de raison. Il me dit qu'il n'avait pas reçu souvent de ses lettres pendant son absence, mais qu'il ne s'en était pas étonné, parce qu'il la connaissait et qu'il savait la peine qu'elle avait à hasarder de ses lettres. Il ne doutait point qu'il ne l'eût épousée à son retour; il la regardait comme la plus aimable et la plus fidèle personne qui eût jamais été; il s'en croyait tendrement aimé; il la perdait dans le moment qu'il pensait s'attacher à elle pour jamais. Toutes ces pensées le plongeaient dans une affliction violente dont il était entièrement accablé, et j'avoue que je ne pouvais m'empêcher d'en être touché. Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi; je lui promis que je reviendrais bientôt. Je revins en effet, et je ne fus jamais si surpris que de le trouver tout différent de ce que je l'avais quitté. Il était debout dans sa chambre, avec un visage furieux, marchant et s'arrêtant comme s'il eût été hors de lui-même. Venez, venez, me dit-il, venez voir l'homme du monde le plus désespéré; je suis plus malheureux mille fois que je n'étais tantôt, et ce que je viens d'apprendre de Mme de Tournon est pire que sa mort. Je crus que la douleur le troublait entièrement et je ne pouvais m'imaginer qu'il y eût quelque chose de pire que la mort d'une maÃtresse que l'on aime et dont on est aimé. Je lui dis que tant que son affliction avait eu des bornes, je l'avais approuvée, et que j'y étais entré, mais que je ne le plaindrais plus s'il s'abandonnait au désespoir et s'il perdait la raison. Je serais trop heureux de l'avoir perdue, et la vie aussi, s'écria-t-il, Mme de Tournon m'était infidèle, et j'apprends son infidélité et sa trahison le lendemain que j'ai appris sa mort, dans un temps où mon âme est remplie et pénétrée de la plus vive douleur et de la plus tendre amour que l'on ait jamais senties, dans un temps où son idée est dans mon coeur comme la plus parfaite chose qui ait jamais été, et la plus parfaite à mon égard. Je trouve que je me suis trompé et qu'elle ne mérite pas que je la pleure; cependant j'ai la même affliction de sa mort que si elle m'était fidèle, et je sens son infidélité comme si elle n'était point morte. Si j'avais appris son changement devant sa mort, la jalousie, la colère, la rage m'auraient rempli et m'auraient endurci en quelque sorte contre la douleur de sa perte, mais je suis dans un état où je ne puis ni m'en consoler, ni la haïr. Vous pouvez juger si je fus surpris de ce que me disait Sancerre; je lui demandai comment il avait su ce qu'il venait de me dire. Il me conta qu'un moment après que j'étais sorti de sa chambre, Estouteville, qui est son ami intime, mais qui ne savait pourtant rien de son amour pour Mme de Tournon, l'était venu voir; que, d'abord qu'il avait été assis, il avait commencé à pleurer et qu'il lui avait dit qu'il lui demandait pardon de lui avoir caché ce qu'il lui allait apprendre; qu'il le priait d'avoir pitié de lui; qu'il venait lui ouvrir son, coeur et qu'il voyait l'homme du monde le plus affligé de la mort de Mme de Tournon. Ce nom, me dit Sancerre, m'a tellement surpris que, quoique mon premier mouvement ait été de lui dire que j'en étais plus affligé que lui, je n'ai pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué; et m'a dit qu'il était amoureux d'elle depuis six mois; qu'il avait toujours voulu me le dire, mais qu'elle le lui avait défendu expressément et avec tant d'autorité qu'il n'avait osé lui désobéir; qu'il lui avait plu quasi dans le même temps qu'il l'avait aimée; qu'ils avaient caché leur passion à tout le monde; qu'il n'avait jamais été chez elle publiquement; qu'il avait eu le plaisir de la consoler de la mort de son mari; et qu'enfin il l'allait épouser dans le temps qu'elle était morte; mais que ce mariage, qui était un effet de passion, aurait paru un effet de devoir et d'obéissance; qu'elle avait gagné son père pour se faire commander de l'épouser, afin qu'il n'y eût pas un trop grand changement dans sa conduite, qui avait été si éloignée de se remarier. Tant qu'Estouteville m'a parlé, me dit Sancerre, j'ai ajouté foi à ses paroles, parce que j'y ai trouve de la vraisemblance et que le temps où il m'a dit qu'il avait commencé à aimer Mme de Tournon, est précisément celui où elle m'a paru changée, mais un moment après, je l'ai cru un menteur ou du moins un visionnaire. J'ai été prêt à le lui dire, j'ai passé ensuite à vouloir m'éclaircir, je l'ai questionné, je lui ai fait paraÃtre des doutes; enfin j'ai tant fait pour m'assurer de mon malheur qu'il m'a demandé si je connaissais l'écriture de Mme de Tournon. Il a mis sur mon lit quatre de ses lettres et son portrait; mon frère est entré dans ce moment. Estouteville avait le visage si plein de larmes, qu'il a été contraint de sortir pour ne se pas laisser voir; il m'a dit qu'il reviendrait ce soir requérir ce qu'il me laissait, et moi je chassai mon frère, sur le prétexte de me trouver mal, par l'impatience de voir ces lettres que l'on m'avait laissées; et espérant d'y trouver quelque chose qui ne me persuaderait pas tout ce qu'Estouteville venait de me dire. Mais hélas! que n'y ai-je point trouvé? Quelle tendresse! Quels serments! Quelles assurances de l'épouser! Quelles lettre! Jamais elle ne m'en a écrit de semblables. Ainsi, ajouta-t-il, j'éprouve à la fois la douleur de la mort et celle de l'infidélité; ce sont deux maux que l'on a souvent comparés, mais qui n'ont jamais été sentis en même temps par la même personne. J'avoue, à ma honte, que je sens encore plus sa perte que son changement; je ne puis la trouver assez coupable pour consentir à sa mort. Si elle vivait, j'aurais le plaisir de lui faire des reproches et de me venger d'elle en lui faisant connaÃtre son injustice, mais je ne la verrai plus, reprenait-il, je ne la verrai plus; ce mal est le plus grand de tous les maux. Je souhaiterais de lui rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel souhait! Si elle revenait elle vivrait pour Estouteville. Que j'étais heureux hier! s'écriait-il, que j'étais heureux! J'étais l'homme du monde le plus affligé, mais mon affliction était raisonnable, et je trouvais quelque douceur à penser que je ne devais jamais me consoler. Aujourd'hui, tous mes sentiments sont injustes. Je paye à une passion feinte qu'elle a eue pour moi, le même tribut de douleur que je croyais devoir à une passion véritable. Je ne puis ni haïr, ni aimer sa mémoire; je ne puis me consoler ni m'affliger. Du moins, me dit-il, en se retournant tout d'un coup vers moi, faites, je vous en conjure, que je ne voie jamais Estouteville; son nom seul me fait horreur. Je sais bien que je n'ai nul sujet de m'en plaindre; c'est ma faute de lui avoir caché que j'aimais Mme de Tournon; s'il l'eût su il ne s'y serait peut-être pas attaché, elle ne m'aurait pas été infidèle; il est venu me chercher pour me confier sa douleur; il me fait pitié. Eh! c'est avec raison, s'écriait-il; il aimait Mme de Tournon, il en était aimé et il ne la verra jamais, je sens bien néanmoins que je ne saurais m'empêcher de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en sorte que je ne le voie point. Sancerre se remit ensuite à pleurer; à regretter Mme de Tournon; à lui parler et à lui dire les choses du monde les plus tendres; il repassa ensuite à la haine, aux plaintes, aux reproches et aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état si violent, je connus bien qu'il me fallait quelque secours pour m'aider à calmer son esprit. J'envoyai quérir son frère que je venais de quitter chez le roi; j'allai lui parler dans l'antichambre avant qu'il entrât et je lui contai l'état où était Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher qu'il ne vÃt Estouteville et nous employâmes une partie de la nuit à tâcher de le rendre capable de raison. Ce matin je l'ai encore trouvé plus affligé; son frère est demeuré auprès de lui, et je suis revenu auprès de vous. - L'on ne peut être plus surprise que je le suis, dit alors Mme de Clèves, et je croyais Mme de Tournon incapable d'amour et de tromperie. - L'adresse et la dissimulation, reprit M. de Clèves; ne peuvent aller plus loin qu'elle les a portées. Remarquez que, quand Sancerre crut qu'elle était changée pour lui, elle l'était véritablement et qu'elle commençait à aimer Estouteville. Elle disait à ce dernier qu'il la consolait de la mort de son mari et que c'était lui qui était cause qu'elle quittait cette grande retraite, et il paraissait à Sancerre que c'était parce que nous avions résolu qu'elle ne témoignerait plus d'être si affligée. Elle faisait valoir à Estouteville de cacher leur intelligence et de paraÃtre obligée à l'épouser par le commandement de son père, comme un effet du soin qu'elle avait de sa réputation; et c'était pour abandonner Sancerre sans qu'il eût sujet de s'en plaindre. Il faut que je m'en retourne, continua M. de Clèves, pour voir ce malheureux et je crois qu'il faut que vous reveniez aussi à Paris. Il est temps que vous voy[i]ez le monde, et que vous receviez ce nombre infini de visites dont aussi bien vous ne sauriez vous dispenser. Mme de Clèves consentit à son retour et elle revint le lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur M. de Nemours qu'elle n'avait été; tout ce que lui avait dit Mme de Chartres en mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui lui faisait croire qu'ils étaient entièrement effacés. Dès le même soir qu'elle fut arrivée, Mme la dauphine la vint voir, et après lui avoir témoigné la part qu'elle avait prise à son affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées, elle voulait l'instruire de tout ce qui s'était passé à la cour en son absence; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières. - Mais ce que j'ai le plus envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c'est qu'il est certain que M. de Nemours est passionnément amoureux et que ses amis les plus intimes non seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu'ils ne peuvent deviner qui est la personne qu'il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d'une couronne. Mme la dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur l'Angleterre. - J'ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de M. d'Anville, et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérir, hier au soir, M. de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu'il ne peut plus soutenir auprès de la reine d'Angleterre les retardements de M. de Nemours; qu'elle commence à s'en offenser, et qu'encore qu'elle n'eût point donné de parole positive, elle en avait assez dit pour faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à M. de Nemours qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avait fait dans les commencements, ne fit que rire, que badiner et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l'Europe condamnerait son imprudence, s'il hasardait d'aller en Angleterre comme un prétendu mari de la reine sans être assuré du succès. - Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps de faire ce voyage présentement que le roi d'Espagne fait de si grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas un rival bien redoutable dans une galanterie, mais je pense que dans un mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelque chose. - Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le roi, mais vous n'aurez rien à lui disputer; je sais qu'il a d'autres pensées; et, quand il n'en aurait pas, la reine Marie s'est trop mal trouvée du joug de l'Espagne pour croire que sa soeur le veuille reprendre, et qu'elle se laisse éblouir à l'éclat de tant de couronnes jointes ensemble. - Si elle ne s'en laisse pas éblouir, repartit M. de Nemours, il y a apparence qu'elle voudra se rendre heureuse par l'amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà quelques années; il était aussi aimé de la reine Marie, qui l'aurait épousé, du consentement de toute l'Angleterre, sans quelle connût que la jeunesse et la beauté de sa soeur Elisabeth le touchaient davantage que l'espérance de régner. Votre Majesté sait que les violentes jalousies qu'elle en eut la portèrent à les mettre l'un et l'autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le roi d'Espagne. Je crois qu'Elisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord, et qu'elle choisira un homme qu'elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souffert, pour elle, plutôt qu'un autre qu'elle n'a jamais vu. - Je serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivait encore, mais j'ai su, depuis quelques jours, qu'il est mort à Padoue, où il était relégué. Je vois bien, ajouta-t-il en quittant M. de Nemours, qu'il faudrait faire votre mariage comme on ferait celui de M. le dauphin, et envoyer épouser la reine d'Angleterre par des ambassadeurs. M. d'Anville et M. le vidame, qui étaient chez le roi avec M. de Nemours, sont persuadés que c'est cette même passion dont il est occupé, qui le détourne d'un si grand dessein. Le vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à Mme de Martigues que ce prince est tellement changé, qu'il ne le reconnaÃt plus, et ce qui l'étonne davantage, c'est qu'il ne lui voit aucun commerce, ni aucunes heures particulières où il se dérobe, en sorte qu'il croit qu'il n'a point d'intelligence avec la personne qu'il aime, et c'est ce qui fait méconnaÃtre M. de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point à son amour. Quel poison, pour Mme de Clèves, que le discours de Mme la dauphine! Le moyen de ne se pas reconnaÃtre pour cette personne dont on ne savait point le nom et le moyen de n'être pas pénétrée de reconnaissance et de tendresse; en apprenant, par une voie qui ne lui pouvait être suspecte; que ce prince, qui touchait déjà son coeur, cachait sa passion à tout le monde et négligeait pour l'amour d'elle les espérances d'une couronne? Aussi ne peut-on représenter ce qu'elle sentit, et le trouble qui s'éleva dans son âme. Si Mme la dauphine l'eût regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu'elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes, mais, comme elle n'avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion. - M. d'Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire, m'a appris tout ce détail, m'en croit mieux instruite que lui; et il a une si grande opinion de mes charmes qu'il est persuadé que je suis la seule personne qui puisse faire de si grands changements en M. de Nemours. Ces dernières paroles de Mme la dauphine donnèrent une autre sorte de trouble, à Mme de Clèves, que celui qu'elle avait eu quelques moments auparavant. - Je serais aisément de l'avis de M. d'Anville, répondit-elle, et il y a beaucoup d'apparence, madame, qu'il ne faut pas moins qu'une princesse telle que vous pour faire mépriser la reine d'Angleterre. - Je vous l'avouerais si je le savais, repartit Mme la dauphine, et je le saurais s'il était véritable. Ces sortes, de passions n'échappent point à la vue de celles qui les causent, elles s'en aperçoivent les premières. M. de Nemours ne m'a jamais témoigné que de légères complaisances, mais il y a néanmoins une si grande différence de la manière dont il a vécu avec moi à celle dont il y vit présentement que je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l'indifférence qu'il a pour la couronne d'Angleterre. Je m'oublie avec vous, ajouta Mme la dauphine, et je ne me souviens pas qu'il faut que j'aille voir Madame. Vous savez que la paix est quasi conclue, mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne n'a voulu passer aucun article qu'à condition d'épouser cette princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s'y résoudre; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu'elle sera inconsolable; ce n'est pas une chose qui puisse plaire d'épouser un homme de l'âge et de l'humeur du roi d'Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté et qui s'attendait d'épouser un jeune prince pour qui elle a de l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si le roi trouvera en elle toute l'obéissance qu'il désire; il m'a chargée de la voir parce qu'il sait qu'elle m'aime et qu'il croit que j'aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente; j'irai me réjouir avec Madame, soeur du roi. Tout est arrêté pour son mariage avec M. de Savoie, et il sera ici dans peu de temps. Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie si entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu'on ne l'a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangers que nous n'avons pas de médiocres beautés. Après ces paroles; Mme la dauphine quitta Mme de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jours suivants, le roi et les reines allèrent voir Mme de Clèves. M. de Nemours, qui avait attendu son retour avec une extrême impatience et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l'heure que tout le monde en sortirait et qu'apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortaient. Cette princesse était sur son lit, il faisait chaud, et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur, qui ne diminuait pas sa beauté. Il s'assit vis-à -vis d'elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Mme de Clèves n'était pas moins interdite, de sorte qu'ils gardèrent assez longtemps le silence. Enfin, M. de Nemours prit la parole et lui fit des compliments sur son affliction; Mme de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu'elle avait faite, et enfin, elle dit que, quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte impression que son humeur en serait changée. - Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit M. de Nemours, font de grands changements dans l'esprit, et, pour moi, je ne reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même Mme la dauphine m'en parlait encore hier. - Il est vrai, repartit Mme de Clèves, qu'elle l'a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose. - Je ne suis pas fâché, madame, répliqua M. de Nemours, qu'elle s'en soit aperçue, mais je voudrais qu'elle ne fût pas seule à s'en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n'ose donner d'autres marques de la passion qu'on a pour elles que par les choses qui ne les regardent point, et, n'osant leur faire paraÃtre qu'on les aime, on voudrait du moins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé de personne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beauté, dans quelque rang qu'elle pût être, que l'on ne regardât avec indifférence, et qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d'ordinaire de la passion qu'on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu'on prend de leur plaire et de les chercher, mais ce n'est pas une chose difficile pour peu qu'elles soient aimables; ce qui est difficile, c'est de ne s'abandonner pas au plaisir de les suivre, c'est de les éviter, par la peur de laisser paraÃtre au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c'est de devenir entièrement opposé à ce que l'on était, et de n'avoir plus d'ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l'un et de l'autre. Mme de Clèves entendait aisément la part qu'elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu'elle devait y répondre et ne les pas souffrir. Il lui semblait aussi qu'elle ne devait pas les entendre, ni témoigner qu'elle les prÃt pour elle. Elle croyait devoir parler et croyait ne devoir rien dire. Le discours de M. de Nemours lui plaisait et l'offensait quasi également, elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait penser Mme la dauphine, elle y trouvait quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maÃtresse. Les paroles les plus obscures d'un homme qui plaÃt donnent plus d'agitation que des déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaÃt pas. Elle demeurait donc sans répondre et M. de Nemours se fût aperçu de son silence, dont il n'aurait peut être pas tiré de mauvais présages, si l'arrivée de M. de Clèves n'eût fini la conversation et sa visite. Ce prince venait conter à sa femme des nouvelles de Sancerre, mais elle n'avait pas une grande curiosité pour la suite de cette aventure. Elle était si occupée de ce qui [venait de se passer], qu'à peine pouvait-elle cacher la distraction de son esprit. Quand elle fut en liberté de rêver, elle connut bien qu'elle s'était trompée lorsqu'elle avait cru avoir plus que de l'indifférence pour M. de Nemours. Ce qu'il lui avait dit avait fait toute l'impression qu'il pouvait souhaiter et l'avait entièrement persuadée de sa passion. Les actions de ce prince s'accordaient trop bien avec ses paroles pour laisser quelque doute à cette princesse. Elle ne se flatta plus de l'espérance de ne le pas aimer, elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque. C'était une entreprise difficile dont elle connaissait déjà les peines; elle savait que le seul moyen d'y réussir était d'éviter la présence de ce prince, et, comme son deuil lui donnait lieu d'être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n'aller plus dans les lieux où il la pouvait voir. Elle était dans une tristesse profonde; la mort de sa mère en paraissait la cause, et l'on n'en cherchait point d'autre. M. de Nemours était désespéré de ne la voir presque plus, et, sachant qu'il ne la trouverait dans aucune assemblée et dans aucun des divertissements où était toute la Cour, il ne pouvait se résoudre d'y paraÃtre; il feignit une grande passion pour la chasse, et il en faisait des parties les mêmes jours qu'il y avait des assemblées chez les reines. Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte pour demeurer chez lui et pour éviter d'aller dans tous les lieux où il savait bien que Mme de Clèves ne serait pas. M. de Clèves fut malade à peu près dans le même temps. Mme de Clèves ne sortit point de sa chambre pendant son mal, mais, quand il se porta mieux, qu'il vit du monde, et entre autres M. de Nemours qui, sur rien à changer le prétexte d'être encore faible, y passait la plus grande partie du jour, elle trouva qu'elle n'y pouvait plus demeurer; elle n'eut pas néanmoins la force d'en sortir les premières fois qu'il y vint. Il y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait vu, pour se résoudre à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de lui faire entendre par des discours qui ne semblaient que généraux, mais qu'elle entendait néanmoins parce qu'ils avaient du rapport à ce qu'il lui avait dit chez elle, qu'il allait à la chasse pour rêver et qu'il n'allait point aux assemblées parce quelle n'y était pas. Elle exécuta enfin la résolution qu'elle avait prise de sortir de chez son mari lorsqu'il y serait; ce fut toutefois en se faisant une extrême violence. Ce prince vit bien qu'elle le fuyait, et en fut sensiblement touché. M. de Clèves ne prit pas grade d'abord à la conduite de sa femme, mais enfin il s'aperçut qu'elle ne voulait pas être dans sa chambre lorsqu'il y avait du monde. Il lui en parla, et elle lui répondit qu'elle ne croyait pas que la bienséance voulût qu'elle fût tous les soirs avec ce qu'il y avait de plus jeune à la cour; qu'elle le suppliait de trouver bon qu'elle fÃt une vie plus retirée qu'elle n'avait accoutumé; que la vertu et la présence de sa mère autorisaient beaucoup de choses qu'une femme de son âge ne pouvait soutenir. M de Clèves, qui avait naturellement beaucoup de douceur et de complaisance pour sa femme, n'en eut pas en cette occasion, et il lui dit qu'il ne voulait pas absolument qu'elle changeât de conduite. Elle fut prête de lui dire que le bruit était dans le monde que M. de Nemours était amoureux d'elle, mais elle n'eut pas la force de le nommer. Elle sentit aussi de la honte de se vouloir servir d'une fausse raison et de déguiser la vérité à un homme qui avait si bonne opinion d'elle. Quelques jours après, le roi était chez la reine à l'heure du cercle L'on parla des horoscopes et des prédictions les opinions étaient partagées sur la croyance que l'on y devait donner. La reine y ajoutait beaucoup de foi; elle soutint qu'après tant de choses qui avaient été prédites, et que l'on avait vu arriver, on ne pouvait douter qu'il n'y eut quelque certitude dans cette science. D'autres soutenaient que, parmi ce nombre infini de prédictions, le peu qui se [trouvait] véritable, faisait bien voir que ce n'était qu'un effet du hasard. - J'ai eu autrefois beaucoup de curiosité pour l'avenir, dit le roi, mais on m'a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblables que je suis demeuré convaincu que l'on ne peut rien savoir de véritable. Il y a quelques années qu'il vint ici un homme d'une grande réputation dans l'astrologie. Tout le monde l'alla voir; j'y allai comme les autres, mais sans lui dire qui j'étais, et je menai M. de Guise et d'Escars; je les fis passer les premiers. L'astrologue néanmoins s'adressa d'abord à moi, comme s'il m'eût jugé le maÃtre des autres. Peut-être qu'il me connaissait; cependant il me dit une chose qui ne me convenait pas, s'il m'eût connu. Il me prédit que je serais tué en duel. Il dit ensuite à M. de Guise qu'il serait tué par derrière et à d'Escars qu'il aurait la tête cassée d'un coup de pied de cheval. M. de Guise s'offensa quasi de cette prédiction, comme si on l'eût accusé de devoir fuir. D'Escars ne fut guère satisfait de trouver qu'il devait finir par un accident si malheureux. Enfin nous sortÃmes tous très mal contents de l'astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à M. de Guise et à d'Escars, mais il n'y a guère d'apparence que je sois tué en duel. Nous venons de faire la paix, le roi d'Espagne et moi, et, quand nous ne l'aurions pas faite, je doute que nous nous battions, et que je fisse appeler comme le roi mon père fit appeler Charles-Quint. Après le malheur que le roi conta qu'on lui avait prédit, ceux qui avaient soutenu l'astrologie, en abandonnèrent le parti et tombèrent d'accord qu'il n'y fallait donner aucune croyance. - Pour moi, dit tout haut M. de Nemours, je suis l'homme du monde qui dois le moins y en avoir, et, se tournant vers Mme de Clèves, auprès de qui il était On m'a prédit, lui dit-il tout bas, que je serais heureux par les bontés de la personne du monde pour qui j'aurais la plus violente et la plus respectueuse passion. Vous pouvez jugez, madame, si je dois croire aux prédictions. Mme la dauphine qui crut, parce que M. de Nemours avait dit tout haut, que ce qu'il disait tout bas était quelque fausse prédiction qu'on lui avait faite, demanda à ce prince ce qu'il disait à Mme de Clèves. S'il eût eu moins de présence d'esprit, il eût été surpris de cette demande. Mais prenant la parole sans hésiter - Je lui disais, madame, répondit-il, que l'on m'a prédit que je serais élevé à une si haute fortune, que je n'oserais même y prétendre. - Si l'on ne vous a fait que cette prédiction, repartit Mme la dauphine en souriant, et pensant à l'affaire d'Angleterre, je ne vous conseille pas de décrier l'astrologie, et vous pourriez trouver des raisons pour la soutenir. Mme de Clèves comprit bien ce que voulait dire Mme la dauphine; mais elle entendait bien aussi que la fortune dont M. de Nemours voulait parler, n'était pas d'être roi d'Angleterre. Comme il y avait déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il fallait qu'elle commençât à paraÃtre dans le monde et à faire sa cour comme elle avait accoutumé. Elle voyait M. de Nemours chez Mme la dauphine elle le voyait chez M. de Clèves, où il venait souvent avec d'autres personnes de qualité de son âge, afin de ne se pas faire remarquer, mais elle ne le voyait plus qu'avec un trouble dont il s'apercevait aisément. Quelque application qu'elle eût à éviter ses regards et à lui parler moins qu'à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d'un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu'il ne lui était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s'en fût peut-être pas aperçu, mais il avait déjà été aimé tant de fois qu'il était difficile qu'il ne connût pas quand on l'aimait. Il voyait bien que le chevalier de Guise était son rival, et ce prince connaissait que M. de Nemours était le sien. Il était le seul homme de la Cour qui eût démêlé cette vérité, son intérêt l'avait rendu plus clairvoyant que les autres, la connaissance qu'il[s] avaient de leurs sentiments, leur donnait une aigreur qui paraissait en toutes choses sans éclater néanmoins par aucun démêlé, mais ils étaient opposés en tout. Ils étaient toujours de différent parti dans les courses de bague, dans les combats, à la barrière et dans tous les divertissements où le roi s'occupait, et leur émulation était si grande qu'elle ne se pouvait cacher. L'affaire d'Angleterre revenait souvent dans l'esprit de Mme de Clèves; il lui semblait que M. de Nemours ne résisterait point aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec peine que ce dernier n'était point encore de retour, et elle attendait avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée avec soin de l'état de cette affaire, mais le même sentiment qui lui donnait de la curiosité, l'obligeait à la cacher et elle s'enquérait seulement de la beauté, de l'esprit et de l'humeur de la reine Elisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roi, qu'elle trouva plus beau qu'elle n'avait envie de le trouver, et elle ne put s'empêcher de dire qu'il était flatté. - Je ne le crois pas, reprit Mme la dauphine qui était présente, cette princesse à la réputation d'être belle et d'avoir un esprit fort au-dessus du commun, et je sais bien qu'on me l'a proposée toute ma vie pour exemple. Elle doit être aimable, si elle ressemble à Anne de Boulen, sa mère. Jamais femme n'a eu tant de charmes et tant d'agrément dans sa personne et dans son humeur. J'ai ouï dire que son visage avait quelque chose de vif et de singulier, et qu'elle n'avait aucune ressemblance avec les autres beautés anglaises. - Il me semble aussi, reprit Mme de Clèves, que l'on dit qu'elle était née en France, - Ceux qui l'on crut se sont trompés, répondit Mme la dauphine, et je vais vous conter son histoire en peu de mots. Elle était d'une bonne maison d'Angleterre. Henri VIII avait été amoureux de sa soeur et de sa mère, et l'on a même soupçonné qu'elle était sa fille. Elle vint ici avec la soeur de Henri VII, qui épousa le roi Louis XII. Cette princesse, qui était jeune et galante, eut beaucoup de peine à quitter la Cour de France après la mort de son mari, mais Anne de Boulen, qui avait les mêmes inclinations que sa maÃtresse, ne se put résoudre à en partir. Le feu roi en était amoureux, et elle demeura fille d'honneur de la reine Claude. Cette reine mourut, et Mme Marguerite, soeur du roi, duchesse d'Alençon, et depuis reine de Navarre, dont vous avez vu les contes, la prit auprès d'elle, et elle prit auprès de cette princesse les teintures de la religion nouvelle. Elle retourna ensuite en Angleterre et y charma tout le monde; elle avait les manières de France qui plaisent à toutes les nations; elle chantait bien, elle dansait admirablement; on la mit fille de la reine Catherine d'Aragon, et le roi Henri VIII en devint éperdument amoureux. Le cardinal de Wolsey, son favori et son premier ministre, avait prétendu au pontificat et, mal satisfait de l'empereur, qui ne l'avait pas soutenu dans cette prétention, il résolut de s'en venger, et d'unir le roi, son maÃtre, à la France. Il mit dans l'esprit de Henri VIII que son mariage avec la tante de l'empereur était nul et lui proposa d'épouser la duchesse d'Alençon, dont le mari venait de mourir. Anne de Boulen, qui avait de l'ambition, regarda ce divorce comme un chemin qui la pouvait conduire au trône. Elle commença à donner au roi d'Angleterre des impressions de la religion de Luther et engagea le feu roi à favoriser à Rome le divorce de Henri, sur l'espérance du mariage de Mme d'Alençon. Le cardinal de Wolsey si fit députer en France sur d'autres prétextes pour traiter cette affaire, mais son maÃtre ne put se résoudre à souffrir qu'on en fÃt seulement la proposition et il lui envoya un ordre, à Calais, de ne point parler de ce mariage. Au retour de France, le cardinal de Wolsey fut reçu avec des honneurs pareils à ceux que l'on rendait au roi même; jamais favori n'a porté l'orgueil et la vanité à un si haut point. Il ménagea une entrevue entre les deux rois, qui se fit à Boulogne. François Ier donna la main à Henri VIII, qui ne la voulait point recevoir. Ils se traitèrent tour à tour avec une magnificence extraordinaire, et se donnèrent des habits pareils à ceux qu'ils avaient fait faire pour eux-mêmes. Je me souviens d'avoir ouï-dire que ceux que le feu roi envoya au roi d'Angleterre étaient de satin cramoisi, chamarré en triangle, avec des perles, et des diamants, et la robe de velours blancs bordé d'or. Après avoir été quelques jours à Boulogne, ils allèrent encore à Calais. Anne de Boulen était logée chez Henri VIII avec le train d'une reine, et François Ier lui fit les mêmes présents et lui rendit les mêmes honneurs que si elle l'eût été. Enfin, après une passion de neuf années, Henri l'épousa sans attendre la dissolution de son premier mariage, qu'il demandait à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations contre lui avec précipitation et Henri en fut tellement irrité qu'il se déclara chef de la religion et entraÃna toute l'Angleterre dans le malheureux changement où vous la voyez. Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de sa grandeur; car, lorsqu'elle la croyait plus assurée par la mort de Catherine d'Aragon, un jour qu'elle assistait avec toute la cour à des courses de bague que faisait le vicomte de Rochefort, son frère, le roi en fut frappé d'une telle jalousie, qu'il quitta brusquement le spectacle, s'en vint à Londres et laissa ordre d'arrêter la reine, le vicomte de Rochefort et plusieurs autres, qu'il croyait amants ou confidents de cette princesse. Quoique cette jalousie parût née dans ce moment, il y avait déjà quelque temps qu'elle lui avait été inspirée par la vicomtesse de Rochefort qui, ne pouvant souffrir la liaison étroite de son mari avec la reine, la fit regarder au roi comme une amitié criminelle, en sorte que ce prince qui, d'ailleurs, était amoureux de Jeanne Seymour, ne songea qu'à se défaire d'Anne de Boulen. En moins de trois semaines, il fit faire le procès à cette reine et à son frère, leur fit couper la tête et épousa Jeanne Seymour. Il eut ensuite plusieurs femmes, qu'il répudia ou qu'il fit mourir, et entre autres Catherine Howard, dont la [vi]comtesse de Rochefort était confidente, et qui eut la tête coupée avec elle. Elle fut ainsi punie des crimes qu'elle avait supposés à Anne de Boulen, et Henri VIII mourut, étant devenu d'une grosseur prodigieuse. Toutes les dames, qui étaient présentes au récit de Mme dauphine, la remercièrent de les avoir si bien instruites de la cour d'Angleterre, et entre autres Mme de Clèves, qui ne put s'empêcher de lui faire encore plusieurs questions sur la reine Elisabeth. La reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour pour les envoyer à la reine sa mère. Le jour qu'on achevait celui de Mme de Clèves, Mme la dauphine vint passer l'après-dÃnée chez elle. M. de Nemours ne manqua pas de s'y trouver; il ne laissait échapper aucune occasion de voir Mme de Clèves sans laisser paraÃtre néanmoins qu'il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là , qu'il en serait devenu amoureux, quand il ne l'aurait pas été. Il n'osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu'on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le plaisir qu'il avait à l[a]regarder. Mme la dauphine demanda à M. de Clèves un petit portrait qu'il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l'on achevait; tout le monde vit son sentiment de l'un et de l'autre, et Mme de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui que l'on venait d'apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait de la boÃte où il était et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table. Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d'avoir le portrait de Mme de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l'envie de le dérober à un mari qu'il croyait tendrement aimé, et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu'un autre. Mme la dauphine était assise sur le lit et parlait bas à Mme de Clèves, qui était debout devant elle. Mme de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n'était qu'à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table; qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait, et elle en fut si troublée que Mme la dauphine remarqua qu'elle ne l'écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu'elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles, il rencontra les yeux de Mme de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu'il n'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire. Mme de Clèves n'était pas peu embarrassée. La raison voulait qu'elle demandât son portrait, mais, en le demandant publiquement, c'était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c'était quasi l'engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait faire sans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause, s'approcha d'elle et lui dit tout bas - Si vous avez vu ce que j'ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l'ignorez, je n'ose vous en demander davantage. Et il se retira après ces paroles et n'attendit point sa réponse. Mme la dauphine sortit pour s'aller promener, suivie de toutes les dames, et M. de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d'avoir un portrait de Mme de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable; il aimait la plus aimable personne de la cour, il s'en faisait aimer malgré elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d'embarras que cause l'amour dans l'innocence de la première jeunesse. Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin; comme on trouvait la boÃte où il devait être, l'on ne soupçonna point qu'il eût été dérobé, et l'on crut qu'il était tombé par hasard. M. de Clèves était affligé de cette perte et, après qu'on eut encore cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d'une manière qui faisait voir qu'il ne le pensait pas, qu'elle avait sans doute quelque amant caché à qui elle avait donné ce portrait ou qui l'avait dérobé, et qu'un autre qu'un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boÃte. Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans l'esprit de Mme de Clèves. Elles lui donnèrent des remords, elle fit réflexion à la violence de l'inclination qui l'entraÃnait vers M. de Nemours, elle trouva qu'elle n'était plus maÃtresse de ses paroles et de son visage; elle pensa que Lignerolles était revenu; qu'elle ne craignait plus l'affaire d'Angleterre; qu'elle n'avait plus de soupçons sur Mme la dauphine; qu'enfin il n'y avait plus rien qui la pût défendre et qu'il n'y avait de sûreté pour elle qu'en s'éloignant. Mais, comme elle n'était pas maÃtresse de s'éloigner, elle se trouvait dans une grande extrémité et prête à tomber dans ce qui lui paraissait le plus grand des malheurs, qui était de laisser voir à M. de Nemours l'inclination qu'elle avait pour lui. Elle se souvenait de tout ce que Mme de Chartres lui avait dit en mourant et des conseils qu'elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque difficiles qu'ils pussent être, plutôt que de s'embarquer dans une galanterie. Ce que M. de Clèves lui avait dit sur la sincérité, en parlant de Mme de Tournon; lui revint dans l'esprit; il lui sembla qu'elle lui devait avouer l'inclination qu'elle avait pour M. de Nemours. Cette pensée l'occupa longtemps; ensuite elle fut étonnée de l'avoir eue, elle y trouva de la folie, et retomba dans l'embarras de ne savoir quel parti prendre. La paix était signée; Mme Elisabeth, après beaucoup de répugnance, s'était résolue à obéir au roi son père. Le duc d'Albe avait été nommé pour venir l'épouser au nom du roi catholique, et il devait bientôt arriver. L'on attendait le duc de Savoie, qui venait épouser Madame, soeur du roi, et dont les noces se devaient faire en même temps. Le roi ne songeait qu'à rendre ces noces célèbres par des divertissements où il pût faire paraÃtre l'adresse et la magnificence de sa cour. On proposa tout ce qui se pouvait faire de plus grand pour des ballets et des comédies, mais le roi trouva ces divertissements trop particuliers, et il en voulut d'un plus grand éclat. Il résolut de faire un tournoi, où les étrangers seraient reçus, et dont le peuple pourrait être spectateur. Tous les princes et les jeunes seigneurs entrèrent avec joie dans le dessein du roi, et surtout le duc de Ferrare, M. de Guise et M. de Nemours, qui surpassaient tous les autres dans ces sortes d'exercices. Le roi les choisit pour être avec lui les quatre tenants du tournoi. L'on fit publier, pu tout le royaume, qu'en la ville de Paris le pas était ouvert, au quinzième juin, par Sa Majesté Très-Chrétienne et par les princes Alphonse d'Este, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc de Guise et Jacques de Savoie, duc de Nemours, pour être tenu contre tous venants, à commencer le premier combat, à cheval en lice, en double pièce, quatre coups de lance et un pour les dames; le deuxième combat, à coups d'épée, un à un ou deux à deux, à la volonté des maÃtres d[e] camp; le troisième combat à pied, trois coups de pique et six coups d'épée; que les tenants fourniraient de lances, d'épées et de piques, au choix des assaillants; et que, si en courant on donnait au cheval, on serait mis hors des rangs; qu'il y aurait quatre maÃtres de camp pour donner les ordres et que ceux des assaillants qui auraient le plus rompu et le mieux fait, auraient un prix dont la valeur serait à la discrétion des juges; que tous les assaillants, tant français qu'étrangers, seraient tenus de venir toucher à l'un des écus qui seraient pendus au perron au bout de la lice, ou à plusieurs, selon leur choix; que là ils trouveraient un officier d'armes, qui les recevrait pour les enrôler selon leur rang et selon les écus qu'ils auraient touchés; que les assaillants seraient tenus de faire apporter par un gentilhomme leur écu, avec leurs armes, pour le pendre au perron trois jours avant le commencement du tournoi; qu'autrement, ils n'y seraient point reçus sans le congé des tenants. On fit faire une grande lice proche de la Bastille qui venait du château des Tournelles, qui traversait la rue Saint-Antoine et qui allait rendre aux écuries royales. Il y avait des deux côtés des échafauds et des amphithéâtres, avec des loges couvertes qui formaient des espèces de galeries qui faisaient un très bel effet à la vue et qui pouvaient contenir un nombre infini de personnes. Tous les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leur était nécessaire pour paraÃtre avec éclat et pour mêler, dans leurs chiffres ou dans leurs devises, quelque chose de galant qui eût rapport aux personnes qu'ils aimaient. Peu de jours avant l'arrivée du duc d'Albe, le roi fit une partie de paume avec M. de Nemours, le chevalier de Guise et le vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, suivies de toutes les dames et, entre autres, de Mme de Clèves. Après que la partie fut finie, comme l'on sortait du jeu de paume, Chastelart s'approcha de la reine dauphine et lui dit que le hasard lui venait de mettre entre les mains une lettre de galanterie qui était tombée de la poche de M. de Nemours. Cette reine, qui avait toujours de la curiosité pour ce qui regardait ce prince, dit à Chastelart de la lui donner; elle la prit et suivit la reine, sa belle-mère, qui s'en allait avec le roi voir travailler à la lice. Après que l'on y eut été quelque temps, le roi fit amener des chevaux qu'il avait fait venir depuis peu. Quoiqu'ils ne fussent pas encore dressés, il les voulut monter, et en fit donner à tous ceux qui l'avaient suivi. Le roi et M. de Nemours se trouvèrent sur les plus fougueux; ces chevaux se voulurent jeter l'un à l'autre. M. de Nemours, par la crainte de blesser le roi, recula brusquement et porta son cheval contre un pilier du manège, avec tant de violence que la secousse le fit chanceler. On courut à lui, et on le crut considérablement blessé. Mme de Clèves le crut encore plus blessé que les autres. L'intérêt qu'elle y prenait lui donna une appréhension et un trouble qu'elle ne songea pas à cacher; elle s'approcha de lui avec les reines et, avec un visage si changé qu'un homme moins intéressé que le chevalier de Guise s'en fût aperçu; aussi le remarqua-t-il aisément, et il eut bien plus d'attention à l'état où était Mme de Clèves qu'à celui où était M. de Nemours. Le coup que ce prince s'était donné lui causa un si grand éblouissement, qu'il demeura quelque temps la tête penchée sur ceux qui le soutenaient. Quand il la releva, il vit d'abord Mme de Clèves; il connut sur son visage la pitié quelle avait de lui, et il la regarda d'une sorte qui put lui faire juger combien il en était touché. Il fit ensuite des remerciements aux reines de la bonté qu'elles lui témoignaient, et des excuses de l'état où il avait été devant elles. Le roi lui ordonna de s'aller reposer. Mme de Clèves, après être remise de la frayeur qu'elle avait eue, fit bientôt réflexion aux marques qu'elle en avait données. Le chevalier de Guise ne laissa pas longtemps dans l'espérance que personne ne s'en serait aperçu; il lui donna la main pour la conduire hors de la lice. - Je suis plus à plaindre que M. de Nemours, madame, lui dit-il; pardonnez-moi si je sors de ce profond respect que j'ai toujours eu pour vous, et si je vous fais paraÃtre la vive douleur que je sens de ce que je viens de voir; c'est la première fois que j'ai été assez hardi pour vous parler et ce sera aussi la dernière. La mort, ou du moins un éloignement éternel, m'ôteront d'un lieu où je ne puis plus vivre, puisque je viens de perdre la triste consolation de croire que tous ceux qui osent vous regarder sont aussi malheureux que moi. Mme de Clèves ne répondit que quelques paroles mal arrangées, comme si elle n'eût pas entendu ce que signifiaient celles du chevalier de Guise. Dans un autre temps elle aurait été offensée qu'il lui eût parlé des sentiments qu'il avait pour elle, mais dans ce moment elle ne sentit que l'affliction de voir qu'il s'était aperçu de ceux qu'elle avait pour M. de Nemours. Le chevalier de Guise en fit si convaincu et si pénétré de douleur, que, dès ce jour, il prit la résolution de ne penser jamais à être aimé de Mme de Clèves. Mais pour quitter cette entreprise, qui lui avait paru si difficile et si glorieuse, il en fallait quelque autre dont la grandeur pût l'occuper. Il se mit dans l'esprit de prendre Rhodes, dont il avait déjà eu quelque pensée, et, quand la mort l'ôta du monde dans la fleur de sa jeunesse et dans le temps qu'il avait acquis la réputation d'un des plus grands princes de son siècle, le seul regret qu'il témoigna de quitter la vie, fut de n'avoir pu exécuter une si belle résolution, dont il croyait le succès infaillible par tous les soins qu'il en avait pris. Mme de Clèves, en sortant de la lice, alla chez la reine, l'esprit bien occupé de ce qui s'était passé. M. de Nemours y vint peu de temps après, habillé magnifiquement, et comme un homme qui ne se sentait pas de l'accident qui lui était arrivé. Il paraissait même plus gai que de coutume; et la joie de ce qu'il croyait avoir vu, lui donnait un air qui augmentait encore son agrément. Tout le monde fut surpris lorsqu'il entra, et il n'y eut personne qui ne lui demandât de ses nouvelles, excepté Mme de Clèves qui demeura auprès de la cheminée sans faire semblant de le voir. Le roi sortit d'un cabinet où il était et, le voyant parmi les autres, il l'appela pour lui parler de son aventure. M. de Nemours passa auprès de Mme de Clèves et lui dit tout bas - J'ai reçu aujourd'hui des marques de votre pitié, madame, mais ce n'est pas de celles dont je suis le plus digne. Mme de Clèves s'était bien doutée que ce prince s'était aperçu de la sensibilité qu'elle avait eue pour lui, et ses paroles lui firent voir qu'elle ne s'était pas trompée. Ce lui était une grande douleur de voir quelle n'était plus maÃtresse de cacher ses sentiments et de les avoir laissés paraÃtre au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que M. de Nemours les connût, mais cette dernière douleur n'était pas si entière et elle était mêlée de quelque sorte de douceur. La reine dauphine, qui avait une extrême impatience de savoir ce qu'il y avait dans la lettre que Chastelart lui avait donnée, s'approcha de Mme de Clèves - Allez lire cette lettre, lui dit-elle, elle s'adresse à M. de Nemours et, selon les apparences, elle est de cette maÃtresse pour qui il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvez lire présentement, gardez-là ; venez ce soir à mon coucher pour me la rendre et pour me dire si vous en connaissez l'écriture. Mme la dauphine quitta Mme de Clèves après ces paroles et la laissa si étonnée et dans un si grand saisissement, qu'elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. L'impatience et le trouble où elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine; elle s'en alla chez elle, quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait accoutumé de se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main tremblante; ses pensées étaient si confuses qu'elle n'en avait aucune distincte, et elle se trouvait dans une sorte de douleur insupportable, qu'elle ne connaissait point et qu'elle n'avait jamais sentie. Sitôt qu'elle fut dans son cabinet, elle ouvrit cette lettre, et la trouva telle Lettre Je vous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changement qui vous paraÃt en moi soit un effet de ma légèreté; je veux vous apprendre que votre infidélité en est la cause. Vous êtes bien surpris que je vous parle de votre infidélité; vous me l'aviez cachée avec tant d'adresse, et j'ai pris tant de soin de vous cacher que je la savais, que vous avez raison d'être étonné qu'elle me soit connue. Je suis surprise moi-même que j'aie pu ne vous en rien faire paraÃtre. Jamais douleur n'a été pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente; je ne vous cachais plus celle que j'avais pour vous et, dans le temps que je vous la laissais voir tout entière, j'appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre et que, selon toutes les apparences, vous me sacrifiez à cette nouvelle maÃtresse. Je le sus le jour de la course de bague; c'est ce qui fit que je n'y allai point. Je feignis d'être malade pour cacher le désordre de mon esprit, mais je le devins en effet, et mon corps ne put supporter une si violente agitation. Quand je commençai à me porter mieux, je feignis encore d'être fort mal, afin d'avoir un prétexte de ne vous point voir et de ne vous point écrire. Je voulus avoir du temps pour résoudre de quelle sorte j'en devais user avec vous; je pris et je quittai vingt fois les mêmes résolutions, mais enfin je vous trouvai indigne de voir ma douleur, et je résolus de ne vous la point faire paraÃtre. Je voulus blesser votre orgueil en vous faisant voir que ma passion s'affaiblissait d'elle-même. Je crus diminuer par là le prix du sacrifice que vous en faisiez, je ne voulus pas que vous eussiez le plaisir de montrer combien je vous aimais pour en paraÃtre plus aimable. Je résolus de vous écrire des lettres tièdes et languissantes pour jeter dans l'esprit de celle à qui vous les donniez que l'on cessait de vous aimer. Je ne voulus pas qu'elle eût le plaisir d'apprendre que je savais qu'elle triomphait de moi, ni augmenter son triomphe par mon désespoir et par mes reproches. Je pensai que je ne vous punirais pas assez en rompant avec vous et que je ne vous donnerais qu'une légère douleur si je cessais de vous aimer lorsque vous ne m'aimiez plus. Je trouvai qu'il fallait que vous m'aimassiez pour sentir le mal de n'être point aimé, que j'éprouvais si cruellement. Je crus que, si quelque chose pouvait rallumer les sentiments que vous aviez eus pour moi, c'était de vous faire voir que les miens étaient changés, mais de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n'eusse pas eu la force de vous l'avouer. Je m'arrêtai à cette résolution, mais qu'elle me fut difficile à prendre, et qu'en vous revoyant elle me parut impossible à exécuter! Je fus prête cent fois à éclater par mes reproches et par mes pleurs; l'état où j'étais encore par ma santé, me servit à vous déguiser mon trouble et mon affliction. Je fus soutenue ensuite par le plaisir de dissimuler avec vous, comme vous dissimuliez avec moi; néanmoins, je me faisais une si grande violence pour vous dire et pour vous écrire que je vous aimais, que vous vÃtes plus tôt que je n'avais eu dessein de vous [le] laisser voir, que mes sentiments étaient changés. Vous en fûtes blessé, vous vous en plaignÃtes. Je tâchai de vous rassurer, mais c'était d'une manière si forcée que vous en étiez encore mieux persuadé que je ne vous aimais plus. Enfin, je fis tout ce que j'avais eu intention de faire. La bizarrerie de votre coeur vous fit revenir vers moi; à mesure que vous voyiez que je m'éloignais de vous. J'ai joui de tout le plaisir que peut donner la vengeance; il m'a paru que vous m'aimiez mieux que vous n'aviez jamais fait, et je vous ai fait voir que je ne vous aimais plus. J'ai eu lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui vous m'aviez quittée. J'ai eu aussi des raisons pour être persuadée que vous ne lui aviez jamais parlé de moi, mais votre retour et votre discrétion n'ont pu réparer votre légèreté. Votre coeur a été partagé entre moi et une autre, vous m'avez trompée; cela suffit pour m'ôter le plaisir d'être aimée de vous; comme je croyais mériter de l'être, et pour me laisser dans cette résolution que j'ai prise de ne vous voir jamais, et dont vous êtes si surpris. Mme de Clèves lut cette lettre et la relut plusieurs fois, sans savoir néanmoins ce qu'elle avait lu. Elle voyait seulement que M. de Nemours ne l'aimait pas comme elle l'avait pensé, et qu'il en aimait d'autres qu'il trompait comme elle. Quelle vue et quelle connaissance pour une personne de son humeur, qui avait une passion violente, qui venait d'en donner des marques à un homme qu'elle en jugeait indigne et à un autre qu'elle maltraitait pour l'amour de lui! Jamais affliction n'a été si piquante et si vive; il lui semblait que ce qui faisait l'aigreur de cette affliction était ce qui s'était passé dans cette journée et que, si M. de Nemours n'eût point eu lieu de croire qu'elle l'aimait, elle ne se fût pas souciée qu'il en eût aimé une autre. Mais elle se trompait elle-même, et ce mal, quelle trouvait si insupportable, était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée. Elle voyait par cette lettre que M. de Nemours avait une galanterie depuis longtemps. Elle trouvait que celle qui avait écrit la lettre avait de l'esprit et du mérite; elle lui paraissait digne d'être aimée; elle lui trouvait plus de courage qu'elle ne s'en trouvait à elle-même et elle enviait la force qu'elle avait eue de cacher ses sentiments à M. de Nemours. Elle voyait, par la fin de la lettre, que cette personne se croyait aimée; elle pensait que la discrétion que ce prince lui avait fait paraÃtre, et dont elle avait été si touchée, n'était peut-être que l'effet de la passion qu'il avait pour cette autre personne à qui il craignait de déplaire. Enfin elle pensait tout ce qui pouvait augmenter son affliction et son désespoir. Quels retours ne fit-elle point sur elle-même! Quelles réflexions sur les conseils que sa mère lui avait donnés! Combien se repentit-elle de ne s'être pas opiniâtrée à se séparer du commerce du monde, malgré M. de Clèves; ou de n'avoir pas suivi la pensée qu'elle avait eue de lui avouer l'inclination qu'elle avait pour M. de Nemours! Elle trouvait qu'elle aurait mieux fait de la découvrir à un mari dont elle connaissait la bonté, et qui aurait eu intérêt à la cacher, que de la laisser voir à un homme qui en était indigne, qui la trompait, qui la sacrifiait peut-être et qui ne pensait à être aimé d'elle que par un sentiment d'orgueil et de vanité. Enfin, elle trouva que tous les maux qui lui pouvaient arriver, et toutes les extrémités où elle se pouvait porter, étaient moindres que d'avoir laissé voir à M. de Nemours qu'elle l'aimait et de connaÃtre qu'il en aimait une autre. Tout ce qui la consolait était de penser au moins, qu'après cette connaissance, elle n'avait plus rien à craindre d'elle-même, et qu'elle serait entièrement guérie de l'inclination qu'elle avait pour ce prince. Elle ne pensa guère à l'ordre que Mme la dauphine lui avait donné de se trouver à son coucher; elle se mit au lit et feignit de se trouver mal, en sorte que, quand M. de Clèves revint de chez le roi, on lui dit qu'elle était endormie, mais elle était bien éloignée de la tranquillité qui conduit au sommeil. Elle passa la nuit sans faire autre chose que s'affliger et relire la lettre qu'elle avait entre les mains. Mme de Clèves n'était pas la seule personne dont cette lettre troublait le repos. Le vidame de Chartres, qui l'avait perdue, et non pas M. de Nemours, en était dans une extrême inquiétude; il avait passé tout le soir chez M. de Guise, qui avait donné un grand souper au duc de Ferrare, son beau-frère, et à toute la jeunesse de la cour. Le hasard fit qu'en soupant on parla de jolies lettres. Le vidame de Chartres dit qu'il en avait une sur lui, plus jolie que toutes celles qui avaient jamais été écrites. On le pressa de la montrer, il s'en défendit. M. de Nemours lui soutint qu'il n'en avait point et qu'il ne parlait que par vanité. Le vidame lui répondit qu'il poussait sa discrétion à bout, que néanmoins il ne montrerait pas la lettre, mais qu'il en lirait quelques endroits, qui feraient juger que peu d'hommes en recevaient de pareilles. En même temps, il voulut prendre cette lettre, et ne la trouva point, il la chercha inutilement, on lui en fit la guerre, mais il parut si inquiet que l'on cessa de lui en parler. Il se retira plus tôt que les autres, et s'en alla chez lui avec impatience, pour voir s'il n'y avait point laissé la lettre qui lui manquait. Comme il la cherchait encore, un premier valet de chambre de la reine le vint trouver pour lui dire que la vicomtesse d'Uzès avait cru nécessaire de l'avertir en diligence que l'on avait dit chez la, reine qu'il était tombé une lettre de galanterie de sa poche pendant qu'il était au jeu de paume; que l'on avait r[a]conté une grande partie de ce qui était dans la lettre; que la reine avait témoigné beaucoup de curiosité de la voir; qu'elle l'avait envoyé demander à un de ses gentilshommes servants, mais qu'il avait répondu qu'il l'avait laissée entre les mains de Chastelart. Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d'autres choses au vidame de Chartres, qui achevèrent de lui donner un grand trouble. Il sortit à l'heure même pour aller chez un gentilhomme qui était un intime de Chastelart; il le fit lever, quoique l'heure fût extraordinaire, pour aller demander cette lettre, sans dire qui était celui qui la demandait et qui l'avait perdue. Chastelart, qui avait l'esprit prévenu qu'elle était à M. de Nemours, et que ce prince était amoureux de Mme la dauphine, ne douta point que ce ne fût lui qui la faisait redemander. Il répondit, avec une maligne joie, qu'il avait remis la lettre entre les mains de la reine dauphine. Le gentilhomme vint faire cette réponse au vidame de Chartres. Elle augmenta l'inquiétude qu'il avait déjà , et y en joignit encore de nouvelles; après avoir été longtemps irrésolu sur ce qu'il devait faire, il trouva qu'il n'y avait que M. de Nemours qui pût lui aider à sortir de l'embarras où il était. Il s'en alla chez lui et entra dans sa chambre que le jour ne commençait qu'à paraÃtre. Ce prince dormait d'un sommeil tranquille; ce qu'il avait vu, le jour précédent, de Mme de Clèves, ne lui avait donné que des idées agréables. Il fut bien surpris de se voir éveillé par le vidame de Chartres, et il lui demanda si c'était pour se venger de ce qu'il lui avait dit pendant le souper qu'il venait troubler son repos. Le vidame lui fit bien juger par son visage qu'il n'y avait rien que de sérieux au sujet qui l'amenait. - Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, lui dit-il. Je sais bien que vous ne m'en devez pas être obligé, puisque c'est dans un temps où j'ai besoin de votre secours, mais je sais bien aussi que j'aurais perdu de votre estime si je vous avais appris tout ce que je vais vous dire, sans que la nécessité m'y eût contraint. J'ai laissé tomber cette lettre dont je parlais hier au soir; il m'est d'une conséquence extrême que personne ne sache qu'elle s'adresse à moi. Elle a été vue de beaucoup de gens qui étaient dans le jeu de paume où elle tomba hier, vous y étiez aussi et je vous demande en grâce de vouloir bien dire que c'est vous qui l'avez perdue. - Il faut que vous croyiez que je n'ai point de maÃtresse, reprit M. de Nemours en souriant, pour me faire une pareille proposition et pour vous imaginer qu'il n'y ait personne avec qui je me puisse brouiller en laissant croire que je reçois de pareilles lettres. - Je vous prie; dit le vidame, écoutez-moi sérieusement. Si vous avez me maÃtresse, comme je n'en doute point, quoique je ne sache pas qui elle est, il vous sera aisé de vous justifier, et je vous en donnerai les moyens infaillibles; quand vous ne vous justifieriez pas auprès d'elle, il ne vous en peut coûter que d'être brouillé pour quelques moments. Mais moi, par cette aventure, je déshonore une personne qui m'a passionnément aimé et qui est une des plus estimables femmes du monde, et, d'un autre côté, je m'attire me haine implacable, qui me coûtera ma fortune et peut-être quelque chose de plus. - Je ne puis entendre tout ce que vous me dites, répondit M. de Nemours; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont couru de l'intérêt qu'une grande princesse prenait à vous, ne sont pas entièrement faux. - Ils ne le sont pas aussi, repartit le vidame de Chartres, et plût à Dieu qu'ils le fussent, je ne me trouverais pas dans l'embarras où je me trouve, mais il faut vous raconter tout ce qui s'est passé, pour vous faire voir tout ce que j'ai à craindre. Depuis que je suis à la cour, la reine m'a toujours traité avec beaucoup de distinction et d'agrément, et j'avais eu lieu de croire qu'elle avait de la bonté pour moi; néanmoins, il n'y avait rien de particulier, et je n'avais jamais songé à avoir d'autres sentiments pour elle que ceux du respect. J'étais même fort amoureux de Mme de Thémines; il est aisé de juger en la voyant qu'on peut avoir beaucoup d'amour pour elle, quand on en est aimé, et je l'étais. Il y a près de deux ans que, comme la cour était à Fontainebleau, je me trouvai deux ou trois fois en conversation avec la reine, à des heures où il y avait très peu de monde. Il me parut que mon esprit lui plaisait et qu'elle entrait dans tout ce que je disais. Un jour, entre autres, on se mit à parler de la confiance. Je dis qu'il n'y avait personne en qui j'en eusse une entière, que je trouvais que l'on se repentait toujours d'en avoir, et que je savais beaucoup de choses dont je n'avais jamais parlé. La reine me dit qu'elle m'en estimait davantage; qu'elle n'avait trouvé personne en France qui eût du secret et que c'était ce qui l'avait le plus embarrassée, parce que cela lui avait ôté le plaisir de donner sa confiance; que c'était une chose nécessaire, dans la vie, que d'avoir quelqu'un à qui on pût parler, et surtout pour les personnes de son rang. Les jours suivants, elle reprit encore plusieurs fois la même conversation, elle m'apprit même des choses assez particulières qui se passaient. Enfin, il me sembla qu'elle souhaitait de s'assurer de mon secret et qu'elle avait envie de me confier les siens. Cette pensée m'attacha à elle, je fus touché de cette distinction, et je lui fis ma cour avec beaucoup plus d'assiduité que je n'avais accoutumé. Un soir que le roi et toutes les dames s'étaient allés promener à cheval dans la forêt, où elle n'avait pas voulu aller parce qu'elle s'était trouvée un peu mal, je demeurai auprès d'elle; elle descendit au bord de l'étang et quitta la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté. Après qu'elle eut fait quelques tours, elle s'approcha de moi, et m'ordonna de la suivre. - Je veux vous parler, me dit-elle, et vous verrez, par ce que je veux vous dire, que je suis de vos amies. Elle s'arrêta à ces paroles, et me regardant fixement Vous êtes amoureux, continua-t-elle, et, parce que vous ne vous fiez peut-être à personne, vous croyez que votre amour n'est pas su, mais il est connu, et même des personnes intéressées. On vous observe, on sait les lieux où vous voyez votre maÃtresse, on a dessein de vous y surprendre. Je ne sais qui elle est, je ne vous le demande point et je veux seulement vous garantir des malheurs où vous pouvez tomber. Voyez, je vous prie, quel piège me tendait la reine et combien il était difficile de n'y pas tomber. Elle voulait savoir si j'étais amoureux; et en ne me demandant point de qui je l'étais et, en ne me laissant voir que la seule intention de me faire plaisir, elle m'ôtait la pensée qu'elle me parlât par curiosité ou par dessein. Cependant, contre toutes sortes d'apparences, je démêlai la vérité. J'étais amoureux de Mme de Thémines, mais, quoiqu'elle m'aimât, je n'étais pas assez heureux pour avoir des lieux particuliers à la voir et pour craindre d'y être surpris, et ainsi je vis bien que ce ne pouvait être elle dont la reine voulait parler. Je savais bien aussi que j'avais un commerce de galanterie avec une autre femme moins belle et moins sévère que Mme de Thémines, et qu'il n'était pas impossible que l'on eût découvert le lieu où je la voyais, mais, comme je m'en souciais peu, il m'était aisé de me mettre à couvert de toutes sortes de périls en cessant de la voir. Ainsi je pris le parti de ne rien avouer à la reine et de l'assurer, au contraire, qu'il y avait très longtemps que j'avais abandonné le désir de me faire aimer des femmes dont je pouvais espérer de l'être, parce que je les trouvais quasi toutes indignes d'attacher un honnête homme et qu'il n'y avait que quelque chose fort au-dessus d'elle qui pût m'engager. - Vous ne me répondez pas sincèrement, répliqua la reine, je sais le contraire de ce que vous me dites. La manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien cacher. Je veux que vous soyez de mes amis, continua-t-elle, mais je ne veux pas, en vous donnant cette place, ignorer quels sont vos attachements. Voyez si vous la voulez acheter au prix de me les apprendre; je vous donne deux jours pour y penser, mais, après ce temps-là , songez bien à ce que vous me direz, et souvenez-vous que si, dans la suite, je trouve que vous m'ayez trompée, je ne vous le pardonnerai de ma vie. La reine me quitta après m'avoir dit ces paroles, sans attendre ma réponse. Vous pouvez croire que je demeurai l'esprit bien rempli de ce qu'elle me venait de dire. Les deux jours qu'elle m'avait donnés pour y penser, ne me parurent pas trop longs pour me déterminer. Je voyais qu'elle voulait savoir si j'étais amoureux et qu'elle ne souhaitait pas que je le fusse. Je voyais les suites et les conséquences du parti que j'allais prendre, ma vanité n'était pas peu flattée d'une liaison particulière avec une reine, et une reine dont la personne est encore extrêmement aimable. D'un autre côté, j'aimais Mme de Thémines et, quoique je lui fisse une espèce d'infidélité pour cette autre femme dont je vous ai parlé, je ne me pouvais résoudre à rompre avec elle. Je voyais aussi le péril où je m'exposais en trompant la reine et combien il était difficile de la tromper; néanmoins, je ne pus me résoudre à refuser ce que la fortune m'offrait, et je pris le hasard de tout ce que ma mauvaise conduite pouvait m'attirer. Je rompis avec cette femme dont on pouvait découvrir le commerce et j'espérai de cacher celui que j'avais avec Mme de Thémines. Au bout des deux jours que la reine m'avait donnés, comme j'entrais dans la chambre où toutes les dames étaient au cercle, elle me dit tout haut, avec un air grave qui me surprit Avez-vous pensé à cette affaire dont je vous ai chargé et en savez-vous la vérité? - Oui, madame, lui répondis-je, et elle est comme je l'ai dite à Votre Majesté. - Venez ce soir à l'heure que je dois écrire, répliqua-t-elle, et j'achèverai de vous donner mes ordres. Je fis une profonde révérence sans rien répondre, et ne manquai pas de me trouver à l'heure qu'elle m'avait marquée. Je la trouvai dans la galerie où était son secrétaire et quelqu'une de ses femmes. Sitôt qu'elle me vit, elle vint à moi et me mena à l'autre bout de la galerie. bien! me dit-elle, est-ce après y avoir bien pensé que vous n'avez rien à me dire, et la manière dont j'en use avec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez sincèrement? - C'est parce que je vous parle sincèrement, madame, lui répondis-je, que je n'ai rien à vous dire, et je jure à Votre Majesté, avec tout le respect que je lui dois, que je n'ai d'attachement pour aucune femme de la cour. - Je le veux croire, repartit la reine, parce que je le souhaite, et je le souhaite, parce que je désire que vous soyez entièrement attaché à moi, et qu'il serait impossible que je fusse contente de votre amitié si vous étiez amoureux. On ne peut se fier à ceux qui le sont, on ne peut s'assurer de leur secret. Ils sont trop distraits et trop partagés, et leur maÃtresse leur fait une première occupation qui ne s'accorde point avec la manière dont je veux que vous soyez attaché à moi. Souvenez-vous donc que c'est sur la parole que vous me donnez, que vous n'avez aucun engagement, que je vous choisis pour vous donner toute ma confiance. Souvenez-vous que je veux la vôtre tout entière, que je veux que vous n'ayez ni ami, ni amie, que ceux qui me seront agréables, et que vous abandonniez tout autre soin que celui de me plaire. Je ne vous ferai pas perdre celui de votre fortune, je la conduirai avec plus d'application que vous-même et, quoi que je fasse pour vous, je m'en tiendrai trop bien récompensée, si je vous trouve pour moi tel que je l'espère. Je vous choisis pour vous confier tous mes chagrins et pour m'aider à les adoucir. Vous pouvez juger qu'ils ne sont pas médiocres. Je souffre en apparence, sans beaucoup de peine, l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, mais il m'est insupportable. Elle gouverne le roi, elle le trompe, elle me méprise, tous mes gens sont à elle. La reine, ma belle-fille, fière de sa beauté et du crédit de ses oncles, ne me rend aucun devoir. Le connétable de Montmorency est maÃtre du roi et du royaume; il me hait, et m'a donné des marques de sa haine que je ne puis oublier. Le maréchal de Saint-André est un jeune favori audacieux, qui n'en use pas mieux avec moi que les autres. Le détail de mes malheurs vous ferait pitié, je n'ai osé jusqu'ici me fier à personne, je me fie à vous, faites que je ne m'en repente point et soyez ma seule consolation. Les yeux de la reine rougirent en achevant ces paroles; je pensai me jeter à ses pieds tant je fus véritablement touché de la bonté qu'elle me témoignait. Depuis ce jour-là , elle eut en moi une entière confiance; elle ne fit plus rien sans m'en parler, et j'ai conservé une liaison qui dure encore. Tome troisième Cependant, quelque rempli et quelque occupé que je fusse de cette nouvelle liaison avec la reine, je tenais à Mme de Thémines par une inclination naturelle que je ne pouvais vaincre. Il me parut qu'elle cessait de m'aimer et, au lieu que, si j'eusse été sage, je me fusse servi du changement qui paraissait en elle pour aider à me guérir mon amour en redoubla et je me conduisais si mal, que la reine eut quelque connaissance de cet attachement. La jalousie est naturelle aux personnes de sa nation, et peut-être que cette princesse a pour moi des sentiments plus vifs qu'elle ne pense elle-même. Mais enfin le bruit que j'étais amoureux, lui donna de si grandes inquiétudes et de si grands chagrins, que je me crus cent fois perdu auprès d'elle. Je la rassurais enfin à force de soins, de soumissions et de faux serments, mais je n'aurais pu la tromper longtemps si le changement de Mme de Thémines ne m'avait détaché d'elle malgré moi. Elle me fit voir qu'elle ne m'aimait plus, et j'en fus si persuadé que je fus contraint de ne la pas tourmenter davantage et de la laisser en repos. Quelque temps après, elle m'écrivit cette lettre que j'ai perdue. J'appris par là qu'elle avait su le commerce que j'avais eu avec cette autre femme dont je vous ai parlé et que c'était la cause de son changement. Comme je n'avais plus rien alors qui me partageât, la reine était assez contente de moi; mais comme les sentiments que j'ai pour elle ne sont pas d'une nature à me rendre incapable de tout autre attachement et que l'on n'est pas amoureux par sa volonté, je le suis devenu de Mme de Martigues, pour qui j'avais déjà eu beaucoup d'inclination pendant quelle était Villemontais, fille de la reine dauphine. J'ai lieu de croire que je n'en suis pas haï, la discrétion que je lui fais paraÃtre et dont elle ne sait pas toutes les raisons, lui est agréable. La reine n'a aucun soupçon sur son sujet, mais elle en a un autre qui n'est guère moins fâcheux. Comme Mme de Martigues est toujours chez la reine dauphine, j'y vais aussi beaucoup plus souvent que de coutume. La reine s'est imaginé que c'est de cette princesse que je suis amoureux. Le rang de la reine dauphine, qui est égal au sien, et la beauté et la jeunesse qu'elle a au-dessus d'elle, lui donnent une jalousie qui va jusques à la fureur, et une haine contre sa belle-fille qu'elle ne saurait plus cacher. Le cardinal de Lorraine, qui me paraÃt depuis longtemps aspirer aux bonnes grâces de la reine et qui voit bien que j'occupe une place qu'il voudrait remplir, sous prétexte de racommoder Mma la dauphine avec elle, est entré dans les différends qu'elles ont eus ensemble. Je ne doute pas qu'il n'ait démêlé le véritable sujet de l'aigreur de la reine, et je crois qu'il me rend toutes sortes de mauvais offices, sans lui laisser voir qu'il a dessein de me les rendre. Voilà l'état où sont les choses à l'heure que je vous parle. Jugez quel effet peut produire la lettre que j'ai perdue, et que mon malheur m'a fait mettre dans ma poche pour la rendre à Mme de Thémines. Si la reine voit cette lettre, elle connaÃtra que je l'ai trompée et que presque dans le temps que je la trompais pour Mme de Thémines, je trompais Mme de Thémines pour une autre; jugez quelle idée cela lui peut donner de moi et si elle peut jamais se fier à mes paroles. Si elle ne voit point cette lettre, que lui dirai-je? Elle sait qu'on l'a remise entre les mains de Mme la dauphine, elle croira que Chastelart a reconnu l'écriture de cette reine et que la lettre est d'elle, elle s'imaginera que la personne dont on témoigne de la jalousie est peut-être elle-même; enfin, il n'y a rien qu'elle n'ait lieu de penser, et il n'y a rien que je ne doive craindre de ses pensées. Ajoutez à cela que je suis vivement touché de Mme de Martigues, qu'assurément Mme la dauphine lui montrera cette lettre qu'elle croira écrite depuis peu; ainsi je serai également brouillé, et avec la personne du monde que j'aime le plus, et avec la personne du monde que je dois le plus craindre. Voyez après cela si je n'ai pas raison de vous conjurer de dire que la lettre est à vous, et de vous demander en grâce de l'aller retirer des mains de Mme la dauphine. - Je vois bien, dit M. de Nemours, que l'on ne peut être dans un plus grand embarras que celui où vous êtes, et il faut avouer que vous le méritez. On m'a accusé de n'être pas un amant fidèle et d'avoir plusieurs galanteries à la fois, mais vous me passez de si loin, que je n'aurais seulement osé imaginer les choses que vous avez entreprises. Pouviez-vous prétendre de conserver Mme de Thémines en vous engageant avec la reine, et espériez-vous de vous engager avec la reine et de la pouvoir tromper? Elle est italienne et reine, et par conséquent pleine de soupçon, de jalousie et d'orgueil; quand votre bonne fortune, plutôt que votre bonne conduite, vous a ôté des engagements où vous étiez, vous en avez pris de nouveaux et vous vous êtes imaginé qu'au milieu de la cour, vous pourriez aimer Mme de Martigues sans que la reine s'en aperçût. Vous ne pouviez prendre trop de soins de lui ôter la honte d'avoir fait les premiers pas. Elle a pour vous une passion violente; votre discrétion vous empêche de me le dire et la mienne de vous le demander, mais enfin elle vous aime; elle a de la défiance, et la vérité est contre vous. - Est-ce à vous à m'accabler de réprimandes, interrompit le vidame, et votre expérience ne vous doit-elle pas donner de l'indulgence pour mes fautes? Je veux pourtant bien convenir que j'ai tort, mais songez, je vous conjure, à me tirer de l'abÃme où je suis. Il me paraÃt qu'il faudrait que vous vissiez la reine dauphine, sitôt qu'elle sera éveillée, pour lui redemander cette lettre, comme l'ayant perdue. - Je vous ai déjà dit, reprit monsieur de Nemours, que la proposition que vous me faites, est un peu extraordinaire et que mon intérêt particulier m'y peut faire trouver des difficultés, mais, de plus, si l'on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paraÃt difficile de persuader qu'elle soit tombée de la mienne. - Je croyais vous avoir appris, répondit le vidame, que l'on a dit à la reine dauphine que c'était de la vôtre qu'elle était tombée, - Comment! reprit brusquement M. de Nemours, qui vit dans ce moment les mauvais offices que cette méprise lui pouvait faire auprès de Mme de Clèves, l'on a dit à la reine dauphine que c'est moi qui ai laissé tomber cette lettre? - Oui, reprit le vidame, on le lui a dit. Et ce qui a fait cette méprise, c'est qu'il y avait plusieurs gentilshommes des reines dans une des chambres du jeu de paume où étaient nos habits, et que vos gens et les miens les ont été quérir. En même temps la lettre est tombée; ces gentilshommes l'ont ramassée et l'ont lue tout haut. Les uns ont cru qu'elle était à vous, et les autres à moi. Chastelart, qui l'a prise et à qui je viens de la faire demander, a dit qu'il l'avait donnée à la reine dauphine, comme une lettre qui était à vous, et ceux qui en ont parlé à la reine ont dit par malheur qu'elle était à moi; ainsi vous pouvez faire aisément ce que je souhaite et m'ôter de l'embarras où je suis. M. de Nemours avait toujours fort aimé le vidame de Chartres, et ce qu'il était à Mme de Clèves le lui rendait encore plus cher. Néanmoins il ne pouvait se résoudre à prendre le hasard qu'elle entendÃt parler de cette lettre comme d'une chose où il avait intérêt. Il se mit à rêver profondément et le vidame, se doutant à peu près du sujet de sa rêverie - Je vois bien, lui dit-il, que vous craignez de vous brouiller avec votre maÃtresse, et même vous me donneriez lieu de croire que c'est avec la reine dauphine si le peu de jalousie que je vous vois de M. d'Anville ne m'en ôtait la pensée, mais, quoi qu'il en soit, il est juste que vous ne sacrifiiez pas votre repos au mien, et je veux bien vous donner les moyens de faire voir à celle que vous aimez que cette lettre s'adresse à moi et non pas à vous; voilà un billet de Mme d'Amboise, qui est amie de Mme de Thémines et à qui elle s'est fiée de tous les sentiments qu'elle a eus pour moi. Par ce billet elle me redemande cette lettre de son amie, que j'ai perdue; mon nom est sur le billet, et ce qui est dedans prouve sans aucun doute que la lettre que l'on me redemande est la même que l'on a trouvée. Je vous remets ce billet entre les mains, et je consens que vous le montriez à votre maÃtresse pour vous justifier. Je vous conjure de ne perdre pas un moment et d'aller, dès ce matin, chez Mme la dauphine. M. de Nemours le promit au vidame de Chartres et prit le billet de Mme d'Amboise; néanmoins son dessein n'était pas de voir la reine dauphine et il trouvait qu'il avait quelque chose de plus pressé à faire. Il ne doutait pas qu'elle n'eût déjà parlé de la lettre à Mme de Clèves, et il ne pouvait supporter qu'une personne qu'il aimait si éperdument, eût lieu de croire qu'il eût quelque attachement pour un[e] autre. Il alla chez elle à l'heure qu'il crut qu'elle pouvait être éveillée et lui fit dire qu'il ne demanderait pas à avoir l'honneur de la voir, à une heure si extraordinaire, si une affaire de conséquence ne l'y obligeait. Mme de Clèves était encore au lit, l'esprit aigri et agité des tristes pensées qu'elle avait eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement surprise, lorsqu'on lui dit que M. de Nemours la demandait; l'aigreur où elle était, ne la fit pas balancer à répondre qu'elle était malade et qu'elle ne pouvait lui parler. Ce prince ne fut pas blessé de ce refus; une marque de froideur, dans un temps où elle pouvait avoir de la jalousie, n'était pas un mauvais augure. Il alla à l'appartement de M. de Clèves, et lui dit qu'il venait de celui de madame sa femme, qu'il était bien fâché de ne la pouvoir entretenir, parce qu'il avait à lui parler d'une affaire importante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de mots à M. de Clèves la conséquence de cette affaire, et M. de Clèves le mena à l'heure même dans la chambre de sa femme. Si elle n'eût point été dans l'obscurité, elle eût eu peine à cacher son trouble et son étonnement de voir entrer M. de Nemours conduit par son mari. M. de Clèves lui dit qu'il s'agissait d'une lettre, où l'on avait besoin de son secours pour les intérêts du vidame, qu'elle verrait avec M. de Nemours ce qu'il y avait à faire, et que, pour lui, il s'en allait chez le roi qui venait de l'envoyer quérir. M. de Nemours demeura seul auprès de Mme de Clèves, comme il le pouvait souhaiter. - Je viens vous demander, madame, lui dit-il, si Mme la dauphine ne vous a point parle d'une lettre que Chastelart lui remit hier entre les mains. - Elle m'en a dit quelque chose, répondit Mme de Clèves, mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts de mon oncle, et je vous puis assurer qu'il n'y est pas nommé. - Il est vrai, madame, répliqua M. de Nemours, il n'y est pas nommé; néanmoins elle s'adresse à lui, et il lui est très important que vous la retiriez des mains de Mme la dauphine. - J'ai peine à comprendre, reprit Mme de Clèves, pourquoi il lui importe que cette lettre soit vue et pourquoi il faut la redemander sous son nom. - Si vous voulez vous donner le loisir de m'écouter, madame, dit M. de Nemours, je vous ferai bientôt voir la vérité et vous apprendrez des choses si importantes pour M. le vidame, que je ne les aurais pas même confiées à M. le prince de Clèves, si je n'avais eu besoin de son secours pour avoir l'honneur de vous voir. - Je pense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire serait inutile, répondit Mme de Clèves avec un air assez sec, et il vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine, et que, sans chercher de détours, vous lui disiez l'intérêt que vous avez à cette lettre, puisque aussi bien on lui a dit qu'elle vient de vous. L'aigreur que M. de Nemours voyait dans l'esprit de Mme de Clèves, lui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais eu, et balançait son impatience de se justifier. - Je ne sais, madame, reprit-il, ce qu'on peut avoir dit à Mme la dauphine, mais je n'ai aucun intérêt à cette lettre, et elle s'adresse à M. le vidame. - Je le crois, répliqua Mme de Clèves, mais on a dit le contraire à la reine dauphine et il ne lui paraÃtra pas vraisemblable que les lettres de M. le vidame tombent de vos poches. C'est pourquoi, à moins que vous n'ayez quelque raison que je ne sais point, à cacher la vérité à la reine dauphine, je vous conseille de la lui avouer. - Je n'ai rien à lui avouer, reprit-il, la lettre ne s'adresse pas à moi et, s'il y a quelqu'un que je souhaite d'en persuader, ce n'est pas Mme la dauphine. Mais, madame, comme il s'agit en ceci de la fortune de M. le vidame, trouvez bon que je vous apprenne des choses qui sont même dignes de votre curiosité. Mme de Clèves témoigna par son silence qu'elle était prête à l'écouter, et M. de Nemours lui conta, le plus succinctement qu'il lui fut possible, tout ce qu'il venait d'apprendre du vidame. Quoique ce fussent des choses propres à donner de l'étonnement et à être écoutées avec attention, Mme de Clèves les entendit avec une froideur si grande, qu'il semblait qu'elle ne les crût pas véritables ou qu'elles lui fussent indifférentes. Son esprit demeura dans cette situation jusqu'à ce que M. de Nemours lui parlât du billet de Mme d'Amboise, qui s'adressait au vidame de Chartres et qui était la preuve de tout ce qu'il lui venait de dire. Comme Mme de Clèves savait que cette femme était amie de Mme de Thémines, elle trouva une apparence de vérité à ce que lui disait M. de Nemours, qui lui fit penser que la lettre ne s'adressait peut-être pas à lui. Cette pensée la tira tout d'un coup, et malgré elle, de la froideur qu'elle avait eue jusqu'alors. Ce prince, après lui avoir lu ce billet qui faisait sa justification, le lui présenta pour le lire et lui dit qu'elle en pouvait connaÃtre l'écriture. Elle ne put s'empêcher de le prendre, de regarder le dessus pour voir s'il s'adressait au vidame de Chartres et de le lire tout entier pour juger si la lettre que l'on redemandait était la même qu'elle avait entre les mains. M. de Nemours lui dit encore tout ce qu'il crut propre à la persuader, et, comme on persuade aisément une vérité agréable, il convainquit Mme de Clèves qu'il n'avait point de part à cette lettre. Elle commença alors à raisonner avec lui sur l'embarras et le péril où était le vidame, à le blâmer de sa méchante conduite, à chercher les moyens de le secourir; elle s'étonna du procédé de la reine, elle avoua à M. de Nemours qu'elle avait la lettre, enfin sitôt qu'elle le crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille dans les mêmes choses qu'elle semblait d'abord ne daigner pas entendre. Ils convinrent qu'il ne fallait point rendre la lettre à la reine dauphine, de peur qu'elle ne la montrât à Mme de Martigues, qui connaissait l'écriture de Mme de Thémines et qui aurait aisément deviné par l'intérêt qu'elle prenait au vidame, qu'elle s'adressait à lui. Ils trouvèrent aussi qu'il ne fallait pas confier à la reine dauphine tout ce qui regardait la reine, sa belle-mère. Mme de Clèves, sous le prétexte des affaires de son oncle, entrait avec plaisir à garder tous les secrets que M. de Nemours lui confiait. Ce prince ne lui eût pas toujours parlé des intérêts du vidame, et la liberté où il se trouvait de l'entretenir lui eût donné une hardiesse qu'il n'avait encore osé prendre, si l'on ne fut venu dire à Mme de Clèves que la reine dauphine lui ordonnait de l'aller trouver. M. de Nemours fut contraint de se retirer; il alla trouver le vidame pour lui dire qu'après l'avoir quitté, il avait pensé qu'il était plus à propos de s'adresser à Mme de Clèves qui était sa nièce que d'aller droit à Mme la dauphine. Il ne manqua pas de raisons pour faire approuver ce qu'il avait fait et pour en faire espérer un bon succès. Cependant Mme de Clèves s'habilla en diligence pour aller chez la reine. A peine parut-elle dans sa chambre, que cette princesse la fit approcher [et] lui dit tout bas - Il y a deux heures que je vous attends, et jamais je n'ai été si embarrassée à déguiser la vérité que je l'ai été ce matin. La reine a entendu parler de la lettre que je vous donnai hier; elle croit que c'est le vidame de Chartres qui l'a laissée tomber. Vous savez qu'elle y prend quelque intérêt; elle a fait chercher cette lettre, elle l'a fait demander à Chastelart; il a dit qu'il me l'avait donnée; on me l'est venu demander sur le prétexte que c'était une jolie lettre qui donnait de la curiosité à la reine. Je n'ai osé dire que vous l'aviez; je crus qu'elle s'imaginerait que je vous l'avais mise entre les mains à cause du vidame votre oncle, et qu'il y aurait une grande intelligence entre lui et moi. Il m'a déjà paru qu'elle souffrait avec peine qu'il me vÃt souvent, de sorte que j'ai dit que la lettre était dans les habits que j'avais hier et que ceux qui en avaient la clef étaient sortis. Donnez-moi promptement cette lettre, ajouta-t-elle, afin que je la lui envoie et que je la lise avant que de l'envoyer pour voir si je n'en connaÃtrai point l'écriture. Mme de Clèves se trouva encore plus embarrassée qu'elle n'avait pensé. - Je ne sais, madame, comment vous ferez, répondit-elle, car M. de Clèves, à qui je l'avais donnée à lire, l'a rendue à M. de Nemours qui est venu dès ce matin le prier de vous la redemander. M. de Clèves a eu l'imprudence de lui dire qu'il l'avait, et il a eu la faiblesse de céder aux prières que M. de Nemours lui a faites de la lui rendre. - Vous me mettez dans le plus grand embarras où je puisse jamais être, repartit Mme la dauphine, et vous avez tort d'avoir rendu cette lettre à M. de Nemours; puisque c'était moi qui vous l'avais donnée, vous ne deviez point la rendre sans ma permission. Que voulez-vous je dise à la reine et que pourra-t-elle s'imaginer? Elle croira, et avec apparence, que cette lettre me regarde et qu'il y a quelque chose entre le vidame et moi. Jamais on ne lui persuadera que cette lettre soit à M. de Nemours - Je suis très affligée, répondit Mme de Clèves, de l'embarras que je vous cause. Je le crois aussi grand qu'il est, mais c'est la faute de M. de Clèves et non pas la mienne. - C'est la vôtre, répliqua Mme la dauphine, de lui avoir donné la lettre, et il n'y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu'elle [fait]. - Je crois que j'ai tort, madame, répliqua Mme de Clèves, mais songez à réparer ma faute, et non pas à l'examiner. - Ne vous souvenez-vous point à peu près de ce qui est dans cette lettre? dit alors [Mme] la dauphine. - Oui, madame, répondit-elle, je m'en souviens et l'ai relue plus d'une fois. - Si cela est, reprit Mme la dauphine, il faut que vous alliez tout à l'heure la faire écrire d'une main inconnue. Je l'enverrai à la reine, elle ne la montrera pas à ceux qui l'ont vue. Quand elle le ferait, je soutiendrais toujours que c'est celle que Chastelart m'a donnée et il n'oserait dire le contraire. Mme de Clèves entra dans cet expédient, et d'autant plus qu'elle pensa qu'elle enverrait quérir M. de Nemours pour ravoir la lettre même, afin de la faire copier mot à mot et d'en faire à peu près imiter l'écriture, et elle crut que la reine y serait infailliblement trompée. Sitôt qu'elle fut chez elle, elle conta à son mari l'embarras de Mme la dauphine et le pria d'envoyer chercher M. de Nemours. On le chercha; il vint en diligence. Mme de Clèves lui dit tout ce qu'elle avait déjà appris à son mari et lui demanda la lettre, mais M. de Nemours répondit qu'il l'avait déjà rendue au vidame de Chartres, qui avait eu tant de joie de la ravoir et de se trouver hors du péril qu'il aurait couru, qu'il l'avait renvoyée à l'heure même à l'amie de Mme de Thémines. Mme de Clèves se retrouva dans un nouvel embarras, et enfin, après avoir bien consulté, ils résolurent de faire la lettre de mémoire. Ils s'enfermèrent pour y travailler, on donna ordre à la porte de ne laisser entrer personne, et on renvoya tous les gens de M. de Nemours. Cet air de mystère et de confidence n'était pas d'un médiocre charme pour ce prince et même pour Mme de Clèves. La présence de son mari et les intérêts du vidame de Chartres la rassuraient en quelque sorte sur ses scrupules. Elle ne sentait que le plaisir de voir M. de Nemours, elle en avait une joie pure et sans mélange qu'elle n'avait jamais sentie; cette joie lui donnait une liberté et un enjouement dans l'esprit que M. de Nemours ne lui avait jamais vus et qui redoublaient son amour. Comme il n'avait point eu encore de si agréables moments, sa vivacité en était augmentée, et, quand Mme de Clèves voulut commencer à se souvenir de la lettre et à l'écrire, ce prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisait que l'interrompre et lui dire des choses plaisantes. Mme de Clèves entra dans le même esprit de gaieté, de sorte qu'il y avait déjà longtemps qu'ils étaient enfermés, et on était déjà venu deux fois de la part de la reine dauphine pour dire à Mme de Clèves de se dépêcher, qu'ils n'avaient pas encore fait la moitié de la lettre. M. de Nemours était bien aise de faire durer un temps qui lui était si agréable et oubliait les intérêts de son ami. Mme de Clèves ne s'ennuyait pas et oubliait aussi les intérêts de son oncle. Enfin à peine à quatre heures la lettre était-elle achevée, et elle était si mal [faite], et l'écriture dont on la fit copier, ressemblait si peu à celle que l'on avait eu dessein d'imiter, qu'il eût fallu que la reine n'eût guère pris de soin d'éclaircir la vérité pour ne la pas connaÃtre. Aussi n'y fut-elle pas trompée; quelque soin que l'on prÃt de lui persuader, que cette lettre s'adressait à M. de Nemours, elle demeura convaincue, non seulement qu'elle était au vidame de Chartres, mais elle crut que la reine dauphine y avait part et qu'il y avait quelque intelligence entre eux. Cette pensée augmenta tellement la haine qu'elle avait pour cette princesse, qu'elle ne lui pardonna jamais et qu'elle la persécuta jusqu'à ce qu'elle l'eût fait sortit de France. Pour le vidame de Chartres, il fut ruiné auprès d'elle, et, soit que le cardinal de Lorraine se fût déjà rendu maÃtre de son esprit, ou que l'aventure de cette lettre qui lui fit voir qu'elle était trompée, lui aidât à démêler les autres tromperies que le vidame lui avait déjà faites, il est certain qu'il ne put jamais se raccommoder sincèrement avec elle. Leur liaison se rompit, et elle le perdit ensuite à la conjuration d'Amboise où il se trouva embarrassé. Après qu'on eut envoyé la lettre à Mme la dauphine, M. de Clèves et M. de Nemours s'en allèrent. Mme de Clèves demeura seule, et sitôt qu'elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l'on aime, elle revint comme d'un songe; elle regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l'état où elle était le soir d'avec celui où elle se trouvait alors; elle se remit devant les yeux l'aigreur et la froideur qu'elle avait fait paraÃtre à M. de Nemours, tant qu'elle avait cru que la lettre de Mme de Thémines s'adressait à lui, quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu'il l'avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas. Quand elle pensait qu'elle s'était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naÃtre, et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraÃtre des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore que M. de Nemours voyait bien qu'elle connaissait son amour, qu'il voyait bien aussi que, malgré cette connaissance, elle ne l'en traitait pas plus mal en présence même de son mari, qu'au contraire elle ne l'avait jamais regardé si favorablement, qu'elle était cause que M. de Clèves l'avait envoyé quérir et qu'ils venaient de passer une après-dÃnée ensemble en particulier, elle trouvait qu'elle était d'intelligence avec M. de Nemours, qu'elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d'être trompé, et elle était honteuse de paraÃtre si peu digne d'estime aux yeux même de son amant. Mais, ce qu'elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le souvenir de l'état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que M. de Nemours aimait ailleurs et qu'elle était trompée. Elle avait ignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie, elle n'avait pensé qu'à se défendre d'aimer M. de Nemours, et elle n'avait point encore commencé à craindre qu'il en aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avait donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d'être trompée et de lui donner des impressions de défiance et de jalousie qu'elle n'avait jamais eues. Elle fut étonnée de n'avoir point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme M. de Nemours, qui avait toujours fait paraÃtre tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion. Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire? Veux-je la souffrir? Veux-je y répondre? Veux-je m'engager dans une galanterie? Veux-je manquer à M. de Clèves? Veux-je me manquer à moi-même? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l'amour? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m'entraÃne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles; je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m'arracher de la présence de M. de Nemours, il faut m'en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraÃtre mon voyage, et si M. de Clèves s'opiniâtre à l'empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre. Elle demeura dans cette résolution et passa tout le soir chez elle, sans aller savoir de Mme la dauphine ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame. Quand M. de Clèves fut revenu, elle lui dit qu'elle voulait aller à la campagne, qu'elle se trouvait mal et qu'elle avait besoin de prendre l'air. M. de Clèves, à qui elle paraissait d'une beauté qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se moqua d'abord de la proposition de ce voyage et lui répondit qu'elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s'allaient faire, et qu'elle n'avait pas trop de temps pour se préparer à y paraÃtre avec la même magnificence que les autres femmes. Les raisons de son mari ne la firent pas changer de dessein; elle le pria de trouver bon que, pendant qu'il irait à Compiègne avec le roi, elle allât à Coulommiers, qui était une belle maison à une journée de Paris, qu'ils faisaient bâtir avec soin. M. de Clèves y consentit; elle y alla dans le dessein de n'en pas revenir sitôt, et le roi partit pour Compiègne où il ne devait être que peu de jours. M. de Nemours avait eu bien de la douleur de n'avoir point revu Mme de Clèves depuis cette après-dinée qu'il avait passée avec elle si agréablement et qui avait augmenté ses espérances. Il avait une impatience de la revoir qui ne lui donnait point de repos, de sorte que, quand le roi revint à Paris, il résolut d'aller chez sa soeur, la duchesse de Mercoeur, qui était à la campagne assez près de Coulommiers. Il proposa au vidame d'y aller avec lui, qui accepta aisément cette proposition, et M. de Nemours la fit dans l'espérance de voir Mme de Clèves et d'aller chez elle avec le vidame. Mme de Mercoeur les reçut avec beaucoup de joie et ne pensa qu'à les divertir et à leur donner tous les plaisirs de la campagne. Comme ils étaient à la chasse à courir le cerf, M. de Nemours s'égara dans la forêt. En s'enquérant du chemin qu'il devait tenir pour s'en retourner, il sut qu'il était proche de Coulommiers. A ce mot de Coulommiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son dessein, il alla à toute bride du côté qu'on le lui montrait. Il arriva dans la forêt et se laissa conduire au hasard pu des routes faites avec soin, qu'il jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l'un était ouvert sur un jardin de fleurs, qui n'était séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu'il vÃt venir par cette allée du parc M. et Mme de Clèves, accompagnés d'un grand nombre de domestiques. Comme il ne s'était pas attendu à trouver M. de Clèves qu'il avait laissé auprès du roi, son premier mouvement le porta à se cacher il entra dans le cabinet qui donnait sur le jardin de fleurs, dans la pensée d'en ressortir par une porte qui était ouverte sur la forêt, mais, voyant que Mme de Clèves et son mari s'étaient assis sous le pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans le parc et qu'ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans le lieu où étaient M. et Mme de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité d'écouter sa conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu'aucun de ses rivaux. Il entendit que M. de Clèves disait à sa femme - Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris? Qui vous peut retenir à la campagne? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m'étonne et qui m'afflige parce qu'il nous sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume, et je crains que vous n'ayez quelque sujet d'affliction. - Je n'ai rien de fâcheux dans l'esprit, répondit-elle avec un air embarrassé, mais le tumulte de la cour est si grand et il y a toujours un si grand monde chez vous, qu'il est impossible que le corps et l'esprit ne se lassent et que l'on ne cherche du repos. - Le repos, répliqua-t-il, n'est guère propre pour une personne de votre âge. Vous êtes, chez vous et dans la cour, d'une sorte à ne vous pas donner de lassitude, et je craindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d'être séparée de moi. - Vous me feriez une grande injustice d'avoir cette pensée, reprit-elle avec un embarras qui augmentait toujours, mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j'en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous voulussiez bien n'y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais. - Ah! madame! s'écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger, et, après qu'elle se fut défendue d'une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés, puis tout d'un coup prenant la parole et le regardant - Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, et maÃtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. - Que me faites-vous envisager, madame, s'écria M. de Clèves. Je n'oserais vous le dire de peur de vous offenser. Mme de Clèves ne répondit point; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avait pensé - Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe pas. - Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari, mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d'en laisser paraÃtre, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j'avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu, conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta les yeux sur elle, qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes et d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant - Ayez pitié de moi vous-même, madame, lui dit-il, j'en suis digne, et pardonnez si, dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde, mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue, vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre; elle dure encore; je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois que vous craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte? Depuis quand vous plaÃt-il? Qu'a-t-il fait pour vous plaire? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre coeur? Je m'étais consolé en quelque sorte de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était incapable de l'être. Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire. J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant, mais il est impossible d'avoir celle d'un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière, il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini; vous m'estimez assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n'en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. Mais, madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter. - Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle, je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme. - Ne craignez point, madame, reprit M. de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la considération d'un mari n'empêche pas que l'on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont et non pas s'en plaindre, et encore une fois, madame, je vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie de savoir. - Vous m'en presseriez inutilement, répliqua-t-elle, j'ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai fait n'a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher. M. de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation; et ce que venait de dire Mme de Clèves, ne lui donnait guère moins de jalousie qu'à son mari. Il était si éperdument amoureux d'elle, qu'il croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il était véritable aussi qu'il avait plusieurs rivaux, mais il s'en imaginait encore davantage, et son esprit s'égarait à chercher celui dont Mme de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des fois qu'il ne lui était pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui parurent si légères dans ce moment qu'il ne put s'imaginer qu'il eût donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était si transporté qu'il ne savait quasi ce qu'il voyait, et il ne pouvait pardonner à M. de Clèves de ne pas assez presser sa femme de lui dire ce nom quelle lui cachait. M. de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le savoir, et, après qu'il l'en eut pressée inutilement - Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma sincérité, ne m'en demandez pas davantage et ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de l'assurance que je vous donne encore, qu'aucune de mes actions n'a fait paraÃtre mes sentiments, et que l'on ne m'a jamais rien dit dont j'aie pu m'offenser. - Ah! madame, reprit tout d'un coup M. de Clèves, je ne vous saurais croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, madame, vous avez donné ce portrait qui m'était si cher et qui m'appartenait si légitimement. Vous n'avez pu cacher vos sentiments; vous aimez, on le sait; votre vertu vous a jusqu'ici garantie du reste. - Est-il possible, s'écria cette princesse, que vous puissiez penser qu'il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu'aucune raison ne m'obligeait à vous faire? Fiez-vous à mes paroles, c'est par un assez grand prix que j'achète la confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n'ai point donné mon portrait; il est vrai que je le vis prendre, mais je ne voulus pas faire paraÃtre que je le voyais, de peur de m'exposer à me faire dire des choses que l'on ne m'a encore osé dire. - Par où vous a-t-on donc fait voir qu'on vous aimait, reprit M. de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on données? - Epargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués et qui ne m'ont que trop persuadée de ma faiblesse. - Vous avez raison, madame, reprit-il, je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses, mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande. Dans ce moment, plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés dans les allées, vinrent avertir M. de Clèves qu'un gentilhomme venait le chercher de la part du roi, pour lui ordonner, de se trouver le soir à Paris. M. de Clèves fut contraint de s'en aller, et il ne put rien dire à sa femme, sinon qu'il la suppliait de venir le lendemain, et qu'il la conjurait de croire que, quoiqu'il fût affligé, il avait pour elle une tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite. Lorsque ce prince fut parti, que Mme de Clèves demeura seule, qu'elle regarda ce quelle venait de faire, elle en fut si épouvantée, qu'à peine put-elle s'imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu'elle s'était ôté elle-même le coeur et l'estime de son mari et qu'elle s'était creusé un abÃme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouvait qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein. La singularité d'un pareil aveu, dont elle ne trouvai point d'exemple, lui en faisait voir tout le péril. Mais quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent qu'il fût, était le seul qui la pouvait défendre contre M. de Nemours, elle trouvait quelle ne devait point se repentir et qu'elle n'avait point trop hasardé. Elle passa toute la nuit, pleine d'incertitude, de trouble et de crainte, mais enfin le calme revint dans son esprit. Elle trouva même de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritait si bien, qui avait tant d'estime et tant d'amitié pour elle, et qui venait de lui en donner encore des marques par la manière dont il avait reçu ce qu'elle lui avait avoué. Cependant M. de Nemours était sorti du lieu où il avait entendu une conversation qui le touchait si sensiblement et s'était enfoncé dans la forêt. Ce qu'avait dit Mme de Clèves de son portrait, lui avait redonné la vie en lui faisant connaÃtre que c'était lui qu'elle ne haïssait pas. Il s'abandonna d'abord à cette joie, mais elle ne fut pas longue, quand il fit réflexion que la même chose qui lui venait d'apprendre qu'il avait touché le coeur de Mme de Clèves, le devait persuader aussi qu'il n'en recevrait jamais nulle marque et qu'il était impossible d'engager une personne qui avait recours à un remède si extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de l'avoir réduite à cette extrémité Il trouva de la gloire à s'être fait aimer d'une femme si différente de toutes celles de son sexe; enfin, il se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le surprit dans la forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez Mme de Mercoeur. Il y arriva à la pointe du jour. Il fut assez embarrassé de rendre compte de ce qui l'avait retenu; il s'en démêla le mieux qu'il lui fut possible, et revint ce jour même à Paris avec le vidame. Ce prince était si rempli de sa passion, et si surpris de ce qu'il avait entendu, qu'il tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de parler en termes généraux de ses sentiments particuliers et de conter ses propres aventures sous des noms empruntés. En revenant il tourna la conversation sur l'amour, il exagéra le plaisir d'être amoureux d'une personne digne d'être aimée. Il parla des effets bizarres de cette passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-même l'étonnement que lui donnait l'action de Mme de Clèves, il la conta au vidame; sans lui nommer la personne et sans lui dire qu'il y eût aucune part, mais il la conta avec tant de chaleur et avec tant d'admiration, que le vidame soupçonna aisément que cette histoire regardait ce prince. Il le pressa extrêmement de le lui avouer. Il lui dit qu'il connaissait depuis longtemps qu'il avait quelque passion violente et qu'il y avait de l'injustice de se défier d'un homme qui lui avait confié le secret de sa vie. M. de Nemours était trop amoureux pour avouer son amour; il l'avait toujours caché au vidame, quoique ce fût l'homme de la cour qu'il aimât le mieux. Il lui répondit qu'un de ses amis lui avait conté cette aventure et lui avait fait promettre de n'en point parler, et qu'il le conjurait aussi de garder ce secret. Le vidame l'assura qu'il n'en parlerait point; néanmoins M. de Nemours se repentit de lui en avoir tant appris. Cependant, M. de Clèves était allé trouver le roi, le coeur pénétré d'une douleur mortelle. Jamais mari n'avait eu une passion si violente pour sa femme et ne l'avait tant estimée. Ce qu'il venait d'apprendre ne lui ôtait pas l'estime, mais elle lui en donnait d'une espèce différente de celle qu'il avait eue jusqu'alors. Ce qui l'occupait le plus, était l'envie, de deviner celui qui avait su lui plaire. M. de Nemours lui vint d'abord dans l'esprit, comme ce qu'il y avait de plus aimable à la cour, et le chevalier de Guise, et le maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avaient pensé à lui plaire et qui lui rendaient encore beaucoup de soins, de sorte qu'il s'arrêta à croire qu'il fallait que ce fût l'un des trois. Il arriva au Louvre, et le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu'il l'avait choisi pont conduire Madame en Espagne; qu'il avait cru que personne ne s'acquitterait mieux que lui de cette commission et que personne aussi ne ferait tant d'honneur à la France que Mme de Clèves. M. de Clèves reçut l'honneur de ce choix comme il le devait, et le regarda même comme une chose qui éloignerait sa femme de la cour sans qu'il parût de changement dans sa conduite. Néanmoins le temps de ce départ était encore trop éloigné pour être un remède à l'embarras où il se trouvait. Il écrivit à l'heure même à Mme de Clèves pour lui apprendre ce que le roi venait de lui dire, et il lui manda encore qu'il voulait absolument qu'elle revÃnt à Paris. Elle y revint comme il l'ordonnait et lorsqu'ils se virent, ils se trouvèrent tous deux dans une tristesse extraordinaire. M. de Clèves lui paria comme le plus honnête homme du monde et le plus digne de ce qu'elle avait fait. - Je n'ai nulle inquiétude de votre conduite, lui dit-il, vous avez plus de force et plus de vertu que vous ne pensez. Ce n'est point aussi la crainte de l'avenir qui m'afflige. Je ne suis affligé que de vous voir pour un autre des sentiments que je n'ai pu vous donner. - Je ne sais que vous répondre, lui dit-elle, je meurs de honte en vous en parlant. Epargnez-moi, je vous en conjure, de si cruelles conversations, réglez ma conduite, faites que je ne voie personne. C'est tout ce que je vous demande. Mais trouvez bon que je ne vous parle plus d'une chose qui me fait paraÃtre si peu digne de vous et que je trouve si indigne de moi. - Vous avez raison, madame, répliqua-t-il, j'abuse de votre douceur et de votre confiance, mais aussi ayez quelque compassion de l'état où vous m'avez mis, et songez que, quoi que vous m'ayez dit, vous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec laquelle je ne saurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la satisfaire, mais je ne puis m'empêcher de vous dire que je crois que celui que je dois envier, est le maréchal de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guise. - Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous donnerai aucun lieu par mes réponses de diminuer ni de fortifier vos soupçons, mais, si vous essayez de les éclaircir en m'observant, vous me donnerez un embarras qui paraÃtra aux yeux de tout le monde. Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque maladie, je ne voie personne. - Non, madame, répliqua-t-il, on démêlerait bientôt que ce serait une chose supposée, et, de plus, je ne me veux fier qu'à vous-même; c'est le chemin que mon coeur me conseille de prendre, et la raison me le conseille aussi. De l'humeur dont vous êtes, en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en prescrire. M. de Clèves ne se trompait pas; la confiance qu'il témoignait à sa femme la fortifiait davantage contre M. de Nemours et lui faisait prendre des résolutions plus austères qu'aucune contrainte n'aurait pu faire. Elle alla donc au Louvre et chez la reine dauphine à son ordinaire, mais elle évitait la présence et les yeux de M. de Nemours avec tant de soin, qu'elle lui ôta quasi toute la joie qu'il avait de se croire aimé d'elle. Il ne voyait rien dans ses actions qui ne lui persuadât le contraire. Il ne savait quasi si ce qu'il avait entendu n'était point un songe, tant il y trouvait peu de vraisemblance. La seule chose qui l'assurait qu'il ne s'était pas trompé, était l'extrême tristesse de Mme de Clèves, quelque effort qu'elle fÃt pour la cacher. Peut-être que des regards et des paroles obligeantes n'eussent pas tant augmenté l'amour de M. de Nemours que faisait cette conduite austère. Un soir que M. et Mme de Clèves étaient chez la reine, quelqu'un dit que le bruit courait que le roi [nomme]-rait encore un grand seigneur de la cour pour aller conduire Madame en Espagne. M. de Clèves avait les yeux sur sa femme dans le temps que l'on ajouta que ce serait peut-être le chevalier de Guise ou le maréchal de Saint-André. Il remarqua qu'elle n'avait point été émue de ces deux noms, ni de la proposition qu'ils fissent ce voyage avec elle. Cela lui fit croire que pas un des deux n'était celui dont elle craignait la présence, et, voulant s'éclaircir de ses soupçons, il entra dans le cabinet de la reine, où était le roi. Après y avoir demeure quelque temps, il revint auprès de sa femme et lui dit tout bas qu'il venait d'apprendre que ce serait M. de Nemours qui irait avec eux en Espagne. Le nom de M. de Nemours et la pensée d'être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyage, en présence de son mari, donna un tel trouble à Mme de Clèves qu'elle ne le put cacher, et, voulant y donner d'autres raisons - C'est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que celui de ce prince. Il partagera tous les honneurs, et il me semble que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre. - Ce n'est pas la gloire, madame, reprit M. de Clèves, qui vous fait appréhender que M. de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez, vient d'une autre cause. Ce chagrin m'apprend ce que j'aurais appris d'une autre femme, par la joie qu'elle en aurait eue. Mais ne craignez point; ce que je viens de vous dire n'est pas véritable, et je l'ai inventé pour m'assurer d'une chose que je ne croyais déjà que trop. Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa présence l'extrême embarras où il voyait sa femme. M. de Nemours entra dans cet instant et remarqua d'abord l'état où était Mme de Clèves. Il s'approcha d'elle et lui dit tout bas qu'il n'osait par respect lui demander ce qui la rendait plus rêveuse que de coutume. La voix de M. de Nemours la fit revenir, et, le regardant, sans avoir entendu ce que venait de lui dire, pleine de ses propres pensées et de la crainte que son mari ne le vÃt auprès d'elle - Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos! - Hélas! madame, répondit-il, je ne vous y laisse que trop, de quoi pouvez-vous vous plaindre? Je n'ose vous parler, je n'ose même vous regarder, je ne vous approche qu'en tremblant. Par où me suis-je attiré ce que vous venez de me dire, et pourquoi me faites-vous paraÃtre que j'ai quelque part au chagrin où je vous vois? Mme de Clèves fut bien fâchée d'avoir donné lieu à M. de Nemours de s'expliquer plus clairement qu'il n'avait fait en toute sa vie. Elle le quitta, sans lui répondre, et s'en revint chez elle, l'esprit plus agité qu'elle ne l'avait jamais eu. Son mari s'aperçut aisément de l'augmentation de son embarras. Il vit qu'elle craignait qu'il ne lui parlât de ce qui s'était passé. Il la suivit dans un cabinet où elle était entrée. - Ne m'évitez point, madame, lui dit-il, je ne vous dirai rien qui puisse vous déplaire; je vous demande pardon de la surprise que je vous ai faite tantôt. J'en suis assez puni par ce que j'ai appris. M. de Nemours était de tous les hommes celui que je craignais le plus. Je vois le péril où vous êtes, ayez du pouvoir sur vous pour l'amour de vous-même et, s'il est possible, pour l'amour de moi. Je ne vous le demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites tout le bonheur, et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente que celui que votre coeur lui préfère. M. de Clèves s'attendrit en prononçant ces dernières paroles et eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée, et, fondant en larmes, elle l'embrassa avec une tendresse et une douleur qui le mit dans un état peu différent du sien. Ils demeurèrent quelque temps sans se rien dire et se séparèrent sans avoir la force de se parler. Les préparatifs pour le mariage de Madame étaient achevés. Le duc d'Albe arriva pour l'épouser. Il fut reçu avec toute la magnificence et toutes les cérémonies qui se pouvaient faire dans une pareille occasion. Le roi envoya au-devant de lui le prince de Condé, les cardinaux de Lorraine et de Guise, les ducs de Lorraine, de Ferrare, d'Aumale, de Bouillon, de Guise et de Nemours. Ils avaient plusieurs gentilshommes et grand nombre de pages vêtus de leurs livrées. Le roi attendit lui-même le duc d'Albe à la première porte du Louvre avec les deux cents gentilshommes servants et le connétable à leur tête. Lorsque ce duc fut proche du roi, il voulut lui embrasser les genoux, mais le roi l'en empêcha et le fit marcher à son côté jusque chez la reine et chez Madame, à qui le duc d'Albe apporta un présent magnifique de la part de son maÃtre. Il alla ensuite chez Mme Marguerite, soeur du roi, lui faire les compliments de M. de Savoie et l'assurer qu'il arriverait dans peu de jours. L'on fit de grandes assemblées au Louvre, pour faire voir au duc d'Albe, et au prince d'Orange qui l'avait accompagné, les beautés de la Cour. Mme de Clèves n'osa se dispenser de s'y trouver, quelque envie qu'elle en eût, par la crainte de déplaire à son mari qui lui commanda absolument d'y aller. Ce qui l'y déterminait encore davantage, était l'absence de M. de Nemours. Il était allé au-devant de M. de Savoie et, après que ce prince fut arrivé, il fut obligé de se tenir presque toujours auprès de lui pour lui aider à toutes les choses qui regardaient les cérémonies de ses noces. Cela fit que Mme de Clèves ne rencontra pas ce prince aussi souvent qu'elle avait accoutumé, et elle s'en trouvait dans quelque sorte de repos. Le vidame de Chartres n'avait pas oublié la conversation qu'il avait eue avec M. de Nemours. Il lui était demeuré dans l'esprit que l'aventure que ce prince lui avait contée, était la sienne propre, et il l'observait avec tant de soin, que peut-être aurait-il démêle la vérité, sans que l'arrivée du duc d'Albe et celle de M. de Savoie firent un changement et une occupation dans la cour qui l'empêcha de voir ce qui aurait pu l'éclairer. L'envie de s'éclaircir, ou plutôt la disposition naturelle que l'on a de conter tout ce que l'on sait à ce que l'on aime, fit qu'il redit à Mme de Martigues l'action extraordinaire de cette personne, qui avait avoué à son mari la passion qu'elle avait pour un autre. Il l'assura que M. de Nemours était celui qui avait inspiré cette violente passion et il la conjura de lui aider à observer ce prince. Mme de Martigues fut bien aise d'apprendre ce que lui dit le vidame, et la curiosité qu'elle avait toujours vue à Mme la dauphine, pour ce qui regardait M. de Nemours, lui donnait encore plus d'envie de pénétrer cette aventure. Peu de jours avant celui que l'on avait choisi pour la cérémonie du mariage, la reine dauphine donnait à souper au roi son beau-père et à la duchesse de Valentinois. Mme de Clèves, qui était occupée à s'habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant, elle trouva un gentilhomme qui la venait quérir de la part de Mme la dauphine. Comme elle entra dans la chambre, cette princesse lui cria, de dessus son lit où elle était, qu'elle l'attendait avec une grande impatience. - Je crois, madame, lui répondit-elle, que je ne dois pas vous remercier de cette impatience, et qu'elle est sans doute causée par quelque autre chose que par l'envie de me voir. - Vous avez raison, lui répliqua la reine dauphine, mais néanmoins vous devez m'en être obligée, car je veux vous apprendre une aventure que je suis assurée que vous serez bien aise de savoir. Mme de Clèves se mit à genoux devant son lit et, par bonheur pour elle, elle n'avait pas le jour au visage. - Vous savez, lui dit cette reine, l'envie que nous avions de deviner ce qui causait le changement qui paraÃt au duc de Nemours je crois le savoir, et c'est une chose qui vous surprendra. Il est éperdument amoureux et fort aimé d'une des plus belles personnes de la cour. Ces paroles, que Mme de Clèves ne pouvait s'attribuer puisqu'elle ne croyait pas que personne sût qu'elle aimait ce prince, lui causèrent une douleur qu'il est aisé de s'imaginer. - Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive surprendre d'un homme de l'âge de M. de Nemours et fait comme il est. - Ce n'est pas aussi, reprit Mme la dauphine, ce qui vous doit étonner, mais c'est de savoir que cette femme qui aime M. de Nemours, ne lui en a jamais donné aucune marque et que la peur qu'elle a eue de n'être pas toujours maÃtresse de sa passion, a fait qu'elle l'a avouée à son mari, afin qu'il l'ôtât de la cour. Et c'est M. de Nemours lui-même qui a conté ce que je vous dis. Si Mme de Clèves avait eu d'abord de la douleur par la pensée qu'elle n'avait aucune part à cette aventure, les dernières paroles de Mme la dauphine lui donnèrent du désespoir, par la certitude de n'y en avoir que trop. Elle ne put répondre et demeura la tête penchée sur le lit, pendant que la reine continuait de parler, si occupée de ce qu'elle disait, qu'elle ne prenait pas garde à cet embarras. Lorsque Mme de Clèves fut un peu remise - Cette histoire ne me paraÃt guère vraisemblable, madame, répondit-elle, et je voudrais bien savoir qui vous l'a contée. - C'est Mme de Martigues, répliqua Mme la dauphine, qui l'a apprise du vidame de Chartres. Vous savez qu'il en est amoureux, il la lui a confiée comme un secret, et il la sait du duc de Nemours lui-même. Il est vrai que le duc de Nemours ne lui a pas dit le nom de la dame et ne lui a pas même avoué que ce fût lui qui en fût aimé, mais le vidame de Chartres n'en doute point. Comme la reine dauphine achevait ces paroles, quelqu'un s'approcha du lit. Mme de Clèves était tournée d'une sorte qui l'empêchait de voir qui c'était, mais elle n'en douta pas, lorsque Mme la dauphine se récria avec un air de gaieté et de surprise - Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qui en est. Mme de Clèves connut bien que c'était le duc de Nemours, comme ce l'était en effet, sans se tourner de son côté. Elle s'avança avec précipitation vers Mme la dauphine, et lui dit tout bas qu'il fallait bien se garder de lui parler de cette aventure, qu'il l'avait confiée au vidame de Chartres, et que ce serait une chose capable de les brouiller. Mme la dauphine lui répondit en riant qu'elle était trop prudente et se retourna vers M. de Nemours. Il était paré pour l'assemblée du soir et, prenant la parole avec cette grâce qui lui était si naturelle - Je crois, madame, dit-il, que je puis penser sans témérité que vous parliez de moi quand je suis entré, que vous aviez besoin de me demander quelque chose et que Mme de Clèves s'y oppose. - Il est vrai, répondit Mme la dauphine, mais je n'aurai pas pour elle la complaisance que j'ai accoutumé d'avoir. Je veux savoir de vous si une histoire que l'on m'a contée est véritable et si vous n'êtes pas celui qui êtes amoureux et aime d'une femme de la cour qui vous cache sa passion avec soin et qui l'a avouée à son mari. Le trouble et l'embarras de Mme de Clèves était au-delà de tout ce que l'on peut s'imaginer, et, si la mort se fût présentée pour la tirer de cet état, elle l'aurait trouvée agréable. Mais M. de Nemours était encore plus embarrassé, s'il est possible. Le discours de Mme la dauphine, dont il avait eu lieu de croire qu'il n'était pas haï, en présence de Mme de Clèves, qui était la personne de la cour en qui elle avait le plus de confiance, et qui en avait aussi le plus en elle, lui donnait une si grande confusion de pensées bizarres, qu'il lui fut impossible d'être maÃtre de son visage. L'embarras où il voyait Mme de Clèves par sa faute, et la pensée du juste sujet qu'il lui donnait de le haïr, lui causa un saisissement qui ne lui permit pas de répondre. Mme la dauphine voyant à quel point il était interdit - Regardez-le, regardez-le, dit-elle à Mme de Clèves, et jugez si cette aventure n'est pas la sienne. Cependant M. de Nemours, revenant de son premier trouble, et voyant l'importance de sortir d'un pas si dangereux, se rendit maÃtre tout d'un coup de son esprit et de son visage - J'avoue, madame, dit-il, que l'on ne peut être plus surpris et plus affligé que je le suis, de l'infidélité que m'a faite le vidame de Chartres, en racontant l'aventure d'un de mes amis que je lui avais confiée. Je pourrai m'en venger, continua-t-il en souriant avec un air tranquille qui ôta quasi à Mme la dauphine les soupçons qu'elle venait d'avoir. Il m'a confié des choses qui ne sont pas d'une médiocre importance, mais je ne sais, madame, poursuivit-il, pourquoi vous me faites l'honneur de me mêler à cette aventure. Le vidame ne peut pas dire qu'elle me regarde, puisque je lui ai dit le contraire. La qualité d'un homme amoureux me peut convenir, mais, pour celle d'un homme aimé, je ne crois pas, madame, que vous puissiez me la donner. Ce prince fut bien aise de dire quelque chose à Mme la dauphine, qui eût du rapport à ce qu'il lui avait fait paraÃtre en d'autres temps, afin de lui détourner l'esprit des pensées qu'elle a[ur]ait pu avoir. Elle crut bien aussi entendre ce qu'il disait, mais, sans y répondre, elle continua à lui faire la guerre de son embarras. - J'ai été troublé, madame, lui répondit-il, pour l'intérêt de mon ami et par les justes reproches qu'il me pourrait faire d'avoir redit une chose qui lui est plus chère que la vie. Il ne me l'a néanmoins confiée qu'à demi, et il ne m'a pas nommé la personne qu'il aime. Je sais seulement qu'il est l'homme du monde le plus amoureux et le plus à plaindre. - Le trouvez-vous si à plaindre, répliqua Mme la dauphine, puisqu'il est aimé? - Croyez-vous qu'il le soit, madame, reprit-il, et qu'une personne qui aurait une véritable passion, pût la découvrir à son mari? Cette personne ne connaÃt pas sans doute l'amour, et elle a pris pour lui une légère reconnaissance de l'attachement que l'on a pour elle. Mon ami ne se peut flatter d'aucune espérance, mais, tout malheureux qu'il est, il se trouve heureux d'avoir du moins donné la peur de l'aimer, et il ne changerait pas son état contre celui du plus heureux amant du monde. - Votre ami a une passion bien aisée à satisfaire, dit Mme la dauphine, et je commence à croire que ce n'est pas de vous dont vous parlez. Il ne s'en faut guère, continua-t-elle, que je ne sois de l'avis de Mme de Clèves, qui soutient que cette aventure ne peut être véritable. - Je ne crois pas en effet qu'elle le puisse être, reprit Mme de Clèves qui n'avait point encore parlé, et, quand il serait possible qu'elle le fût, par où l'aurait-on pu savoir? Il n'y a pas d'apparence qu'une femme, capable d'une chose si extraordinaire, eût la faiblesse de la raconter; apparemment son mari ne l'aurait pas r[a]contée non plus, ou ce serait un mari bien indigne du procédé que l'on aurait eu avec lui. M. de Nemours, qui vit les soupçons de Mme de Clèves sur son mari, fut bien aise de les lui confirmer. Il savait que c'était le plus redoutable rival qu'il eût à détruire. - La jalousie, répondit-il, et la curiosité d'en savoir peut-être davantage que l'on ne lui en a dit, peuvent faire faire bien des imprudences à un mari. Mme de Clèves était à la dernière épreuve de sa force et de son courage, et, ne pouvant plus soutenir la conversation, elle allait dire qu'elle se trouvait mal, lorsque, par bonheur pour elle, la duchesse de Valentinois entra, qui dit à Mme la dauphine que le roi allait arriver. Cette reine passa dans son cabinet pour s'habiller. M. de Nemours s'approcha de Mme de Clèves, comme elle la voulait suivre. - Je donnerais ma vie, madame, lui dit-il, pour vous parler un moment, mais de tout ce que j'aurais d'important à vous dire, rien ne me le paraÃt davantage que de vous supplier de croire que, si j'ai dit quelque chose où Mme la dauphine puisse prendre part, je l'ai fait par des raisons qui ne la regardent pas. Mme de Clèves ne fit pas semblant d'entendre M. de Nemours, elle le quitta sans le regarder, et se mit à suivre le roi qui venait d'entrer. Comme il y avait beaucoup de monde, elle s'embarrassa dans sa robe et fit un faux pas, elle se servit de ce prétexte pour sortir d'un lieu où elle n'avait pas la force de demeurer, et, feignant de ne se pouvoir soutenir, elle s'en alla chez elle. M. de Clèves vint au Louvre et fut étonné de n'y pas trouver sa femme; on lui dit l'accident qui lui était arrivé. Il s'en retourna à l'heure même pour apprendre de ses nouvelles; il la trouva au lit, et il sut que son mal n'était pas considérable. Quand il eut été quelque temps auprès d'elle, il s'aperçut qu'elle était dans une tristesse si excessive qu'il en fut surpris. - Qu'avez-vous, madame, lui dit-il. Il me paraÃt que vous avez quelque autre douleur que celle dont vous vous plaignez? - J'ai la plus sensible affliction que je pouvais jamais avoir, répondit-elle, quel usage avez-vous fait de la confiance extraordinaire ou, pour mieux dire, folle que j'ai eue en vous? Ne méritais-je pas le secret, et quand je ne l'aurais pas mérité, votre propre intérêt ne vous y engageait-il pas? Fallait-il que la curiosité de savoir un nom que je ne dois pas vous dire, vous obligeât à vous confier à quelqu'un pour tâcher de le découvrir? Ce ne peut être que cette seule curiosité qui vous ait fait faire une si cruelle imprudence, les suites en sont aussi fâcheuses qu'elles pouvaient l'être. Cette aventure est sue, et on me la vient de conter, ne sachant pas que j'y eusse le principal intérêt. - Que me dites-vous, madame, lui répondit-il. Vous m'accusez d'avoir conté ce qui s'est passé entre vous et moi, et vous m'apprenez que la chose est sue? Je ne me justifie pas de l'avoir redite, vous ne le sauriez croire, et il faut sans doute que vous ayez pris pour vous ce que l'on vous a dit de quelque autre. - Ah! monsieur, reprit-elle, il n'y a pas dans le monde une autre aventure pareille à la mienne, il n'y a point une autre femme capable de la même chose. Le hasard ne peut l'avoir fait inventer, on ne l'a jamais imaginée et cette pensée n'est jamais tombée dans un autre esprit que le mien. Mme la dauphine vient de me conter toute cette aventure; elle l'a sue par le vidame de Chartres, qui la sait de M. de Nemours. - M. de Nemours! s'écria M. de Clèves avec une action qui marquait du transport et du désespoir. Quoi! M. de Nemours sait que vous l'aimez, et que je le sais? - Vous voulez toujours choisir M. de Nemours plutôt qu'un autre, répliqua-t-elle, je vous ai dit que je ne vous répondrais jamais sur vos soupçons. J'ignore si M. de Nemours sait la part que j'ai dans cette aventure et celle que vous lui avez donnée, mais il l'a contée au vidame de Chartres et lui a dit qu'il le savait d'un de ses amis, qui ne lui avait pas nommé la personne. Il faut que cet ami de M. de Nemours soit des vôtres et que vous vous soyez fié à lui pour tâcher de vous éclaircir. - A-t-on un ami au monde à qui on voulût faire une telle confidence, reprit M. de Clèves, et voudrait-on éclaircir ses soupçons au prix d'apprendre à quelqu'un ce que l'on souhaiterait de se cacher à soi-même? Songez plutôt, madame, à qui vous avez parlé. Il est plus vraisemblable que ce soit par vous que par moi que ce, secret soit échappé. Vous n'avez pu soutenir toute seule l'embarras où vous vous êtes trouvée, et vous avez cherché le soulagement de vous plaindre avec quelque confidente qui vous a trahie. - N'achevez point de m'accabler, s'écria-t-elle, et n'ayez point la dureté de m'accuser d'une faute que vous avez faite. Pouvez-vous m'en soupçonner, et, puisque j'ai été capable de vous parler, suis-je capable de parler à quelque autre? L'aveu que Mme de Clèves avait fait à son mari, était une si grande marque de sa sincérité et elle niait si fortement de s'être confiée à personne, que M. de Clèves ne savait que penser. D'un autre côté, il était assuré de n'avoir rien redit; c'était une chose que l'on ne pouvait avoir devinée, elle était sue; ainsi il fallait que ce fût par l'un des deux, mais ce qui lui causait une douleur violente était de savoir que ce secret était entre les mains de quelqu'un et qu'apparemment il serait bientôt divulgué. Mme de Clèves pensait à peu près les mêmes choses, elle trouvait également impossible que son mari eût parlé et qu'il n'eût pas parle. Ce qu'avait dit M. de Nemours que la curiosité pouvait faire faire des imprudences à un mari, lui paraissait se rapporter si juste à l'état de M. de Clèves, qu'elle ne pouvait croire que ce fût une chose que le hasard eût fait dire, et cette vraisemblance la déterminait à croire que M. de Clèves avait abusé de la confiance qu'elle avait en lui. Ils étaient si occupés l'un et l'autre de leurs pensées, qu'ils furent longtemps sans parler, et ils ne sortirent de ce silence que pour redire les mêmes choses qu'ils avaient déjà dites plusieurs fois, et demeurèrent le coeur et l'esprit plus éloignés et plus altérés qu'ils ne l'avaient encore eu. Il est aisé de s'imaginer en quel état ils passèrent la nuit. M. de Clèves avait épuisé toute sa constance à soutenir le malheur de voir une femme qu'il adorait, touchée de passion pour un autre. Il ne lui restait plus de courage, il croyait même n'en devoir pas trouver dans une chose où sa gloire et son honneur étaient si vivement blessés. Il ne savait plus que penser de sa femme; il ne voyait plus quelle conduite il lui devait faire prendre, ni comment il se devait conduire lui-même, et il ne trouvait de tous côtes que des précipices et des abÃmes. Enfin, après une agitation et une incertitude très longues, voyant qu'il devait bientôt s'en aller en Espagne, il prit le parti de ne rien faire qui pût augmenter les soupçons ou la connaissance de son malheureux état. Il alla trouver Mme de Clèves et lui dit qu'il ne s'agissait pas de démêler entre eux qui avait manqué au secret, mais qu'il s'agissait de faire voir que l'histoire que l'on avait contée, était une fable où elle n'avait aucune part; qu'il dépendait d'elle de le persuader à M. de Nemours et aux autres; qu'elle n'avait qu'à agir avec lui avec la sévérité et la froideur qu'elle devait avoir pour un homme qui lui témoignait de l'amour; que, pu ce procédé, elle lui ôterait aisément l'opinion qu'elle eût de l'inclination pour lui; qu'ainsi il ne fallait point s'affliger de tout ce qu'il aurait pu penser, parce que si, dans la suite, elle ne faisait paraÃtre aucune faiblesse, toutes ses pensées se détruiraient aisément, et que surtout il fallait qu'elle allât au Louvre et aux assemblées comme à l'ordinaire. Après ces paroles, M. de Clèves quitta sa femme sans attendre sa réponse. Elle trouva beaucoup de raison dans tout ce qu'il lui dit, et la colère où elle était contre M. de Nemours lui fit croire qu'elle trouverait aussi beaucoup de facilité à l'exécuter, mais il lui parut difficile de se trouver à toutes les cérémonies du mariage et d'y paraÃtre avec un visage tranquille et un esprit libre; néanmoins, comme elle devait porter la robe de Mme la dauphine et que c'était une chose où elle avait été préférée à plusieurs autres princesses, il n'y avait pas moyen d'y renoncer sans faire beaucoup de bruit et sans en faire chercher des raisons. Elle se résolut donc de faire un effort sur elle-même, mais elle prit le reste du jour pour s'y préparer et pour s'abandonner à tous les sentiments dont elle était agitée. Elle s'enferma seule dans son cabinet. De tous ses maux, celui qui se présentait à elle avec le plus de violence, était d'avoir sujet de se plaindre de M. de Nemours et de ne trouver aucun moyen de le justifier. Elle ne pouvait douter qu'il n'eût conté cette aventure au vidame de Chartres, il l'avait avoué, et elle ne pouvait douter aussi, par la manière dont il avait parlé, qu'il ne sût que l'aventure la regardait. Comment excuser une si grande imprudence, et qu'était devenue l'extrême discrétion de ce prince, dont elle avait été si touchée? Il a été discret, disait-elle, tant qu'il a cru être malheureux, mais une pensée d'un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. Il n'a pu s'imaginer qu'il était aimé sans vouloir qu'on le sût. Il a dit tout ce qu'il pouvait dire, je n'ai pas avoué que c'était lui que j'aimais, il l'a soupçonné et il a laissé voir ses soupçons. S'il eût eu des certitudes, il en aurait usé de la même sorte. J'ai eu tort de croire qu'il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire. C'est pourtant pour cet homme, que j'ai cru si différent du reste des hommes,, que je me trouve, comme les autres femmes, étant si éloignée de leur ressembler. J'ai perdu le coeur et l'estime d'un mari qui devait faire ma félicité. Je serai bientôt regardée de tout le monde comme une personne qui a une folle et violente passion. Celui pour qui je l'ai ne l'ignore plus, et c'est pour éviter ces malheurs que j'ai hasardé tout mon repos et même ma vie. Ces tristes réflexions étaient suivies d'un torrent de larmes, mais quelque douleur dont elle se trouvât accablée, elle sentait bien qu'elle aurait eu la force de les supporter si elle avait été satisfaite de M. de Nemours. Ce prince n'était pas dans un état plus tranquille. L'imprudence qu'il avait faite d'avoir parlé au vidame de Chartres et les cruelles suites de cette imprudence lui donnaient un déplaisir mortel. Il ne pouvait se représenter, sans être accablé, l'embarras, le trouble et l'affliction où il avait vu Mme de Clèves. Il était inconsolable de lui avoir dit des choses sur cette aventure qui, bien que galantes par elles-mêmes, lui paraissaient dans ce moment grossières et peu polies, puisqu'elles avaient fait entendre à Mme de Clèves qu'il n'ignorait pas qu'elle était cette femme qui avait une passion violente et qu'il était celui pour qui elle l'avait. Tout ce qu'il eût pu souhaiter, eût été une conversation avec elle, mais il trouvait qu'il la devait craindre plutôt que de la désirer. Qu'aurais-je à lui dire? s'écriait-il. Irais-je encore lui montrer ce que je ne lui ai déjà que trop fait connaÃtre? Lui ferai-je voir que je sais qu'elle m'aime, moi qui n'ai jamais seulement osé lui dire que je l'aimais? Commencerai-je à lui parler ouvertement de ma passion, afin de lui paraÃtre un homme devenu hardi par des espérances? Puis-je penser seulement à l'approcher et oserais-je lui donner l'embarras de soutenir ma vue? Par où pourrais-je me justifier? Je n'ai point d'excuse, je suis indigne d'être regardé de Mme de Clèves, et je n'espère pas aussi qu'elle me regarde jamais. Je ne lui ai donné par ma faute de meilleurs moyens pour se défendre contre moi que tous ceux qu'elle cherchait et qu'elle eût peut-être cherchés inutilement. Je perds par mon imprudence le bonheur et la gloire d'être aimé de la plus aimable et de la plus estimable personne du monde, mais, si j'avais perdu ce bonheur sans qu'elle en eût souffert et sans lui avoir donné une douleur mortelle, ce me serait une consolation, et je sens plus dans ce moment le mal que je lui ai fait, que celui que je me suis fait auprès d'elle. M. de Nemours fut longtemps à s'affliger et à penser les mêmes choses. L'envie de parler à Mme de Clèves lui venait toujours à l'esprit. Il songea à en trouver les moyens, il pensa à lui écrire, mais enfin il trouva qu'après la faute qu'il avait faite, et de l'humeur dont elle était, le mieux qu'il pût faire était de lui témoigner un profond respect par son affliction et par son silence, de lui faire voir même qu'il n'osait se présenter devant elle et d'attendre ce que le temps, le hasard et l'inclination qu'elle avait pour lui, pourraient faire en sa faveur. Il résolut aussi de ne point faire de reproches au vidame de Chartres de l'infidélité qu'il lui avait faite, de peur de fortifier ses soupçons. Les fiançailles de Madame, qui se faisaient le lendemain, et le mariage qui se faisait le jour suivant, occupaient tellement toute la cour, que Mme de Clèves et M. de Nemours cachèrent aisément au public leur tristesse et leur trouble. Mme la Dauphine ne parla même qu'en passant à Mme de Clèves de la conversation qu'elles avaient eue avec M. de Nemours, et [M.] de Clèves affecta de ne plus parler à sa femme de tout ce qui s'était passé, de sorte qu'elle ne se trouva pas dans un aussi grand embarras qu'elle l'avait imaginé. Les fiançailles se firent au Louvre, et, après le festin et le bal, toute la maison royale alla coucher à l'évêché comme c'était la coutume. Le matin, le duc d'Albe, qui n'était jamais vêtu que fort simplement, mit un habit de drap d'or mêlé de couleur de feu, de jaune et de noir, tout couvert de pierreries, et il avait une couronne fermées sur la tête. Le prince d'Orange, habillé aussi magnifiquement avec ses livrées, et tous les Espagnols suivis des leurs, vinrent prendre le duc d'Albe à l'hôtel de Villeroi où il était logé, et partirent, marchant quatre à quatre, pour venir à l'évêché. Sitôt qu'il fut arrivé, on alla par ordre à l'église; le roi menait Madame qui avait aussi une couronne fermée et sa robe portée par Mlles de Montpensier de Longueville. La reine marchait ensuite, mais sans couronne. Après elle, [venaient] la reine dauphine, Madame, soeur du roi, Mme de Lorraine et la reine de Navarre, leurs robes portées par des princesses. Les reines et les princesses avaient toutes leurs filles magnifiquement habillées des mêmes couleurs qu'elles étaient vêtues, en sorte que l'on connaissait à qui étaient les filles par la couleur de leurs habits. On monta sur l'échafaud qui était préparé dans l'église, et l'on fit la cérémonie des mariages. On retourna ensuite dÃner à l'évêché et, sur les cinq heures, on en partit pour aller au palais, où se faisait le festin et où le parlement, les cours souveraines et la maison de ville étaient priés d'assister. Le roi, les reines, les princes et princesses mangèrent sur la table de marbre dans la grande salle du palais, le duc d'Albe assis auprès de la nouvelle reine d'Espagne. Au-dessous des degrés de la table pour les ambassadeurs, les archevêques et les chevaliers de l'ordre et, de l'autre côté, une table pour MM. du parlement. Le duc de Guise, vêtu d'une robe de drap d'or frisé, servait le roi de grand-maÃtre, M. le prince de Condé, de panetier, et le duc de Nemours, d'échanson. Après que les tables furent levées, le bal commença, il fut interrompu par des ballets et par des machines extraordinaires. On le reprit ensuite, et enfin, après minuit, le roi et toute la cour s'en retourna au Louvre. Quelque triste que fût Mme de Clèves, elle ne laissa pas de paraÃtre aux yeux de tout le monde, et surtout aux yeux de M. de Nemours, d'une beauté incomparable. Il n'osa lui parler, quoique l'embarras de cette cérémonie lui en donnât plusieurs moyens, mais il lui fit voir tant de tristesse et une crainte si respectueuse de l'approcher, qu'elle ne le trouva plus si coupable, quoiqu'il ne lui eût rien dit pour se justifier. Il eut la même conduite les jours suivants, et cette conduite fit aussi le même effet sur le coeur de Mme de Clèves. Enfin, le jour du tournoi arriva. Les reines se rendirent dans les galeries et sur les échafauds qui leur avaient été destinés. Les quatre tenants parurent au bout de la lice, avec une quantité de chevaux et de livrées qui faisaient le plus magnifique spectacle qui eût jamais paru en France. Le roi n'avait point d'autres couleurs que le blanc et le noir, qu'il portait toujours à cause de Mme de Valentinois qui était veuve. M. de Ferrare et toute sa suite avaient du jaune et du rouge, M. de Guise parut avec de l'incarnat et du blanc; on ne savait d'abord par quelle raison il avait ces couleurs, mais on se souvint que c'étaient celles d'une belle personne qu'il avait aimée pendant qu'elle était fille, et qu'il aimait encore, quoiqu'il n'osât plus le lui faire paraÃtre. M. de Nemours avait du jaune et du noir, on en chercha inutilement la raison. Mme de Clèves n'eut pas de peine à la deviner; elle se souvint d'avoir dit devant lui qu'elle aimait le jaune, et qu'elle était fâchée d'être blonde, parce qu'elle n'en pouvait mettre. Ce prince crut pouvoir paraÃtre avec cette couleur, sans indiscrétion, puisque, Mme de Clèves n'en mettant point, on ne pouvait soupçonner que ce fût la sienne. Jamais on n'a fait voir tant d'adresse que les quatre tenants en firent paraÃtre. Quoique le roi fût le meilleur homme de cheval de son royaume, on ne savait à qui donner l'avantage. M. de Nemours avait un agrément dans toutes ses actions qui pouvait faire pencher en sa faveur des personnes moins intéressées que Mme de Clèves. Sitôt qu'elle le vit paraÃtre au bout de la lice, elle sentit une émotion extraordinaire et, à toutes les courses de ce prince, elle avait de la peine à cacher sa joie, lorsqu'il avait heureusement fourni sa carrière. Sur le soir, comme tout était presque fini et que l'on était près de se retirer, le malheur de l'Etat fit que le roi voulut, encore rompre une lance. Il manda au comte de Montgomery, qui était extrêmement adroit, qu'il se mÃt sur la lice. Le comte supplia le roi de l'en dispenser et allégua toutes les excuses dont il put s'aviser, mais le roi, quasi en colère, lui fit dire qu'il le voulait absolument. La reine manda au roi qu'elle le conjurait de ne plus courir, qu'il avait si bien fait qu'il devait être content, et qu'elle le suppliait de revenir auprès d'elle. Il répondit que c'était pour l'amour d'elle qu'il allait courir encore et entra dans la barrière. Elle lui renvoya M. de Savoie pour le prier une seconde fois de revenir, mais tout fut inutile. Il courut, les lances se brisèrent, et un éclat de celle du comte de Montgomery lui donna dans l'oeil et y demeura. Ce prince tomba du coup; ses écuyers et M. de Montmorency, qui était un des maréchaux du camp, coururent à lui. Ils furent étonnés de le voir si blessé, mais le roi ne s'étonna point. Il dit que c'était peu de chose, et qu'il pardonnait au comte de Montgomery. On peut juger quel trouble et quelle affliction apporta un accident si funeste dans une journée destinée à la joie. Sitôt que l'on eut porté le roi dans son lit, et que les chirurgiens eurent visité sa plaie, ils la trouvèrent très considérable. Monsieur le connétable se souvint, dans ce moment, de la prédiction que l'on avait faite au roi; qu'il serait tué dans un combat singulier, et il ne douta point que la prédiction ne fût accomplie. Le roi d'Espagne qui était lors à Bruxelles, étant averti de cet accident, envoya son médecin, qui était un homme d'une grande réputation, mais il jugea le roi sans espérance. Une cour, aussi partagée et aussi remplie d'intérêts opposés, n'était pas dans une médiocre agitation à la veille d'un si grand événement, néanmoins, tous les mouvements étaient cachés, et l'on ne paraissait occupé que de l'unique inquiétude de la santé du roi. Les reines, les princes et les princesses ne sortaient presque point de son antichambre. Mme de Clèves sachant qu'elle était obligée d'y être, qu'elle y verrait M. de Nemours, qu'elle ne pourrait cacher à son mari l'embarras que lui causait cette vue, connaissant aussi que la seule présence de ce prince le justifiait à ses yeux et détruisait toutes ses résolutions, prit le parti de feindre d'être malade. La cour était trop occupée pour avoir de l'attention à sa conduite et pour démêler si son mal était faux ou véritable. Son mari seul pouvait en connaÃtre la vérité, mais elle n'était pas fâchée qu'il la connût. Ainsi elle demeura chez elle, peu occupée du grand changement qui se préparait, et, remplie de ses propres pensées, elle avait toute la liberté de s'y abandonner. Tout le monde était chez le roi. M. de Clèves venait à de certaines heures lui en dire des nouvelles. Il conservait avec elle le même procédé qu'il avait toujours eu, hors que, quand ils étaient seuls, il y avait quelque chose d'un peu plus froid et de moins libre. Il ne lui avait point reparlé de tout ce qui s'était passé, et elle n'avait pas eu la force et n'avait pas même jugé à propos de reprendre cette conversation. M. de Nemours, qui s'était attendu à trouver quelques moments à parler à Mme de Clèves, fut bien surpris et bien affligé de n'avoir pas seulement le plaisir de la voir. Le mal du roi se trouva si considérable, que, le septième jour, il fut désespéré des médecins. Il reçut la certitude de sa mort avec une fermeté extraordinaire et d'autant plus admirable qu'il perdait la vie par un accident si malheureux, qu'il mourait à la fleur de son âge, heureux, adoré des ses peuples et aimé d'une maÃtresse qu'il aimait éperdument. La veille de sa mort, il fit faire le mariage de Madame, sa soeur, avec M. de Savoie, sans cérémonie. L'on peut juger en quel état était la duchesse de Valentinois. La reine ne permit point qu'elle vÃt le roi et lui envoya demander les cachets de ce prince et les pierreries de la couronne qu'elle avait en garde. Cette duchesse s'enquit si le roi était mort, et comme on lui eut répondu que non - Je n'ai donc point encore de maÃtre, répondit-elle, et personne ne peut m'obliger à rendre ce que sa confiance m'a mis entre les mains. Sitôt qu'il fut expiré au château des Tournelles, le duc de Ferrare, le duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvre la reine-mère, le roi et la reine sa femme. M. de Nemours menait la reine-mère. Comme ils commençaient à marcher, elle se recula de quelques pas et dit à la reine sa belle-fille, que c'était à elle à passer la première, mais il fut aisé de voir qu'il y avait plus d'aigreur que de bienséance dans ce compliment. Tome quatrième Le cardinal de Lorraine s'était rendu maÃtre absolu de l'esprit de la reine mère, le vidame de Chartres n'avait plus aucune part dans ses bonnes grâces, et l'amour qu'il avait pour Mme de Martigues et pour la liberté, l'avait même empêché de sentir cette perte autant qu'elle méritait d'être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie du roi, avait eu le loisir de former ses desseins et de faire prendre à la reine des résolutions conformes à ce qu'il avait projeté, de sorte que, sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable de demeurer aux Tournelles auprès du corps du feu roi, pour faire les cérémonies ordinaires. Cette commission l'éloignait de tout et lui ôtait la liberté d'agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre pour le faire venir en diligence, afin de s'opposer ensemble à la grande élévation où il voyait que MM. de Guise allaient parvenir. On donna le commandement des armées au duc de Guise et les finances au cardinal de Lorraine. La duchesse de Valentinois fut chassée de la cour; on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi déclaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois. Enfin, la cour changea entièrement de face. Le duc de Guise prit le même rang que les princes du sang à porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles; lui et ses frères furent entièrement les maÃtres, non seulement par le crédit du cardinal sur l'esprit de la reine, mais parce que cette princesse crut qu'elle pourrait les éloigner s'ils lui donnaient de l'ombrage, et qu'elle ne pourrait éloigner le connétable, qui était appuyé des princes du sang. Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au Louvre et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut lui parler en particulier, mais le roi appela MM. de Guise, et lui dit devant eux qu'il lui conseillait de se reposer, que les finances et le commandement des armées étaient donnés et que, lorsqu'il aurait besoin de ses conseils, il l'appellerait auprès de sa personne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du roi, et elle lui fit même des reproches de ce qu'il avait dit au feu roi que ses enfants ne lui ressemblaient point. Le roi de Navarre arriva et ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que son frère, se plaignit hautement, ses plaintes furent inutiles, on l'éloigna de la cour sous le prétexte de l'envoyer en Flandre signer la ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausse lettre du roi d'Espagne qui l'accusait de faire des entreprises sur ses places, on lui fit craindre pont ses terres, enfin, on lui inspira le dessein de s'en aller en Béarn. La reine lui en fournit un moyen en lui donnant la conduite de Mme Elisabeth et l'obligea même à partir devant cette princesse, et ainsi il ne demeura personne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la maison de Guise. Quoique ce fût une chose fâcheuse pour M. de Clèves de ne pas conduire Mme Elisabeth, néanmoins il ne put s'en plaindre par la grandeur de celui qu'on lui préférait, mais il regrettait moins cet emploi par l'honneur qu'il en eût reçu que parce que c'était une chose qui éloignait sa femme de la cour sans qu'il parût qu'il eût dessein de l'en éloigner. Peu de Jours après la mort du roi, on résolut d'aller à Reims pour le sacre. Sitôt, qu'on parla de ce voyage, Mme de Clèves, qui avait toujours demeuré chez elle, feignant d'être malade, pria son mari de trouver bon qu'elle ne suivÃt point la cour et qu'elle s'en allât à Coulommiers prendre l'air et songer à sa santé. Il lui répondit qu'il ne voulait point pénétrer si c'était la raison de sa santé qui l'obligeait à ne pas faire le voyage, mais qu'il consentait qu'elle ne le fÃt point. Il n'eut pas de peine à consentir à une chose qu'il avait déjà résolue; quelque bonne opinion qu'il eût de la vertu de sa femme, il voyait bien que la prudence ne voulait pas qu'il l'exposât plus longtemps à la vue d'un homme qu'elle aimait. M. de Nemours sut bientôt que Mme de Clèves ne devait pas suivre la cour, il ne put se résoudre à partir sans la voir et, à la veille du départ, il alla chez elle aussi tard que la bienséance le pouvait permettre, afin de la trouver seule. La fortune favorisa son intention. Comme il entra dans la cour, il. trouva Mme de Nevers et Mme de Martigues qui en sortaient et qui lui dirent qu'elles l'avaient laissée seule. Il monta avec une agitation et un trouble qui ne se peut comparer qu'à celui qu'eut Mme de Clèves, quand on lui dit que M. de Nemours venait pour la voir. La crainte qu'elle eut qu'il ne lui parlât de sa passion, l'appréhension de lui répondre trop favorablement, l'inquiétude que cette visite pouvait donner à son mari, la peine de lui en rendre compte ou de lui cacher toutes ces choses, se présentèrent en un moment à son esprit et lui firent un si grand embarras, qu'elle prit la résolution d'éviter la chose du monde qu'elle souhaitait peut-être le plus. Elle envoya une de ses femmes à M. de Nemours, qui était dans son antichambre, pour lui dire qu'elle venait de se trouver mal et qu'elle était bien fâchée de ne pouvoir recevoir l'honneur qu'il lui voulait faire. Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir Mme de Clèves et de ne la pas voir parce qu'elle ne voulait pas qu'il la vÃt! Il s'en allait le lendemain, il n'avait plus rien à espérer du hasard. Il ne lui avait rien dit depuis cette conversation de chez Mme la dauphine, et il avait lieu de croire que la faute d'avoir parlé au vidame avait détruit toutes ses espérances, enfin il s'en allait avec tout ce qui peut aigrir une vive douleur. Sitôt que Mme de Clèves fut un peu remise du trouble que lui avait donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui la lui avaient fait refuser, disparurent; elle trouva même qu'elle avait fait une faute et, si elle eût osé ou qu'il eût encore été assez à temps, elle l'aurait fait appeler. Mme de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle, allèrent chez la reine dauphine, M. de Clèves y était. Cette princesse leur demanda d'où elles venaient; elles lui dirent qu'elles venaient de chez [Mme] de Clèves où elles avaient passé une partie de l'après-dÃnée avec beaucoup de monde et qu'elles n'y avaient laissé que M. de Nemours. Ces paroles, qu'elles croyaient si indifférentes, ne l'étaient pas pour M. de Clèves. Quoiqu'il dût bien s'imaginer que M. de Nemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à sa femme, néanmoins la pensée qu'il était chez elle, qu'il y était seul et qu'il lui pouvait parler de son amour, lui parut dans ce moment une chose si nouvelle et si insupportable, que la jalousie s'alluma dans son coeur avec plus de violence qu'elle n'avait encore fait. Il lui fut impossible de demeurer chez la reine, il s'en revint, ne sachant pas même pourquoi il revenait et s'il avait dessein d'aller interrompre M. de Nemours. Sitôt qu'il approcha de chez lui, il regarda s'il ne verrait rien qui lui pût faire juger si ce prince y était encore, il sentit du soulagement en voyant qu'il n'y était plus et il trouva de la douceur à penser qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps. Il s'imagina que ce n'était peut-être pas M. de Nemours, dont il devait être jaloux et, quoiqu'il n'en doutât point, il cherchait à en douter, mais tant de choses l'en auraient persuadé qu'il ne demeurait pas longtemps dans cette incertitude qu'il désirait. Il alla d'abord dans la chambre de sa femme et, après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il ne put s'empêcher de lui demander ce qu'elle avait fait et qui elle avait vu; elle lui en rendit compte. Comme il vit qu'elle ne lui nommait point M. de Nemours, il lui demanda, en tremblant, si c'était tout ce qu'elle avait vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince et de n'avoir pas la douleur qu'elle lui en fÃt une finesse. Comme elle ne l'avait point vu, elle ne le lui nomma point, et M. de Clèves reprenant la parole avec un ton qui marquait son affliction - Et monsieur de Nemours, lui dit-il, ne l'avez-vous point vu ou l'avez-vous oublié? - Je ne l'ai point vu, en effet, répondit-elle, je me trouvais mal et j'ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses. - Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit M. de Clèves. Puisque vous avez vu tout le monde, pourquoi des distinctions pour M. de Nemours? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue? Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez? Pourquoi lui faites-vous connaÃtre que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui? Oseriez-vous refuser de le voir si vous ne saviez bien qu'il distingue vos rigueurs de l'incivilité? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui? D'une personne comme vous, madame, tout est des faveurs hors l'indifférence. - Je ne croyais pas, reprit Mme de Clèves, quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours, que vous pussiez me faire des reproches de ne l'avoir pas vu. - Je vous en fais pourtant, madame, répliqua-t-il, et ils sont bien fondés. Pourquoi ne le pas voir s'il ne vous a rien dit? Mais, madame, il vous a parlé; si son silence seul vous avait témoigné sa passion, elle n'aurait pas fait en vous une si grande impression. Vous n'avez pu me dire la vérité tout entière, vous m'en avez caché la plus grande partie, vous vous êtes repentie même du peu que vous m'avez avoué et vous n'avez pas eu la force de continuer. Je suis plus malheureux que je ne l'ai cru et je suis le plus malheureux de tous les hommes. Vous êtes ma femme, je vous aime comme ma maÃtresse, et je vous en vois aimer un autre. Cet autre est le plus aimable de la cour et il vous voit tous les jours, il - sait que vous l'aimez. Eh! j'ai pu croire, s'écria-t-il, que vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui. Il faut que j'aie perdu la raison pour avoir cru [que ce] fût possible. - Je ne sais, reprit tristement Mme de Clèves, si vous avez eu tort de juger favorablement d'un procédé aussi extraordinaire que le mien, mais je ne sais si je ne me suis trompée d'avoir cru que vous me feriez justice? - N'en doutez pas, madame, répliqua M. de Clèves, vous vous êtes trompée, vous avez attendu de moi des choses aussi impossibles que celles que j'attendais de vous. Comment pouviez-vous espérer que je conservasse de la raison? Vous aviez donc oublié que je vous aimais éperdument et que j'étais votre mari? L'un des deux peut porter aux extrémités, que ne peuvent point les deux ensemble? Eh! que ne sont-ils point aussi, continua-t-il; je n'ai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le maÃtre. Je ne me trouve plus digne de vous, vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais, je vous offense, je vous demande pardon, je vous admire, j'ai honte de vous admirer. Enfin il n'y a plus en moi ni de calme, ni de raison. Je ne sais comment j'ai pu vivre depuis que vous me parlâtes à Coulommiers et depuis le jour que vous apprÃtes de Mme la dauphine que l'on savait votre aventure. Je ne saurais démêler par où elle a été sue, ni ce qui se passa entre M. de Nemours et vous sur ce sujet, vous ne me l'expliquerez jamais, et je ne vous demande point de me l'expliquer. Je vous demande seulement de vous souvenir que vous m'avez rendu le plus malheureux homme du monde. M. de Clèves sortit de chez sa femme après ces paroles et partit le lendemain sans la voir, mais il lui écrivit une lettre pleine d'affliction, d'honnêteté et de douceur. Elle y fit une réponse si touchante et si remplie d'assurances de sa conduite passée et de celle qu'elle aurait à l'avenir, que, comme ses assurances étaient fondées sur la vérité et que c'étai[ent] en effet ses sentiments, cette lettre fit de l'impression sur M. de Clèves et lui donna quelque calme; joint que M. de Nemours, allant trouver le roi aussi bien que lui, il avait le repos de savoir qu'il ne serait pas au même lieu que Mme de Clèves. Toutes les fois que cette princesse parlait à son mari, la passion qu'il lui témoignait, l'honnêteté de son procédé, l'amitié qu'elle avait pour lui et ce qu'elle lui devait, faisaient des impressions dans son coeur, qui affaiblissaient l'idée de M. de Nemours, mais ce n'était que pour quelque temps, et cette idée revenait bientôt plus vive et plus présente qu'auparavant. Les premiers jours du départ de ce prince, elle ne sentit quasi pas son absence; ensuite elle lui parut cruelle. Depuis qu'elle l'aimait, il ne s'était point passé de jour qu'elle n'eût craint ou espéré de le rencontrer, et elle trouva une grande peine à penser qu'il n'était plus au pouvoir du hasard de faire qu'elle le rencontrât. Elle s'en alla à Coulommiers, et, en y allant, elle eut soin d'y faire porter de grands tableaux [que M. de Clèves] avait fait copier sur des originaux qu'avait fait faire Mme de Valentinois pour sa belle maison d'Anet. Toutes les actions remarquables, qui s'étaient passées du règne du roi, étaient dans ces tableaux. Il y avait entre autres le siège de Metz, et tous ceux qui s'y étaient distingués étaient peints fort ressemblants. M. de Nemours était de ce nombre et c'était peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d'avoir ces tableaux. Mme de Martigues, qui n'avait pu partir avec la cour, lui promit d'aller passer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reine qu'elles partageaient, ne leur avait point donné d'envie, ni d'éloignement l'une de l'autre; elles étaient amies sans néanmoins se confier leurs sentiments. Mme de Clèves savait que Mme de Martigues aimait le vidame, mais Mme de Martigues ne savait pas que Mme de Clèves aimât M. de Nemours; ni qu'elle en fût aimée. La qualité de nièce du vidame rendait Mme de Clèves plus chère à Mme de Martigues, et Mme de Clèves l'aimait aussi comme une personne qui avait une passion aussi bien qu'elle et qui l'avait pour l'ami intime de son amant. Mme de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l'avait promis à Mme de Clèves, elle la trouva dans une vie fort solitaire. Cette princesse avait même cherché le moyen d'être dans une solitude entière et de passer les soirs dans les jardins sans être accompagnée de ses domestiques. Elle venait dans ce pavillon où M. de Nemours l'avait écoutée, elle entrait dans le cabinet qui était ouvert sur le jardin. Ses femmes et ses domestiques demeuraient dans l'autre cabinet, ou sous le pavillon, et ne venaient point à elle qu'elle ne les appelât. Mme de Martigues n'avait jamais vu Coulommiers, elle fut surprise de toutes les beautés qu'elle y trouva et surtout de l'agrément de ce pavillon. Mme de Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouver seules la nuit dans le plus beau lieu du monde, ne laissait pas finir [l]a conversation entre deux jeunes personnes, qui avaient des passions violentes dans le coeur, et, quoiqu'elles ne s'en fissent point de confidence, elles trouvaient un grand plaisir à se parler. Mme de Martigues aurait eu de la peine à quitter Coulommiers si, en le quittant elle n'eût dû aller dans un lieu où était le vidame. Elle partit pour aller à Chambord, où la cour était alors. Le sacre avait été fait à Reims par le cardinal de Lorraine, et l'on devait passer le reste de l'été dans le château de Chambord, qui était nouvellement bâti. La reine témoigna une grande joie de revoir Mme de Martigues, et, après lui en avoir donné plusieurs marques, elle lui demanda des nouvelles de Mme de Clèves et de ce qu'elle faisait à la campagne. M. de Nemours et M. de Clèves étaient alors chez cette reine. Mme de Martigues, qui avait trouvé Coulommiers admirable, en conta toutes les beautés, et elle s'étendit extrêmement sur la description de ce pavillon de la forêt et sur le plaisir qu'avait Mme de Clèves de s'y promener seule une partie de la nuit. M. de Nemours, qui connaissait assez le lieu pour entendre ce qu'en disait Mme de Martigues, pensa qu'il n'était pas impossible qu'il y pût voir Mme de Clèves sans être vu que d'elle. Il fit quelques questions à Mme de Martigues pour s'en éclaircir encore, et M. de Clèves, qui l'avait toujours regardé pendant que Mme de Martigues avait parlé, crut voir dans ce moment ce qui lui passait dans l'esprit. Les questions que fit ce prince le confirmèrent encore dans cette pensée, en sorte qu'il ne douta point qu'il n'eût dessein d'aller voir sa femme. Il ne se trompait pas dans ses soupçons. Ce dessein entra si fortement dans l'esprit de M. de Nemours qu'après avoir passé la nuit à songer aux moyens de l'exécuter, dès le lendemain matin, il demanda congé au roi pour aller à Paris, sur quelque prétexte qu'il inventa. M. de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage, mais il résolut de s'éclaircir de la conduite de sa femme et de ne pas demeurer dans une crulle incertitude. Il eut envie de partir en même temps que M. de Nemours et de venir lui-même caché découvrir quel succès aurait ce voyage, mais, craignant que son départ ne parût extraordinaire, et que M. de Nemours, en étant averti, ne prÃt d'autres mesures, il résolut de se fier à un gentilhomme qui était à lui, dont il connaissait la fidélité et l'esprit. Il lui conta dans quel embarras il se trouvait. Il lui dit quelle avait été jusqu'alors la vertu de Mme de Clèves et lui ordonna de partir sur les pas de M. de Nemours, de l'observer exactement, de voir s'il n'irait point à Coulommiers et s'il n'entrerait point la nuit dans le jardin. Le gentilhomme, qui était très capable d'une telle commission, s'en acquitta avec toute l'exactitude imaginable. Il suivit M. de Nemours jusqu'à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où ce prince s'arrêta, et le gentilhomme devina aisément que c'était pour y attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l'y attendre aussi, il passa le village et alla dans la forêt, à l'endroit par où il jugeait que M. de Nemours pouvait passer, il ne se trompa point dans tout ce qu'il avait pensé. Sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher, et quoiqu'il fÃt obscur, il reconnut aisément M. de Nemours. Il le vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s'il n'y entendrait personne et pour choisir le lieu par où il pourrait passer le plus aisément. Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu'on ne pût entrer, en sorte qu'il était assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à bout néanmoins; sitôt qu'il fut dans ce jardin, il n'eut pas de peine à démêler où était Mme de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s'en approcha avec un trouble et une émotion qu'il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu'elle était seule, mais il la vit d'une si admirable beauté, qu'à peine fut-il maÃtre du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans, elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi. Il vit qu'elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu'il avait portée quelque temps et qu'il avait donnée à sa soeur, à qui [Mme] de Clèves l'avait prise sans faire semblant de la reconnaÃtre pour avoir été à M. de Nemours. Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandai[ent] sur son visage les sentiments qu'elle avait dans le coeur, elle prit un flambeau et s'en alla, proche d'une grande table, vis-à -vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours, elle s'assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu'il adorait, la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu'il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu'il devait attendre à lui parler qu'elle allât dans le jardin, il crut qu'il le pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu'elle serait plus éloignée de ses femmes, mais, voyant qu'elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d'y entrer. Quand il voulut l'exécuter, quel trouble n'eut-il point! Quelle crainte de lui déplaire! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère! Il trouva qu'il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans [en] être vu, mais à penser de s'en faire voir, il vit tout ce qu'il n'avait point encore envisagé. Il lui parut de l'extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n'avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu'il ne devait pas prétendre qu'elle le voulût écouter, et qu'elle aurait une juste colère du péril où il l'exposait par les accidents qui pouvaient arriver. Tout son courage l'abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s'en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu'il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble, qu'une écharpe qu'il avait, s'embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu'il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu'elle eût l'esprit rempli de ce prince, ou qu'il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu'elle le pût distinguer, elle crut le reconnaÃtre et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avec tant de trouble qu'elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu'elle se trouvait mal, et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens et pour donner le temps à M. de Nemours de se retirer. Quand elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu'elle s'était trompée et que c'était un effet de son imagination d'avoir cru voir M. de Nemours. Elle savait qu'il était à Chambord, elle ne trouvait nulle apparence qu'il eût entrepris une chose si hasardeuse, elle eut envie plusieurs fois de rentrer dans le cabinet et d'aller voir dans le jardin s'il y avait quelqu'un. Peut-être souhaitait-elle, autant qu'elle le craignait, d'y trouver M. de Nemours, mais enfin la raison et la prudence l'emportèrent sur tous ses autres sentiments, et elle trouva qu'il valait mieux demeurer dans le doute où elle était que de prendre le hasard de s'en éclaircir. Elle fut longtemps à se résoudre à sortir d'un lieu dont elle pensait que ce prince était peut-être si proche, et il était quasi jour quand elle revint au château. M. de Nemours était demeuré dans le jardin tant qu'il avait vu de la lumière, il n'avait pu perdre l'espérance de revoir Mme de Clèves, quoiqu'il fût persuadé qu'elle l'avait reconnu et qu'elle n'était sortie que pour l'éviter, mais voyant qu'on fermait les portes, il jugea bien qu'il n'avait plus rien à espérer. Il vint reprendre son cheval tout proche du lieu où attendait le gentilhomme de M. de Clèves. Ce gentilhomme le suivit jusqu'au même village, d'où il était parti le soir. M. de Nemours se résolut d'y passer tout le jour, afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir si Mme de Clèves aurait encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne se pas exposer à être vue; quoiqu'il eût une joie sensible de l'avoir trouvée si remplie de son idée, il était néanmoins très affligé de lui avoir vu un mouvement si naturel de le fuir. La passion n'a jamais été si tendre et si violente qu'elle l'était alors en ce prince. Il s'en alla sous des saules, le long d'un petit ruisseau qui coulait derrière la maison où il était caché. Il s'éloigna le plus qu'il lui fut possible, pour n'être vu ni entendu de personne; il s'abandonne aux transports de son amour et son coeur en fut tellement pressé qu'il fut contraint de laisser couler quelques larmes, mais ces larmes n'étaient pas de celles que la douleur seule fait répandre, elles étaient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se trouve que dans l'amour. Il se mit à repasser toutes les actions de Mme de Clèves depuis qu'il en était amoureux, quelle rigueur honnête et modeste elle avait toujours eue pour lui, quoiqu'elle l'aimât. Car, enfin, elle m'aime, disait-il, elle m'aime, je n'en saurais douter; les plus grands engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j'en ai eues. Cependant je suis traité avec la même rigueur que si j'étais haï; j'ai espéré au temps, je n'en dois plus rien attendre, je la vois toujours se défendre également contre moi et contre elle-même. Si je n'étais point aimé, je songerais à plaire, mais je plais, on m'aime, et on me le cache. Que puis-je donc espérer, et quel changement dois-je attendre dans ma destinée? Quoi! je serai aimé de la plus aimable personne du monde et je n'aurai cet excès d'amour que donnent les premières certitudes d'être aimé, que pour mieux sentir la douleur d'être maltraité! Laissez-moi voir que vous m'aimez, belle princesse, s'écria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments; pourvu que je les connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m'accabliez. Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue cette nuit regarder mon portrait; pouvez-vous l'avoir regardé avec tant de douceur et m'avoir fui moi-même si cruellement? Que craignez-vous? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable? Vous m'aimez, vous me le cachez inutilement; vous-même m'en avez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur, laissez-m'en jouir, et cessez de me rendre malheureux. Est-il possible, reprenait-il, que je sois aimé de Mme de Clèves et que je sois malheureux? Qu'elle était belle cette nuit! Comment ai-je pu résister à l'envie de me jeter à ses pieds? Si je l'avais fait, je l'aurais peut-être empêchée de me fuir, mon respect l'aurait rassurée, mais peut-être elle ne m'a pas reconnu, je m'afflige plus que je ne dois, et la vue d'un homme, à une heure si extraordinaire, l'a effrayée. Ces mêmes pensées occupèrent tout le jour M. de Nemours; il attendit la nuit avec impatience, et, quand elle fut venue, il reprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de M. de Clèves, qui s'était déguisé afin d'être moins remarqué, le suivit jusqu'au lieu où il l'avait suivi le soir d'auparavant et le vit entrer dans le même jardin. Ce prince connut bientôt que Mme de Clèves n'avait pas voulu hasarder qu'il essayât encore de la voir, toutes les portes étaient fermées. Il tourna de tous les côtés pour découvrir s'il ne verrait point de lumières mais ce fut inutilement. Mme de Clèves, s'étant doutée que M. de Nemours pourrait revenir, était demeurée dans sa chambre; elle avait appréhendé de n'avoir pas toujours la force de le fuir, et elle n'avait pas voulu se mettre au hasard de lui parler d'une manière si peu conforme à la conduite qu'elle avait eue jusqu'alors. Quoique M. de Nemours n'eût aucune espérance de la voir, il ne put se résoudre à sortir si tôt d'un lieu où elle était si souvent. Il passa la nuit entière dans le jardin et trouva quelque consolation à voir du moins les mêmes objets qu'elle voyait tous les jours. Le soleil était levé devant qu'il pensât à se retirer, mais enfin la crainte d'être découvert l'obligea à s'en aller. Il lui fut impossible de s'éloigner sans voir Mme de Clèves, et il alla chez Mme de Mercoeur, qui était alors dans cette maison qu'elle avait proche de Coulommiers. Elle fut extrêmement surprise de l'arrivée de son frère. Il inventa une cause de son voyage, assez vraisemblable pour la tromper, et enfin il conduisit si habilement son dessein, qu'il l'obligea à lui proposer d'elle-même d'aller chez Mme de Clèves. Cette proposition fut exécutée dès le même jour, et M. de Nemours dit à sa soeur qu'il la quitterait à Coulommiers pour s'en retourner en diligence trouver le roi. Il fit ce dessein de la quitter à Coulommiers dans la pensée de l'en laisser partir la première, et il crut avoir trouvé un moyen infaillible de parler à Mme de Clèves. Comme ils arrivèrent, elle se promenait dans une grande allée qui borde le parterre. La vue de M. de Nemours ne lui causa pas un médiocre trouble et ne lui laissa plus de douter que ce ne fût lui qu'elle avait vu la nuit précédente. Cette certitude lui donna quelque mouvement de colère par la hardiesse et l'imprudence qu'elle trouvait dans ce qu'il avait entrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur son visage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut de choses indifférentes, et néanmoins il trouva l'art d'y faire paraÃtre tant d'esprit, tant de complaisance et tant d'admiration pour Mme de Clèves, qu'il dissipa, malgré elle, une partie de la froideur qu'elle avait eue d'abord. Lorsqu'il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une extrême curiosité d'aller voir le pavillon de la forêt. Il en parla comme du plus agréable lieu du monde et en fit même une description si particulière que Mme de Mercoeur lui dit qu'il fallait qu'il y eût été plusieurs fois pour en connaÃtre si bien toutes les beautés. - Je ne crois pourtant pas, reprit Mme de Clèves, que M. de Nemours y ait jamais entré, c'est un lieu qui n'est achevé que depuis peu. - Il n'y a pas longtemps aussi que j'y ai été, reprit M. de Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien aise que vous ayez oublié de m'y avoir vu. Mme de Mercoeur, qui regardait la beauté des jardins, n'avait point d'attention à ce que disait son frère. Mme de Clèves rougit et, baissant les yeux sans regarder M. de Nemours - Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu, et, si vous y avez été, c'est sans que [je] l'aie su. - Il est vrai, madame, répliqua M. de Nemours, que j'y ai été sans vos ordres, et j'y ai passé les plus doux et les plus cruels moments de ma vie. Mme de Clèves entendait trop bien tout ce que disait ce prince, mais elle n'y répondit point; elle songea à empêcher Mme de Mercoeur d'aller dans ce cabinet parce que le portrait de. M. de Nemours y était et qu'elle ne voulait pas qu'elle l'y vÃt. Elle fit si bien que le temps se passa insensiblement, et Mme de Mercoeur parla de s'en retourner. Mais quand Mme de Clèves vit que M. de Nemours et sa soeur ne s'en allaient pas ensemble, elle jugea bien à quoi elle allait être exposée, elle se trouva dans le même embarras où elle s'était trouvée à Paris, et elle prit aussi le même parti. La crainte que cette visite ne fût encore une confirmation des soupçons qu'avait son mari, ne contribua pas peu à la déterminer, et, pour éviter que M. de Nemours ne demeurât seul avec elle, elle dit à Mme de Mercoeur qu'elle l'allait conduire jusques au bord de la forêt, et elle ordonna que son carrosse la suivÃt. La douleur qu'eut ce prince de trouver toujours cette même continuation des rigueurs en Mme de Clèves fut si violente, qu'il en pâlit dans le même moment. Mme de Mercoeur lui demanda s'il se trouvait mal, mais il regarda Mme de Clèves, sans que personne s'en aperçût, et il lui fit juger par ses regards qu'il n'avait d'autre mal que son désespoir. Cependant il fallut qu'il les laissât partir sans oser les suivre, et, après ce qu'il avait dit, il ne pouvait plus retourner avec sa soeur; ainsi il revint à Paris, et en partit le lendemain. Le gentilhomme de M. de Clèves l'avait toujours observé, il revint aussi à Paris et, comme il vit M. de Nemours parti pour Chambord, il prit la poste afin d'y arriver devant lui et de rendre compte de son voyage. Son maÃtre attendait son retour, comme ce qui allait décider du malheur de toute sa vie. Sitôt qu'il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu'il n'avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi d'affliction, la tête baissée, sans pouvoir parler; enfin, il lui fit signe de la main de se retirer - Allez, lui dit-il, je vois ce que vous avez à me dire, mais je n'ai pas la force de l'écouter. - Je n'ai rien à vous apprendre, lui répondit le gentilhomme, sur quoi on puisse faire de jugement assuré. Il est vrai que M. de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu'il a été le jour d'après à Coulommiers avec Mme de Mercoeur. - C'est assez, répliqua M. de Clèves c'est assez, en lui faisant encore signe de se retirer, et je n'ai pas besoin d'un plus grand éclaircissement. Le gentilhomme fut contraint de laisser son maÃtre abandonné à son désespoir. Il n'y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d'hommes d'un aussi grand courage et d'un coeur aussi passionné que M. de Clèves, ont ressenti en même temps la douleur que cause l'infidélité d'une maÃtresse, et la honte d'être trompé par une femme. M. de Clèves ne put résister à l'accablement où il se trouva. La fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidents, que, dès ce moment, sa maladie parut très dangereuse. On en donna avis à Mme de Clèves; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il était encore plus mal, elle lui trouva quelque chose de si froid et de si glacé pour elle qu'elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il lui parut même qu'il recevait avec peine les services qu'elle lui rendait, mais enfin elle pensa que c'était peut-être un effet de sa maladie. D'abord qu'elle fut à Blois, où la cour était alors, M. de Nemours ne put s'empêcher d'avoir de la joie de savoir qu'elle était dans le même lieu que lui. Il essaya de la voir et alla tous les jours chez M. de Clèves, sur le prétexte de savoir de ses nouvelles, mais ce fut inutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son mari et avait une douleur violente de l'état où elle le voyait. M. de Nemours était désespéré qu'elle fût si affligée; il jugeait aisément combien cette affliction renouvelait l'amitié qu'elle avait pour M. de Clèves, et combien cette amitié faisait une diversion dangereuse à la passion qu'elle avait dans le coeur. Ce sentiment lui donna un chagrin mortel pendant quelque temps, mais, l'extrémité du mal de M. de Clèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit que Mme de Clèves serait peut-être en liberté de suivre son inclination, et qu'il pourrait trouver dans l'avenir une suite de bonheur[s] et de plaisirs durables. Il ne pouvait soutenir cette pensée, tant elle lui donnait de trouble et de transports, et il en éloignait son esprit par la crainte de se trouver trop malheureux, s'il venait à perdre ses espérances. Cependant M. de Clèves était presque abandonné des médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir passé une nuit très fâcheuse, il dit sur le matin qu'il voulait reposer. Mme de Clèves demeura seule dans sa chambre, il lui parut qu'au lieu de reposer, il avait beaucoup d'inquiétude. Elle s'approcha et se vint mettre à genoux devant son lit, le visage tout couvert de larmes. M. de Clèves avait résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu'il avait contre elle, mais les soins qu'elle lui rendait, et son affliction, qui lui paraissait quelquefois véritable et qu'il regardait aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causaient des sentiments si opposés et si douloureux qu'il ne les put renfermer en lui-même. - Vous versez bien des pleurs, madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraÃtre. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur, mais je meurs du cruel déplaisir que vous m'avez donné. Fallait-il qu'une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite? Pourquoi m'éclairer sur la passion que vous aviez pour M. de Nemours, si votre vertu n'avait pas plus d'étendue pour y résister? Je vous aimais jusqu'à être bien aise d'être trompé, je l'avoue à ma honte, j'ai regretté ce faux repos dont vous m'avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris? J'eusse, peut-être, ignoré toute ma vie que vous aimiez M. de Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il, mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et qu'après m'avoir ôté l'estime et la tendresse que j'avais pour vous, la vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j'ai tant aimée, et dont j'ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en venir à un éclat et à des violences si opposées à mon humeur et à la passion que j'avais pour vous? Elle a été au-delà de ce que vous en avez vu, madame, je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari. Enfin je méritais votre coeur; encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n'ai pu l'avoir, et que je ne puis plus le désirer. Adieu, madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d'une passion véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagements, et vous connaÃtrez la différence d'être aimée, comme je vous aimais, à l'être par des gens qui, en vous témoignant de l'amour, ne cherchent que l'honneur de vous séduire. Mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre M. de Nemours heureux; sans qu'il vous en coûte des crimes. Qu'importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il que j'aie la faiblesse d'y jeter les yeux. Mme de Clèves était si éloignée de s'imaginer que son mari pût avoir des soupçons contre elle qu'elle écouta toutes ces paroles sans les comprendre, et sans avoir d'autre idée, sinon qu'il lui reprochait son inclination pour M. de Nemours; enfin, sortant tout d'un coup de son aveuglement - Moi, des crimes! s'écria-t-elle, la pensée même m'en est inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d'autre conduite que celle que j'ai eue, et je n'ai jamais fait d'action dont je n'eusse souhaité que vous eussiez été témoin. - Eussiez-vous souhaité, répliqua M. de Clèves, en la regardant avec dédain, que je l'eusse été des nuits que vous avez passées avec M. de Nemours? Ah! madame, est-ce de vous dont je parle, quand je parle d'une femme qui a passé des nuits avec un homme? - Non, monsieur, reprit-elle, non, ce n'est pas de moi dont vous parlez. Je n'ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec M. de Nemours. Il ne m'a jamais vue en particulier, je ne l'ai jamais souffert, ni écouté, et j'en ferais tous les serments... - N'en dites pas davantage, interrompit M. de Clèves, de faux serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine. Mme de Clèves ne pouvait répondre, ses larmes et sa douleur lui ôtaient la parole; enfin, faisant un effort - Regardez-moi du moins; écoutez-moi, lui dit-elle. S'il n'y allait que de mon intérêt, je souffrirais ces reproches, mais il y va de votre vie. Ecoutez-moi, pour l'amour de vous-même, il est impossible qu'avec tant de vérité, je ne vous persuade mon innocence. - Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader! s'écria-t-il, mais que me pouvez-vous dire? M. de Nemours n'a-t-il pas été à Coulommiers avec sa soeur? Et n'avait-il pas passé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la forêt? - Si c'est là mon crime, répliqua-t-elle, il m'est aisé de me justifier. Je ne vous demande point de me croire, mais croyez tous vos domestiques, et sachez si j'allai dans un jardin de la forêt la veille que M. de Nemours vint à Coulommiers, et si je n'en sortis pas le soir d'auparavant deux heures plus tôt que je n'avais accoutumé. Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu'un dans ce jardin. Elle lui avoua qu'elle avait cru que c'était M. de Nemours. Elle lui parla avec tant d'assurance, et la vérité se persuade si aisément lors même qu'elle n'est pas vraisemblable, que M. de Clèves fut presque convaincu de son innocence. - Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser [aller] à vous croire. Je me sens si proche de la mort que je ne veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez éclairci trop tard, mais ce me sera toujours un soulagement d'emporter la pensée que vous êtes digne de l'estime que j'ai eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que, s'il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre. Il voulut continuer; mais une faiblesse lui ôta la parole. Mme de Clèves fit venir les médecins, ils le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours et mourut enfin avec un constance admirable. Mme de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu'elle perdit quasi l'usage de la raison. La reine la vint voir avec soin et la mena dans un couvent sans qu'elle sût où on la conduisait. Ses belles-soeurs la ramenèrent à Paris, qu'elle n'était pas encore en état de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d'avoir la force de l'envisager et qu'elle vit quel mari elle avait perdu, qu'elle considéra qu'elle était la cause de sa mort, et que c'était par la passion qu'elle avait eue pour un autre qu'elle en était cause, l'horreur qu'elle eut pour elle-même et pour M. de Nemours ne se peut représenter. Ce prince n'osa, dans ces commencements, lui rendre d'autres soins que ceux que lui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez Mme de Clèves pour croire qu'un plus grand empressement lui serait désagréable, mais ce qu'il apprit ensuite lui fit bien voir qu'il devait avoir longtemps la même conduite. Un écuyer qu'il avait lui conta que le gentilhomme de M. de Clèves, qui était son ami intime, lui avait dit, dans sa douleur de la perte de son maÃtre, que le voyage de M. de Nemours à Coulommiers était cause de sa mort. M. de Nemours fut extrêmement surpris de ce discours, mais, après y avoir fait réflexion, il devina une partie de la vérité, et il jugea bien quels seraient d'abord les sentiments de Mme de Clèves et quel éloignement elle aurait de lui, si elle croyait que le mal de son mari eût été causé par la jalousie. Il crut qu'il ne fallait pas même la faire sitôt souvenir de non nom et il suivit cette conduite, quelque pénible qu'elle lui parût. Il fit un voyage à Paris et ne put s'empêcher néanmoins d'aller à sa porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne la voyait et qu'elle avait même défendu qu'on lui rendÃt compte de ceux qui l'iraient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étaient donnés en vue de ce prince, et pour ne point entendre parler de lui. M. de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument privé de la vue de Mme de Clèves. Il résolut de trouver des moyens, quelque difficiles qu'ils pussent être, de sortir d'un état qui lui paraissait si insupportable. La douleur de cette princesse passait les bornes de la raison. Ce mari mourant, et mourant à cause d'elle et avec tant de tendresse pour elle, ne lui sortait point de l'esprit. Elle repassait incessamment tout ce qu'elle lui devait, et elle se faisait un crime de n'avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c'eût été une chose qui eût été en son pouvoir. Elle ne trouvait de consolation qu'à penser qu'elle le regrettait autant qu'il méritait d'être regretté et qu'elle ne ferait dans le reste de sa vie que ce qu'il aurait été bien aise qu'elle eût fait s'il avait vécu. Elle avait pensé plusieurs fois comment il avait su que M. de Nemours était venu à Coulommiers, elle ne soupçonnait pas ce prince de l'avoir conté, et il lui paraissait même indifférent qu'il l'eût redit, tant elle se croyait guérie et éloignée de la passion qu'elle avait eue pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive de s'imaginer qu'il était cause de la mort de son mari, et elle se souvenait avec peine de la crainte que M. de Clèves lui avait témoignée en mourant qu'elle ne l'épousât, mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la perte de son mari, et elle croyait n'en avoir point d'autre. Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente affliction où elle était et passa dans un état de tristesse et de langueur. Mme de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec soin pendant le séjour qu'elle y fit. Elle l'entretint de la cour et de tout ce qui s'y passait, et, quoique Mme de Clèves ne parût pas y prendre intérêt, Mme de Martigues ne laissait pas de lui en parler pour la divertir. Elle lui conta des nouvelles du vidame, de M. de Guise et de tous les autres qui étaient distingués par leur personne ou par leur mérite. - Pour M. de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont pris dans son coeur la place de la galanterie, mais il a bien moins de joie qu'il n'avait accoutumé d'en avoir, il paraÃt fort retiré du commerce des femmes. Il fait souvent des voyages à Paris et je crois même qu'il y est présentement. Le nom de M. Nemours surprit Mme de Clèves et la fit rougir. Elle changea de discours, et Mme de Martigues ne s'aperçut point de son trouble. Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations conformes à l'état où elle était, alla proche de chez elle voir un homme qui faisait des ouvrages de soie d'une façon particulière, et elle y fut dans le dessein d'en faire de semblables. Après qu'on les lui eut montrés, elle vit la porte d'une chambre où elle crut qu'il y en avait encore, elle dit qu'on la lui ouvrÃt. Le maÃtre répondit qu'il n'en avait pas la clef et qu'elle était occupée par un homme qui y venait quelquefois pendant le jour pour dessiner de belles maisons et des jardins que l'on voyait des ses fenêtres. - C'est l'homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il, il n'a guère la mine d'être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu'il vient céans, je le vois toujours regarder les maisons et les jardins, mais je ne le vois jamais travailler. Mme de Clèves écoutait ce discours avec une grande attention. Ce que lui avait dit Mme de Martigues, que M. de Nemours était quelquefois à Paris, se joignit, dans son imagination, à cet homme bien fait qui venait proche de chez elle, et lui fit une idée de M. de Nemours, et de M. de Nemours appliqué à la voir, qui lui donna un trouble confus, dont elle ne savait pas même la cause. Elle alla vers les fenêtres pour voir où elles donnaient, elle trouva qu'elles voyaient tout son jardin et la face de son appartement. Et, lorsqu'elle fut dans sa chambre, elle remarqua aisément cette même fenêtre où l'on lui avait dit que venait cet homme. La pensée que c'était M. de Nemours, changea entièrement la situation de son esprit; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu'elle commençait à goûter, elle se sentit inquiète et agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit et alla prendre l'air dans le jardin hors des faubourgs, où elle pensait être seule. Elle crut en y arrivant qu'elle ne s'était pas trompée; elle ne vit aucune apparence qu'il y eût quelqu'un et elle se promena assez longtemps. Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut, au bout d'une allée, dans l'endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous côtés, où elle adressa ses pas. Comme elle en fut proche, elle vit un homme couché sur des bancs, qui paraissait enseveli dans une rêverie profonde, et elle reconnut que c'était M. de Nemours. Cette vue l'arrêta tout court. Mais ses gens qui la suivaient firent quelque bruit, qui tira M. de Nemours de sa rêverie. Sans regarder qui avait causé le bruit qu'il avait entendu, il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait vers lui et tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse qui l'empêcha même de voir ce qu'il saluait. S'il eût su ce qu'il évitait, avait quelle ardeur serait-il retourné sur ses pas, mais il continua à suivre l'allée, et Mme de Clèves le vit sortir par une porte de derrière où l'attendait son carrosse. Quel effet produisit cette vue d'un moment dans le coeur de Mme de Clèves! Quelle passion endormie se ralluma dans son coeur, et avec quelle violence! Elle s'alla asseoir dans le même endroit d'où venait de sortir M. de Nemours, elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde, l'aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect et de fidélité, méprisant tout pour elle; respectant jusqu'à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la cour, dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la renfermaient, pour venir rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer, enfin un homme digne d'être aimé par son seul attachement, et pour qui elle avait une inclination si violente qu'elle l'aurait aimé quand il ne l'aurait pas aimée, mais, de plus, un homme d'une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s'opposassent à ses sentiments, tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de M. de Nemours pour elle et que celle qu'elle avait pour lui. Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L'affliction de la mort de M. de Clèves l'avait assez occupée pour avoir empêché qu'elle n'y eût jeté les yeux. La présence de M. de Nemours les amena en foule dans son esprit, mais, quand il en eut été pleinement rempli et qu'elle se souvint aussi que ce même homme, qu'elle regardait comme pouvant l'épouser, était celui qu'elle avait aimé du vivant de son mari et qui était la cause de sa mort, que même, en mourant, il lui avait témoigné de la crainte qu'elle ne l'épousât, son austère vertu était si blessée dé cette imagination, qu'elle ne trouvait guère moins de crime à épouser M. de Nemours, qu'elle en avait trouvé à l'aimer pendant la vie de son mari. Elle s'abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur, elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient son repos et les maux qu'elle prévoyait en épousant ce prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle s'en revint chez elle, persuadée qu'elle devait fuir sa vue comme une chose entièrement opposée de son devoir. Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n'entraÃnait pas son coeur. Il demeurait attaché à M. de Nemours avec une violence qui la mettait dans un état digne de compassion et qui ne lui laissa plus de repos, elle passa une des plus cruelles nuits qu'elle eût jamais passées. Le matin, son premier mouvement fut d'aller voir s'il n'y aurait personne à la fenêtre qui donnait chez elle; elle y alla, elle y vit M. de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu'il avait été reconnu. Il avait souvent désiré de l'être, depuis que sa passion lui avait fait trouver ces moyens de voir Mme de Clèves, et, lorsqu'il n'espérait pas d'avoir ce plaisir, il allait rêver dans le même jardin où elle l'avait trouvé. Lassé enfin d'un état si malheureux et si incertain, il résolut de tenter quelque voie d'éclaircir sa destinée. Que veux-je attendre? disait-il, il y a longtemps que je sais que j'en suis aimé, elle est libre, elle n'a plus de devoir à m'opposer. Pourquoi me réduire à la voir sans en être vu et sans lui parler? Est-il possible que l'amour m'ait si absolument ôté la raison et la hardiesse, et qu'il m'ait rendu si différent de ce que j'ai été dans les autres passions de ma vie? J'ai dû respecter la douleur de Mme de Clèves, mais je la respecte trop longtemps et je lui donne le loisir d'éteindre l'inclination qu'elle a pour moi. Après ces réflexions, il songea aux moyens dont il devait se servir pour la voir. Il crut qu'il n'y avait plus rien qui l'obligeât à cacher sa passion au vidame de Chartres. Il résolut de lui en parler et de lui dire le dessein qu'il avait pour sa nièce. Le vidame était alors à Paris; tout le monde y était venu donner ordre à son équipage et à ses habits, pour suivre le roi qui devait conduire la reine d'Espagne. M de Nemours alla donc chez le vidame et lui fit un aveu sincère de tout ce qu'il lui avait caché jusqu'alors, à la réserve des sentiments de Mme de Clèves, dont il ne voulut pas paraÃtre instruit. Le vidame reçut tout ce qu'il lui dit avec beaucoup de joie et l'assura que, sans savoir ses sentiments, il avait souvent pensé, depuis que Mme de Clèves était veuve, qu'elle était la seule personne digne de lui. M. de Nemours le pria de lui donner les moyens de lui parler et de savoir quelles étaient ses dispositions. Le vidame lui proposa de le mener chez elle, mais M. de Nemours crut qu'elle en serait choquée, parce qu'elle ne voyait encore personne. Ils trouvèrent qu'il fallait que M. le vidame la priât de venir chez lui, sur quelque prétexte, et que M. de Nemours y vÃnt par un escalier dérobé, afin de n'être vu de personne. Cela s'exécuta comme ils l'avaient résolu; Mme de Clèves vint, le vidame l'alla recevoir et la conduisit dans un grand cabinet, au bout de son appartement. Quelque temps après; M. de Nemours entra, comme si le hasard l'eût conduit. Mme de Clèves fut extrêmement surprise de le voir; elle rougit; et essaya de cacher sa rougeur. Le vidame parla d'abord de choses [indifférente] et sortit, supposant qu'il avait quelque ordre à donner. Il dit à Mme de Clèves qu'il la priait de faire les honneurs de chez lui et qu'il allait rentrer dans un moment. L'on ne peut exprimer ce que sentirent M. de Nemours et Mme de Clèves de se trouver seuls et en état de se parler pour la première fois. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire; enfin, M. de Nemours, rompant le silence - Pardonnerez-vous à M de Chartres, madame, lui dit-il, de m'avoir donné l'occasion de vous voir et de vous entretenir, que vous m'avez toujours si cruellement ôtée? - Je ne lui dois pas pardonner, répondit-elle, d'avoir oublié l'état où je suis et à quoi il expose ma réputation. En prononçant ces paroles, elle voulut s'en aller, et M. de Nemours, la retenant - Ne craignez rien, madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je suis ici et aucun hasard n'est à craindre. Ecoutez-moi, madame, écoutez-moi; si ce n'est par bonté, que ce soit du moins pour l'amour de vous-même, et pour vous délivrer des extravagances où m'emporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le maÃtre. Mme de Clèves céda pour la première fois au penchant qu'elle avait pour M. de Nemours, et, le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charmes - Mais qu'espérez-vous, lui dit-elle de la complaisance que vous me demandez? Vous vous repentirez peut-être de l'avoir obtenue, et je me repentirai infailliblement de vous l'avoir accordée. Vous méritez une destinée plus heureuse que celle que vous avez eue jusques ici et que celle que vous pouvez trouver à l'avenir, à moins que vous ne la cherchiez ailleurs! - Moi, madame, lui dit-il, chercher du bonheur ailleurs! Et y en a-t-il d'autre que d'être aime de vous? Quoique je ne vous aie jamais parlé, je ne saurais croire, madame, que vous ignoriez ma passion et que vous ne la connaissiez pour la plus véritable et la plus violente qui sera jamais. A quelle épreuve a-t-elle été par des choses qui vous sont inconnues? Et à quelle épreuve l'avez-vous mise par vos rigueurs? - Puisque vous voulez que je vous parle et que je m'y résous, répondit Mme de Clèves en s'asseyant, je le ferai avec une sincérité que vous trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe. Je ne vous dirai point que je n'ai pas vu l'attachement que vous avez eu pour moi; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirais. Je vous avoue donc, non seulement que je l'ai vu, mais je l'ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu'il m'ai paru. - Et si vous l'avez vu, madame, interrompit-il, est-il possible que vous n'en ayez point été touchée? Et oserais-je vous demander s'il n'a fait aucune impression dans votre coeur? - Vous en avez dû juger par ma conduite, lui répliqua-t-elle, mais je voudrais bien savoir ce que vous en avez pensé. - Il faudrait que je fusse dans un état plus heureux pour vous l'oser dire, répondit-il, et ma destinée a trop peu de rapport à ce que je vous dirais. Tout ce que je puis vous apprendre, madame, c'est que j'ai souhaité ardemment que vous n'eussiez pas avoué à M. de Clèves ce que vous me cachiez, et que vous, lui eussiez caché ce que vous m'eussiez laissé voir. - Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougissant, que j'ai avoué quelque chose à M. de Clèves? - Je l'ai su par vous-même, madame, répondit-il, mais, pour me pardonner la hardiesse que j'ai eue de vous écouter, souvenez-vous si j'ai abusé de ce que j'ai entendu,. si mes espérances en ont augmenté et si j'ai eu plus de hardiesse à vous parler? Il commença à lui conter comme il avait entendu sa conversation avec M. de Clèves mais elle l'interrompit avant qu'il eût achevé. - Ne m'en dites pas davantage, lui dit-elle; je vois présentement par où vous avez été si bien instruit. Vous ne me le parûtes déjà que trop chez Mme la Dauphine, qui avait su cette aventure par ceux à qui vous l'aviez confiée. M. de Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose était arrivée. - Ne vous excusez point, reprit-elle, il y a longtemps que je vous ai pardonné sans que vous m'ayez dit de raison. Mais puisque vous avez appris par moi-même ce que j'avais eu dessein de vous cacher toute ma vie, je vous avoue que vous m'avez inspiré des sentiments qui m'étaient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j'avais même si peu d'idée qu'ils me donnèrent d'abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire sans crime et que vous avez vu que ma conduite n'a pas été réglée par mes sentiments. - Croyez-vous, madame, lui dit M. de Nemours, en se jetant à ses genoux, que je n'expire pas à vos pieds de joie et de transport? - Je ne vous apprends, lui répondit-elle en souriant, que ce que vous ne saviez déjà que trop. - Ah! madame, répliqua-t-il, quelle différence de le savoir par un effet du hasard ou de l'apprendre par vous-même, et de voir que vous voulez bien que je le sache! - Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien, que vous le sachiez et que je trouve de la douceur à vous le dire. Je ne sais même si je ne vous le dis point, plus pour l'amour de moi que pour l'amour de vous. Car enfin cet aveu n'aura point de suite et je suivrai les règles austères que mon devoir m'impose. - Vous n'y songez pas, madame, répondit M. de Nemours; il n'y a plus de devoir qui vous lie; vous êtes en liberté, et si j'osais, je vous dirais même qu'il dépend de vous de faire en sorte que votre devoir vous oblige un jour à conserver les sentiments que vous avez pour moi. - Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penser jamais personnes, et moins à vous qu'a qui que ce soit au monde, par des raisons qui vous sont inconnues. - Elles ne me le sont peut-être pas, madame, reprit-il, mais ce ne sont point de véritables raisons. Je crois savoir que M. de Clèves m'a cru plus heureux que je n'étais et qu'il s'est imaginé que vous aviez approuvé des extravagances que la passion m'a fait entreprendre sans votre aveu. - Ne parlons point de cette aventure, lui dit-elle, je n'en saurais soutenir la pensée; elle me fait honte, et elle m'est aussi trop douloureuse par les suites qu'elle a eues. Il n'est que trop véritable que vous êtes cause de la mort de M. de Clèves, les soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée, lui ont coûté la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrais faire, si vous en étiez venus ensembles à ces extrémités, et que le même malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n'est pas la même chose à l'égard du monde, mais au mien il n'y a aucune différence, puisque je sais que c'est par vous qu'il est mort et que c'est à cause de moi. - Ah! madame, lui dit M. de Nemours, quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur? Quoi! madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme que vous ne haïssez pas? Quoi! j'aurais pu concevoir l'espérance de passer ma vie avec vous, ma destinée m'aurait conduit à aimer la plus estimable personne du monde, j'aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maÃtresse, elle ne m'aurait pas haï, et je n'aurais trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme? Car enfin, madame, vous êtes peut-être la seule personne en qui ces deux choses se soient jamais trouvées au degré qu'elles sont en vous. Tous ceux qui épousent des maÃtresses dont ils sont aimés, tremblent en les épousant, et regardent avec crainte par rapport aux autres, la conduite qu'elles ont eue avec eux, mais en vous, madame, rien n'est à craindre, et on ne trouve que des sujets d'admiration. N'aurai-je envisagé, dis-je, une si grande félicité que pour vous y voir apporter vous-même des obstacles? Ah! madame, vous oubliez que vous m'avez distingué du reste des hommes, ou plutôt vous ne m'en avez jamais distingué, vous vous êtes trompée et je me suis flatté. - Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle; les raisons de mon devoir ne me paraÃtraient peut-être pas si fortes sans cette distinction dont vous vous doutez, et c'est elle qui me fait envisager des malheurs à m'attacher à vous. - Je n'ai rien à répondre, madame, reprit-il, quand vous me faites voir que vous craignez des malheurs, mais je vous avoue qu'après tout ce que vous avez bien voulu me dire, je ne m'attendais pas à trouver une si cruelle raison. - Elle est si peu offensante pour vous, reprit Mme de Clèves; que j'ai même beaucoup de temps à vous l'apprendre. - Hélas! madame, répliqua-t-il; que pouvez-vous craindre qui me flatte trop, après ce que vous venez de me dire? - Je veux vous parler encore, avec la même sincérité que j'ai déjà commencé; reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première conversation, mais je vous conjure de m'écouter sans m'interrompre. Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun des mes sentiments et de vous les laisser voir tels qu'ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraÃtre; néanmoins je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n'être plus aimée de vous comme je le suis, me paraÃt un si horrible malheur que, quand je n'aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m'exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d'une sorte que le public n'aurait peut être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité? M. de Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage. Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur; peut-être aussi que sa passion n'avait subsisté que parce qu'il n'en aurait pas trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le même moyen de conserver la vôtre, je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a appris[es], vous ont donné assez d'espérance pour ne vous pas rebuter. - Ah! madame, reprit M. de Nemours, je ne saurais garder le silence que vous m'imposez, vous me faites trop d'injustice et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d'être prévenue en ma faveur. - J'avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire; mais elles ne sauraient m'aveugler. Rien ne me peut empêcher de connaÃtre que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore; je ne ferais plus votre bonheur, je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi. J'en aurais une douleur mortelle, et je ne serais pas même assurée de n'avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l'avez fait connaÃtre et que je souffris de si cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de Mme de Thémines, que l'on disait qui s'adressait à vous, qu'il m'en est demeuré une idée qui me fait croire que c'est le plus grand de tous les maux. Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez, mon expérience me ferait croire qu'il n'y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n'aurais d'autre parti à prendre que celui de la souffrance, je ne sais même si j'oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant, mais en fait-on à un mari, quand on n'a [qu']à lui reprocher, de n'avoir plus d'amour? Quand je pourrais m'accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m'accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes, il faut que je demeure dans l'état où je suis et dans les résolutions que j'ai prises de n'en sortir jamais. - Hé!, croyez-vous le pouvoir, madame? s'écria M. de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore et qui est assez heureux pour vous plaire? Il est plus difficile que vous ne pensez, madame, de résister à ce qui nous plaÃt et à ce qui nous aime. Vous l'avez fait par une vertu austère, qui n'a presque point d'exemple, mais cette vertu ne s'oppose plus à vos sentiments et j'espère que vous les suivrez malgré vous. - Je sais bien qu'il n'y a rien de plus difficile que ce que j'entreprends, répliqua Mme de Clèves, je me défie de mes forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de. M. de Clèves serait faible, s'il n'était soutenu par l'intérêt de mon repos, et les raisons de mon repos ont besoin d'être soutenues de celles de mon devoir. Mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je n'espère pas aussi de surmonter l'inclination que j'ai pour vous. Elle me rendra malheureuse et je me priverai de votre vue, quelque violence qu'il m'en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j'ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous. M. de Nemours se jeta à ses pieds et s'abandonna à tous les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses paroles, et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un coeur ait jamais été touché. Celui de Mme de Clèves n'était plus insensible et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes - Pourquoi faut-il, s'écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves? Que n'ai-je commencé à vous connaÃtre depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d'être engagée? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible? - Il n'y a point d'obstacle, madame, reprit M. de Nemours. Vous seule vous opposez à mon bonheur, vous seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne vous sauraient imposer. - Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que le temps pourra faire. M. de Clèves ne fait encore que d'expirer, et cet objet funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes. Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d'une personne qui n'aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu, croyez que les sentiments que j'ai pour vous seront éternels et qu'ils subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle, voici une conversation qui me fait honte, rendez-en compte à M. le vidame, j'y consens, et je vous en prie. Elle sortit en disant ces paroles, sans que M. de Nemours pût la retenir. Elle trouva M. le vidame dans la chambre la plus proche. Il la vit si troublée qu'il n'osa lui parler et il la remit en son carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver M. de Nemours, qui était si plein de joie, de tristesse, d'étonnement et d'admiration, enfin, de tous les sentiments que peut donner une passion pleine de crainte et d'espérance, qu'il n'avait pas l'usage de la raison. Le vidame fut longtemps à obtenir qu'il lui rendÃt compte de sa conversation. Il le fit enfin, et M. de Chartres, sans être amoureux, n'eut pas moins d'admiration pour la vertu, l'esprit et le mérite de Mme de Clèves que M. de Nemours en avait lui-même. Ils examinèrent ce que ce prince devait espérer de sa destinée, et, quelques craintes que son amour lui pût donner, il demeura d'accord avec M. le vidame qu'il était impossible que Mme de Clèves demeurât dans les résolutions où elle était. Ils convinrent, néanmoins, qu'il fallait suivre ses ordres, de crainte que, si le public s'apercevait de l'attachement qu'il avait pour elle, elle ne fÃt des déclarations et ne prÃt des engagements vers le monde, qu'elle soutiendrait dans la suite, par la peur qu'on ne crût queue l'eût aimé du vivant de son mari. M. de Nemours se détermina à suivre le roi. C'était un voyage dont il ne pouvait aussi bien se dispenser, et il résolut à s'en aller, sans tenter même de revoir Mme de Clèves, du lieu où il l'avait vue quelquefois. Il pria M. le vidame de lui parler. Que ne lui dit-il point pour lui dire? Quel nombre infini de raisons pour la persuader de vaincre ses scrupules! Enfin, une partie de la nuit était passée devant que M. de Nemours songeât à le laisser en repos. Mme de Clèves n'était pas en état d'en trouver; ce lui était une chose si nouvelle d'être sortie de cette contrainte qu'elle s'était imposée, d'avoir souffert, pour la première fois de sa vie, qu'on lui dÃt qu'on était amoureux d'elle, et d'avoir dit elle-même qu'elle aimait, qu'elle ne se connaissait plus. Elle fut étonnée de ce qu'elle avait fait, elle s'en repentit, elle en eut de la joie, tous ses sentiments étaient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore les raisons de son devoir qui s'opposaient à son bonheur, elle sentit de la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si bien montrées à M. de Nemours. Quoique la pensée de l'épouser lui fût venue dans l'esprit sitôt qu'elle l'avait revu dans ce jardin, elle ne lui avait pas fait la même impression que venait de faire la conversation qu'elle avait eue avec lui, et il y avait des moments où elle avait de la peine à comprendre qu'elle pût être malheureuse en l'épousant. Elle eût bien voulu se pouvoir dire qu'elle était mal fondée, et dans ses scrupules du passé, et dans ses craintes de l'avenir. La raison et son devoir lui montraient, dans d'autres moments, des choses tout opposées, qui l'emportaient rapidement à la résolution de ne se point remarier et de ne voir jamais M. de Nemours. Mais c'était une résolution bien violente à établir dans un coeur aussi touché que le sien et aussi nouvellement abandonné aux charmes de l'amour. Enfin, pour se donner quelque calme, elle pensa qu'il n'était point encore nécessaire quelle se fit la violence de prendre des résolutions; la bienséance lui donnait un temps considérable à se déterminer, mais elle résolut de demeurer ferme à n'avoir aucun commerce avec M. de Nemours. Le vidame la vint voir et servit ce prince avec tout l'esprit et l'application imaginable[s], il ne la put faire changer sur sa conduite, ni sur celle qu'elle avait imposée à M. de Nemours. Elle lui dit que son dessein était de demeurer dans l'état où elle se trouvait, qu'elle connaissait que ce dessein était difficile à exécuter; mais qu'elle espérait d'en avoir la force. Elle lui fit si bien voir à quel point elle était touchée de l'opinion que M. de Nemours avait causé la mort à son mari, et combien elle était persuadée qu'elle ferait une action contre son devoir en l'épousant, que le vidame craignit qu'il ne fût malaise de lui ôter cette impression. Il ne dit pas à ce prince ce qu'il pensait et, en lui rendant compte de sa conversation, il lui laissa toute l'espérance que la raison doit donner à un homme qui est aimé. Ils partirent le lendemain et allèrent joindre le roi. M. le vidame écrivit à Mme de Clèves, à la prière de M. de Nemours, pour lui parler de ce prince, et, dans une seconde lettre qui suivit bientôt la première, M. de Nemours y mit quelques lignes de sa main. Mais Mme de Clèves, qui ne voulait pas sortir des règles qu'elle s'était imposées et qui craignait les accidents qui peuvent arriver par les lettres, manda au vidame qu'elle ne recevrait plus les siennes, s'il continuait à lui parler de M. de Nemours, et elle lui manda si fortement que ce prince le pria même de ne le plus nommer. La cour alla conduire la reine d'Espagne jusqu'en Poitou. Pendant cette absence, Mme de Clèves demeura à elle-même et, à mesure qu'elle était éloignée de M. de Nemours et de tout ce qui l'en pouvait faire souvenir, elle rappelait la mémoire de M. de Clèves, qu'elle se faisait un honneur de conserver. Les raisons qu'elle avait de ne point épouser M. de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son devoir et insurmontables du côté de son repos. La fin de l'amour de ce prince, et les maux de la jalousie qu'elle croyait infaillibles dans un mariage, lui montraient un malheur certain où elle s'allait jeter, mais elle voyait aussi qu'elle entreprenait me chose impossible, que de résister en présence du plus aimable homme du monde qu'elle aimait et dont elle était aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquait ni la vertu, ni la bienséance. Elle jugea que l'absence seule et l'éloignement
Accueil> Apprendre > Cours et Conférences > Défense Pour la Guerre Spirituelle > Défense Pour la Guerre Spirituelle, Partie 2. Écrit par : Gnostic Instructor Catégorie : Défense Pour la Guerre Spirituelle. Nous sommes en temps de guerre, et je ne parle pas de la guerre physique, comme une guerre avec des soldats sur les champs de
\ eMÂfe; - 5 ^ agi' 'Ht* Ve-jT Vr^-^n- J\x. yj ß ZZKM 'âai-iâï'-j MML L’ É C O L E DES MŒURS. —Ë2âs= TOME PREMIER. » L É C O L E DES MŒURS, O U RÉFLEXIONS MORALES ET HISTORIQUES SUE LES MAXIMES DE LA SAGESSE. Ouvrage utile aux jeunes gens & aux autres personnes , pour se bien conduire dans le monde. NOUVELLE ÉDITION, Rei’I/e cf corrigée avec soin , augmentée de piuseur\ nouveaux traits d* Histoire. PAR M. l’Abbé BLANCHARD, Chanoine d’Avenay. T O M E PREMIER. A L Y O N, Chez 8 R U Y S ET FRERES. ' " 1 - " - - * - rS- * .— ~j M. DCC. LXXXVIII. Avec Approlation £•? Frivifege du Roii Beatus homo qui invertit sapientiam , & qui .estait pTudentiâ ! . Pretiofior est cunliis opibus / £7* omnia qua dzfiderantur , huic non valent comparant Prov. Z» Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse, & qui eft rempli Je prudence T Elle est plus précieuse que toutes les richesses; & tout ce qu’on désire le plus, lie peut lui être comparé. PRÉFACE.. Le but que nous nous étions proposé en donnant ce Recueil au public, a été rempli, puisqu’on a trouvé l’Ouvrage utile. Nous avons tâché dans cette derniere Edition de le rendre encore plus digne des suffrages des personnes de goût. Persuadés que les retran- chemens ne contribuentpas moins & concourent quelquefois même plus que les additions à la per-, section d’un Ouvrage ; nous avons supprimé quelques traits d’Hilloire moins intéressans ou trop multipliés, resserré plusieurs articles de a iïj vj PREFACE. morale trop étendus, & retranché des répétitions du Sage , que nous avons mis à la fin des Réflexions, a paru auffi trop long à quelques personnes, & par-là même ne pouvoit produire qu’un effet alfez froid & languissant nous l’avons beaucoup abrégé. Nous n’en avons conservé que les plus grands traits, qui plus rapprochés & plus vifs n’en frapperont que davantage. On nous a auffi conseillé de changer le titre de Poste des Mœurs , ' que nous avions d’abord donné à notre Ouvrage. Il fernhielt en effet annoncer plutôt un recueil de poésies destinées à former les mœurs, que des réflexions P RE FA C E. vij en prose sur un petit poëme moral, connu sous le nom de Maximes delà Sagesse, & communément attribué à l’illustre Auteur du Télémaque. Ceux qui connoistent déjà ces Maximes, s'apercevront facilement que nous y avons fait des changemens & des additions considérables. Nous avons tâché d’y faire entrer tout ce qu’il y a de. plus propre à former les mœurs. Comm e ces Maximes font en vers, elles se graveront plus aisément dans la mémoire des jeunes gens, & y demeureront toujours. Ils se les rappelleront dans l’occasion ; & si alors elles les portent à la vertu, ou les détournent du vice, a iv viij PREFACE. n’auront-ils pas lieu de s’applaudir de les avoir apprises ? Ces préceptes étant courts, selon le génie de la Poésie, Le selon, le conseil d’Horace i , il étoit nécesiàire, pour les rendre plus utiles, pour en faire mieux sentir la vérité & la sagesse, de les développer. On ne sauroit trop souvent Le en trop de façons rappeler aux hommes leurs devoirs, dit M. de Claville dans son Traité du vrai mérite, Ouvrage estimable à bien des égards, & où se trouvent de très-bonnes choses, mais I Qtiidqnid pracipies , esta brevis , ut cilà diâla Fercipiant nuimi dociles, tentant que sideles , H O R. PREFACE. ix dont les principes de morale ne font pas toujours assez exacts ni assez épurés. Aulîi avons-nous eu foin, dans cette nouvelle Edition, encore plus que dans la première, de rectifier les réflexions que nous avons empruntées de ceMoraliste. Car, nous ne le dissimulons pas, moins jaloux de la gloire d’être Auteurs que de celle d’être utiles, & semblables à l’abeille qui compose son miel du suc de toutes les fleurs, nous avons souvent fait usage de ce que nous avons trouvé ailleurs de plus sagement pensé, lorsqu’il pouvoit nous servir à mieux remplir notre objet. Le célébré M. Rollin se permettait d’insérer en entier dans ses a v » x PREFACE. Ouvrages, qui font généralement estimés,, les plus beaux endroits des Auteurs anciens & modernes. Il se contentoit d’avertir en général, dans ses Préfaces, de cette elpece de larcin, qui par l’aveu même cestoit d’en être un, & dont le public lui favoit gré, parce que son travail étoit utile 2. Comme ce sage Ecrivain, nous, n’avons pas toujours cité les Moralistes, dont les pensées & les maximes nous ont paru propres à enrichir les nôtres, parce que CO Je ne nie suis sas fait, une peine , dit-il à la fin de plusieurs de ses Pre'Faces, de prendre quelquefois dans de bons Ouvrages ce que fai cru convenir à celui - ci je eberebois à être utile. Ce mot qui suivit fa justification, ' Fait, auflila nôtre. PREFACE. xj nous nous sommes réservé le droit d’y faire tous les changemens, les additions & les corrections même, convenables ou nécessaires. En employant le travail des autres, nous y avons ajouté le nôtre. Si, selon même un des Auteurs les plus originaux qu’ait produit le dernier siede 3 , le choix des pensées est invention, quand il est bon, juste, éclairé & judicieux ; si on loue un Architecte qui, avec des matériaux qu’il a su choisir & rassembler, est venu à bout d’en composer un édifice régulier où l’utile se trouve réuni avec l’agréable ; peut - être aussi ne refuser-»- si m 3 La Bruyert. xij P R E F A CE. t-on pas à notre Ouvrage quelque elpece de mérite & de gloire. Mais nous avons porté notre vue plus haut, & nous avons agi pour une fin plus relevée nous nous sommes proposé de former les mœurs, de la jeunesse, & de rendre les hommes plus vertueux & plus sages. Nous engager à devenir meilleurs, nous éclairer fur nous- mêmes pour nous corriger, fixer nos regards fur les défauts des autres pour nous en garantir, nous apprendre à connoîtte nos devoirs & à y conformer notre conduite e’est fans doute de toutes les sciences la plus importante. Sans les connoilfances brillantes, on peut être utile à fa famille, à ses, PREFACE, xiïf amis, à la société, en un mot être honnête homme mais le peut-on fans la sagesse ? C’est donc rendre le service le plus grand & le plus essentiel, que de travailler à former les mœurs , quittant l’exact accomplissement des devoirs imposés à l’homme social , sont le fruit le plus précieux de la sagesse, & l’héroïsme de la vertu. Les mœurs font le fondement de la société & la base de l’Etat. 11 n’est point de meilleurs appuis des trônes & des royaumes. Un Empire qui se gouverne- roit par la vertu, serait en quelque sorte éternel comme elle. Un peuple qui a des mœurs, subsiste- roit plutôt sans lois, qu’un peuple xiv PREFACE. sans mœurs avec les lois les plus admirables. La vertu supplée à tout, mais rien ne peut la suppléer. Sans elle, on ne saurait être heureux ni dans la vie présente ni dans l’autre. Mais plus les mœurs font nécessaires, plus on doit s’appliquer de bonne heure à les former. Ce n’est; pas quand l’arbre est durci par le temps & parles années, qu’il faut le dresser’, le conduire ; c’est lorsqu’il est encore tendre & flexible. Qu’il nous soit donc permis de recommander ici aux parens & à tous ceux qui sont chargés de l’emploi important d’élever la jeunesse , de lui inspirer dès les premières années les bonnes mœurs PREFACE . xv & la vertu. Une toile neuve reçoit mieux & conserve plus long- tempslespremieres couleurs qu’on lui donne. Nous avons ouï raconter qu’une Dame de mérite avoit un neveu, jeune homme de beaucoup d’espérance, qui venoit souvent la voir. Elle tâchoit de lui inspirer la vertu par ses leçons ; mais pour mieux l’insinuer, elle choisit un livre où les instructions étoient habilement mêlées d’exemples agréables. Elle laisià ce livre seul sur sa table comme sans aucun dessein. Quand son neveu venoit lui rendre visite, elle prétextait quelque occupation, & lui disoit de lire quelque chose en attendant. Les premières fois il prit ce livre, l’ouvrit & le referma presque aussi-tôt. xvj PREFACE. Peu-à-peu il y prit goût, il le lut tout entier & avec tant de fruit, qu’ayant été mis dans les troupes, il devint l’exemple de son régiment par la régularité de sa conduite ce qu’il dev oit, comme il le reconnoifloit lui-même, au bon livre de sa tante. PuiSSL cet Ouvrage produire d’aulli heureux fruits dans l’esprit des jeunes gens qui le liront ! ils y trouveront les préceptes & les exemples les plus propres à former leurs mœurs. On poura leur en faire rendre compte, & surtout des traits d’hilloire, qu’ils retiendront encore pîusfacilement que la morale. Par-là ils s’accoutumeront à réfléchir fur leurs lec- P R E F A C E. xvij tures,à raconter avecgrace & avec aisance une histoire,une anecdote» un bon mot ce qui fait honneur & plaît infiniment. Nous connoistbns des pères de beaucoup d’esprit qui se sont servis avec succès de ce Recueil, en suivant cette méthode. Car les parens eux-mêmes peuvent ici fans peine servir d’instituteurs. Et quelle plus noble fonction, quelle occupation plus louable, que celle d’un pere ou d’une mere de famille, qui ne croyant pas remplir suffisamment le titre si estimable dont la nature les ahonorés, s’ils n e s’appliquent à former eux-mêmes le cœur de l’esprit de leurs en fans, s’en chargent seuls , ou parta- xviij P R E F A C K gent avec des Maîtres ce glorieux emploi. Quoique la jeunesse ait été le principal objet de cet Ouvrage, il ne fera peut-être pas inutile aux autres personnes, & il leur plaira certainement davantage, parce qu’elles ont l’esprit plus formé. _ L’enfance n’aime guere que l’amusement, la jeunesse ne cherche que le plaisir, l’âge mûr préféré le solide & l’utile. Ma i s si l’on veut plaire longtemps & mériter tousles suffrages, il faut à l’utile mêler l’agrément. Nous avons donc cru devoir égayer la sagesse. Nous avons tempéré fa gravité austere, pour la P R E F  C E. xix rendre plus aimable, pour lui concilier plus de cœurs. La vertu fans attrait est un hameçon fins appât. Les préceptes seuls auroient bientôt ennuyé les exemples fré- quens que nous y avons mêlés , attacheront. Une morale trop continue fatigue des traits frappans, semés de distance en distance, délassent l’esprit & le raniment. On oublie d’ailleurs les plus figes conseils, mais les beaux exemples ne s’effacent point ils fe gravent profondément dans l’esprit, y impriment avec eux les maximes, & les rappellent. C’est ce qui nous avoit engagés, dans la première Edition, XX PREFACE. à multiplier les traits d'histoire mais nous n’y avions pas toujours mis asièz de recueil de bons mots & dans la conversation, on souffre le médiocre dans un ouvrage de goût, on ne doit trouver que l’excellent. Cette judicieuse réflexion, que des amis nous ont fait faire, nous a déterminés àretrancher plusieurs traits, qui n’étoient pas assez ingénieux ou les avons remplacés par d’autres, qui rendront l’Ouvrage plus piquant. Il est rare qu’une première édition soit parfaite ce n’est même assez souvent qu’une ébauche,à laquelle on donne ensuite plus de perfection ; ou, si l’on veut, ce font des tableaux travaillés avec soin; P R E F A CE. xxj mais qui, exposés aux yeux des amateurs, leur laissent apperce- voir des défauts, qu’une touche plus fine & plus légère fait bientôt disparoître. On avoit trouvé aussi que nous avions traité avec trop peu d’étendue l’importante matière de la Religion, quoiqu’elle soit le plus solide fondement des mœurs. INI ous avons eu foin de réparer cette faute. Il auroit été difficile & dangereux peut-être, de vouloir donner du nouveau fur un sujet qui a tant de fois été manié & approfondi par les plus beaux & les plus grands génies que la Religion a la gloire de compter parmi ses apologistes & ses défenseurs. Tout ce que nous avons cru devoir faire, c’est de choisir les preuves les plus claires, les plus sensibles, & les plus faciles à saisir par les jeunes gens même. Ce fera pour eux une elpece de Théologie aisée & naturelle, qui les instruira suffisamment & fans étude, de ce* qui leur est si essentiel de savoir. Sans entrer dans les difcuffions polémiques, qui n’étoient pas de notre ressort, & laissant à part tous les vains sophismes des incrédules , qui ont été cent fois victorieusement réfutés, nous avons feulement voulu établir les principes fondamentaux de la Religions présenter les grands traits qui attestent fa divinité, afin de PREFACE. xxiij prévenir tous les doutes qui pou- roient dans la fuite s’élever dans l’esprit, ou que l’impiété cher- cheroit à y faire naître. Puissent ces secours que nous offrons à la jeunesse, la prémunir contre les séductions de l’incrédulité! Et dans quel fiecle furent-ils jamais plus nécessaires que dans le nôtre, où l’irréligion a fait tant de funestes progrès ! Dieu le permettant ainsi, pour rendre le triomphe de la Religion plus glorieux, pour éprouver notre foi A nous en faire mieux sentir le prix par le malheur de ceux qui la perdent, "K&fF xxlv AVIS. IjAUTEUR a, avec M. Restant , retranche'un r dans je pourai, je pourois , parce qu’il ne s’y prononce pas comme dans je mourrai, je courrai, j’acquerrai. Il a aussi avec l’Académie , supprimé un t dans le verbe jeter, où le premier e est toujours muet , excepté je jette, tu jettes, il jette, ils jettent, où il est ouvert. Afin d’orner cette quatrième Editions qui fera la derniers à laquelle nous ferons des additions & des changent ens considérables , nous y avons mis un frontispice allégorique, représentant la Sagesse , qui donne avec douceur &? avec bonté ses leçons à un de ses élevés. RÉFLEXIONS W à- ! NI TW "'»S REFLEXIONS PRÉ LIMINAIRES SUR V ÉDUCATION. -£J&SS* Ne o u s ne nous proposons pas de donner ici un nouveau plan d’éducation. Assez d’autres l’ont fait dans ce siecle, & ont imaginé de brillans systèmes, moins propres peut-être à éclairer & à instruire qu’à séduire & à égarer. Plus réservés & plus circonspects sur un objet aussi essentiel, nous voulons seulement exposer quelques réflexions particulières, que nous tirerons principalement de notre propre expérience & de celle des autres. Ce que nous avons à dire fur cette importante matière étant trop étendu pour entrer dans le corps de. l’Ouvrage , nous avons cru plus conve- Leçon 23 ; Oui ne s'obtient que par la foi en Jésus - Christ mettez » qttepar les mérites de Je jus- Christ. Partie 2 , Leçon 6 Et quand ce plaifir P emporte il faut mettre ici un carton 8c fur tout le reste jusqu’aux demandes. Leçon 11 D. Comment fa volonté s'accomplit-elle fur la terres mettez pouï réponse Lorsque nous gardons ses commandemens* Tome 2 , Part. 1, Leçon Z Incapables desaire aucun bien ajoutez, pour le Ciel. Part. 2, Leçon 2 Et quand ce plaifir , fisc, cartonner jusqu’à la charité est fondée. Leçon 37 nous choisissons toujours mettez , souvent le mal , £T nous n'avons point de liberté peur faire le bien surnaturel. Ibid, mais nous n'avons pas la force de Pacm complir , parce que notre concupiscence mettez , mais notre oncupiscence. Ibid, elles sont toujours mettez presque toujours. Ibid liest impossible mettez, il est difficile. On a donné à Bruxelles n 1778 VUS édition orthodoxe de ce Catcçhisme. LO RÉFLEXIONS préliminaires Qu’on cultive la mémoire des jeunes gens par l’étude des langues ; qu’on orne leur esprit de belles & d’utiles connois- sauces mais préférablement à tout,qu’on s’applique à leur donner la science des mœurs. O vous que trop souvent la paresse ou l’incapacité des parens appelle pour remplir un devoir qui devoir leur être auffi'cher que sacré, songez, lorsque- vous exercez cette fonction importante, que vous devez non-seulement des hommes à l’Etat & à leur famille, mais aussi des chrétiens à la religion. Songez que vous êtes les plus coupables des hommes, si vous négligez les moyens de rendre vos éleves également éclairés & vertueux. Faites-leur donc des leçons courtes mais fréquentes fur la morale & fur la religion. Apprenez-leur le culte qu’on doit à Dieu, & les prières qu’il faut lui adresser. Pour leur donner l’exemple » priez avec eux , & mettez-vous dans la posture où ils doivent être ce n’est qu’en parlant à leurs yeux , que vous parlerez à leur esprit. A commencer du moment que vous les aurez instruits,ne permettez jamais qu’ils oublient de prier, ni qu’ils prient dans une posture peu décente, à moins qu’ils ne {oient malades alors au lieu de leurs prières ordinaires, qu’ils en fassent une courte & qu’ils n’y manquent jamais. Il y a peu de personnes, il est vrai, qui SUR L’ É D U e A T I O N. Lk n'inspirent ce devoir aux en sans, par préférence même aux besoins de la vie ; mais on ne le leur fait pas toujours remplir avec assez de piété, & l’on n’a pas assez foin de leur en donner l’exemple. Convaincu que les principes de la religion,si propres à servir de germe à toutes les vertus ,ne doivent pas être seulement appris par mémoire ni expliqués superfi- eiellement, vous aurez foin que vos éleves les comprennent autant que le permettra la capacité de leur âge , & qu’ils s’en pénètrent. C’est par la douceur & par l’insinuation , bien plus que par les reproches & les châtimens, que vous réuisirez à leur inspirer la piété & la vertu. Les pratiques de la religion, commandées avec rigueur , exigées avec sévérité, faites par contrainte & avec ennui, font le premier joug dont un jeune homme fe décharge en entrant dans le monde; ou s’il en conserve encore quelques-unes, à la maniéré dont il s’en acquitte, on croiroit volontiers qu’il ne les regarde que comme une espece de devoir d’usage, qu’il rend par habitude à la Divinité. La célébré Madame de Maintenon est; ùn exemple bien propre à faire voir ce que peut la douceur pour inspirer aux enfans les sentimens de religion. Elle avoit été élevée dans le calvinisme. LL Réflexions préliminaires Madame de Neuillant fa parente la prit chez elle , dans le de de in de la rendre catholique mais ohstinée dans ses premiers principes, cette jeune personne ferma son cœur aux nouvelles instructions. Madame de Neuillant crut la faire changer en la puniilantpar des humiliations, Scelle la réduisit même à garder des dindons. Dans cet état d’abaiiiement, un jeune paysan étant devenu amoureux de Mademoiselle d’Aubigné, Madame de Neuillant la mit au couvent des U rfulines de Niort,petite ville du Poitou. La jeune pensionnaire eut le bonheur d’y trouver une vieille Religieuse, qui lut s’en faire aimer, &. lorsqu’ils sont devenus grands , on peut juger par leur conduite î leur tète est bien faine. Il est fort dangereux aussi que les enfans qu’on a gâtés,n’aient dans la fuite point ou presque point de religion. Les pratiques & les sentimens religieux demandent de la contrainte. Des personnes accoutumées dès l’enfance à ne se gêner en rien , ne voudront pas se contraindre même pour Dieu, ni pour les devoirs qu’il commande. Qu’il est à craindre, qu’après avoir été malheureuses en cette vie, elles ne le soient encore plus dans l’autre! Parens aveugles, vous vous trompez grossièrement vous vous croyez tendres, vous 11’ètes que foibles. Ce n’est pas vos enfans que vous aimez , c’est vous seuls, c’est le plaisir que vous avez à les carelser, aies flatter. Le ciel vous les a-t-il donc confiés pour être les objets d’une passion folle, ou pour vous servir d’amusement? Ignorez-vous que c’est un dépôt dont vous lui rendrez compte , que vous en êtes responsables à la république, à la postérité, à eux-mêmes ? Un jour viendra que vous payerez bien cher les foibles plaisirs que leur enfance vous donne. 28 Réflexions préliminaires Quelle sera votre douleur, quand vous verrez l’objet de toutes vos affections devenu celui du mépris public ; quand ce fils, rendu dénaturé par l’excès de vos tendresses, fera le premier à vous reprocher tous ses vices, comme étant votre ouvrage; quand ses mauvaises façons à votre égard deviendront le salaire de vos molles complaisances ! Alors vous répandrez des larmes de fing; vous accuserez la gouvernante , le précepteur, tout l’univers. Parens injustes, vous n’aurez à vous plaindre que de vous. N’auriez-vous pas dû savoir , & uneinfinité[d’exemples'ne vous avoient- ils pas assez instruits, que les enfans gâtés font toujours ingrats , & que celui qui néglige la correction de son fils nourrit son ennemi ? La verge es 1 la correction , dit l’Ecriture, donnent la fagefj'emais F enfant qui efl abandonné à fa volonté, couvrira fa mere de confusion i . Marie de Médicis l’ avez pleuré, lui disoit Henri IV, de ce que je fouettois votre fils avec un peu de sévérité mais quelque jour vous pleurerez beaucoup plus du mal qu’il aura, ou de celui que vous aurez vous-même. C’est t T'ïrga atque correftlo tribuit fapientiam puer tutcm qui dimittitur valuntati sua, confundie matrctn £uam, Prov. 2S. sur l’Édücatios. 29 en effet ce qui arriva après la mort de ce Prince. Louis XIII, devenu majeur, ôta à la Reine fa mere les personnes qui avoient fa confiance. On lui défendit de sortir de son appartement , dont on fit murer les portes, à l’exception d’une feule, & l’on inlulta cette Princesse jusqu’à venir fouiller dans là chambre & dans son cabinet. Un traitement autfi dur détermina Marie de Médicis à demander elle-même son éloignement. On ne lui laissa pas le choix du lieu de fa retraite, qui fut fixé à Blois. On lui accorda seulement la consolation devoir son fils avant de partir , mais on avoir réglé julqu’aux termes 'dont elle de voit se servir pour faire ses adieux au Roi. Ils furent fort tendres de la part de la Reine, qui fondoit en larmes. Pour son fils, dès qu’il fut que fa mere alîoit monter en carrosse, il alla fur son balcon pour la voir partir ; & lorsqu’elle fut sortie du Louvre, il courut à sa galerie pour la voir passer encore sur le Pont- neuf. Il sembloit que°ce Prince se lit un plaisir barbare de repaître ses yeux d’un spectacle qui auroit du déchirer son cœur. Cette infortunée Princesse , ayant trouvé le moyen de s’échapper de l’espece de prison où on la tenoit renfermée, erra de pays en pays, & se vit enfin obligée de se retirer à Cologne. B ? ZO Réflexions préliminaires Les chagrins multipliés & les humiliations en tout genre qu’avoit reçu cette Princesse, avoient tellement flétri son ame, qu’elle en étoit devenue stupide. Elle mourut comme une bourgeoise obscure,iàns être plainte dans son infortune, à laquelle il faut convenir qu’elle avoit donné lieu, & qu’elle auroit méritée de la part de tout autre que d’un fils. Quelqu’un a fort bien dit Peres, n’écoutez pas une aveugle tendresië Corrigez vos enfans, lorsque dans leurjeuneslè Sans peine vers le bien vous pouvez les plier. C’est bien aimer, dit-on, que de bien châtier. Fables d'Esoee. On s’imagine qu’il ne faut point con- traindreles enfans dans leurs premières années. On ne fait pas attention que les contradictions qu’on appréhende ne font rien, & que celles qu’on leur prépare seront terribles. Car ils ne trouve- rontpas toujours des personnes disposées à faire toutes leurs volontés ils trouveront souvent au contraire des concur- rens ou des ennemis qui leur feront éprouver des chagrins d’autant plus sensibles & plus amers, qu’ils auront été plu-s flattés dans leur enfance. C’est ce qui arriva à un jeune homme dont parle l’auteur du Comte de Valmont. sur l’Éducation. 51 Il avoir été élevé , ainsi que sa sœur, le plus mal du monde, par une mere idolâtre de ses enfans , & qui toujours en opposition avec le pere dans le peu qu’il oldit leur dire, étoit souvent en contradiction avec elle-même. Tantôt elle les grondoit, les maltraitoit dans des accès d’impatience ; le moment d’après elle les appaisoit, les careflôit, & par tout ce manege leur apprenoit tout à la fois, & à se révolter contre les châtimens, & à dédaigner les caresses , ne gagnant auprès d’eux d’un côté que pour perdre encore plus de l’autre , ne les portant à céder pour le moment que de manière à les rendre bien plus opiniâtres & plus volontaires par la l’étoient-ils devenus au point que rien ne pouvoit plus les appaiser ni les satisfaire. La mere, toujours aux expédions pour les faire obéir, ne savoir les animer, les récompenser ou les punir que par tout ce qui pouvoir intéresser en eux la vanité, la gourmandise , l’amour du luxe & de la parure; ce qui avoitdonrié au fils beaucoup de suffisance, & à la fille un amour excessif des ajustemsns , qui fut bientôt suivi d’une envie démesurée de plaire. Une si mauvaise éducation eut l’effet qu’on devoir en attendre. La fille déshonora iâ famille, & alla cacher fa honte dans un couvent. Le fils trouva dans le B 4. ;L Réflexions préliminaires sionde bien des contradictions & des peines au sein même de ses plaisirs il mangea en peu de temps tout son bien, & n’eut d’autre ressource pour subsister que la compassion d’un de ses proches , après avoir vil mourir samere de chagrin & de douleur. Parais foibles,aveugles & insensés, qu’il est juste que vous payiez cher un jour des écarts que vous ne pouvez imputer qu’à vous-mêmes ! On se propose de plier lors, qu’il seLa grand ; pourquoi ne veut-on pas voir qu’il seroit plus facile d’y réussir lorsqu’il estfoible? Ne fiit-on pas qu’un jeune arbre se plie comme on veut? quand il est fort % on le romproit plutôt que de le redresser. Un cheval qu’on néglige A qu’on ne dornte pas de bonne heure, devient intraitable il en est de même, dit le Sage, du fils qu’on abandonne à sa liberté; il deviendra incorrigible , & se précipitera dans les plus grands désordres. Ne le rendez point maître de lui-même dans sa jeunesse, ajoute-t-il, & ne négligez point ce qu’il fait ni ce qu’il penle. Courbez-lui le cou pendant qu’il est jeune i , de peur qu’il ne s’endurcisse, qu’il ne veuille plus vous Xi Equus Indomitus evudit du us , filius remijsus evadit prxceps , iCccii. 30. sur- l’Education. 33 •béir , & que votre arae ne soit percée de douleur. N’attendez donc pas que le vôtre commette de grands crimes, pour le corriger. La malice croît avec l’âge, & elle arrive enfin à un terme & à un excès où le châtiment eft non-feulement très- inutile,mais aulîi très-dangereux. L’Histoire ancienne nous en a conservé un exemple qui doit faire trembler tous les parens. Denis le Tyran ayant en son pouvoir le fils de Dion son ennemi, imagina contre le pere une vengeance singulière, & d’autant plus cruelle qu’elle paroissoit plus douce. Au lieu desaire mourir cet enfant ou de le mettre dans une dure prison, il se proposa de corrompre en lui toutes les bonnes qualités de l’arne. Dans ce dessein, il lui permit tout, l’abandonna entièrement à ses fantaisies, & ordonna qu’on lui laissât faire toutes ses volontés. Le jeune homme, emporté par l’amour des plaisirs, donna dans la plus affreuse débauche. Personne n’a voit l’œil sur sa conduite, ni n’arrêtoit le torrent de ses passions. On contentoifc tous ses désirs, on louoit toutes ses fautes; ce qui acheva de le corrompre & de le précipiter dans toutes forces de crimes. Lorsque le Tyran le vit tel qu’il désiroit, il le rendit à son pere. On b r 54 Réflexions préliminaires Je mit entre les mains de Gouverneurs, qui n’oublierent rien pour le faire changer ; mais tout fut inutile car plutôt que de fe corriger , il fe jeta du haut de la maifpn & fe cassa la tête i . C’est donc une erreur bien aveugle & bien funeste, que de croire qu’il faut attendre qu’un enfantait cesse de l’être pour travailler à former son caractère & à le rendre docile.. Si dès la première enfance on ne l’accoutume point à suivre la raison d’autrui, on peut être fur qu’il ne suivra pas la sienne quand il fera plus avancé en âge. Tant que l’enfant fe portera bien, q-u’on ne lui passe ni volonté ni impatience ; quand même il serait indisposé, il ne faudroit pas s’écarter de cette regle. Un mois de maladie , durant lequel on n’auroit cherché qu’à le flatter & à lui obéir,nuiroit plusàfon éducation qu’une année de foins n’auroit pu l’avancer. Ce n’est pas la maladie qui rend impatient, c’est l’habitude d’être impatient qui fait qu’on l’est davantage quand onfoulfre; & c’est la foible & timide complaisance des parens, qui fait qu’alors un enfant le devient à l’excès. Les premières volontés d’un enfant i Cor, Nep, dans la Vie de Ilion. sur l’Éducation. z>- sont toujours foibies ; c’est un germe qui se développe , mais que la moindre résistance arrête. Elles resteront foibies tant qu’elles lui réusiiront mal. S’il demande quelque chose avec impatience, on lui dira avec beaucoup de douceur qu’on est bien fâché de le refuser, mais qu’on n’accorde point aux enfans ce qu’ils demandent avec impatience. Peut- être il n’entendra pas ce discours, mais il remarquera l’air & le ton ; il verra qu’on ne lui donne point ce qu’il a demandé surpris de ne rien obtenir, ou las de crier inutilement , il suspendra ses larmes qu’on profite de cet intervalle pour le satisfaire. Mais ne lui accordez jamais ce qu’il demande en pleurant. Il s’apper- cevroit bientôt que les larmes font le moyen d’obtenir, & il ne manqueroit pas de l’employer, souvent même pour avoir des choses qu’on ne pouroit lu donner. Comme nous sommes convaincus que c’est dans les pleurs d’un enfant, bien ou mal compris , bien ou mal dirigés par la tend reife des mer es, que consiste presque tout l’art & toute la difficulté défia première éducation, nous ajouterons ici quelques réflexions judicieuses que fait à ce sujet M. Rousseau dans son 'Emile , où parmi un grand nombre d’erreurs très-pernicieuses se trouvent des vérités B 6 Réflexions préliminaires utiles. „ Les premières pleurs I clés enfans, dit-il, font des prières si l’on n’y prend garde,elles deviennent bientôt des ordres. Ils commencent par fe faire assister, ils finissent par se faire servir. „ Si l’enfant ne pleure que quand il souffre, c’est un très-grand avantage car alors on fait quand il a besoin de secours , & l’on ne doit pas tarder un moment à le lui donner, s’il est possible il importe même qu’on le prévienne , & qu’on ne fe laisse pas avertir de ses besoins par ses cris. Mais si vous ne pouvez le soulager, restez tranquille sans le flatter pour l’ap- paiser vos caresses ne guériront pas fa colique; cependant il fe souviendra de ce qu’il faut faire pour être flatté, & s’il sait une fois vous occuper de lui à fa volonté, le voilà devenu votre maître, tout est perdu. „ Les longs pleurs d’un enfant qui n’est ni lié ni malade, & qu’on ne laisse manquer de rien, ne font que des pleurs d’habitude & d’obstination ils ne font point l’ouvr .ge de la nature , mais de la nourrice qui , pour n’en savoir endurer l’importunité, la multiplie, sans songer qu’en faisant taire l’enfant au jourd’hui, on l’ex- xite à pleurer demain davantage. Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette X j, Il falloir dire Le-! frtmkn plsuu, sur l’Education; 37 habitude, est de n’y faire aucune attention personne n’aime à prendre une peine inutile , pas même les enfans. Ils font obstinés dans leurs tentatives mais fl vous avez plus de constance qu’eux d’opiniâtreté, ils se rebutent, & n’y reviennent plus. C’est ainsi qu’on leur épargne des pleurs, & qu’on les accoutume à n’en verser que quand ladouleus les y force. „ Au reste, quand ils pleurent par fantaisie ou par obstination , un moyen sûr pour les empêcher de continuer est de les distraire par quelque objet agréable & frappant qui leur fasse oublier qu’ils vou- loient pleurer. La plupart des nourrices excellent dans cet art; bien ménagé , il est très-utile mais il est de la derniere importance que l’enfant n’apperçoive pas l’intention dele distraire,& qu’il s’amuse sans croire qu’on songe à lui or voilà sur quoi toutes les nourrices font maladroites. line faut quelquefois aux en- fans, pour pleurer tout un jour, que s’appercevoir qu’on ne veut pas qu’ils pleurent. Le pis est que l’obstination qu’sis contractent tire à conséquence dans un âge avancé. La même cause qui les rend criards à trois ans , les rend mutin à douze, querelleurs à vingt, impérieux à trente, & insupportables toute leur vie " HZ Réflexions préliminaires Dès qu’un enfant donne les premiers signes de connoiisonce , il est donc essentiel de prévenir en lui toute obstination & toute indocilité. L’opiniâtreté est le défaut de la plupart des enfans ; mais on peut dire qu’ils le doivent en grande partie à la première éducation. On déféré à toutes leurs fantaisies. Ce qu’on a refusé à leurs prières, on l’accorde à leur importunité, à leurs pleurs , à leurs violences. On les porte même à iè venger, à frapper. „ J’ai vu, dit encore l’auteur d 'Emile ; d’imprudentes gouvernantes animer la mutinerie d’un enfant, l’exciter à battre, s’en laisser battre elles-mêmes, & rire de ses foibles coups , fans songer qu’ils étoient autant de meurtres dans l’intention du petit furieux, & que celui qui veut battre étant jeune, voudra, tuer étant grand “. Comment un enfant craindra-t-il ses parens, quand ils ne lui seront pas reconnoître leur autorité , & qu’ils ne feront quelquefois que ses premiers fer-? viteurs ? Abandonné au dérèglement de ses goûts & au désordre de ses idées, il s’élèvera lui-même le plus doucement & le plus mal qu’il lui fera possible. Devenu absolu & volontaire , il prendra l’habitude de ne plus écouter que son caprice & so volonté. Voulez-vous que cela n’arrive pas sur l’Éducation. 59 prenez une d’agir toute différente. Observez de ne Je caresser que lorsqu’il sera tranquille , & de cesser les caresses ou même de prendre un air plus sérieux dès qu’il fera opiniâtre ou impatient. Cette conduite n’a rien de dur ni de cruel. L’enfant remarquera bientôt qu’il n’est caressé & qu’il n’obtient ce qu’il veut s que quand il est doux ; & il aimera mieux le devenir. Dès que vous l’aurez rendu tel, comptez que vous aurez tout gagnéi il fera entre vos mains de même qu’une cire molle , que vous pétrirez comme il vous plaira. Mais qui que vous soyez, pere ou mere, précepteur ou gouvernante ; si vous voulez former le caractère de votre éleve , tâchez de régler & de soutenir le vôtre. Car né croyez pas qu’on forme un enfant avec de beaux discours & de belles phrases vos discours poliront éclairer son ame, mais c’est votre caractère qui fera le sien. Avec beaucoup de régularité dans la conduite , ayez beaucoup d’égalité dans l’humeur , de gaieté dans vos leqons, de douceur dans vos paroles. Prêchez d’exemple rien n’est plus puis, suit sur les eufans comme fur les hommes faits. Ne vous permettez pas, s’il est possible, une parole qui ne soit une leçon , une démarche qui’ ne soit un modele. De quelque tempérament que soit 4° Réflexions préliminaires votre éleve, vous verrez qu’insensible- ment la vertu , la douceur & la sérénité de votre aine passeront dans la sienne. 11 ne faut donc jamais confier -un enfant à des personnes tracàffieres , grondeuses, acariâtres ou pleines d’humeur bientôt il leur ressemblerait ou devien- droit pire encore. Veillez avec foin fur les personnes qui approcheront vos en- fans. Ne les laissez jamais entre les mains des domestiqués , ou d’autres gens im- prudens & sans éducation, qui se plaisent souvent à les agacer, les irriter, les impatienter , ou ne leur apprennent que de gross ers badinages. Cette fréquentation leur seroit cent fois plus dangereuse â plus funeste que les plus douloureuses maladies. Que l’entrée de leur chambre ne soit permise qu’à des personnes prudentes & polies qui, quand elles joueront avec eux, sachent conserver de la décence, & qui,lorsqu’elles les entretiendront , ne leur parlent jamais que raison, & ne leur inspirent que des sentimens louables. Faites en forte qu’ils ne parodient point ou qu’ils ne parodient qu’un moment, lorsque vous aurez beaucoup de monde. Ils n’y trouveroient que des complaisans qui les flatteroient, ou des personnes qui en feroient leur jouet ni l’un ni l’autre ne doivent plaire à des sur l’Education. 41 parens sensés. Les exemples qu’ils verdoient , ne seraient pas toujours ailés dons; les conversations qu’ils entendraient, ne feraient pas ailés discrètes. Beaucoup d’actions fans conséquence , ne Je sont point pour un enfant beaucoup de discours qui ne signifient rien pour des gens faits, pouroient nuire à fa raison ou à ses mœurs. IV. Les Mœurs. O N ne saurait être trop circonspect devant les enfans ils voient, ils écoutent, ils remarquent tout, & souvent mieux qu’on ne croit. Mais comme peu de personnes , à moins qu’elles n’en fassent leur unique affaire, font capables de se contraindre ou de vouloir se gêner au point'de ne jamais rien laisser échapper qui ne soit entièrement conforme aux réglés de la vérité & de la sagesse ; que vos enfans voient peu d’étrangers, & par votre exemple apprenez à ceux qu’ils seront forcés de voir, à respecter leur enfance. Lar vous ne devez jamais oublier vous-même qu’une des plus belles maximes de l’éducation est celle que la raison- a dictée à un ancien 1 , & après lui à un moderne C I ; Maxhna dtlstur pttcro rercrentia. J uv. 42 Réflexions préliminaires On imite aisément le mal que l’on voit faire, St le mauvais exemple aux humains tstfatal. Je répété après Juvenal Cette maxime salutaire A vos en/ans , dit-il, vous dcve\ des égards s Si vous ave\ quelque foïblefsc a t' , fuye\ leurs regards , Rcspcfte\leur tendre jeuncjse . Rien zk. Bien des parens aiment assez â donner à leurs enfans des leçons de vertu & de probité ; on se fait honneur même de leur répéter les maximes les plus exactes & les plus séveres de la sagesse mais souvent la conduite domestique soutient mal ces belles instructions. Auffi, bien loin de leur inspirer des sentimens de vertu par ces leçons que des mœurs opposées démentent, on les accoutume à croire que la vertu n’est qu’un nom, & que les maximes qu’on en débite ne lont qu’un langage dont on est le maître dépenser tout ce qu’on veut. Il est donc plus essentiel encore de leur donner de beaux exemples que de belles leçons l’un & l’autre font un devoir pour les parens, dont l’exemple, ainsi que l’autorité, est toujours plus puis ant.. Mais gardez-vous fur-tout d’adopter jamais pour regle cette maxime pernicieuse , que nous avons souvent entendu répéter à des personnes du monde peu s u R l’Éducation. 4 % réfléchies Qu’il faut tout dire aux enfam , U 1rs injïruire du mal même , afin quils sachent T éviter U fe tenir fur leurs gardes. Parler ainsi, ce n’est pas connoitre la nature humaine, ni la prompte & presque invincible disposition des enfans à faire tout ce qui les frappe & les attire. La raison croissant avec la connoissancesucceflive du mal, sert dans la fuite de rempart contre les impresi. fions du vice mais elle est trop foible encore dans les enfans pour les défendre contre les attraits séducteurs du mal, & contre les sollicitations pressantes de cette curiosité expérimentale qui fait le caractère de leur âge. Qu’on les laisse donc ignorer le mal, & même les vérités physiques ou morales dont ils pouroient abuser. Ils les connoî- tront bien allez dans la fuite par la lecture & par l’usage de la ils feront alors armés & fortifiés contre les premières impressions du vice, par le sentiment de la vertu & par les grands motifs de la religion , si l'on a eu la précaution de les graver bien avant dans leur esprit Faites-leur seulement des leçons générales fur la décence & la pudeur donnez- leur des avis sérieux lorsqu’ils s’échappent le plus légèrement du monde, ne fût-ce qu’en sepermettantun mot peu honnête eu peu décent. Par cette conduite , en 44 Réflexions préliminaires ies éloignant de l’apparence même du mal, on les éloignera encore plus de la réalité ; & en les tenant en garde contre les paroles, ils le seront encore davantage contre les faits. A mesure qu’un instituteur attentif s’appercevra que Ta connoissance du mal se développe dans son éleve, il redoublera d’activité & de prudence, pour le prémunir par desleqons , des motifs, des exemples propres à le tenir attaché à la vertu. Il lui tracera avec discrétion des tableaux nuancés & comme de profil des vices les plus dangereux qui régnent dans le commerce de la société. Par-là, en entrant dans le monde, le jeune homme ne fera plus frappé de rien, parce qu’il est averti suffisamment, & qu’en voyant le mal, il est parfaitement instruit de la maniéré dont il saut l’envisager. Cette eonnoistance générale & nécessaire suffira pour le préserver de Pimpreffion subite & profonde, si voisine du vice, qu’il recevroit infailliblement, s’il venoit à se produire dans les sociétés avec une ame pour ainsi dire toute neuve , & ne con- noiisant encore que l’innocence. Comme les enfans font enclins à imiter tout ce qu’ils voient,ils font fur-tout, par leurenjouement naturel, portés à contrefaire les personnes dont le ton de voix ou les façons leur paroissent ridicules. sur l’Éducation. 4^ Au lieu d’en rire, comme font tant d’autres , il faut les en reprendre sévèrement. Outre que ces maniérés mimiques ont quelque chose de bas & de contraire aux fentimens honnêtes, il elf à craindre qu’ils n’en contractent l’habitude , & qu’ils ne deviennent eux-mêmes auffi ridicules que ceux qu’ils ont ridiculisés. Il faut bien plutôt profiter de cette pente qu’ils ont à être imitateurs, pour les porter à ce qui est vertueux & louable. C’est-là le grand art & la magie de l’éducation. Qu’ils n’aient fous les yeux que des modèles de vertu , ils ne seront jamais vicieux. Mais comme il n’est pas pofllble qu’ils ne voient, malgré les précautions qu’011 prend, beaucoup de choses qui font mal; il faut leur faire remarquer de bonne heure l’impertinence de certaines gens vicieux & déraisonnables , fur la réputation desquels il n’y a rien à ménager. Il faut leur montrer combien on est méprisé & digne de l’être, combien on est malheureux, quand on s’abandonne à ses pallions & qu’on ne fuit point fa raison. Il ne faut pas même, dit M. de Fénelon, s’abstenir de le prévenir en général fur certains défauts, quoiqu’on puiiTe craindre de leur ouvrir par-là les yeux fur les foibleifes des personnes qu’ils 46 Réflexions préliminaires doivent respecter car on ne doit pas espérer qu’ils les ignoreront toujours & ils ne l'es remarqueront que trop vite. Mais quoiqu’on doive leur donner les vrais principes, & les préserver d’imiter le mal qu’ils ont nécelsairement devant les yeux , il faut pourtant réserver de telles instructions pour l’extrémité, & les instruire en même temps qu’ils font obligés de diffimuler, d’excuser, de supporter, les défauts des autres , & fur-tout de leurs parens ; qu’ils doivent les couvrir eu quelque forte, comme les vertueux fils de Noé , du manteau du respect, & n’arrêter leurs regards que fur leurs bonnes qualités. On seroit bien rarement dans la triste nécessité de prendre toutes ces précautions à l’égard des parens mêmes, s’ils avoient un peu plus de prudence & de discrétion. Mais au lieu de cacher avec foin à leurs enfans tous leurs défauts, il semble que la plupart affectent de les leur montrer, & quelquefois de les leur ne se contente pas d’être vicieux ou libertin on fait de ses enfans par ses leçons & par ses exemples, une lucceffion & une génération de libertins. On n’est leur pere que pour leur transmettre ses vices, que pour leur faire sucer avec le lait ses maximes impies ou scandaleuses. Semblable à ces parens L’ÊdUCATIOïT. 4 f cruels, qu’une superstition barbare por- toit à immoler leurs propres enfans au démon de l’idolâtrie, 011 les sacrifie déjà en quelque forte au démon de l’orgueil, de l’ambition, de la vengeance, de l’amour impur, dont on leur inspire, souvent pour toute leur vie, les premiers & pernicieux fentimens. Si l’Evangile prononce 1 e pl us terrible anathème contre celui qui scandalise & porte au mal les petits & les foibles , s’il déclare qu’il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât une meule au cou, & qu’on le précipitât dans la mer ; combien un pere n’cst-il pas criminel ! & combien ne doit-il pas redouter les effets de la vengeance divine, lorsqu’il cause la perte éternelle de ses enfans en corrompant leur cœur ! U11 autre mal ausiî grand, & dont nous n’avons été nous-mêmes que trop souvent témoins, c’est que des parens, n’étant plus dans le cas ou dans l’âge de donner certains mauvais exemples , les renouvellent souvent & les perpétuent, pour ainii dire, en regrettant les plaisirs de leur jeunesse, en racontant avec une forte de complaisance & de satisfaction la vieille histoire de leurs inclinations, de leurs foiblesses, de leurs vices, de mille choses dont ils ne devraient fa souvenir que pour en gémir & en rougir. Ils croient suffisamment réparer le tout. 48 Réflexions préliminaires & prévenir le mal, en recommandant de ne pas faire comme eux. Mais quelle force peuvent avoir de telles leçons, que l’exemple a déjà détruites par avance. V. L’autorité & ie rejpeâ. Des parens veulent que leurs enfans aient de P estime & du respect pour eux, & ils ont raison ; car ces deux sentimens fi justes , & si honorables pour les uns & pour les autres , font en même temps si nécessaires & si essentiels , que fans cela il ne fera jamais faire aucun bien. Mais ils ne devroient pas du moins être les premiers à les veulent-ils que leurs enfans les estiment & les refpectent , s’ils se montrent à leurs yeux ridicules ou méprisables ? Pour vous, que des parens trop occupés ou trop indolens chargent de les remplacer,tâchez de vous faire toujours estimer & respecter T de vos éleves, en veillant fur vous-mêmes pour ne leur rien laisser voir qui ne soit estimable. Leur relpect étant le premier sentiment que vous devez exiger d’eux, ne souffrez jamais qu’ils le perdent impunément. Mais pour cela il faut que les parens vous appuient ; & n’est-il pas de leur plus grand intérêt de le faire, puisque vous tenez leur place , & que s’ils laissent affoiblir votre autorité, ils perdront infailliblement sur u’É ducation. 49 infailliblement beaucoup de la leur? Il ne peuvent se faire respecter eux-mêmes, qu’en imprimant à votre emploi toute la considération & toute la dignité convenables. L’Empereur Thcodofc le Grand ayant fait venir de Kome à Constantinople un homme de mérite, nommé Arsène, pour le charger de l’instruction du jeune Arcadius, qu’il venoit de déclarer Auguste , il lui donna toute l’autorité qu’il avoit fur son fils , & lui dit ces belles paroles Vous ferez déformais son pere plus que je ne le fuis moi-même. Etant un jour entré dans la chambre où Arsène instruisoit Arcadius, il vit le maître debout, tandis que le disciple étoit assis. 11 en témoigna de l'indignation , & fit même des reproches au maître de ce qu’il ne confier voit pas assez sa supériorité. Arsène s’excusa sur ce qu’il n’étoit pas de la bienséance qu’un Prince revêtu de la pourpre, restât debout devant lui. Théodose qui vouloit inspirer à son fils un grand respect pour son maître, lui fit quitter aussi-tôt les marques impériales, & lui ordonna de se tenir debout, la tête découverte, devant son précepteur assis. Quelque chose qui puisse arriver de 3a part des parens ou du précepteur, ü faut qu’il paroisse y. avoir toujours Tome I. C fo Réflexions PRÉLIMINAIRES une parfaite harmonie entre eux & lui. Ils doivent le soutenir de toute leur autorité, & sur-tout prendre garde à ne jamais lui faire perdre la sienne, eu parlant de ses défauts en présence de son éleve , ou en blâmant la conduite. Un maître peut manquer, & des parens doivent quelquefois l’en avertir, mais avec honnêteté & politesse , & toujours en particulier. L’instituteur de son côté ne doit jamais parler à son éleve de scs parens qu’avet estime & respect. Il doit lui apprendre & lui répéter souvent, que son bonheur ou son malheur est dans leurs mains ; qu’il tient de leur bonté tout ce qu’il a ; qu’ils font pour lui l’image de la Divinité ; que Dieu leur a donné, par rapport à lui, une partie de sa puissance, de sa bonté, de fa justice ; qu’il ordonne de les aimer & de les respecter; & que le bonheur de cette vie & de l’autre n’est promis qu’aux enfans qui honorent leur pere & leur mere. Que les parens cachent à leurs enfans toute la tendresse qu’ils ont pour eux ils en abuseraient. Le premier foin d’un enfant est de trouver l’endroit foible de ses maîtres & de tous ceux à qui il est soumis. Dès qu’il a pu les entamer , il prend fur eux un ascendant qu’il ne perd plus. Etes-vous jaloux de conserver l’autorité sur l'Education. fs •S; le respect, qui vous sont II nécessaires pour le bien même de vos enfans ne badinez jamais-avec eux d’une maniéré indécente, comme avec un perroquet ou une poupée. Quand on estpere, peut-on ne pas sentir le respect qu’on doit à son fsts & qu’on se doit à soi-même Flattez votre fils , dit l’Ecclésiastique, & il vous causera de grandes frayeurs jouez avec lui , N il vous donnera beaucoup de chagrins. Ne vous amusez pas à rire avec lui , de peur que vous n'en ayiez de la douleur , £ quà la fin vous n'en recueilliez des fruits amers qui vous feront grincer les dents si. L’âge le plus tendre, il est vrai, a besoin de quelque indulgence & de quelques caressés mais auln-tôt que l’esprit d’un enfant commence à se former , le pere ne doit plus s’amuser à rire & à jouer avec lui, parce que cette familiarité le porteroit bientôt à traiter d’égal celui à qui il doit toujours être soumis avec le plus grand respect, & dont il doit craindre les moindres paroles. Si vous continuez' à jouer avec lui, vous perdrez beaucoup à ce jeu-là. Votre familiarité fera récompensée d’un mépris qui remplira votre vie de chagrins & d’amertumes. I La afili um , par entern teficlet ludecumeo , ccntriftahit te. Non corridcas ils ’, ne dolcas ; & in noviffimo tbflupefant dentés tui, Eccli. 30, C L f 2 Réflexions préliminaires ,, Trois choses, dit l’Auteur des Con seils de la Sagesse , vous feront perdre nécessairement l’autorité fur votre fils rire avec lui & vous rendre trop familier , souffrir & dissimuler ses fautes, lui donner de mauvais exemples & faire paroitre devant lui vos foiblesses & vos sont-là les trois indiscrétions qui lui ôtent le respect, & qui l’accoutument à vous mépriser. Evitez-les soigneusement car dès que vous verrez votre autorité perdue, assurez-vous que votre fils est perdu lui-même. „ Les en fans viennent en un âge, où il ne leur faut plus ni de lait, ni de caresses, ni de ris, ni de familiarité. Il faut toujours de l’amour ; mais en cet âge, c’est à votre fils de deviner que vous l’aimez ; ce n’est pas à vous de le lui dire. Ayez une retenue & un silence qui fassent tout, qui le louent quand il fait bien, & qui le corrigent quand il manque. Ne lui épargnez pas les louanges ni les corrections mais faites en forte, s’il est possible, que les unes & les autres ne se donnent que par les yeux. Quand il a bienfait, qu’il soit ravi de vous voir, & qu’il prenne cela pour fa récompense. Quand il a mal fait, que votre présence & votre tristesse soient tout son supplice “. SUR i’ÉDUCAT ON. g? VI. Les Punitions. Votre éleve fera des fautes ; il est de ' l’enfance,de l’humanité même d’en faire mais si vous êtes attentif, il en fera peu. Les enfans ne font presque jamais punissables , qu’il n’y ait plus de la faute de ceux qui les conduisent que de la leur. Plus votre conduite fera égale & soutenue , moins il olèra s’écarter de ce que vous lui prescrirez. Plus vous mettrez de douceur, d’affection & de bonté dans vos leçons & dans vos remontrances, plus il lui fera facile de s’y conformer. Plus vous l’avertirez de ses devoirs , moins il fera en danger d’y manquer. Soyez doux, mais ferme. Ne faites point de menaces inutiles ou infructueuses l’enfant s’y accoutumeroit, & les fausses menaces lui feroient mépriser les véritables. Une punition oubliée ou négligée le rendroit plus hardi par l’el- poir de l’impunité. Soyez donc exact à lui tenir parole lorsqu’il a osé faire ce que vous lui aviez défendu sous peine d’être puni mais ne le soyez pas moins à lui donner les récompenses que vous lui avez promises, & ne lui promettez jamais que ce que vous voulez lui donner. On perd toute confiance,dans l’elprifc des enfans, quand on leur manque de parole ; & c’est leur apprendre par fou j?4 Réflexions préliminaires exemple à faire ce qui n’est permis a l’égard de personne. Ils font naturellement sincères & vrais. Si l’on ne veut pas leur faire perdre cette qualité précieuse ; toutes les paroles qu’on leur dit, doivent servir à leur faire aimer la vérité. U ne faut donc jamais , quelque petits qu’ils loient, employer aucune feinte pour les appaiser, ou pour leur persuader ce qu’on désire. Les enfans font plus pénétrais qu’on ne croit; & dès qu’ils ont apperçu quelque duplicité dans ceux qui les gouvernent , non-feulement ils perdent la simplicité & la confiance qui leur font naturelles , mais il apprennent l’artifice qu’ils n’oublieront jamais. Le mensonge bientôt oifrira son secours à la dissimulation il leur aura malheureusement réussi une fois , ce fera pour eux un motif d’en continuer & d’en multiplier l’ des enfans devenus cachés , dissimulés, menteurs; & tout cela est l’ouvrage d’une- imprudence. Ne punilï'ez jamais un enfant des fautes qu’il n’a point faites, ou sévèrement de celles qui font légères. Les enfans savent ausiî-bien que personne ce qu’ils méritent ; ils connoilsent si c’est à tort ou avec raison qu’on les châtie, & ne se gâtent pas moins par des peines injustes que par l’impunité. Lans vos réprimandes & dans vos sur l’Education. ss punitions possédez-vous toujours , & tâchez d’être assez maître de vous-même pour ne laisser paroître aucune passion , aucune humeur. „Fouetter les enfans & les châtier étant en colere , dit Mon. tagne, ce n’est plus correction; c’est vengeance. Les châtimens qui. se font avec poids & discrétion, se reçoivent bien mieux, & avec plus de fruit de celui qui les souffre. Nous ne devrions jamais mettre la main fur ceux qui doivent nous obéir, tandis que la colere dure. Pendant que le pouls nous bat, & que nous sentons l’émotion, remettons la partie car c’est la passion qui commande alors , ce n’est pas nous. " La colere jointe à la correction, est un poison mêlé dans une excellente médecine. Si vous donnez l’un avec l’autre, vous perdrez votre fils , en croyant re r médier à son mal & le guérir. Soyez sévere en paroles & en actions quand il faut l’être; témoignez de l’indignation, quand les fautes le méritent La trisiejjc du visage corrige le coupable l . Mais sachez être redoutable sans être en fureur , ferme & inflexible fans être dur & violent ayez Pair d’un juge, & le cœur 1 J Per tristiiiam yultûs çorrigituranïmus Jclin7un- sis, Eccli, 7 . C 4 56 Réflexions préliminaires d’un pere que l’amour dicte vos paroles & conduise votre main. Si vous voulez que votre correction soit utile, observez aussi de ne jamais punir lorsque Pensant est dans quelque fougue ou dans le fort de l’entêtement attendez que l’agitation de son ame soit calmée. Les en sa ns font des especes de fous, aux caprices desquels il faut quelquefois fe prêter si l’on s’obstinoit à fe roidir contre eux,ils s’obstineroient peut- être de leur côté, fe révolteroient ou s’endurciroientaux châtimens, & fcrme- xoient ainsi toutes les voies de les corriger. La précipitation à les punir paroît avoir un air de vengeance, qui produit en eux des fentimens tout contraires à ceux qu’on veut leur inspirer. Ne punissez donc jamais un enfant ni dans son premier mouvement ni dans le vôtre. Si vous le faites dans le vôtre, il s’apperçoit que vous agissez par humeur & par promptitude, & non par raison & par amitié vous perdez'fans ressource votre autorité. Si vous le corrigez dans son premier mouvement, il n’a pas l’est prit assez libre pour avouer là faute, pour vaincre fa passion & pour sentir l’importance de vos avis c’est même l’exposer à perdre le respect qu’il vous doit, à dire ou faire de nouvelles sottises. Le Duc de Berry, petit-fils de Louis XIV» SUR l’ É I> U CA T I 6 S. ff ©tant encore fort jeune, faisoit souvent de petites fredaines, & le Roi lui ordon- noit les arrêts dans fa chambre. Un jour son sous-gouverneur fit fermer les fenêtres , disant que les prisonniers ne dévoient pas voir le jour. Vous me faites lien saisir , lui dit le jeune Prince, puisque vous me garantissez par-là d’ime vision au fi désagréable que la vôtre. Après cela, il le mit à battre du tambour avec les doigts fur une table. Le fous-gouverneur trouva encore cela mauvais, & pria le Prince de ne point*toucher à cette table, puisqu'elle ne lui appartenoitpas, & que tous les meublas étoient au Roi. Oh ! pour le coup , repartit le petit Prince dépité , vous ne me disputerez pas que ceci ne soit à moi. En même temps il se mit à battre sur ses fesses. Le fous-gouverneur prit sagement le parti d’en rester là. Il faut, pour punir les enfans avec fruit, beaucoup de modération, de prudence & d’adresse. La maniéré dont M. de Fénelon corrigeoit le jeune Duc de Bourgogne, étoit excellente. Lorsque ce Prince tomboit dans un de ces em- portemens ordinaires à l’enfance , fou sage instituteur laissoit passer ce moment d’orage où la raison n’auroit pas été entendue. Mais dès ce moment tout ce qui l’approchoit, avoit ordre de le servir n filence » & de lui montrer im visage f§ RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES morne. Ses exercices même étoient suspendus. Il scmbîoit que personne n’osât plus communiquer avec lui, & qu’on ne le crut plus digne de parler avec les hommes. Bientôt le jeune Prince épouvanté de fa solitude, troublé de l’eflfoi qu’il infpiroit, ne pouvant plus vivre ni avec lui ni avec les autres, venoit'demander grâce. L’habile maître alors profitant de ses avantages , faisoit sentir au Prince toute la honte de ses Fureurs sa voix paternelle pénétroit dans un cœur ouvert à la vérité &au repentir , & les larmes de son éJeve arrosaient ses mains. On ne peutrWn lire déplus sage ni de plus judicieux, que ce qu’il dit lui-même dans son Traité de l’Education des filles, sur la maniéré de conduire & de corriger les en sans. Les réflexions qu'il fait à ce sujet, ainsi que la plupart des nôtres, peuvent égale ment servir aux deux sexes. „ Ne prenez jamais, dit-il , fans une extrême nécessité, un air austere & impérieux qui les fait trembler. Vous leur fermeriez le cœur & leur ôteriez la confiance , fans laquelle il n’y a nul fruit à espérer de l’éducation, faites-vous aimer d’eux. Qu’ils soient libres avec vous, & qu’ils ne craignent pas de vous laisser voir .leurs dé sauts. Soyez indulgent à ceux qui ne se déguisent point devant vous. Ne paroissez ni étonné ni irrité de leurs man- SUR L’EdüCATIOÜ. fg vaises inclinations au contraire,compatissez à leurs foiblesses. Quelquefois il eu arrivera cec inconvénient, qu’ils seront moins retenus par la crainte mais à tout prendre, la confiance & la sincérité leur sont plus utiles que l’autorité rigoureuse. D’ailleurs l’autorité ne laissera pas de trouver sa place,si la confiance & la persuasion ne sont pas assez fortes. Mais il faut toujours commencer par une conduite ouverte, gaie , & familière fans bassesse, qui vous donne moyen de voir agir les enfans dans leur état naturel, & de les connoître à fond autrement on en fait des hypocrites , & on les dégoûte du bien, dont on doit chercher uniquement à leur inspirer l’amour. „ Les enfans ont la tète foible, & leur âge ne les rend encore sensibles qu’au plaisir. 11 ne faut donc pas demander d’eux une exactitude &un sérieux, dont souvent ceux qui l’exigent seroient incapables. Outre qu’il eit à craindre qu’on ne fasse par-là une dangereuse Impression de triitesse & d’ennui sur leur tempérament , on obscurcit leur esprit, on abat leur courage. S’ils font vifs, on les irrite s’ils font mous, on les rend stupides. La- contrainte trop grande jette un enfant dans la timidité & dans la crainte,pallions assoiblissantes qui détruisent les forcesj& la vigueur, 6o Réflexions préliminaires „ Quoiqu’on ne puisse guere espérer de se passer toujours d’employer la crainte pour le commun des enfansdontle naturel est dur & indocile, il ne faut pour- tanty avoir recours qu’après avoir éprouvé tous les autres remedes. La crainte est comme les remedes violens, qu’on emploie dans les maladies extrêmes ils purgent, mais ils altèrent le tempérament & usent les organes. Une ame menée par la crainte, en est toujours plus, foible. il ne faut donc en venir là , que quand on ne fàuroit faire autrement. „ Au reste, quoiqu’il ne faille pas toujours menacer fans châtier , de peur de rendre les menaces méprisables , il faut pourtant châtier encore moins qu’on ne- menace. Pour les châtimens, la peine doit être aussi légère qu’il est possible, mais accompagnée de toutes les circonstances qui peuvent piquer l’enfant de honte & de remords. Montrez-lui tout ce que vous avez fait pour éviter cette extrémité. „ Ne dites point à l’enfant son défaut, sans ajouter quelque moyen de le surmonter , qui l’encourage à le faire. Car il faut éviter le chagrin & le découragement que la correction inspire quand elle est sèche “. Il faut passer aux enfans tout ce qui ne mené point an mal,& les en avertir feule- sur l’Éducation, 6 % ment fans les en douceurn’est point perdue. Ils font si aises de trouver de l’indulgence où ils craignoient de la sévérité , qu’ils en deviennent beaucoup plus dociles, & plus disposés àfelaisser conduire dans les choies importantes. La trop grande sévérité fait perdre l’amour» & ce n’est pas conserver son autorité que de la trop faire sentir au contraire , il saudroit tâcher de ne la point rendre incommode ni odieuse , afin qu’on ne cherchât pas à s’y soustraire. Votre éleve fera des fautes par ignorance il oubliera ce que vous lui aurez dit, parce qu’on l’aura distrait, il brisera ou renversera quelque chose par étourderie il ménagera peu ses vêtemens. Ces bagatelles viennent de l’âge , & ne tirent point à conséquence pour l’avenir. Il faut l’en avertir t mais il ne faut pas l’en punir, à moins qu’il n’y eût mauvaise intention. Ce sont pourtant ces bagatelles que des pareils intéressés puniront plus que ce qui mériteroit bien davantage de l’être. Une désobéiisance, un trait d’humeur » un mensonge, une parole mal-honnête, un coup donné par colere , une dilpute avec ses Itérés ou sœurs, tout ce qui peut être le germe d’un vice, tout ce qui annonce de la baiseise dans les sentimens, de la jalousie, de la gourmandise, de 6r Réflexions préliminaires l’insensibilité ; voilà des fautes punissables. Ces mêmes fautes deviendront des crimes du premier ordre , quand il y aura intention marquée, récidive ou habitude car il faut considérer les fautes d’un enfant, moins par ce qu’elles font, que par leur principe & par les suites qu’elles peuvent avoir. La punition des fautes légères, ce fera de le mettre quelque temps aux arrêts, avec la menace , s’il y retombe , de les lui reprocher devant tout le monde. Il vous priera de n’en rien faire. Après lui avoir pardonné une fois ou deux, soyez inexorable. Bien-loin de dissimilier les fautes ou de les excuser, il faut en parier avec force , afin de frapper l’enfant & de l’humilier davantage. La punition des grandes fautes fera la privation de toute caresse, de toute amitié de la part de ses pareil s ; on y joindra , suivant l’énormité de la faute, toutes les autres privations, fur-tout des choses qu’il aime le plus. En ne les lui accordant que lorsqu’on a lieu d’être content de lui, il les estimera davantage, les recevra avec plus de plaisir, & n’en abusera jamais ; il s’efforcera même de les mériter de plus en plus. Si au contraire on les lui prodigue fans mesure, fans discernement, fans égard à fa bonne ou à fa mauvaise enduite j bientôt il n’en fera plus de cas, sur l’Éducation. 6 % croira qu’elles lui font dues , & n’en deviendra que plus difficile ou plus, vicieux. Vous le laisserez, durant tout le temps de fa punition, dans un extérieur négligé. Vous ne lui accorderez d’amufemens, qu’autant qu’il en faut pour l’empêcher de tomber dans la langueur & dans, l’abattement.. Vous ferez froid avec lui, mais fans cesser d’être doux. Il aura beau promettre d’être plus raisonnable, ses promesses ne seront point écoutées. Pour obtenir fa grâce, il faudra qu’il la mérite; & elle ne fera jamais accordée qu’à l’excès- de fi douleur & à fa bonne conduite. Quand il en aura donné des marques certaines quelques jours de fuite ; alors vous lui rendrez ses habits ordinaires, ses amulèmens, votre amitié & celle de ses parens, en lui faisant sentir toute la différence de ce nouvel état. Si l’enfant, est bien élevé, cette grande punition ne peut avoir lieu que rarement. Si l’on a été attentif à le punir des petites fautes * il ne s’exposera pas souvent à en faire de grandes. A l’égard des verges, il ne doit pas en être question dans une éducation bien •conduite, si ce n’est peut-être dans l’âge où la douleur est le seul langage que l’enfant puisse entendre ; ou bien lors qu’ayant été précédemment gâté, soit 44 Réflexions préliminaires parce qu’il a été malade , soit par négligence , il est parvenu à ce point d'opiniâtreté de dire positivement non. Alors comme il est de la plus grande importance de ne lui pas céder , c’est avec la verge qu’il faut lui répondre. Dans tout autre cas, & dès que l’enfant est capable d’un sentiment honnête , les verges doivent être bannies. Il faut le rendre sensible à la honte , si vous voulez qu’il le devienne à l’honneur. On ne fait usage du fouet si souvent, que par humeur ou par incapacité. On rend ce châtiment inutile, en le rendant trop fréquent ; & par la maniéré dont on l’emploie , on n’y attache pas assez de honte. Il fand toit qu’il fût l’annonce & le prélude de toutes les autres punitions possibles , & que ces punitions lui suis eut imposées, parce qu’il s’est fait traiter comme un enfant fans ame & fans honneur. Alors ce châtiment deviendroit pour lui un événement unique, dont la feule idée le feroit frémir au lieu que de la façon dont on s’y prend,il s’accoutume à cette punition comme à toute autre, & n’y gagne qu’un défaut de plus. Les coups font des chàtimens serviles qui avilissent l’ame, lors même qu’ils corrigent des défauts, si toutefois ils en corrigent , car leur effet ordinaire est d’endurcir à force de frapper. sur l’Éducation. 6 s Vil. Les Sentimcns. La meilleure éducation est celle où l’on n’inspire rien que par le canal de la raison & de l’honneur. Ménagez la sensibilité de votre éle've, & vous aurez mille moyens de le récompenser ou de le punir. Qu’il craigne plus que tout le reste de perdre votre amitié faites-la lui valoir. J’ai vu des enfans fort jeunes, plus charmés d’être les amis de leur maître que de toutes les autres choses c’est qu’on les élevoit ainsi. Accoutumez le vôtre à penser noblement ; cela n’est pas si difficile qu’on le croit le principe de l’honneur est dans les enfans comme dans les hommes faits, puisque l’amour de soi - même & de l’estime des autres y est ; il n’est question que de le bien diriger, & de l’attacher invariablement à ce qui est honnête & vraiment digne d’éloge. Les enfans ne jugent des choses que par le prix qu’on y met. Mettez à un haut prix celles que vous voudrez que le vôtre estime, & vous verrez qu’il les estimera. Faites-lui faire une chose louable , pour mériter d’en faire une autre c’est une excellente pratique , qui tournera toute entière au profit de la vertu. Accordez-lui les choses de son âge, parce qu’elles sont nécelïàires à sis 66 Réflexions préliminaires foiblesse & qu’elles l’amusent ; mais ne les lui proposez point comme des récompenses dignes de lui. Cherchez ces recompenses dans des objets qu’il doive aimer, & dont il doive faire cas toute fa vie placez-les dans les caresses & dans l’amitié de sesparens, dans quelque devoir de religion qu’il n’ait point encore rempli , dans quelque acte de bienfaisance envers des malheureux, dansl’ac- quilîtion de quelques beaux livres, de quelque? cartes utiles qu’on lui aura fait délirer, dans le plaisir d’apprendre quelque chose qu’il ignore. Qu’il ait une noble envie de faire mieux que les autres, & de mériter d’être loué. On n’est guere sensible au blâme, quand on ne l’est pas à l’éloge. C’est ainsi qu’on peut élever Ion ame au-dessus des sentimens de son âge. Echauffée par l’émulation & par l’amour de la gloire, elle s’ouvrira d’elle-même à toutes les semences de raison & de vertu que vous voudrez y répandre. Toute l’activité qui l’auroit entraînée vers le mal, le portera vers le. bien. A mesure que vous y verrez croître ces semences précieuses que vous y aurez versées, cultivez-les par les mêmes moyens que vous les aurez fait naître. Caressez, louez, applaudissez. Dès que de son propre mouvement il aura fait sur l’Education. 67 eu pensé quelque chose digne d’éloge , ne manques pas de l’en féliciter aufli- tôt que tout le monde vienne lui faire compliment avec un air de considération, Nous avons dit que les parens dévoient être ménagers de leurs caresses ; mais ceci eit un cas à part, c’est le seul où il leur soit permis de laisser éclater toute leur tendresse. Puisque l’enfant a été- capable d’un sentiment vertueux , il faut pour l’instant le regarder comme un homme fait, & lui rendre l’hommage qu’on doit à la sagesse & à la vertu. La Rochefoucault dit que l’éducation qu’on donne d’ordinaire aux enfans, est un second amour-propre qu’on leur inspire. Il semble en effet qu’on ne sache les louer que fur leur esprit, leur figure leurs habiüemens, Sont-celà les objets- qu’il faut leur présenter comme estimables ? veut-on les rendre fats, présomptueux, frivoles? C’est pourtant tout ce que peuvent produire ces ridicules & méprisables louanges. Ce qu’il faut louer devant eux , ce font les choses véritablement louables. Ce qu’on doit louer en eux, c’est leur douceur , leur obéissance,, leur exactitude à remplir leurs devoirs , leur respect & leur attachement pour les personnes qu’ils doivent respecter & aimer. Dites à votre éleve, que lorsqu’on loue 6g Réflexions préliminaires un enfant sur sa figure ou sur ses habits, c’est qu’on ne voit rien autre chose en lui qui mérite d’être loué. Qu’il réponde à ceux qui le loueront de la sorte, que ce n’est pas là ce qui fait le mérite de l’homme, mais la bonne conduite &la sagesse. Si votre fils, & plus encore, fi votre fille est belle, & qu’elle ne l’ignore pas, répétez-lui souvent que la beauté sans le caractère n’est rien faites-lui fans cesse l’éloge de la vertu & du bon esprit; dites-lui que ce font là les premiers agrémens & les seuls qui soient durables i . Il faut fans doute qu’un enfant ait des sentimens ; mais on doit prendre garde qu’ils n’aillent trop loin, & qu’ils ne dégénèrent en fierté. Dans l’homme le vice est si près de la vertu ! Elevez le vôtre dans la modestie. Si vous lui inspiriez de la hauteur & de l’orgueil, vous en seriez la première victime. üu lieu de nourrir la vanité d’un enfant de condition, en portant ses regards fur les avantages de fa naissance & de son rang, ou lùr les grandes richesses dont il doit être un jour possesseur, détournez-les avec foin de ces i On peut fe servir des mêmes moyens, popî »liftier celle qui auroit le malheur d’être laide. sur l’Éducation. 69 bjets que la flatterie se plaît à leur offrir; & âxez-les sur sou état présent. Faites-lui voir qu’il est dépourvu de tout ce qui mérite l’estime des hommes ; qu’il n’a presque encore niicience, ni raison, ni vertus ; qu’il ne peut rien par lui- même, qu’il a besoin des autres, & que personne n’a besoin de lui. On ne sauroit trop faire sentir aux enfans leur foiblesse & leur dépendance. Induits dès leur naissance, parla mollesse dans laquelle ils font nourris, par les égards que tout le monde a pour eux, par la facilité d’obtenir tout ce qu’ils délirent, à penser que tout doit céder à leurs fantaisies, les jeunes gens de qualité entrent dans le monde avec cet impertinent préjugé , & souvent ils ne s’en corrigent qu’à force d’humiliations, d’affronts & de déplaisirs. Epargnez à votre éleve cette seconde A mortifiante éducation, en lui donnant par la première une plus juste opinion de lui-même & des autres. Apprenez- lui, lorsqu’il sera capable de recevoir cette instruction, que l’amour de soi, sage & bien ordonné, ne cherche à nous rendre heureux qu’en agissant de maniéré que tous les autres le soient avec no us au lieu que l’amour-propre, toujours injuste & exclusif, cherche son bonheur aux dépens des autres & ne le trouve jamais. 70- Réflexions préliminaires Pour confondre l’orgueil qui vient de la naissance, des titres, du faste & des richesses, éclairez-le au flambeau de la raison sur tous ces objets faites- lui en voir le néant & le préjugé. Instrui- fez-le à peser les mérites plus que les richesses, à compter les vertus plus que les titres. Louis Dauphin, pere du Roi Louis XVI, donna une belle instruction à ses trois fils contre l’orgueil qu’inspire la naissance. Lorsqu’on leur eut suppléé les cérémonies du Baptême , il leur fit observer que leurs noms étoient inscrits fur les registres de l’Eglise avec ceux des autres enfans qui avoient été baptisés avant eux. Vous voyez, leur dit-il, que vos noms font ici mêlés & confondus avec ceux du peuple. Cela doit vous apprendre que les distinctions dont vous jouissez, ne viennent pas de la nature , qui a fait tous les hommes égaux il n’y a que la vertu qui mette entre eux une véritable différence ; & peut - être que l’enfant d’un pauvre, dont le nom précédé le vôtre, fera plus grand aux yeux de Dieu, que vous ne le ferez jamais aux yeux des peuples. Ne donnez point de titres à votre éleve, & ne souffrez pas qu’on lui en donne s’il en a , il suffira qu’il les con- noilfe quand il entrera dans le monde. Mais souvent la vanité des peres, à sur l’Education; jt des meres encore p!us , aime à prévenir ee temps , & on les voit appeler eux- mêmes leur fils , Monsieur le Marquis , le Comte , le Chevalier , ou simplement Monsieur , comme s’il y avoit au monde un titre plus beau, plus honorable & plus doux que celui de la nature. Que votre éleve soit attentif & poli. Qu’il reçoive avec reconnoissance les bontés qu’on aura pour lui. Que personne ne soit son complaisant ni son adulateur. Le grand Dauphin, dit Madams de Sévigné, étant jeune, s'amusait à tirer au blanc, & droit fort loin du but. Le Duc de Montausier son gouverneur, se moqua de lui, & dit au Marquis de Créqui, qui étoit fort adroit, de tirer. Mais ce jeune Seigneur qui cherchoit déjà à faire sa cour, tira un pied plus loin que le Dauphin. Ah ! petit corrompu, s’écria M. de Montausier, il faudroit vous étrangler. Il ne lui permit plus de jouer avec son éleve. Faites de même à l’égard du vôtre éloignez de lui tous les flatteurs. Si son rang ne vous permet pas de le garantir de certains respects ; qu’il sache que c’est à ses parens qu’ils s'adressent , & que ces distinctions font le prix de leurs bienfaits & de leurs vertus , encore plus que de leur naissance ou de leurs dignités. 72 REFLEXIONS prèlimt AIRES Qu’il ne commande à personne qu’il demande avec douceur qu’il remercie avec politesse. S’il commande ; que tout le monde soit sourd, & que le mot je veux , s’il sort de sa bouche , soit un arrêt de refus prononcé par lui-même. Que les domestiques soient avertis de lui refuser tout ce qu’il ne demandera pas civilement. S'il reçoit un service ou un présent de personnes au-dessous de lui ; qu’il leur en témoigne si reccmnoiffance , qu’il les récompense ou leur rende au-delà de ce qu’il a reçu. S’il brise quelque chose qu’on lui aura confié; qu’il répare le dommage par un présent qui y soit supérieur. Que tout cela se fasse par ses mains & de son argent. C’est ainsi qu’on lui en apprendra l’usage, & qu’en même temps on lui inspirera les premiers sentimens d’humanité , de bonté,de générosité, de justice. Puisqu’on donne de l’argent aux enfans, il ne faut pas que ce soit pour l’amasser comme quelques parens le recommandent, ni pour le dépenser en fantaisies comme c’est l’intention de beaucoup d’autres ; à moins qu’on n’ait envie de les rendre avares ou dissipateurs. La plupart font avides de recevoir, lents à donner. Que le vôtre donne volontiers & de bonne grâce qu’il s’empresse à partager avec les frétés & sœurs ou süu l’ Education. 7; ou avec d’autres ce qu’il a reçu pour lui seul ; linon, qu’il en soit privé. Dites-lui souvent qu’aimer à donner est la marque d’un bon cœur & d’une grande ame. Denis le Tyran voyant dans la chambre de son, fils plusieurs ouvrages d’or & d’argent qu’il lui avoit donnés Tu n’es pas digne de régner , lui dit-il, puisque tu ne t’es pas encore fait des amis de ces prcfens que je t’ai donnés. Qu’il reçoive difficilement des étrangers ; qu’il ne demande jamais. Appre- nez-lui qu’il est humiliant de recevoir , qu’il est doux de donner, & que c’est un devoir pour ceux qui font dans l’abondance, par rapport à ceux qui font dans le besoin. S’il rencontre un pauvre ou un malheureux; qu’il lui donne quelque secours. Racontez-lui le beau trait que fit à quatorze ans le jeune Duc de Berry petit-fils de Louis XIV. Un pauvre Officier réformé trouva un moment propre à lui exposer ses besoins. Le Duc de Berry répondit qu’il étoit bien fâché de ne pouvoir pas Paflister fur le champ, mais qu’il devoir toucher le lendemain son mois , & qu’il pour oit lui donner ce jour - là quelque secours à la chasse , où il lui dit de le joindre. L’Officier fut ponctuel au rendez-vous. Dès que le jeune Prince le vit, il lui mit dans la main une bourse où il y avoir trente louis c’étoit tout Tome I. D 74 Réflexions préliminaires ce qu’il avoit reçu pour ses menus plaisirs d’un mois. Le soir les Princes firent une partie de Duc de Berry s’excusa de jouer il allégua plusieurs raisons dont on ne se paya pas, & il fut obligé de dire la véritable. On lui demanda ce qu’il avoit fait de son argent. Il avoua qu’il l’avoit donné à un pauvre Officier réformé, & qu’il avoit mieux aimé se priver de ses plaisirs, que de laisser mourir de faim un homme qui avoit bien servi le Roi. On vérifia le fait qui se trouva véritable & fut admiré. Mêlez souvent à vos leçons de pareils exemples une feule action vertueuse est plus persuasive que dix traités fur la vertu. Portez votre éleve au bien par des exhortations touchantes,par des exemples srap- pans ; car c’est par la persuasion & par des images sensibles , bien plus que par des leçons seches ou des châtimens, qu’on peut faire naître dans son jeune cœur l’amour des vertus dont il aura besoin pour son bonheur & pour celui des autres hommes. VIII. Le temps g? la maniéré d'inflruirc. Si vous voulez retirer du fruit de vos instructions, choisissez votre temps. Ce n’est pas quand l’enfant est dissipé, que les choses sensées qu’on lui dit peuvent faire impression fur lui; c’est dans le sur. l’Éducation. 75 particulier, quand son ame est tranquille &son'esprit recueilli. Ne négligez néanmoins aucune occasion de l’instruire tout en jouant avec lui, mais en peu de mots & comme en pas faut les sermons trop longs ou trop multipliés ennuient & rebutent tout le monde, à plus forte raison les enfans. J’ai été jeune autrefois, dit Salomon, tendrement aimé de mon pere, & gouverné par ma mere qui me tenoit toujours auprès d’elle pour y recevoir autant d’instructions que j’y recevois de caresses. Je 11’y perdois point le temps, même durant le jeu car, tandis que je prenois les divertissemens de mon âge, elle vou- loit que j’eusse toujours l'esprit attentif & le cœur ouvert pour écouter, parce- qu’elle avoir toujours quelque bonne parole à me dire. Son discours le plus ordinaire étoit Mon fils, aimez la sagesse & la vertu plus que tous les biens du monde le reste n’est que vanité. Il n’y a de vrai bien que ce qui vous rendra honnête homme, ni de vraie grandeur que ce que Dieu estimera dans vous. Observez sa loi & obéissez à les volontés. 1 Que la sagesse, ajoute un de seâ Cl Nam LT' ego filins fui patris mei,teneüus LT' unigenittcs torammatre meâ ; £ f docebat me atque dicebat ; Sufcipiat verba mea cortuum ; poÛtde fapientiam , &c. Frov. 4. D - 16 Réflexions préliminaires meilleurs Interprètes i , a de grandes inventions en de petites choses ! qu’elle a une politique sublime & relevée en la conduite d’un enfant qui sort du berceau ! que voici de beaux & d’admirables conseils dans un illustre exemple ! Aimer un enfant tendrement, fans gâter la fleur de son âge ni flétrir la candeur de son innocence & de sa simplicité; l’arrêter auprès de soi, fans le gêner; le tenir dans la crainte & dans le devoir, sms lui ôter la liberté; faire en forte qu’il ne perde ni le respect durant les familiarités ,ni l’amour dans les corrections, ni le temps durant le jeu ; qu’il apprenne toujours quelque chose qui l’aide à devenir fige, & que sur chaque accident qui arrive on lui salle une utile leçon. Qu’il est beau de voir une mere faire sucer à son fils avec le lait les premières douceurs de la sagesse, & imprimer de bonne heure en ion ame cette maxime Qu'il n y a point sur la tare d’autre félicité que de vivre selon les lois de la raison es de lajuJHce ; lui redire souvent la même chose en des façons différentes & avec tant d’adrelle qu’il ne s’ennuie point de l’écouter; & pour lui dire un ! t t,e P. Boutant, Jésuite, auteur des Conseils de la sagesse le premier volume, à quelques défauts Je sty;e près, eii exe»lient. sur l’Éducation. 77 beau mot, prendre le temps le plus pro- pre, tandis qu’il joue & qu’il a le cœur ouvert par la tendresse, afin que les paroles entrent plus doucement, & qu’il ne fente que du plaisir en apprenant ce qu’il doit apprendre. Laissez donc jouer un enfant; mais veillez fur lui dans ses heures même de récréation. Présidez à ses jeux toujours comme maître, & rarement comme égal, pour ne pas compromettre votre autorité. C’est dans ces heures de liberté qu’un enfant se fait mieux connoître un maître habile sait en profiter, & faire tourner le plaisir même à l’utilité de son éleve. C’est le moment de l’accoutumer à la douceur, à la complaisance, à la modération , à la politesse ; de lui apprendre fur-tout à être beau joueur ; ce qui fait honneur dans la société. Mêlez l’instruction avec le jeu mais quittez les leçons dès qu’elles peuvent ennuyer. Que la sagesse ne se montre à lui que par intervalles & avec un visage riant, bernez de fleurs l’aurore de fa vie, & cachez toujours les fruits fous les fleurs. S’il se faisoit une idée triste & sombre de ses devoirs , vous travailleriez en vain à lui en inspirer l’amour. Cette regle de rendre l’instruction agréable à un enfant doit être sans exception. Il faut meme que dès le premier D ; 78 Réflexions préliminaires moment où l’on aura jugé convenable de lui apprendre à lire , on lui en falle un an usement & un plaisir. On y réussira si l’on ne s’y prend pas trop tôt, & si l'on a foin d’exciter en lui le désir d’apprendre. „ On se fait une grande atia-'re, dit M. RonJJeau, de chercher les meilleures méthodes d’apprendre à lire on invente des bureaux , des cartes ; on fait de la chambre d’un enfant un atteücr d’impr'mcrie. Locke veut qu’il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà - t- il pas une invention bien trouvée? Quelle pitié! un moyen plus sûr que tous ce ux-là , & qu’on oublie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis Îaissez-Jà vos bureaux & vos dés, toute méthode lui fera bonne. L’intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mette sûrement & loin un enfant “. Cherchez donc tous les moyens de lui faire aimer les choses que vous exigez de lui. En avez-vous quelqu’une de difficile ou de désagréable à proposer faites-lui entendre que la peine fera bientôt suivie du plaisir. Faites-lui connoître futilité des choses que vous lui enseignez fans cela l’étude lui paroîtroit un travail stérile & épineux. Rendez-lui raison de tout ce que vous lui enseignez. Montrez-lu toujours un but solide & agréable qu SUR l’Édïïcation. 79 l’anime dans le travail. A mesure que fa raison augmentera, vous raisonnerez de plus en plus avec lui für le besoin & la nécessité de son éducation. Mais ayez soin de lui faire sentir tout l’avantage qu’il peut retirer , pour le moment même, de ce qu’on lui apprend encou- ragez-le par des récompenses bien ménagées & proportionnées à son âge ; s’il elf un peu lent à comprendre, ne le reprenez point rudement, vous le rendriez encore plus stupide. Commencez par les choses les plus aisées & les plus faciles. C’est pour cela qu’une excellente méthode , & qui nous a réuili à nous- mênie, est de faire , avant l’étude de la grammaire latine , précéder celle de la grammaire frangoisc. Un des grands avantages de cette pratique est d’épargner bien des peines & des impatiences aux maîtres, bien des réprimandes & des chârimens aux enfans, en leur rendant la tâche plus agréable & moins difficile. Ils apprendront plus volontiers ce qu’ils comprendront micux% & quand ils sauront bien les réglés* de leur propre langue, ils auront beaucoup d’avance & de facilité pour apprendre celles de la langue des anciens Romains i . ^ I M. àe Wailly a fait dans cette vue un Abrégé de fa Grammaire fiançoiie» il est de beuicou]» préfé* D 4 8o Réflexions préliminaires M. Fleury , dans son Traité furies études , approuve cette méthode , qui paroit préférable à celle de faire apprendre le latin aux enfans dès l’âge de cinq ou six ans, comme on le fait souvent en France. C’est forcer leurs fibres tendres & délicates , c’est les exposer à concevoir du dégoût pour l’étude, qui est la source des plus belles & des plus utiles con- noiflances. Les enfans aiment l’Histoire. Ne seroit-il pas plus à propos de commencer par-là? On les instruiroit en les amusant, on les accoutumeroit insensiblement & agréablement au travail, jus. qu’à l’âge de dix ou douze ans que l’on pouroit commencer les premiers principes de la langue latine ils y firoient rable à celui de Reßaut. Quoiqu'on puisse encore le perfectionner, c’est ce que nous connoiflons de mieux en ce genre. On pouroit en même temps, pour exercer Si cultiver laménioire des enfans, leur faireappiendre par cœur les plus belles fables des meilleurs Fabulistes François, & fur-tout de La Fontaine, dont plusieurs font des chefs-d’œuvre d’une iimplicisé ingénieuse. i\lais comme elles ne- font pas toutes, à beaucoup près, de la même beauté, & qu’il y en a même qu’il ne feroit pas à propos de faire lire aux enfans , il faut fe borner à leur faire apprendre Sc déclamer les plus belles & les plus riantes, vers font excellens pour commencer à exercer la mémoire; ils ont fur la prose l’avantage d’entrer plus facilement dans le dépôt de nos connoifîances leur cadence & leur harmonie triomphent de la mémoire la plus dure & la plus obstinés. sur l’Éducation. gt des progrès beaucoup plus rapides, parce qu’ils auraient l’esprit plus ouvert & le jugement plus formé. Le pere du célébré Pascal , qui étoit Président à la Cour des Aides de Clermont en Auvergne, homme très-savant, & qui fut lui-même le précepteur de son fils, ne lui apprit le latin qu'à l’âge de douze aus, & qu’après lui avoir rempli l’esprit d’autres connoilsances utiles, telles que celles de la religion, de la géographie, de l’histoire sacrée & profane , de la mythologie. Mais il ne faut? pas néanmoins vouloir trop les accumuler; & quand même vous pourrez avancer beaucoup l’esprit d’un enfant fans le presser, vous devriez craindre de le faire. Il est dangereux que ces études prématurées ne le remplissent de vanité & de présomption, & ne soient pas moins funestes au tempérament. Les médecins observent que dans un enfant trop appliqué les nerfs agissent très-peu fur le corps ; & comme leur action est absolument nécessaire à l’augmentation de ses forces, obliger un enfant délicat à s’appliquer beaucoup, c’est achever de détruire fa santé, jeter chez lui le germe de tous les maux de nerfs, & lui préparer une vie douloureuse. Un célèbre Médecin de ce siede avoit depuis long-temps entendu parler avec U y 82 Réflexions préliminaires admiration des vastes connoissances que possédoit un enfant dans l’âge le plus. tendre. L’occasion se présenta de le voir & de l’entretenir il en profita pour lui faire des questions fur l’histoire , la physique, l’anatomie, la géométrie, l’astronomie & les mathématiques. La justesse des réponses que lui fit l’enfant fur toutes ces matières , & la subtilité avec laquelle il leva les doutes que le Médecin lui proposa , le remplirent d’étonnement. Mais ayant jeté un coup d’œil fur la structure de son corps, fur la longueur de ses cheveux, & fur l’expression des muscles de son visage, il comprit que l’irritation qu’on avoit faite aux fibres du cerveau , avoit déterminé, les sucs nourriciers à se porter vers la tête, lit comme il est de la derniere importance que ces sucs se distribuent également dans toutes les parties du corps pour leur développement, il crut devoir conseiller au pere de cet enfant de discontinuer au moins pour quelques années, une. éducation si précoce. C’est, lui dit-il* un grand mal d’appliquer l’esprit à des choses abstraites dès qu’il commence à s’ouvrir on desseche les fibres du cerveau , on les met dans un état de tension qui les gène, on les empêche de se fortifier. La nature qui ne devroit être occupée qu’à prendre des forces, en est sur l’ÊducatioS. 8; détournée par la perte des esprits animaux qu’on lui fait faire. Il fuit de là que les enfans restent feststes & délicats pendant toute leur vie. D’ailleurs, ajou- toit-il, ils ne jouissent pas toujours fort long-temps des connoillànces qu’on s’est efforcé de leur inculquer ainsi j’en ai vu plusieurs qui après avoir fait l’étonnement des gens d’elprit dans leur jeune âge étoient devenus stupides & hébétés par la fuite. ài le cerveau mol & humide des en- fans est propre à y graver des images, ce qui fait qu’ils ont d’ordinaire beaucoup de mémoire & d’imagination, il faut convenir que cet âge l’est moins au raisonnement; parce que l’agitation continuelle de leur esprit empêche toute application suivie i . Ainsi il faut ménager avec soin les organes, jusqu’à ce qu’ils fé soient affermis. Faites feulement dans la mémoire un amas de bons matériaux ; le temps viendra où ces matériaux s’assembleront d’eux-mèmes, & que t La substance du cerveau dans les enfans étant extrêmement molle & humide, cette mollette & cette humidité , jointes à une grande chaleur, lui donnent un mouvement facile & continuel. C’est comme une hougie allumée dans un lieu exposé au vent, &dout la lumière vacille toujours De-là vient cette agitation des enfans, qui ne peuvent arrêter leur eipiil à au tua objet, ni leur corps eu aucun lieu- D 6 s 84 Réflexions préliminaires le jugement les liera ensemble. En atten dant, bornez-vous à redresser doucement l’esprit de l’enfant quand il ne raisonnera pas juste. Instruilez-le peu-à-peu, & le plus souvent en causant avec lui. Comme les enfans ignorent bien des choses, ils ont beaucoup de questions à faire aussi en font-ils beaucoup. Leur curiosité est un penchant de la nature qui va comme au-devant de l’instruction ce font des ouvertures qu’elle offre. Ne manquez pas d’en profiter pour apprendre au vôtre mille choses dont il est bon qu’il soit instruit. Ne dédaignez pas de satisfaire à ses questions, quelque puériles qu’elles soient, rendez-luiraison de tout ce qui en est susceptible répondez-lui précisément & nettement; & ajoutez quelquefois certaines petites comparaisons , pour rendre plus sensibles les éclairciisemens que vous lui donnez. Ne parodiez jamais importuné de ses demandes au contraire, témoignez y prendre plaisir. S’il lui échappe des absurdités ou des contradictions, faites-îes lui sentir avec douceur. Ne lui donnez jamais que de bonnes raisons, pour l’accoutumer à la justesse & à la vérité, oyez toujours vrai & simple avec lui c’est l’unique moyen de l’encourager & d’acquérir fa confiance, Si vous riez d’une objection SUR l’Educatiok. Sf singulière qu'il vous sera, si vous vous moquez de la simplicité, ou , ce qui est pis encore , si vous la traitez de bêtise, vous le déconcerterez , vous l’humilierez ; & pour n’être plus exposé à cette sorte de mortification, il se gardera désormais de vous proposer ses doutes. En vain tâcherez-vous de le faire revenir fa confiance est évanouie ; il va apprendre a dissimuler vis-à-vis de vous. Vous aurez beau vouloir éclairer son esprit, il vous dira toujours qu’il comprend, & la plupart du temps il n’en fera rien. On oblige un enfant à se renfermer en lui-même , dit M. Formey , on lui ôte toute envie de s’ouvrir, dès qu’on pesé scrupuleusement toutes les syllabes , & que d’un ton magistral on lui demande les raisons de ce qu’il a avancé. Il faut s’y prendre avec beaucoup moins d’art, ou plutôt avec un art bien plus délicat. S’il demande des explications qui soient au-deisus de son âge, il faut le lui faire observer, & lui dire qu’on les lui donnera quand il aura l’esprit plus formé. Car il ne faut pas trop raisonner avec les enfans, de peur de les rendre trop raisonneurs , ni vouloir leur rendre compte de tout. Lorsqu’on s’est fait une loi de leur expliquer les choses même qu’ils ne font pas en état de comprendre, ils attribuent au caprice la conduite la plus 86 Réflexions préliminaires prudente, celle de Dieu même, si-tôt qu’elle est au-dessus de leur portée. Si le vôtre juge de quelque chose fans le bien savoir, il faut l’embarrasser par quelque question nouvelle, pour lui faire sentir sa faute , sans le confondre rudement. On peut aussi lui faire remarquer à cette occasion combien ses jugemens font encore imparfaits , par ceux qu’il a portés de certaines choses il y a un an ou deux. Témoignez-lui que vous l’approuvez bien plus quand il doute & qu’il demande ce qu’il ne fait pas , que quand il décide le mieux. C’est le vrai moyen de le prémunir contre la présomption & la précipitation dans les jugemens , source ordinaire d’une infinité d’erreurs ; & de mettre dans son esprit, avec beaucoup de politesse , une modestie véritable , qui est presque toujours la compagne & l’annonce du vrai mérite. Comme les enfans à certain âge savent peu , & qu’ils ne peuvent presque encore rien penser ni dire d’eux-mêmes, ils ne parlent pas beaucoup , à moins qu’on ne les y accoutume , & c’est de quoi il faut bien se garder. Mais souvent pour s’amuser, ou sous prétexte de leur donner de l’assurance , on les excite à hasarder tout ce qui leur vient dans l’esprit. Ils prennent dès-lors , & quelquefois pour toute leur vie , l’habitude de parler fans SUR l’EüUCATIO S. gr réflexion & de juger de tout sans con- noiflânce. Il y a des personnes qui ont la folie ou l’imprudence d’admirer tout ce que disent & font les enfans. Les yeux d’une mere fur-tout , ne font pas comme ceux des autres. Elle trouve dans ses enfans des beautés, des qualités, des perfections que personne'n’y découvre. Faites tout ce qui dépend de vous pour que vos enfans ibient digues de louanges , mais laiisez aux autres le foin de les louer encore devez - vous rarement souffrir qu’on le faite en leur présence, à moins que ce ne soit sur leur sagesse & leur vertu, comme nous l’avons dit ailleurs- Quand ils s’apperçoivent qu’on les regarde avec complaisance , qu’on observe tout ce qu’ils font, qu’on les écoute avec plaisir; ils s’imaginent n’avoir rien que d’extraordinaire & d’admirable ; ce qui les rend fats & présomptueux. „ Que peut penser un enfant de lui- même , dit à ce sujet M. RouJJcau , quand il voit autour de lui tout un cercle de gens sensés l’écouter, l’agacer, l’admirer , attendre avec un lâche emprésentent les oracles qui sortent de sa bouche, & se récrier avec des retentissemens de joie à chaque impertinence qu’il dit ? La tète d’un homme auroit bien de lu peine à tenir à tous ces faux applaudisse- 88 Réflexions ïrÉliminairès mens jugez de ce que deviendra la sienne. Il en est du babil des enfans comme des prédictions des almanachs. Ce seroit un prodige , si sur tant de vaines paroles le hasard ne fournilsoit jamais une rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors les exclamations de la flatterie fur une pauvre mere déjà trop abusée par son propre cœur, & sur un enfant qui ne sait ce qu’il dit & se voit célébrer. “ La mere de son Emile n’avoit pas cette foiblesse, ou plutôt elle avoir l’esprit & l’adresse de la mieux cacher. „ Ne pensez pas, lui fait-il dire à elle-même, que pour démêler l’erreur je m’en garantisse. Non , je vois la faute & j’y tombe. Mais si j’admire les reparties de mon fils, au moins je les admire en secret. Il-n’apprend point, en me voyant les applaudir , à devenir babillard & vain ; & les flatteurs , en me les faisant répéter * n’ont pas le plaisir de rire de ma foi- blesse. „ Un jour qu’il nous étoit venu du monde, étant allée donner quelques ordres , je vis, en rentrant, quatre ou cinq grands nigauds occupés à jouer avec lui, & s’apprêtant à me 'raconter d’un air d’emphase je ne lais combien de gentil leises qu’ils vendent d’entendre, & dont ils semblaient tout émerveillés sur l’ Education. $9 Meßt tun , leur dis -je allez froidement., je ne doute pas que vous ne sachiez faire dire à des marionnettes de fort jolies choses mais j’espere qu’un jour mes enfans seront hommes qu ils agiront & parleront d’eux - mêmes U alors j’apprendrai toujours dans la joie de mon cœur tout ce qu’ils auront dit & fait de bien. Depuis qu’on a vu que cette maniéré de faire fa cour ne prenoit pas , il ne leur vient plus de compere ; & ils en valent sensiblement mieux. “ Prenez donc foin de vos enfans, fans leur laisser voir que vous pensez beaucoup à eux. Faites-leur entendre que c’est par amitié & par le besoin où ils font d’être redressés, que vous êtes attentif à leurs discours & à leurs actions, & non point par l’admiration de leur esprit. Ne permettez pas non plus qu’on leur fasse, & ne leur faites pas vous-même, dans la vue de les faire briller, trop de questions de fuite au bout de quelques minutes , l’attention des enfans fs lasse -, ils n’écoutent plus ce qu’un obstiné questionneur leur demande , & ne répondent plus qu’au hasard. IX. Modele d’Mducation. Pour finir ce qui concerne la première éducation, c’est-à-dire , celle qui 5o Réflexions préliminaires doit être encore plus l’objet des foin d’un pere on d’une mere que d’un précepteur ou d’un gouverneur, nous allons rapporter ici la maniéré dont Madame de Veymur éleva son fils & fa fille. Ce fera comme une récapitulation de tout ce que nous avons dit jusqu’à présent sur cet important sujet, un supplément instructif à ce que nous avons omis, & un parfait modele de la plus excellente éducation. Il y a fur cette matière des choses si essentielles , qu’on ne sau- roit trop les remettre fous les yeux & en trop de façons. Persuadée que des premières impressions que reçoit un enfant, dépendent ses premiers penchans, ses premières habitudes , & de - là souvent pour la suite les qualités ou les défauts de son esprit, & presque toujours les vertus ou les vices de son cœur , Madame de Veymur se fit une loi de n’offrir aux premiers regards de ses enfans rien qui pût leur faire prendre une inclination vicieuse. Leurs jouets étoient simples ; leurs vêtèmens propres, mais fans être recherchés ; leurs moindres meubles tout ordinaires. Si quelquefois , toujours en sa présence, ils se'trouvoient mêlés avec d’autres en- fans , elle vouloit que , fans distinction, fans choix , ils fissent tous usage des mêmes choses , pour leur inspirer les sur L’Education. $> i premiers sentimens de l’humanité & d’une bienveillance universelle. De tous les foins qui concernoient ses enfans, elle ne lailfoit aux autres que ceux qu’elle ne pouvoit prendre elle- même. Quelques domestiques, ceux seulement dont elle ne pouvoit se passer, sembloient les aider plutôt que les servir ils leur donnoient, comme en les obligeant & par bonté, le nécessaire , & avoient ordre de se refuser à leurs caprices. Ce petit nombre de domestiques qui les environnoient, pleins de vénération pour leur maîtresse, prenoient fans effort le ton de la sagesse & de la raison qu’elle leur infpiroit; & il n’y en avoit aucun parmi eux, dont elle ne voulut être Ihre comme d’elle-même. Madame de Veymur avoit bien raison. Corrompus & en même temps corrupteurs , la plupart des domestiques communiquent la contagion dont ils font infectés, aux enfans qui les fréquentent. Par leurs discours, par leurs lâches flatteries , & par leurs pernicieux exemples, ils gâtent ces esprits flexibles, pervertissent ces âmes pures & innocentes, & leur apprennent souvent ce qu’il faudroit toujours ignorer. Sans cesse Madame de V eymur obser- voit ceux qu’elle avoit mis auprès de 92 Réflexions préliminaires ses enfans ; fans cesse elle s’obfervoit' elle-même. Elle n’ignoroit pas combien l’œil de l’enfant est attaché fur ceux qui le gouvernent ; combien, naturellement imitateur, il observe leurs moindres actions pour agir d’après le modele qu’on lui présente , avec quel soin il étudie leurs affections & leur langage, pour se passionner d’après eux, pour aimer 6cpour haïr à leur exemple mais fur-tout elle' savoit avec quelle finesse il épie leurs moindres défauts, avec quelle sagacité, quelle justesse il saisit leur foible pour s’en faire une excufè à lui-même, ou une dispense de respect & de confiance envers ceux qui le lui laissent appercevoir. Aussi, d’après ces lumières, elle portoit jusqu’au scrupule l’attention qu’elle prenoit à surmonter devant ses enfans ses moindres foiblesses, afin de ne rien perdre fur leur esprit de tout le crédit qu’elle vouloit y conserver. Naturellement vive, elle se contraignent jusqu’à ne laisser paroître aucun ligne d’altération sur son visage, & d’impatience dans ses discours. Elle avoir pour principe de ne jamais les reprendre dans le moment où elle fè sentoit trop affectée de ce qu’ils avoient fait de mal & elle aimoit mieux mettre quelque in tervalle entre la faute & la réprimande SUR L’ É D U C A T I O N. 9; que de s’exposer, par trop d’empressement , à leur donner lieu de croire qu’elle ne les reprenoit que par paision ou par humeur. Souvent elle leur faisait faire le reproche par d’autres que par elle, afin de les accoutumer à aimer la vérité , de quelque part qu’elle leur vint ; & elle a voit foin alors de leur faire regarder comme un service important l’avis qu’on vouloir bien leur donner. Mais autant elle s’intéressoit à ce qu’on les reprit avec bonté, & à ce que l’on mortifiât leurs fantaisies ; autant s’oppo- soit-elle en secret à ce qu’on les contrariât dans ce qui étoit raisonnable , pour ne pas leur donner l’exemple contagieux des fantaisies des autres, & ne pas altérer, le caractère de douceur & de bonté qu’elle vouloir former en eux. Le même esprit de raison & de sagesse président à toutes les lois qu’elle leur prescrivent. Avant que de rien commander , elle observoit si elle ne pou voit pas le suggérer. Elle se conduisoit de maniéré qu’ils paroissoient s’y porter comme d’eux-mèmes. Elle faisoit si bien, que ce qui lui plassoit leur plaifoit aulsi. Si cependant la chose devoir être pénible, si elle avoir besoin d’être commandée ; elle commet çoit par essayer leurs forces, pour ne pas compromettre son autorité. 94 Réflexions préliminaires Aussi ne fit-elle jamais un commandement inutile ; & lorsqu’ensin elle venoit à donner un ordre, ou à faire une défense, elle ne les révoquoit fous aucun prétexte , tant que les circonstances étoient les mêmes, pour ne pas fe montrer foible ou ne pas paroître déraisonnable. Ce ton de fermeté lui assuroit leur respect & leur obéissance. Elle avoit également réuisi à gagner leur amour par celui qu’elle leur témoignent, leur confiance par la persuasion où elle les avoit mis , qu’elle ne faisoit & n’exi- geoit rien d’eux qui ne fût pour leur bonheur par - là même elle les avoit amenés au point de lui confier leurs secrets, de lui exposer leurs désirs, de lui révéler leurs fautes , & de les faire convenir intérieurement qu’ils rempor- toient toujours quelque avantage de leur sincérité. Leur crainte de lui déplaire étoit si grande, qu’un air froid de fa part les glaqoit. Mais elle cherchent encore plus à leur leur devoir & à le leur rendre agréable. Jamais elle n’employoit, pour y réussir, les ressorts dangereux de la vanité, de l’envie, delà gourmandise, & de toutes ces passons funestes dont on ne corrige l’une qu’en nourrissant l’autre , & qui ne préviennent un petit sur l’Éducation, 9f défaut que pour nous donner un grand vice. Elle n’ignoroit pas que toutes les pallions font sœurs , qu’une feule suffit pour en exciter mille , & que les combattre l’une par l’autre , n’elt qu’un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes. C’est donc une très-mauvaise méthode qu’ont la plupart de ceux qui gouvernent les enfans. Ils semblent n’avoir d’autre moyen de les porter au bien qu’en leur inspirant des pallions qui font la source de toutes les autres. Ils flattent & augmentent leur orgueil, leur avarice , leur gourmandise , leur amour des plaisirs , leur paresse , en leur promettant de beaux habits , de l’argent , des friandises , des divertissemens , l’exemption du travail. Il faudrait leur faire estimer les choses qu’on leur promet ou qu’on leur accorde , moins par ce qu’elles valent ou ce qu’elles font en elles - mêmes, que par ce qui les leur a méritées , & comme étant la récompense de leur sagesse & de leur conduite. Revenons à Madame de Veymur. Elle animoit, elle vivifloit toutes ses instructions par l’esprit de cette religion sainte, qu’elle se plaisoit à faire connoitre à ses enfans. Elle les accoutumoit à tirer de ses dogmes les plus grandes leqons pour les mœurs. Elle les environnent fans cesse de la majesté de l’Etre Suprême, & leur D6 Réflexions préliminaires faisoit voir Dieu par-tout, plus soigneusement que les nourrices & la plupart des meres ne font voir par-tout à leurs enfans des spectres & des lutins i . Madame de Veymur ne négligeoit pas les autres moyens de détourner ses en- fans du mal, dont elle cherchoit à leur inspirer la honte par l’idée du mal même. Elle avoir mis dans leur ame une très- grande délicatesse fur tout ce qui s’of- froit à eux fous cette idée, qu’elle leur montrait toujours accompagnée de confusion &d’hoîreur. Elle leur apprenoit à haïr le péché plus que la mort, & elle leur avoir tout dit quand elle avoir dit, cela cß mal. Tantôt elle les prenoit par les seit- timens honnêtes & par la raison Etre né raisonnable , leur disoit-elle quelquefois , Ê? agir ainsi! Tantôt elle les en- courageoit, en les comparant à eux- mêmes. Je suis contente , mes enfans , leur répétoit-elle souvent, voilà le point où vous étiez il y a tel temps , voilà celui où vous êtes arrivés vous avez a ü de tant i La pratique si commune d'épouvanter les enfans , pour les empêcher de pleurer ou de faire quelque autre chose , est très pernicieuse par les impudsious de frayeur qu'elle laisse souvent pour toute îa vie. Ou devroir au contraire s'appliquer plutôt i les enhardir, en les familiarisant peu-à-peu avec les objets qui les ont effrayes. sur l’Éducation - . tant de degrés en mérite U en sagesse. Je compte que vous ferez dans un an encore une fois plus grands que vous nètes. Son gouvernement & sa conduite à leur égard étoient une sévere douceur. Très- itidulgente fur ce qui ne provenoit que de l’âge, elle ne punifloit dans eux que la mauvaise volonté & l’entêtement. Une faute avouée étoit presque toujours une faute pardonnée ; & si l’aveu n’étoit pas suivi toutes les fois d’un pardon entier , parce qu’il seroit devenu un jeu, il ne manquoit jamais de diminuer la punition. Elle alloit à la source du mal elle l'arrêtait dans son commencement, pour en empêcher les progrès elle punissoit d’abord, pour ne pas avoir un jour à punir avec trop de rigueur. Si un air de mécontentement de sa part, si de la leur le sentiment ne iuffisoit pas , elle les traitait alors comme des malades dans l’accès de la fievre & du délire elle les éloignoit de sa table, elle les envoyoit coucher, elle venoit ensuite les veiller elle-même, & les réduisent à l’ennui de ne pouvoir rien faire , & au déplaisir d’être traités comme quelqu’un qui a perdu la santé ou la raison. Une fois elle punit son fils pour un mensonge , mais cî’une autre maniéré. Elle regardent cette faute comme capitale. Tome I. E 98 Réflexions préliminaires persuadée que ce vice tient à tous les autres, & que la même balsefle d’ame qui porte à celui-là rend aisément capable des plus grands. Elle voulut donc que tout se réunit pour lui en faire honte & pour l’en punir. Elle lui montra une défiance qu’elle n’avoit jamais eue tout le monde à son exemple sembloit se défier de lui onrévoquoit en doute ses sentimens les plus naturels. Tandis qu’un mot dans la bouche de sa sœur avoit tout le poids de la vérité , des assurances réitérées de là part ne paroiffoient encore aux autres qu’un mensonge. Ce châtiment, pris dans la natufe même de la chose, & qui de la maniéré dont il fut conduit, lui parut un supplice , le corrigea pour toujours. DU PRÉCEPTEUR ou Gouverneur. Si vous êtes assez habile pour servir vous-même de maître à votre fils, faites- vous-en un plaisir & un devoir. La négligence des uns & les affaires des autres , ont introduit la coutume de confier à des étrangers Tinllruclion de ses enfans. Ce n’eif pas ce que prétendoit la nature. Lorsqu’elle donnoit du lait & des tendreises à la mere, de i’intel- sur l’Education. 99 & de la prudence au pere, son dessein étoit de remplir la gloire de leur fécondité, & de les rendre pere & mere d’un fils qui fût entièrement leur fils, & qui ne dût fa nourriture & sa sagesse qu’à leur peine & qu’à leur infiruction. Nul homme n’eit parfaitement heureux d’avoir un fils, & ne peut se glorifier de ses belles actions, que celui qui lui a donné la vie, la science & la vertu. Que votre fils, s’il eit poffible, reçoive tout cela de vous. Formez-le vous-même à la politesse, à la douceur, à la bonté, à l’amour de l’étude & du travail. Dirigez ses premiers sentimens vers le bien » réprimez ses paillons naissantes; pliez son caractère ; apprenez-lui à détester le vice & le mensonge, à aimer son devoir, à avoir beaucoup de religion & une probité à toute épreuve. Instruisez votre fils , dit Salomon , il vous consolera , Ë? il deviendra les délices de voire ame 1 . Si vous ne vous sentez pas la capacité convenable pour élever vous-même vos enfans , comme vous délirez qu’ils le soient; ou si vos affaires & vos occupations ne vous permettent pas de donner tous vos foins à une chose qui exige d’être suivie de si pris n’épargnez ' T ; Erudifi'.imn tuum. Lff resrigtrabit te , dabit dtlicias animai tuez. L'iov. 29. E z ICO Réflexions préliminaires rien pour y suppléer, & pour confier en des mains sûres un dépôt si précieux. Pline ne connoissoit rien de plus important qu’un tel choix. Philippe, roi de Macédoine , écrivit le jour même de la naissance d’Alexandre au plus grand génie qu’il eût dans ses états. „ Il vient de me naître un fils. Je remercie les Dieux de ce qu’ils me l’ont donné, mais beaucoup plus de ce qu’il est né de votre temps. Elevé par un homme tel que vous , il fera digne de nous & de l’empire qui lui est destiné Cette lettre , aussi honorable au prince qu’au philosophe, montre le cas que Philippe saisoit d’un bon maître. Mais il y a les gens de mérite ne reçoivent plus de pareilles lettres. Le plus souvent on confie l’éducation de ce qu’on a de plus cher à un homme qui est lui-même fans éducation, A qui, dépourvu de talens & d’expérience, st’a aucune élévation dans les sentimens, ni aucune politesse dans les maniérés. Le bon marché fait tout prendre. Un pere vouîoit mettre son fils entre les mains d 'Arisiippc. Etonné du prix que kii demandent ce philosophe, il s’écria qu’avec cet argent il pouroit avoir un esclave Hé bien, achcte-le, reprit le philosophe, U tu en auras deux. On ne saurait acheter trop cher le sur l’Éducation. loi bonheur de ses enfans, & ils ne peuvent trouver ce bonheur que dans la science & dans la vertu, fruits précieux d’une läge éducation. Il est vrai qu’une personne allez habile pour la donner, seroit en droit d’attendre des égards particuliers. Mais pourquoi les marques de considération feroient-elles refusées à un homme qui les mériteroit par de belles qualités ? Sercit-ce sa condition qui em- pècheroit de les lui donner ? Mais autant qu’elle est utile au public , autant est-elle honorable quand on s’y conduit par des principes d’honneur & de religion. La profession d’instruire la jeunesse n’a été avilie & dégradée, que par la faute de ceux qui l’ont exercée, par leur ignorance, par leur bassesse, par la corruption de leurs mœurs. Mettez à leur place un homme de mérite, seul digne qu’eu lui confie l’éducation. Comme il sentira la noblesse de son emploi, il le respectera le premier A le rendra respectable. Mais quand un instituteur n’auroitpas absolument tout le mérite qu’il seroit à désirer qu’il eût, on devroit toujours des égards & des distinctions au service essentiel qu’il rend & au poste même qu’il occupe. On vent que des enfans respectent ceux qui les instruisent, & on les traite soi-même d’une maniéré qui n’inspire pour eux que du mépris. ,ic2, Réflexions préliminaires On compte pour rien qu’ils déchargent les pareils d’un pénible fardeau. On ne pefe que l’argent qu’on leur donne ; on n’estime ni leur gène ni leurs désagré- mens ; & au lieu de chercher à les adoucir, par des marques de considération & de confiance, on les augmente souventsoi- xnème. Madame de Veymur étoit bien éloignée, de penser & d’agir ainsi. Après avoir donné par elle-même à son fils la première & belle éducation que nous avons vue, elle sentit qu’elle avoit besoin d’une personne sur qui elle pût se reposer de ce qu’elle ne pouvoir plus faire par ses propres foins. Il lui falloir quelqu’un qui pût veiller fur lui, & le guider dans les exercices convenables à son sexe, à son âge, aux difsérens devoirs qu’il auroit à remplir; qui pût le produire dans le monde , le familiariser avec lui sans danger, l’aider à le connoitre sans l’exposer au risque d’en être séduit; & qui fût pour lui un guide, un ami, le supplément d’un pere, si toutefois urr pere peut se suppléer; un homme enfin qui méritât assez son estime pour lui confier le dépôt le plus cher, celui de son fils, & qui eût toutes les qualités qu’elle désiroit trouver un jour dans son éleve. Elle n’ignoroit pas qu’un tel homme sur l’Éducation. io; ne se paye point mais elle savoit aussi qu’il y a des hommes qui, avec beaucoup de mérite & de sentimens , n’ont pas de bien, & n’en font quelquefois que plus propres à conduire d’autres hommes. Elle croyoit qu’en partageant avec l’un d’eux sa propre fortune,- elle faisait celle de son fils. Elle se propose it de lui procurer tous les agrémens d’une société honnête, & de l’honorer assez pour qu’il fût digne lui-même de lui faire honneur & à son fils. Elle eut le bonheur de rencontrer un ami tel qu’elle le désiroit & qu’elle le méritoit. fille mit en lui toute sa confiance.. Leurs principes furent toujours les mêmes, leur concert étoit parfait. Jamais aucune parole, aucune action de l’un ne contredisait les discours ni la conduite de l’autre ; & ils s’obfervoient tous deux au point de ne rien dire & de ne rien faire, qui ne fût pour leur éleve une leçon & un modele de làgesse & de vertu. Elle laissoit fur son fils au gouverneur une autorité souveraine, & ne se réservoir que le droit de la soutenir de toute la sienne, s’il en étoit besoin. Le jeune homme ne s’apperçut qu’il avoir un maître de plus , qu’aux nouvelles douceurs que sa société lui procures , & aux connoissances plus étendues dont il lui donnoit le goût en même E 4 > r o4 Réflexions préliminaires temps qu’il les lui faisoit acquérir conjointement avec des maîtres car on n’en épargna aucun peur son éducation, & l'on n’avoit pas imaginé que son instituteur dût être un homme universel. Au reste, la maniéré dont il s’y prit pour achever de former & de perfectionner ion éleve, mérite d’être connue de tous ceux qui ont à remplir la même fonction. On peut en voir tout le détail dans le Comte de Valmont, Nous dirons seulement, en faveur de ceux qui sont bien-ailes de trouver ici tout ce qu’il y a de plus nécessaire à savoir pour une parfaite éducation, que cet ami fidele n’abandonnoit pas un instant le jeune homme dont il étoit chargé. Il étoit de toutes ses études, pour les éclairer, pour les aplanir , pour étudier en quelque forte avec lui. Il étoit de tous ses plaisirs , pour les régler, pour les épurer, pour les lui rendre plus agréables encore .par l’assaisonnement qu'il y savoit mettre. Il étoit de toutes ses sociétés, pour lui apprendre à les choisir, pour en écarter les périls, pour l’éloigner adroitement de celles qui ne lui conve- noient pas. Il étoit fur toutes choses de ses pratiques de religion & de vertu, pour les diriger, pour les lui faire aimer, pour les lui persuader par son exemple bien plus que par ses discours. sur l’Éducation, ros Ils assoient ensemble s’attendrir fur les miseres humaines , pleurer fur les malheureux, & les consoler en leur procurant tous les secours dont ils avoient besoin. De la maniéré dont il s’y pre- noit, c’étoitune des plus grandes récompenses de son éleve que de pouvoir faire du bien ; & son gouverneur l’a voit sévèrement puni, toutes les fois que mécontent de lui, il ne lui a voit pas laissé la liberté d’en faire. Pour qu’il pût satisfaire aisément cette passion si belle qu’il avoit excitée en lui, il le rendoit figement économe dans tous les achats qu’ils faisoient ensemble des choses qui lui étoient nécessaires. Il lui en offroit ordinairement de plusieurs qualités & de disse rens prix Ceci, lui diioit-il, fußt à vos besoins , à la bienséance, £ s? nest point au-defj'ons de votre état ceci lui convient encore , nefl point au-dessus , mais il coûte davantage, U vous laissera moins de bien à faire. L’examen étoit court, & le choix bientôt fait. Il ne s’appliquoit pas seulement à rendre son éleve plus humain, plus bienfaisant, mais aussi plus éclairé, plus juste appréciateur des choses. Il Pins truisoit à ne mettre dans la poursuite de ce qu’on appelle des biens qu’un degré de chaleur proportionné à leur prix ce qui en prévenoit la passion, se ioS Réflexions préliminaires souvent même en éteignoit le désir. Il lut enseignoit à ne pas confondre le bonheur avec l’opulence, la grandeur avec les dignités & les titres, la vertu avec son masque, & l’homme avec son habit. Mais pour ne pas lui former un esprit caustique & un caractère méchant, les leçons étoient générales, & l’on nefaisoit aucune application sur personne en particulier , à moins que les vices ne' fuflent manifestes ; encore lui faisoit-on de leur spectacle une école de vertu. On lui apprenoit à séparer toujours l’homme de ses défauts, à respecter sa nature, à gémir de les erreurs en même temps qu’on détestoit ses vices. Telles étoient les leçons que lui don- noit son guide; mais elles ne sulFilbient point à là sagesse. Il vouloit encore former en lui une ame forte, & la remplir de courage , non-seulement à l’égard des évéuemens & des revers, mais surtout à l’égard des hommes & de leurs juge mens, il l’instruisoit à braver le ridicule en faveur du devoir, à mépriser les plaiiànteries des gens fans mœurs, & à triompher, par le sentiment du véritable honneur, de la lâcheté du respect humain. Ce n’est pas qu’il prétendît par-là lui faire contracter le caractère d’une vettu rude & farouche il vouloit au contraire S r R l’É DUCATION. lo? qu’il se pliât à tout ce qui n’étoit point un mal & qui ne pou voit pas le devenir; & que fans gène , fans grimaces , fans feinte, il fût, s’il étoit possible, le plus poli de tous les hommes. C’est ainsi que le fils de Madame de Veymur étoit instruit & formé par son sage Mentor. Heureux les parens qui peuvent avoir de tels instituteurs , de tels peres en second pour leurs enfans ! Si vous avez eu le bonheur d’en trouver un semblable, vous pouvez vous décharger fur lui de l’éducation des vôtres, ou plutôt y travailler de concert avec lui car rien ne peut vous dispenser, autant que vous le pourez, d’y travailler aussi vous-même. Quelques leçons données à propos dans vos nromens libres , seront beaucoup d’impression, si vous savez vous faire aimer & respecter. Avez - vous eu le malheur de donner, fans le savoir, un mauvais maître à vos enfans hâtez-vous de le renvoyer. En le gardant, vous vous rendriez, coupable de tout le mal qu’il ne manquerait pas de faire à ses élèves. On raconte que fous le regne du célébré Kang-Hi, Empereur de la Chine, un riche Inspecteur des manufactures de ce vaste empire , étant fur le point de faire une longue tournée , donna un gouverneur à ses deux fils. Tous deux annonçoient E 6 io8 Réflexions préliminaires d’heureuses dispositions. Le pere fut k peine parti , que le gouverneur, abusant de l’autorité qu’on lui avoir confiée , devint le tyran de la maison. Il éloigna les honnêtes gens quipouvoient éclairer ses démarches, & fit chasser ceux d’entre les domestiques qui avoient le Il us à cœur les intérêts dë leur maître absent. On eut beau instruire le pere de ce désordre, il n’en voulut rien croire, parce qu’ayant une belle a me , il n’irna- ginoit pas qu’on pût jamais en agir ainsi. Ce mal n’auroit pas été fans remede, ii ce méchant pédagogue eût pu donner à ses élevés quelques vertus & des talens. Mais comme il en manquoit lui-même, Il n’en fit que des enfans groiliers, impérieux, faux , libertins, ignorans. Après cinq années de courses, l’Inspecteur de retour vit enfin la vérité , mais trop tard ; & fans autrement punir celui qui avoit abusé de sa confiance, il se contenta de le renvoyer. Ce mauvais gouverneur eut l’imprudence de citer l’Inspecteur au tribunal d’un Mandarin, pour qu’on eût à lui payer la pension qu’on lui avoit promise. Je la payerois très- volontiers , êf même double , répondit le pere en présence du juge, ß ce malheureux m avoit rendu mes enfans tels que je devais naturellement l’espérer. Les voici poursuivit-il en s’adrefiant à l’homme de sur l’Éducation. 109 la loi , examinez - les prononcez. E11 effet, après les avoir interrogés, & après avoir entendu toutes leurs inepties", le Mandarin porta cette sentence Je condamne cet éducateur à la mort comme homicide de ses élevés , si leur pere à Vamende de trois livres de poudre d'or, non pour l’avoir chois mauvais , car on peut se tromper , mais pour avoir eu la faiblesse de le conserver si long - temps. Il faut quun homme , ajouta-t-il, ait la force d’en perdre un autre , quand il le mérite, si fur - tout si le bien de plusieurs l’exige. Ö11 sera rarement dans ce cas - là, si l’on apporte toutes les précautions qu’on doit à un clioix de cette importance, ' & si l’on a moins égard au bon marché qu’au mérite. Peres de famille , vous mettez dans vos affaires le bon ordre 8 c l'arrangement, vous arrondissez votre fortune & celle de vos enfans mais vous négligez l’essentiel. Quelques arpens de terre de plus peuvent-ils compenser une acquisition qui substitueroit le mérite dans les familles, & pouroit ouvrir les portes des emplois & des honneurs ? Sans éducation on ne fera jamais estimé. Vous donc qui aspirez à l’approbation des hommes , & qui voulez bien sérieusement vous perfectionner, recueillez tout. le. fruit que vous pouvez tirer de IÏO Réflexions préliminaires l’éducation précieuse que vous donne unpere tendre, connoisseur & attentif. La peine est courte, & les avantages durent toujours. Faites valoir au centuple l’argent de votre pere , amassez du mérite, tntrez courageusement dans le sentier qui mene à la. vraie gloire. Songez que rien n’est plus beau ni plus utile pour vous , que de vous rendre estimable. Tôt ou tard les qualités & les talens ont leur part à la distribution des grâces ; & l’honnête homme ne veut devoit fa fortune qu’au mérite. Un Ministre avoit élevé une personne à une place éminente. Celle-ci vint pour l'en remercier , Vous ri avez , lui dit le Ministre , aucunes grâces à me rendre; je nui eu en vue que l’utilité pubbque , A? vous n auriez point eu mon choix ,fi f avois trouvé quelqu’un qui en fut plus digne que vous. Lorsqu’on a négligé dans la jeunesse de faire provision de science & de c-on- noissances utiles, on s’en repenttoujours dans la fuite. On se trouve souvent sans état, sms fortune & dans la misere, soit parce qu’on a manqué de conduite , fruit ordinaire d’une éducation négligée, ou parce que, faute de capacité, on ne peut parvenir à des emplois qui auroient fourni aux besoins & aux commodités de la vie. L’oisiveté a toujours été la sur l'Éducation. m mere de l’indigence , & l’ignorance la fille de la paresse. Les momens font bien chers , mettez, les à profit. Vous êtes dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser , & où le cœur est pur & tranquille. C’est peut-être à présent le seul temps que vous pourez employer à vous instruire. Bientôt le goût des amusemens , l’amour des plaisirs emportera tous vos momens ; ou le foin des affaires domestiques , les relations nécessaires à un état que vous embrasserez , les infirmités qui peuvent survenir, ne vous permettront pas d’acquérir les connoilîances qui font honneur. Et quand même , convaincu de leur grande utilité , vous voudriez alors vous y appliquer sincèrement, le dégoût que vous éprouveriez , vous empèche- roit d’y faire de grands progrès parce que votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité , qui est le partage de la jeunesse , il vous faudrait acheter par un travail pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une grande facilité. Mettez donc, je vous le répété , à profil l’aurore de votre vie; & tachez de vous garantir de l’ignorance qui, indépendamment de la honte qui l’accompagne , est toujours un défaut de plus & un mérite de moins. On ne recueille point ce qu’on n’a pas semé. 2?iÀ Réflexions préliminaires DES EXERCICES PROPRES A PERFECTIONNER ÉÉDUCATION. Bien des parais bornent l’éducation à l’étude du latin ; & quand les classes font faites, ils croient que tout est fait. Ceux qui pensent mieux n’ont garde de s’en tenir à si peu de chose. Ils s’appliquent à orner l’esprit des connoif- fances nécessaires dans la société, & à former le corps par tous les exercices qui conviennent. On ne verrait pas tant de fainéans , de libertins , d’hommess groifiers & inutiles , qui surchargent la terre du poids de leur existence ou la déshonorent par leurs vices, si l’on savoir mieux employer cet âge fortuné qui se trouve entre la fin des classes & le choix d’un état. C’est le défaut d’études & d’occupations , qui précipite d’ordinaire la jeunesse dans les plus honteux égare mens. A peine hors du college ou des mains d’un précepteur, des jeunes gens souvent ausiî remplis de vanité que vides de science, renoncent à toutes les études & se trouvent libres. Tour l’emploi qu’ils font de leur temps, se réduit à monter à cheval, à faire des armes, à promener en tous lieux un sur l’Education, i i 3 plumet ou un uniforme, à s’associer à une troupe de petits-maîtres , & peut- être de jeunes débauchés qui n’ont nul respect pour les bienséances , à fréquenter les spectacles , les promenades publiques , les cafés, les lieux de jeu. Et comment veut-on que des jeunes gens, accoutumés de li bonne heure à ne savoir que faire, à ne rien faire, ne fassent pas mal, & ne finissent par se dégrader ? Dès qu’un jeune homme a fini ses études , c’est alors qu’un pere judicieux, & curieux de la perfection de son fils, doit redoubler ses soins , son attention & sa dépense. Le moment est venu de travailler à faire concourir tout ce qui peut le perfectionner. Il doit lui donner un peu plus de liberté, sans lui lâcher les rênes ; lui confier de l’argent, mais ni trop ni trop peu, & s’en faire rendre compte pour éviter l’abus. Il faut encore le bien persuader que c’est assez d’être mis proprement , mais modestement ; le convaincre qu’il doit éviter l'oisiveté & la dissipation , & partager son temps entre la lecture de livres choisis, les exercices , & les plaisirs innocens de son âge. A l’égard des exercices, il doit s’appliquer avec un très - grand foin à tous ceux qui , propres à son tempérament ii4 Réflexions préliminaires & à la condition, peuvent le fortifier, le dresser , corriger ce qu’il y a de grösster dans ses mouvemens, & leur faire prendre une attitude convenable. C’est en particulier ce que procure un bon maître d 'armes. Sans vouloir faire le métier méprisable de gladiateur , il est utile de savoir faire des armes. On peut fe trouver dans le cas d’être obligé de défendre ià vie contre un brutal ou des assassins. Je fais qu’un jeune homme, fier de bien manier l’épée, peut en abuser , ainsi que des meilleures choses mais s’il a été bien élevé , il ne le fera jamais. Le manège est absolument nécellaire mais un an ; c’est assez. On ne s’en occupe plus long - temps que par amusement , ou pour remplir le vide du temps qu’on ne fait pas mieux employer. Le dejjin est très-utile il apprend à bien juger d’un tableau, à dessiner un plan, à crayonner un point de vue ; mais on doit en demeurer là , à moins qu’on ne soit destiné au génie & aux fortifications. Pour la peinture, il faut s’y appliquer beaucoup moins ; fans quoi l’on contracte un goût dangereux; onse ruine en originaux, & l’on reste souvent un original. Pour la danse , c’est un ornement qu’il est bon de se procurer. Car ce seroit sur. l’Education. uf porter le rigorisme trop loin , que d’interdire absolument la danse aux personnes du monde , & l’on ne peut en condamner que les abus. Elle est dans la classe des exercices propres aux jeunes gens de l’un & de l’autre sexe. Elle apprend à se présenter de bonne grâce, à marcher de bon air , à bien placer la tête & le corps. Mais à trente ans on ne danse plus, & alors c’est le plus petit mérite du monde d’être bon danseur , sur-tout quand on n’est guère que cela. Une dame , plus spirituelle que polie, dit à un petit homme qui n’avoit pour tout mérite que de bien chanter & de bien danser Petit homme , chantez petit homme, dansez; petit homme , allez- vous-en. Il n’en est pas de même de la musique ; c’est une ressource pour toute la vie. Celui qui n’a pas appris la musique, ne sauroit en sentir toute la beauté. C’est le plus honnête & le plus pur de tous les plaisirs il est de tous les âges, de tous les états , de tous les lieux , de presque tous les goûts. Mille gens , grossiers d’ailleurs , aiment la musique ; & l’on ne trouvera pas un homme délicat qui ne l’aime. On peut en jouir aux dépens d’autrui, sans être importun , & l’on peut s’en amuser seul elle fournie souvent l’occasion d’amuser les autres. n6 Réflexions préliminaires Elle délasse l’esprit , prévient l’ennui, dissipe l’humeur sombre , inspire la joie & les sentimens agréables. Elle fauve les mœurs, & les conserve. Combien de jeunes gens se sont préservés de parties de débauches par des parties de musique ! Il ne faut pourtant pas en faire sa principale occupation , ni faire dire de foi ce qu’on dilbit d’un habile joueur d’instrument , qu’il avoit tant d’esprit au bout des doigts V dans l’oreille , qu’il ne lui en restoit que fort peu dans la tête. Dès qu’on fait déchiffrer un air & faire fa partie, c'en est assez. Procurez la plupart de ces ornemens à votre fils ils font gracieux, ils font honneur au pere & à son éleve. Mais préférablement à tout, attachez-vous aux connaissances de l’efpric. Formez- lui une bibliothèque des meilleurs dictionnaires, des plus excellons historiens, des plus habiles orateurs, des poëtes les plus renommés & des principaux ouvrages de religion & de morale. Enrichiriez- la tous les ans, non de ces brochures ephemeres qu’on ne lit qu’une fois, & qu’on est souvent fâché d’avoir lues, mais de ces livres précieux qui ont mérité une approbation générale, & qu’on ne cesse de relire, infpirez-lui le goût & l’amour de la bonne lecture ; elle achèvera de lui étendre & de lui perfectionner l’esprit.. sur l’Éducation. 117 Qu’il apprenne Y histoire ancienne U moderne ignorer ce oui s’elt passé avant fa naissance , s’est rester toujours enfant. Mais fur-tout qu’il s’attache à bien savoir l’histoire de sa patrie , & qu’il l’apprenne avec quelque étendue il suffit de jeter une vue plus générale fur les autres nations. Qu’il s’applique auffi à la pureté & à la délicatesse de fa langue. Tout terme impropre & toute construction vicieuse gâtent la conversation la plus brillante ; & s’il y a peu de gloire à bien parler fa langue, il y a beaucoup de honte à la parler mal. Les bons dictionnaires & les meilleures grammaires apprennent l’orthographe , qui fait partie & preuve d’une éducation cultivée. S’il a beaucoup de loisir, qu’il étudie Yhistoire naturelle & la phyfique. Ces connoissances , qui piquent la curiosité & l’amusent, sont dignes de l’homme. 11 convient de connoître le séjour qu’on habite. Il est bon auffi d’avoir quelques principes de philosophie ils forment l’elprit & éclairent la raison. Mais il doit principalement s’attacher à cette partie de la logique qui a pour but de nous apprendre à raisonner juste. On n’est pas obligé de savoir l’histoire, la géométrie , les langues > mais on doit toujours ÎI§ RÉFLEXIONS PRELIMINAIRES juger sainement - & raisonner avec justesse sur tout ce qui regarde la vie civile. 31 y a là-dessus d’excellentes choses dans la Logique de Fort - Royal. Il lira cet ouvrage avec fruit, s’il a pour guide & pour interprété un maître habile , qui sache en retrancher les inutilités & quelques erreurs. Il est si facile d’apprendre les réglés de la verßsication française , qu’il est presque inexcusable & honteux de les ignorer. Il est d’ailleurs agréable & utile de les savoir , pour lire les vers avec plus de plaisir, & pour en composer quelques-uns dans l’occasion mais si l’on est fige, on laissera faire le métier de poëte à d’autres. Les Espagnols disent en proverbe , qu’il faut être sot pour ne pas faire deux vers, & fou pour eu faire quatre. L’Abbé Régnier , qui a fait quelques jolies pièces de vers, a dit aussi Qu'un honnête homme, une fois en fa vie, Fasse un sonnet, une ode , une élégie, Je le crois bien. Mais que l’on ait la tête bien raflise, Quand on en fait métier & marchandise, Je n’en crois rien. Si pour achever l’éducation d’un jeune homme , on le fait voyager qu’il ne ressemble pas à ces jeunes fous , qui ont couru tout le monde & n’ont rien sur l’Éducation. 119 vu. Qu’il examine , étudie les mœurs & les caractères , & fur-tout qu’il fe compose un mérite de celui de toutes les autres nations. Ce plan bien exécuté, nous osons annoncer au pere de famille qu’il fera de son fils un sujet excellent, l’honneur de fa maison , la joie de fa vieillesse, & la consolation de toute sa vie. Car si l’éducation la plus soignée n’a pas toujours un heureux succès, c’est une exception rare, & qui n’arrive encore le plus souvent que parce qu’on a pris trop peu de précautions pour en conserver & en assurer les fruits. Quel bonheur & quels avantages pour les enfans, quel honneur & quelle satisfaction ne fe préparent pas pour eux- mémes les peres & les meres qui, convaincus que le plus important de leurs devoirs est celui de l’éducation de leur famille , s’appliquent à le remplir dan» toute fou étendue ! Mais qu’ils font doux ces devoirs que la nature leur impose ! En prenant foin de fa famille, on substitue des plaisirs vrais & légitimes à des ^ plaisirs faux & dangereux , des occupa- ' tions honnêtes à des amufemens frivoles on rend fa maison vivante & agréable pour foi-mème. Un vrai pere reçoit avec transport les caresses ingénues de fe» enfans , les témoignages respectueux de I2V Réflexions préliminaires, &c. leur amour , & cultive avec joie ces jeunes plantes une véritable mere veille fur leur santé, préside à leurs jeux , à leurs plaisirs innocens & s’en amuse. Tous deux resserrant à l’envi les nœuds qu’ils ont formés , & dont ils voient les heureux gages croître & se perfectionner sous leurs yeux , se tiennent lieu de l’univers. Cependant le public les loue , les estime ; & si , par une éducation sage & exempte de foiblesse , ils apprennent à leurs enfans à les respecter, à leur être soumis, à leur rendre ce culte filial qu’on doit à ceux qui nous ont donné le jour ; s’ils leur font aimer par la persuasion & par l’exemple les vertus qu’ils leur enseignent, que leur manque -t-il pour être heureux? LES MAXIMES DE L’HONNÊTE HOMME O U DE LA SAGESSE. I. Craignez un Dieu vengeur, & tout ce qui le blesse. C’elt-là le premier pas qui mène à la sagesse. I I. île plaisantez jamais ni de Dieu ni des Saints;- Laissez ce vil plaisir aux jeunes libertins. III. Que votre piété soit sinCere & solide Et qu’à tous vos discours la vérité préside. I V. Tenez votre parole inviolablement Mais- ne la donnez pas inconsidérément. Tome I. F % - 122 L e's Maxim e s v. Soyez officieux i complaisant, doux,affable, Poli, d’humeur égale &vaiis serez aimable. V I. Du pauvre qui vous doit augmentez point les maux. Payez à l’ouvrier le prix de ses travaux. V I I. Bon pere, bon époux , bon maître fans foi- blesse; Honorez vos parens, fur-tout dans leur vieillesse. VIII. Du bien qu’on vous a fait soyez reconnoissant. Montrez-vous généreux, humain & bienfaisant. I X. Donnez de bonne grâce une belle maniéré Ajoute un nouveau prix au présent qu’on veut faire. X. Rappelez rarement up service rendu Le bienfait qu’on reproche est un bienfait perdu. X I. Ne publiez jamais les grâces que vous faites; Il faut les mettre au rang des affaires fecrete-s. t de l’h oN K kt e Homme. i^î X I I. Prêtez avec plaisir, mais avec jugement. S’il faut récompenser, faites-le dignement. XIII. Au bonheur du prochain ne portez pas envie. N’alltz point divulguer ce que l’on vous confie. X I V. Sans être familier , ayez un air aisé. Ne décidez de rien qu’après l’avoir pesé. X V. A la religion soyez toujours fidelle On ne fera jamais honnête homme sans elle; XVI. Détestez & l’impie & ses dogmes trompeurs Ils séduisent l’esprit, ils corrompent les mœurs. XVII. Ne rejetez pas moins tout principe hérétique C’est peu d’être chrétien si l’on n’est catholique. X V II I. Aimez le doux plaisir de faire des heureux Et soulagez sur-tout le pauvre vertueux. IL4 Les M axïSes X I X. Soyez homme d’honpeur, & ne trompes personne A tous ses ennemis un cœur noble pardonne. X X. Aimez à vous vengerpar beaucoup de bienfaits , Parlez peu,pensez bien,& gardez vos secrets. XXL Ne vous informez pas des affaires des autres Sans air mystérieux dissimulez les vôtres. XXII. N’ayez point de fierté. Ne vous louez jamais. Soyez' humble & modeste au milieu des succès. XXIII. Surmontez les chagrins où l’esprit s’abandonne Ne Faites rejaillir vos peines fur personne. XXIV. Supportez les humeurs & les défauts d’au» trui Soyez des malheureux le plus solide appui. XXV. Reprenez sans aigreur louez fans flatterie. Ne méprisez personne entendez raillerie, D È L 1 H O N N È T E H 0 M JM E JZs XXVI. FuyeZ les libertins , les fats & les pédans. Choisissez vos amis , voyez d’honnêtes gens. XXVII. Jamais ne parlez mal des personnes absentes. Badinezprudemmentlespersonnes présentes. XXVIII. Consultez volontiers. Evitez les procès. Où la discorde regne , apporte-y la paix. XXIX. Avec les inconnus usez de défiance. Avec vos amis même ayez de la prudence. XXX. Point de folles amours, ni de vin, ni de jeux Ce font là trois écueils en naufrages fameux. XXXI. Sobre pour le travail, le sommeil & la table, Vous aurez l’esprit libre & la santé durable. XXXII. Jouez pour le plailir, & perdez noblement, Sans prodigalité dépensez prudemment. XXXIII. Ne perdez point le temps à des choses frivoles L sage est ménager du temps & des paroles. F Z 126 Les Maximes, &c. XXXIV. Sachez à vos devoirs immoler vos plaisirs Et pour vous rendre heureux modérez vos désirs, XXXV. Ne demandez à Dieu ni grandeur ni richesse i Mais pour vous gouverner demandez la fa* gesse. L'ÉCOLE DES MŒURS O u RÉFLEXIONS MORALES ET HISTORIQUES SUR LES MAXIMES DE l’hONNÈTE HOMME. I. C'aignt { un Dieu vengeur , £? tout ce qui le blesse C'est-là le premier pas qui mene à la sagesse. ; toutes les connoissances nécessaires à l’homme, la première & la plus importante est celle de l’existence d’un Etre suprême. La persuasion de cette F 4 i2g L’I e o l è existence est la base fixe & invariable sur laquelle reposent les mœurs , la vertu, la probité , & toute la société humaine. Qtez-la du cœur des hommes , que deviendra le monde , ou plutôt quel théâtre d’horreurs ne deviendra-t-il pas ? Oui, il est un Dieu ; & nous ne pouvons le concevoir que fous l’idée d’un Etre tout-puiiîant, souverain protecteur de l’ordre » vengeur du crime & rémunérateur de la vertu. Essentiellement infini dans toutes ses perfections , il cesseroit d’ëtre Dieu , s’il 1 assoit la vertu fans récompense ou le vice impuni. Il n’exerce pas toujours dans cette vie les droits de sa justice , pour des raisons dignes de sa sagesse ; car qui oseroif prétendre qu’il n’en peut avoir? Et quand nous ne les connaîtrions pas , qui de nous a l’œil assez pénétrant, pour découvrir toute la profondeur de sa conduite fur les enfans des hommes., & pour la juger ? S’il récompensait toutes les bonnes actions fur le champ , & s’il punissoit le crime auilî-tôt qu’il est commis , ne gèneroit-il pas cette liberté » qui est le principe des vertus , des récompenses. méritées , en même temps, qu’elle nous tait rendre à Dieu un hommage digne de lui ? Car s’il lui a plu- de nous laisser durant le court espace de cette vie entre les mains de notre des Mœurs. 129 conseil, c’est parce qu’il lui est plus glorieux d’être servi & adoré par des créatures libres & raisonnables, que par des êtres qui , ioumis à la nécesiïcé , ne ferment ni plus vertueux ni plus vicieux que le soleil qui mûrit nos moissons, & la grêle qui les dévaste. Mais si pour un temps il souffre l'abus de la liberté , il sait toujours tirer le bien du mal même. Tandis que la vertu gémissante se purifie & s’éprouve, qu’elle augmente ses mérites & ses récompenses ; le méchant, qui triomphe & qui prospéré, a tout le temps , & ne peut imputer qu’à lui-même les horribles malheurs qui l’attendent,'si, en s’obstinant , malgré les cris de fa conscience , à mettre le comble à ses crimes , il force enfin la Justice divine à les punir. Et ne doutons pas qu’elle ne le fasse d’une maniéré digne d’ells, & proportionnée aux attentats. Eh quoi ! dioit-on à un impie qui se raiiloit de l’enfer,/ hommes auront des prisons , des cachots , des roues A? des feux pour punir les crimes de lese-majesté humaine ; Èf Dieu rte Je sera rien réservé pour venger sa majesté divine, ß souvent st indignement outrapée par de vils mortels , quil avoit comblés de ses bienfaits ! Que deviendroient là justice & si sainteté suprême, s’il regardoit du même F s ’3?£> L’École oeil le bien & le mal , & s’il laiiîoît le- scélérat dormir à côté de l’homme de- bien dans la,nuit paisible du tombeau? Heureux dans son iniquité, environné de richesses & de plaisirs , il auroit opprimé l’innocence , épuisé tous les crimes , & terminé en paix ses jours, abominables; pendant que le Julie, , victime de ses violences , auroit passé & fini les siens dans l’infortune & dans les larmes. Et Dieu, qui en auroit été le témoin, qui se seroit vu lui-même infiniment offensé dans les persécutions faites à la vertu , garderoit un éternel silence ! & il n’y aura pas une autre vie où fa justice rétablira l’ordre , changera les destinées, & rendra à chacun selon ses oeuvres! Oui, fans doute, il se lèvera- enfin, jugera lui-même sa cause , & se vengera en maître justement irrité, Il n’est si lent à punir , il ne laisse échapper avec tant de peine les traits de fa colere, que parce qu’il a une éternité toute entière pour frapper les coupables. En vain l’impie se flatte-t-il d’être anéanti celui qui l’a tiré du néant, l’en tireroit une seconde fois, s’il le sali oit, pour exercer fur lui ses vengeances , et lui faire boire jusqu’à la lie le calice de sa fureur. Dieu ne nous a pas créés , il est vrai, pour nous perdre & nous rendre éternellement malheureux ; mais aufli il ne DES MŒURS. I ’ 1 nous a pas créés pour l’offenser & l’outrager. Nous le saisons cependant, nous changeons toutes les vues qu’il avoit lia nous faut-il nous étonner qu’il change à notre égard tout l’ordre de la providence? Si nous abusons de la bonté & de ses bienfaits dans le temps de sa clémence, ne doit-il pas punir les outrages lans nombre, faits à la souveraine majesté, lorique le temps de fa justice fera venu ? Plus ses châtimens feront terribles, plus nous devons les redouter, 8c craindre un maître aussi puissant qu’il est juste. Mais, quelque triste qu’il soit de le dire , la plupart des hommes n’ont jamais fait là-dessus aucune réflexion profonde, & ils vivent, fur ce qu’il y eut jamais de plus important .pour eux , clans une iudissérence étonnante qu’ils n’aufoient pas pour leurs affaires d’une bien moindre conséquence. Tandis que l’impie, qui désire que Dieu ne soit point, s’efforce de se le persuader , & se fait même un honneur affreux d’en paroître convaincu ; beaucoup d’autres , à qui une impiété ferme & déclarée feroit horreur , aiment mieux n’y point penser , ou rester dans une indécision, qui, à la bien définir, n’est qu’une espece d’athéisme , moins révoltante & plus tranquille. Déchirons le bandeau fatal qui les aveugle & ne les excuse pas. Montrons F 6 L’É c o l e aux yeux & à l’esprit l’existence du souverain Etre, imprimée sur toutes les créatures en caractères fi ineffaçables & si éclatons , que les hommes même les plus simples & les plus greffiers ne sauroient la méconnoître. Apprenons fur-tout à. l’àge qui réfléchit si peu , à faire fur ce qu’il voit tous les joups fans attention, des réflexions aulfi agréables & aussi- nouvelles pour lui, qu’utiles & satisfaisantes. Découvrons-lui dans les principales merveilles de la nature l’Auteur de l’univers & le sien. Trop grand , trop parfait pour tomber fous les sens , peut- on ne pas l’appercevoir & ne pas le reconnoitre dans scs ouvrages ? En effet, quand je vois un bel édifice , je me dis à moi-même Ce superbe bâtiment ne s’elt pas formé seul avec tant d’ordre & de régularité un architecte habile en a tracé le dessein , & des ouvriers intelligens l’ont exécuté. Je rirois de celui qui viendroit me dire sérieusement qu’il est l’ouvrage du hasard ; cause aveugle qui même n’en est pas une , puisque ce n’est rien. Ainsi, lorsque je contemple l’admirable spectacle de l’univers, ctsglobes lumineux,, qui roulent si majestueusement au-dessus de nos tètes, depuis un si grand nombre de siècles , avec des révolutions si justes & si constantes ; lorsque je considéré la. des Mœurs. 15 j prodigieuse fécondité de la terre, que le temps n’a point épuisée, & qui nous paye tous les ans , avec le même ordre & une si reguliere exactitude, le tribut précieux de tant de fruits & de plantes » dont la variété est infinie ; lorsque je promené mes regards étonnés fur l’immense étendue de la mer, que je pénétré dans ses abymes profonds où le jouent tant de monstres d’une énorme- grandeur, où se reproduisent sms celle tant d’autres poissons , dont plusieurs, ont reçu pour nous une fécondité inépuisable ; lorsque j’examine enfin la construction merveilleuse du corps humain,, qui est un chef- d’œuvre de mécanisme à la vue de tant de belles choses , plein d’une religieuse admiration, je m’écrie Alîurément tous ces prodiges annoncent, un souverain Maître, qui a créé le monde- par sa toute-puissance,, le conserve pat là bonté , & le gouverne par sa làgesse infinie. Quel autre en effet pour oit les avoir produits ? Si en voyant une belle- machine, personne ne doute qu’elle ne forte des mains d’un ouvrier industrieux», en considérant les beautés de la nature ,, qui peut douter i qu’elles ne loient Ci Je fuis persuadé, dit >*. de Voltabc , qu’une- horloee prouve un horloger , & que l’univeri prouvé, un Dieu. Lettre à la suite de sa Aiétaçhyfiquc, î 34 L’É c o L E l’ouvrage d’un Dieu créateur & maître absolu de l’uni vers ? Mais parce que ces grandes & magnifiques preuves de l’existence d’un Dieu, pour faire des impressions plus profondes & plus durables, doivent être présentées avec quelque étendue , nous invitons les jeunes gens à vouloir bien nous suivre dans le développement que nous allons en faire pour leur instruction. .Nous ne leur offrirons que des tableaux agréables & intéreflans. Non fans doute , nous n’avons pas besoin de recherches pénibles , pour apprendre qu’il existe un Etre suprême, & pour en concevoir la plus grande idée ; nous n’avons qu’à lever les yeux vers le Ciel nous verrons que tout y annonce à l’univers son existence & fa grandeur. Qui a dit au soleil Sortez du néant R préfidezaujour ,• & à la lune Parafez fi-f soyez le flambeau de la nuit ? Qui a donné l’être à cette multitude d’étoiles qui décorent le firmament , & dont le nombre , ainsi que l’éclat, a vraiment de quoi nous étonner & nous surprendre 12 2 On compte T400 étoiles u la simple vue mais avec le télescope on en découvre bien davantage. La seule voie Ustéç eü, selon l’opinion go*n- des Mœurs. jjy Si, suivant la sage réflexion d’un des plus célébrés Auteurs païens, quelqu’un eût été élevé dès l’enfance dans des lieux fous terre , & qu’il en sortît tout d’un coup pendant une de ces. nuits brillantes où mille astres étincellent de toutes parts ; quel servit son étonnement ! Ne cher- cheroit-il pas à connoître l’auteur d’une décoration si magnifique ? & quelle idée ne se formerait-il pas de sa puissance ? Quelque accoutumés que soient nos yeux à un si beau spectacle , pouvons- nous en jouir nous - mêmes fans en être frappés, & ne pas nous écrier quelquefois Quelle magnificence & quelle attention , d’avoir élevé si haut de tels luitres dans toute la voûte des deux, pour embellir durant la nuit notre séjour sans en troubler le repos , pour guider nos pas dans les ténèbres ? & pour diriger au milieu des ondes nos hardis navigateurs ! Tous ces astres qui nous parodient si petits, & qui font autant de soleils immenses , n’ont fans doute été placés si loin de nous que pour nous garantir de leurs feux , fans nous priver de la jouissance de leur lumière. mime des favans , un amas infini d'étoiles, qui ne parcilTun dans U télescope même, a cause de leur prodignux éloignement, que komme ko? Éourwiliere 4e points iumineu*. i ^6 L’ É c 0 t E Comme il n’y a que celui qui a fait les étoiles qui puiife en compter le nombre , lui seul auliî peut en mesurer la grandeur. Elle doit être prodigieuse puisqu’on les apperçoit encore , quoiqu’elles soient la plupart beaucoup plus- éloignées de la terre que le soleil lui- même dont la distance nous étonne. Z Sans entrer ici dans les calculs astronomiques , qui ne font pas de notre ressort; ce qui est certain, & ce qui nous intérelle bien davantage, c’est que la Sagesse divine a mis , ainsi que les étoiles , l’astre du jour dans la juste distance qui nous convenoit. Placé plus- loin ou plus près, il nous eût été inutile ou nuisible il n’aurait pu rendre la terre féconde par sa douce chaleur , ou. il l’auroit bridée de ses feux. Si quelques-uns de ces astres innombrables qui brillent au-dessus de nos tètes , venoient à se déplacer , tout 3 On fait que les plus habiles mathématiciens afl’urcnt qu’il est un million de fois plus gros que la tene . & qu’il est éloigné de nous de plus dt 30 millions de lieues Les étoiles fixes font encore inst nhuent plus éloignées la plus voisine de la terre 3 selon M. Hayons , l’un des plus grands mathématiciens & des plus célébrés astronomes du ilernur siede» en est 27 mille 604 fois plus éloignée que ie soleil ainsi eiltest à 910 milliards 932 1e lient s de la terre» en supposant, selon l’opinkn commune, ie soleil à 33 millions de lkues de nuus. des Mœurs. 137 l’univers seroit dans la confusion le moindre choc d’une de ces spheres terribles pouroit mettre notre globe en morceaux. Cependant, malgré leur multitude , nra'gré les effort? & la rapidité de leurs mouvemens , depuis six mille ans elles se meuvent toujours l’une auprès de l’autre dans le néme ordre , & fuis aucun embarras le jeu en ef également facile ce constant. Elles font donc toutes sorties d’une même main, & marchent fous les lois d’un seul .Maître. Et qu’il etc grand, ce Maître ! qu’il elf puissant! Le ciel est rempli de la g'oire on y voit par. tout les traits de fa sagesse & de sa grandeur profondément gravés. Si au spectacle magnifique du ciel nous joignons celui de la Mer, quelle iubh’me idée n’aurons-nous pas de la puissance de Dieu ! Ne peut-011 pas même dire que la mer nous offre, à bien des égards, une image sensible de la Divinité? son immensité nous peint en quelque forte celle de Dieu ; sa profondeur qu’on ne sauroit atteindre , î’abyme impénétrable des desseins éternels. Son calme nous représente la clémence divine, & son courroux la colere terrible d’un Dieu irrité- Les mugisse- mens affreux de ses flots remplissent d’effroi les plus intrépides, & en les r;8 L’École' voyant s’élever presque jusqu’aux nues avec tant de grandeur & de majesté, celui qui pense ne peut s’empêcher de reconnoître avec le Roi-Prophete , que c’est-Sà vraiment une des choses les plus admirables de'l’univers , & un des témoignages les plus convaincans de la toute-puissance divine. 4 On croiroit que ce vaste & fier élément , dans la fureur qui le transporte, va quitter son lit & inonder les terres. Mais la même main qui éleve ses vagues comme des montagnes vers la haute mer , lui a proscrit des lois qui les répriment du côté de la terre. Quelque furieuse que soit la mer en approchant de ses bords, elle s’en retire en mugissant , & courbe ses flots respectueux, comme pour adorer l’ordre souverain qu’elle y trouve écrit. Les là vans de tous les siècles ont cherché à découvrir ce qui retenoit ainsi la mer mais quelle autre cause trouvera-t-on jamais que la volonté d’un Dieu tout-puissant, qui seul peut faire tomber l’orgueil de ses dots devant la ligne qu’il lui a tracée. ? p 4 1 Mirabîles elationes maris , mirabilis in altis Dominas, Ps. 92. 5 C’est ce que le Seigneur exprime lui-même fi magnifiquement dans les livres saints. Ouis con - du fit ostiis man , quando erumpebat quajî de ~vuïvâ pro- des Mœurs. Canut, Roi d’Angleterre, à l’exemple de ses prédécesseurs, qui s’étoient fait appeler les maîtres & les dominateurs des mers, résolut, dit-on, un jour de prendre posseffion de ce titre solennellement , afin qu’à l’avenir cette qualité ne pût lui être contestée. Se persuadant qu’il ne pouvoit rendre cet acte plus authentique , qu’en obligeant la mer elle-même à venir lui rendre hommage comme à son Souverain, au temps de la marée il fit dresser un trône fur la greve de Southampton 6. Là en habit royal, la couronne fur la tête, il tint ce langage à la mer , lorsqu’elle commenqoit à s’approcher de lui Sache que tu es ma sujette, que la terre oit je suis eß à moi , que jusqu’ici personne ri a été rebelle à mes volontés. Je te commande donc de demeurer où tu es, fans passer outre ni être assez hardie que diapprocher de ton Seigneur. A peine achevoit-il ces paroles , qu’une vague renversa son trône, & l’ayant mouillée depuis les pieds jusqu’à cedens ? Circumdiâi iîlud urminis mets , posui vcSiem ostia , tT dix't C/sque hue ventes , nàn procédés ampLiiis , & hic confringes tumentes fluihts tuos. Job. 33* Dans Us plus violentes tempêtes, la mer, dit fil. Placke , ne passe communément ses bornes ordinaires que ds sept pieds. 6 Grands ville près de la mer, à 25 lieues de tendres, 140 L’ É C O L E la tète, lui apprit le fond qu’il dévoie faire sur l’obéiifance de cet élément. Les- Rois peuvent commander aux hommes mais îa mer 11’obéit qu’à Dieu 7 . La Terre concourt également avec la- mer & les cieux à publier la gloire de son Auteur, & à nous faire appercevoir' ses perfections invisibles dans les ouvrages de ses mains. Quel lieu de la terre pourions-nous parcourir, où nous ne trouvions par-tout fur nos pas les marques sensibles de l’existence de Dieu & de quoi admirer fa grandeur & fa magnificence ? La prodigieuse fécondité’ des plantes prouve visiblement le dessein- du Créateur, il pourvoit par ce moyen, & à la conservation cle l’efpece qui orne notre demeure, & au besoin de tant d’animaux qui s’en nourrissent. Pour admirer la bonté de Dieu dans l’extrême variété des fruits, dans leur abondance, dans leur délicatesse , dans leur regne périodique & successif, il n’est pas nécessaire de l’envisager avec des yeux' chrétiens, il suffit jle la voir avec des yeux attentifs. Aussi un Sage du paganisme n’a-t-il pu considérer cette bien- 7 Le traie insensé de Canut, fut, selon quelques Auteurs , un trait de sagesse il vouloir par-là faire voir à ses sujets combien îa puissance de Dieu est au-dtssus de celle du plus grands .Rois. des Mœurs. 14t fatsance de l’Auteur de la nature, qu’avec des tranlports d’admiration & de recon- noissauce 8. Laissons donc des esprits, chagrins & querelleurs, se plaindre de quelques désordres apparens il serait facile de les justifier; mais la Sagesse divine n’a pas besoin d’apologie on reconnaît partout une Intelligence suprême. Elle n’éclate pas moins dans la fécondité des animaux que dans celle des plantes. Et comme il n’y a point de grain plus fertile que le blé, parce qu’il est le plus nécessaire à l’homme; les animaux aussi qui servent de nourriture aux autres, font ceux qui multiplient le plus. Si les animaux sauvages multipliaient comme les animaux domestiques, les hommes bientôt ne seraient plus les maîtres de la terre. En voyant des troupeaux de cent bœufs d’une taille monstrueuse, se laisser conduire par un enfant qu’on leur a donné pour gouverneur, peut-on méconnaître dans cette étonnante docilité la puissance secrete qui nous les attache 9. S Sei ilia quanta, henignitas natura , quoi, tant multa advefeendum , tarn varia , tamque jucunda gißnit , neque ea uno temporc anni , ut Çemperi? novitau dclecr temurÇf copia! Cic. de nat. Deor. liü L. 9 C'est U belle réflexion de l’ingénieux Auteur du Spcftacle de la Nature ouvrage digne de tenir une 142 L’ É C Ô L E Plusieurs animaux , il est vrai, font quelquefois usage de leurs armes meurtrières , contre nos désirs ou au-delà de nos besoins mais plus doux, plus soumis dans l’état d’innocence, leurs révoltes contre l’homme font la fuite & le châtiment des révoltes de l’homme contre son bienfaicteur. L’univers entier n’offroit à l’homme innocent que des plaisirs ; tout annonçoit les complaisances d’un pere pour des enfans dignes de son amour. Mais après la prévarication de l’homme tout a changé. La terre est devenue pour lui un lieu de pénitence & d’exil. Héritiers malheureux i d’un pere criminel, nous avons été enveloppés dans sa disgrâce , comme les enfans infortunés d’un pere rebelle font justement privés des biens & des prérogatives de leur naissance. De là toutes les miseres attachées à la nature humaine, les fléaux qui désolent la terre, & les passions qui la ravagent encore plus de là les poisons & les bêtes venimeuses armées contre nos jours; le feu, la grêle, la famine & la mort, créés, dit l'Ecriture, ainsi que des premières places dans la bibliothèque des jeunes gens. C’ell une excellente & agréable théologie naturelle qui nous rend Dieu senlible dans tous ses plus beaux ouvrages. des Mœurs. 145 les dents des bêtes , les scorpions & les serpens, pour exercer la vengeance 1 o. De là enfin tous les autres désordres survenus dans la nature, & dont nous souffrons triples apanages de l’homme néanmoins ne nous a pas traités avec toute la rigueur que nous méritions. Aux maux & aux afflictions qu’il destinoit à nous rappeler à lui, il a mêlé des biens & des douceurs qui en temperent l’amertume. 11 nous a châtiés en pere , & c’est avec bonté qu’il nous punit. Et en effet, pour ne parler ici que des animaux, s’il a permis que la férocité ou la rage en soulevât quelques-uns, contre nous, s’ils font quelquefois entre les mains de fa justice les ministres & les instrumens de ses vengeances; il n’a pas oublié, & il se souvient encore tous les jours que nous avons besoin d’être logés, vêtus , nourris, transportés il veut qu’une foule d’animaux viennent nous offrir tous ces secours. L’homme a besoin de compagnie & de délassement après le travail il a mis auprès de lui un animal plein d’enjouement, qui, avec les apparences de la raison , a ' i lgnis , grando , famés & T' mors , cmnia hac ad vind'Ham creata funt j bestiamm déniés , ££* fcorpii ; S" serpentes. Eccli. Z-. 144 L’ É c o l E pour son maître une amitié tendre, une fidélité à l’épreuve il a donné à d’autres des dispositions à se laisser apprivoiser, afin qu’ils puisent nous réjouir par les charmes de leur familiarité. La Sageise divine ressemble à une mere tendre, à qui tous les besoins de ses en sans font chers, qui, fans s’avilir, daigne badiner avec eux, & s’intéresser à leurs plaisirs. Si des animaux nous descendons jus. qu’aux plus vilsJnsecles , quel amas merveilleux de beautés sécrétés ! & dans ces petits animaux qui lie font rien , quelle perfection inexprimable n. Plus l’objet est petit & l’ouvrage imperceptible, plus brille l’art de l’Ouvrier. Tout est grand & admirable dans la nature les. plus petites choses y font marquées au coin d’un Créateur tout-puissant. L’œil d’un ciron est d’une finesse où notre esprit se perd. Philosophes orgueilleux, produisez , je ne dis pas une de ces riches fleurs qui font l’admiration de nos yeux & l’ornement de nos jardins, mais un de ces vermidéaux que vous foulez aux pieds, que vous méprisez. Quelle richesse, quel éclat de couleurs fur la tête d’une mouche , dans anntous les neaux d’une chenille, M ln his arvîs arjue tinunullls quam int* Tïcabdis ptr/eiiio ! Plin, des Mœurs. 14$- chenille, sur les ailes des papillons ! Quel sujet d’admiration & de reconnoiflànce ne trouvons - nous pas dans ce ver précieux , à qui nous devons nos plus doux Sc nos plus superbes vètemens ! L’univers est rempli de miracles semblables , que nous n’admirons pas, parce qu’ils font trop fréquens , mais qui ne prouvent pas moins à qui fait penser & sentir, non - seulement l’e xistence d’un Etre infiniment puissant , mais auffi fa sagesse, fi rhaguificence, & sur - tout sa bonté pour nous. „ Le monde entier, dit le Philosophe de Geneve, u’ossre à un cœur sensible que des sujets d’atten- drissement & de gratitude. Par-tout il apperqoit la bienfaisante main de la Providence. Il recueille ses dons dans les productions de la terre il voit là table couverte par ses foins il s’endort fous fa protection, son paisible réveil lui vient d’elle. Il sent ses leçons dans les disgrâces, & ses faveurs dans les plaisirs J “ ia Les athées, s’il en est, font donc ou des monstres d’ingratitude qu’on doit regarder avec horreur, ou des fous dignes de pitié , & qui ne méritent pas qu’on leur parle. S’il leur reste encore quelques étincelles de cette raison qu’ils s'efforcent d’éteindre, ne les convaincra- • H Pensées de J. J. Rousseau. Tome I. G I4 Selon d’autres , l’homme est né de la mer, dont l’écume demeurée fur le rivage, & échauffée par les rayons du soleil, s’est tout d’un coup élevée comme un champignon, s’est trouvée organisée , s’est levée sur ses pieds, & a été en état de faire toutes fortes de mou- vernens. Nous avons lu dans un livre d’anecdotes, un trait bien honorable à cette sublime philosophie. Un Milord Anglois, 16 Les matérialiste? modernes ne se fervent plus du nom trop décrié de hasard ; mot vide de sens & qui ne sert qu’à couvrir notre ignorance ils emploient plus ordinairement celui de nature. Mais, à parier exactement, qu'est ce que la nature? CWV dit M. de Buston , tome 12, le système des loi r établies par le Créateur pour L’existence des choses la succesion des êtres. Suivant cette juste définition, que deviennent toutes îgs belles phrases de nos impies phiiosophiftes ? 150 L’ Ê C O L E qui avoit fait sa lecture favorite de ces beaux systèmes , crut, d’après leurs auteurs , que l’homme pouvoir naître ds la pourriture échauffée par le soleil. Il se voyoit vieux , infirme & caduc. Il fit son testament, où il ordonna qu’après sa mort on laisseroit dans un coin de son jardin, son cadavre exposé aux rayons du soleil, jusqu’à ce que par leur chaleur vivifiante ils l’eussent rajeuni & ranimé» Plein de cette flatteuse espérance, dans les plus beaux jours de l’été, il se coupa la gorge. Qui n’admirera la profondeur de génie de ccs hommes rares , qui, par de U heureuses découvertes, nous expliquent la formation de l’univers & de l’homme ! Parlons sérieusement si quelque fou aux petites - maisons nous tenoit un- pareil langage , nous en aurions fans- doute pitié. Mais non , ce font des philosophes qui parlent ainsi ; & l’on applaudit à leurs extravagances ! Que les idées des vrais philosophes, des hommes sensés & raisonnables-, font bien différentes ! Non, nous ne fournies, pas *l’ouvrage du hasird le rien ne fait rien, & une cause aveugle ne peut produire un effet où brillent l’intelligence & la sagesse. Nous sommes créés de Dieu. Notre corps est formé de limon , à la vérité , mais il a été pétri par la des Mœurs. ifi main du Tout-Puissant. Ce corps ainsi organisé n’étoit encore que matière. C’est Dieu qui y a répandu un souffle de vie , & c’est ce souffle de vie qui nous anime. Il nous a faits à son image, ,en nous donnant une ame spirituelle & immortelle, capable de cohnoître son Auteur, d’admirer ses ouvrages , & de commander à toute la nature. , Ces lumières pures,.que nous donne le flambeau de la révélation fur la noblesse de notre origine, quelque communes qu’elles paroissent à un esprit frivole, ne font-elles pas bien plus belles & plus satisfaifuites que les puériles chimères qu’on se à y substituer, pour nous dégrader en nous confondant avec les plus vils animaux ? Quel animal au contraire a été plus favorisé que l’homme ? Quel autre que lui contemple le firmament , distingue le coloris & la Forme agréable des corps ? Dans cette multitude d’êtres vivans, dont le monde est rempli, la beauté de l’univers seroit sans témoins, si mon ame, qui en jouit, ne lui payoit pas l’hommage de son admiration. Peut-on réfléchir, & ne pas sentir naître dans son cœur mille sentimens de reconnoillance, à la vue des biens que Dieu dispense à l’homme d’une maniéré si libérale? Peut-on n’ètre pas sensible à l’empire qu’il nous a donné G 4 i;a L’École sur tout ce qui nous environne , à la diitinction flatteuse qu’il a mise entre les connoifiances si bornées des animaux brutes, & notre raison qui s’élève jusque dans le ciel, jusqu’à l’Auteur de notre être ? 11 faudroitsans doute être bien déraisonnable & bien aveugle , pour mécon- noître ce Dieu si bienfaisant, si généreux. L’impie a beau se vanter qu’il ne le connoît pas ; c’est qu’il le cherche dans son cœur dépravé , plutôt que dans là raison. Mais qu’il regarde du moins autour de lui, il retrouvera son Dieu par-tout , toute la terre le lui annoncera. Il verra les traces de fa puissance , de sa sagesse & de sa bonté imprimées fur toutes les créatures ; & son cœur so trouvera seul dans l’univers qui n’annonce & ne reconnoiise pas l’Auteur de la nature. Qui peut porter des hommes doués de raison à cet excès de folie, que les passions honteuses qui les ont alsorvis, & qu’ils ne pouroient satisfaire à leur gré , s’ils admettoient un Dieu, trop juste & trop saint pour n’être pas le vengeur du crime ? Un juge que rien ne trompe, un maître qui peut & qui doit tout punir , est odieux à des cœurs vicieux & corrompus ; on voudrait, s’il irait possible, pouvoir l’anéantir. Four des Mœurs. in nous, plus vertueux & plus sages , ayons du souverain Etre, non cette crainte impie qui s'efforce d’en effacer l’idée, mais cette crainte religieuse qui engage à éviter tout ce qui pouroit lui déplaire. La crainte du Seigneur , dit l’Elprit- Saint, est le principe de la sagesse. 17 C’est en effet le motif le plus propre à contenir l’homme , toujours prêt à s’égarer. Si dans l'observance de la loi, l’homme aveugle , & plus fragile encore, trouve des obstacles fréquens qui le détournent du bien, des séductions puissantes qui le sollicitent au mal ; la crainte de Dieu le rend supérieur à tout elle le retient sur le bord du précipice , & le rappelle à la vertu. Les parens & les maîtres ne sauraient donc inspirer de trop bonne heure à leurs enfuis & à leurs élèves la crainte du Seigneur. Qu’ils leur répètent souvent ces beaux vers de Racine dans Athalie Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains Uieu, cher Abner, & n’ai point d’autre crainte. Qu’ils leur inculquent ces belles maximes du Sage Les grands , les juges U les puis ans font en honneur mais nul riefi i 17 Timor Domini principium fapientiæ. Prov. I. g r if 4 L’Ecole plus grand que celui qui craint Dieu. Celui qui a peu d'esprit U de lumières , mais qui a la crainte de Dieu , vaut mieux que celui qui a un grand sms , ççf qui viole la loi du Trc^Haut. Celui qui craint le Seigneur , fera heureux , il fera béni au jour de fa mort. ig Ces leçons fréquentes, fur-tout fi elles font appuyées de l’exemple , pénétreront comme des traits de flamme dans ces jeunes cœurs , & s’y graveront en caractères ineifaqables. Nous en avons un exemple illustre dans la personne de Saint - Louis , Roi de France. La Reine Blanche , lorsqu’il étoit -encore enfant, lui disait avec cette tendresse que la nature a donnée aux meres . & avec cette magnanimité que la religion donne à ses héros Mon jüs , je vous aime beaucoup mais j’aimer ois mieux vous voir expirer à mes pieds , que de vous voir commettre un seul péché mortel. Ces paroles restèrent si profondément imprimé s dans le cœur de ce saint Roi, que l’hiltoire attelle qu’on ne lui en vit jamais commettre un seul dans toute fa vie. Ce qu’il dit à .Joinville, comme cet Historien lui-mémo le rapporte, prouve auiii combien il 13 > Timcrv Doni’num bene erh , £f ind/ebus con~- fumtmiuonis ii/ius bcntdiatur. £ lcN. ch. v. . des Mœurs.' iff étoifc pénétré de cette grande vérité. Ayant dans la conversation demandé un jour à ce Seigneur, ce qu’il aimeroit le mieux, d’être lépreux ou d’avoir commis un péché mortel Joinville lui répondit avec sa franchise naturelle, qu’il aimeroit mieux avoir fait trente péchés que d’avoir la lepre. Le saint Koi indigné lui dit d’un ton un peu ému Il pat oit bien que vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir offensé Dieu. Apprentis qu’un seul péché mortel est un mal plus à craindre que tous les maux du monde ensemble. Il eut foin d’inculquer la même maxime à son fils , dans les sages avis qu’il lui donna un peu avant de mourir. „ Mon fils , lui dit ce vertueux Prince, la première chose que je vous enseigne & que je vous recommande, c’est d’aimer Dieu de tout votre cœur & par - deilus tout car nul homme ne peut être sauvé sans cela. Donnez-vous bien de garde de rien faire qui lui déplaise vous devez désirer de souffrir toutes sortes de tour- mens , plutôt que de l’offenfir. “ Louis VIII son pere n’avoit. pas des sentimens moins chrétiens, St l’on peut dire qu’il les porta jusqu’à l’héroïsme. Guillaume de Fuilawens rapporte que ce Prince étant tombé malade au siege d’Avignon, dans la guerre qu’il faiioit contre les Albigeois, ses médecins, pour G 6 i§6 L’Ecole le guérir, lui proposèrent un remede qui étoit défendu par la loi de Dieu. II reietta ce conseil avec horreur, & répondit qu’il valoit mieux mourir, que de sauver sa vie par un péché mortel. Il mourut en effet de cette maladie à trente-neuf ans. Quels exemples ! & ce font des Princes qui nous les donnent. des Mœurs. is7 I I. He plaisantez jamais ni de Dieu ni des Saints Laissez ce vil plaisir aux jeunes libertins O N doit toujours parler de Dieu avec le plus profond respect. Son nom est saint & terrible il n’est pas même permis de l’employer sans raison ou pour des sujets vains & légers, comme il arrive si souvent. Que le nom de Dieu , dit le Sage , ne soit point sans cesse dans votre bouche r parce que vous ne ferez pas en cela exempt de faute t . Quel cfinis n’est-ce donc pas d’oser le blasphémer, ainsi que l’impiété ne craint point de le faire, en l’appelant cruel, injuste, en raillant des divines. Ecritures, qui font les dépositaires de fa parole, en le reniant par des imprécations infernales, que les libertins se font quelquefois un jeu de proférer , & qui ne peuvent qu’exciter l’indignation des honnêtes gens ! Ceux qui ont un peu de religion , s’abstiendront même de profaner le nom de T Nominatio Dû non fit ajfidua in ort iuç t & c. Ecpli. 23. 158 L’ É c o l E Dieu, en le mêlant à des plaisanteries indécentes ne blâmeroit-on pas celui qui oferoit se le permettre à l’égard des Princes de la terre ? - Les choses saintes, & tout ce qui est spécialement consacré à Dieu , ne méritent pas moins de respect. En badiner, les tourner en ridicule, c’est se rendre soi-même infiniment ridicule & méprisable. Les railleries ou le mépris qu’on en feroit, scroient des impiétés & des facrileges, parce qu’ils rejailliroient fur la Divinité. C’est manquer au maître ,. que d’insulter ou de mépriser ce qui lui appartient. Rien pourtant n’est plus commun aujourd’hui. Non-feulement les Ministres ou Seigneur & les personnes religieuses, mais les Saints, les reliques, les miracles, 'les mystères & les cérémonies sacrées de la religion , font pour bien des gens du monde des sujets de fades plaisanteries. On croit acquérir par-là le titre de bel-esprit & de philosophe ; mais ne voit-on pas qu’on ne mérite que celui d’impie & de libertin? on montre moins le brillant de Ion esprit que la corruption, de son cœur. 11 est fi aisé de sure rire les lots, quand ou ne veut que faire rire, & qu’on ne respecte rien ! La raillerie est l’arme favorite du des Mœurs. 759 vice. C’est par - là que les audacieux contempteurs de la piété se plaisent à l’attaquer. Ils insultent à la iimplicité du juste mais que leur triomphe fera court! Le temps viendra, & il est plus proche qu’ils ne pensent, où ils détesteront leur aveuglement & leur folie, en voyant la distérence terrible & désespérante de leur sort éternel & de celui du juste qui étoit l’objet de leur dérision 2. Laiisons-leur donc ce funeste plaisir , & gardons-nous bien d’y prendre part., Se faire un amusement de leurs plaisanteries , c’est se rendre aulsi coupable qu’eux. Comme ils ne raillent guere que pour être applaudis, trompons leur attente en leur opposant un froid & dédaigneux silence, qui les oblige eux- mêmes à se taire. Celui qu’une mauvaise honte empêche de témoigner sa juste horreur, trahit lâchement les intérêts de Dieu. Devons-nous être moins zélés pour sa gloire, que chacun de nous ne le scroit pour venger la sienne propre ou celle de la famille qu’on verrait attaquée ? C’est ce que fit un jour adroitement sentir à l'Empereur Théodoiè saint { 2 iVüt inscnsatï vitam illorum œjï'mabamus insa* nium , £jc. 5-> l6o L’ É C 0 L E Amphiloquc , Evêque d’ïcone & grand défenseur de la foi contre les Ariens. Il voyoit avec peine que l’empereur fnvo- risoit ces ennemis delà divinité de Jefus- Chrilt. Théodose ayant aflocié son fils Arcadius à l’empire, il profita de cette occasion pour venir au palais le jour que le Prince & son fils recevoient les félicitations dé toute la cour. Après avoir salué profondément l’Empereur, il s’approcha du jeune Arcadius, qui étoit affis près de lui fur son trône, & lui passant familièrement la main au visage Dieu te conserve , mon fils , lui dit- il. Toute l’assemblée rougit, & Théodose piqué comme d’une insulte qu’on lui faisoit en la personne de son fils, commanda qu’on chassât ce vieillard imprudent. Saint Amphiloque se retourna vers l’Empereur, & lui dit avec une respectueuse liberté On vous offense , Seigneur, lorsqu’on ne rend pas à votre Fils le meme honneur qu’à vous - meme. Croye 2 -vous que le Pere cc'leße ne ressente pas aussi vivement l’injure que lui font ceux qui refusent d’adorer son Fils, gui blasphèment contre lui en niant sa divinité ? Théodose comprenant alors la sagesse du saint fvêque, le traita avec plus d’honneur , & publia peu de temps après des lois séveres contre les Ariens. A combien de gens du monde, qui se des Mœurs. 161 disent chrétiens , ne pouroit - on pas adresser la même leçon ! Tranquilles & indifférens surtout ce qui regarde Dieu, ils font pleins de feu fur ce qui les touche. Qu’un impie raille en leur présence de ce qu’il y a de plus saint dans la religion une crainte humaine les rend muets, & peut-être même vont-ils jusqu’à s’en divertir. Mais que la raillerie lance fur eux ses traits piquans, qu’elle ne fasse même que les elHeurer un peu; c’est alors que toute leur sensibilité parent, que leur mécontentement éclate. S’ils aimoient Dieu autant qu’ils s’aiment eux-mêmes , ne prendroient-ils pas également en main ses intérêts ? S’ils le regardoient comme leur pere , ne défen- droient-ils pas sa gloire indignement outragée, en fermant la bouche à ces railleurs sacrilèges lorsqu’ils pouroient le faire, ou du moins en leur marquant de l’horreur & du mépris C’est une obligation indispensable pour tout chrétien , pour les femmes même qui n’ont pas renoncé entièrement à la religion ; & malheur à celles qui auraient perdu le meilleur garant, le plus sûr palladium de leur honneur , comme le remarque très - bien un Auteur Anglois dans les sages conseils qu’il adresse à ses filles. j, Ne vous permettez jamais, leur l6z L’ É C O L E dit-il, de mêler le ridicule aux discours qui ont la religion pour objet, & n’autorisez pas les autres à prendre cette licence, en parodiant vous amuser de ce qu’ils disent. Votre froideur suffira seule pour arrêter les personnes bien élevées, & vous,ns devez pas en souffrir d’autres auprès de vous. Les femmes se trompent beaucoup, lorsqu’elles s’imaginent de se faire estimer de nous par leur irréligion. Les incrédules eux-mêmes n’aiment pas l’incrédulité dans les femmes. Tout homme qui connoit la nature humaine, regarde la douceur ne caractère & la sensibilité du cœur, comme liées dans votre sexe avec les sentimens religieux. D’ailleurs les hommes regardent la religion comme une des principales sûretés que vous puffst ez leur fournir de la conservation de la chasteté, de cette vertu qu’ils estiment le plus dans les femmes. Si un homme prétend vous montrer quelque attachement , & s’efforce d’ébranler en vous les principes religieux; logez affûtées que c’est un étourdi , ou qu'il a fur vous des deli’eins qu’il n’ose avouer } Les femmes honnêtes doivent donc éloigner avec foin toutes les conversations qui tendent à ébranler leur foi. C3> Legt d’un pere à ses filles , Par. M. des Mœurs. i§; Elles doivent rejeter sévèrement tout ce qui a trait à l’irréligion , rompre brus- xjutment ou détourner le discours, & imposer même silence, s’il le faut, à ceux qui auroient l’indiscrétion ou l’irn- politeilé d’entamer & de continuer devant elles ces entretiens. Mais fur-tout qu’elles n’aient jamais la ridicule vanité de vouloir disputer sur ces matières, même avec les meilleures intentions. Une réponse nette, qui en faisant voir leur attachement inébranlable à la religion, oblige le railleur à se taire, vaut mieux pour elles, & leur fera infiniment plus d’honneur. Telle est celle que fit un jour une Dame, comme nous le lui avons ouï raconter à elle-même. Elle se trouvoit en voyage avec des Ministres ils le mirent à parer contre la re'igion catholique, badinèrent beaucoup fur plusieurs de ses usages , & vantèrent la réforme que Luther avoir, faite. La Dame qui jusqu’alors avoit gardé le silence, leur dit en riant 7 l faut avouer, Messieurs , que vous avez fait une admirable ref-rme vous avez G'é le caréme , la mes e, la confession , le purgatoire ôtez encore Penser , je serai des vôti es. Ils ne rép'iquerent pas un mot, & ne parlèrent plus de religion. C’est ainsi le plus si uvent qu’il faut répondre aux mauvais rJlieurs des 16'4 L’ É C O L E choses saintes. On ne doit pas s’engager dans le combat avec eux, si l’on n’est bien armé & assuré du triomphe c’est nuire à une bonne cause que de la mal défendre. Pour confondre l’erreur, pour la suivre dans le labyrinthe où elle aime à nous égarer avec elle, pour écarter les nuages dont elle s’enveloppe, & dont elle couvre la vérité, il faut plus de connoiflances & de lumière» que n’en ont la plupart des personnes du monde. C’est là le partage .des docteurs & des théologiens les plus habiles; & comme c’est à eux de faire connoitre toute la beauté , la sainteté, la divinité de la religion , c’est ausiî à eux sur-tout qu’il appartient de la défendre en détail, de la venger vigoureusement des insultes de ses ennemis. Et souvent il ne leur est pas fort difficile de le faite car la plupart de ceux qui attaquent la religion, ne la connoiiient point, & blasphèment ce qu’ils ignorent. Nous rapporterons à ce sujet un trait qu’on nous a raconté. Un Religieux étoit avec de jeunes Officiers dans une voiture publique. Ils se mirent à parler des choses de religion. Ils en firent le sujet de leurs plaisanteries, & débitèrent tout ce qu’ils fàvoient & ne fàvoient pas. Le Religieux qui les voit écoutés fans rien dire, fit tomber des Mœurs. idy à son tour la conversation sur les choses de la guerre il en parla d’une maniéré li ridicule, que ces Officiers ne purent s’empêcher d’éclater de rire; Meßkurs , leur dit-il, c’eft ainfi que vous avez parlé de la religion. J’ai voulu vous faire voir que nous ne nous rendons jamais plus ridicules qu’en voulant parler des matières qui ne font pas de notre ressort , ou raisonner de celles dont nous n'avons qu’une connoisj'ance trèi-J'uperficiclle ,• parce qu'il eß impossible d'en parler bien & avec justesse. En fait de religion plus qu’en tout autre , quand on parle de ce qu’on ne fait point , on s’expose à dire bien des erreurs & des sottises. Cette petite leçon les confondit, & ils furent plus circonspects le reite du voyage. Avec les impies & les libertins, qui ne parlent de la religion & des choses saintes que pour en railler, n’employez donc pour l’ordinaire qu’une réponse courte & générale qui tranche la difficulté , ou une fine ironie qui faite tomber le ridicule sur le mauvais plaisant. Elle prévient ou 'arrête de longs combats ; & il elt des occasions où il vaut mieux ne pas entrer en lice , même avec des armes supérieures. En voulant répondre à toutes les chicanes des impies, on s’exposeroit peut-être à scandaliser & à ébranler dans leur foi des iGS L’ É C O L E personnes foibles, qu’il convient quel-, qucfois déménager, quoique la crainte d’un scandale pris mal-à-propos ne doive jamais faire abandonner la cause de la vérité, quand les circonstances exigent de la défendre. Dans une compagnie nombreuse , l’incrédule vaincu rougiroit d’avouer sa défaite, & pour mieux la cacher, affecteroit un air de triomphe qui en imposeroit. On peut donc alors dédaigner 11 s attaques , & se contenter de payer son audace d’un juste mépris, après lui avoir fait sentir son tort ou son indiscrétion. C’est ce que fit dans une de ces rencontres le P. Oudin , Jésuite, & l’un des plus fa van s littérateurs de ce siecle. Un jeune incrédule étant allé le voir à Dijon , voulut aussi-tôt entrer en dispute avec lui sur la religion. Mais le P. Oudin l’interrompit en disant, qu’il nfaimoitpas à disputer avec personne sur les points importuns de notre foi C'cß pourquoi , ajouta-t-ii , trouvez bon que nous nen parlions pas. Du moins , mon Pere , ajouta le petit - maître en pirouettant fur un pied, je fuis bien-aise de vous apprendre que je fuis athée.,.Alors le P. Oudin gardant un profond silence, se mit à le regarder & à l’examiner avec étonnement & avec dédain. Qu’ai-je de si singulier , mon Pere,, répliqua le jeune homme, & que regardez - vous donc t e s Mœurs. 167 avec tant de curiosité ? Je regarde , Mans car , dit le P. Oudin, la bête quan appelle Athée , es que je navois jamais vue. A ces mots le petit-maitre se retira tout confus. „ Les hommes , dit Abadie , ne font incrédules que parce qu’ils veulent l’ètre; & ils veulent l’ètre, parce que c’est l’intérêt de leurs passions “. La religion ne sauroit s’allier avec une vie diilolue ; ses menaces empoisonnent tous les plaisirs criminels. Il laut , ou abandonner des passions qui font cheres, ou soutenir sans cesse des remords qui troublent; & comme il en coûterait trop pour sicrisier ce qu’on aime, & qu’on ne saurait se calmer qu’en doutant des vérités importunes, on prend le parti de ne rien croire , ou du moins de douter de tout. Mais on a beau chercher à se rassurer la rai Ion & la conscience sè soulèvent toujours contre un si affreux & si insensé système; & l’incrédulité la plus hardie ne peut presque jamais parvenir à étouffer tous leurs cris. Aussi n’est - il pas rare devoir les plus impies rétracter à la mort les railleries sacrilèges qu’ils avoient faites pendant qu’ils se portoient bien. Me'zerai , historiographe de France, avoit affecté, durant tout le cours dosa vie, un pyrrhonisme , qui étoit plus dans fa bouche que dans fou cœur. Pendant t6t V É C O L E sa derniere maladie, il fit venir ceux de ses amis qui avoientété les témoins les plus ordinaires de fa licence à parler fur les choses de la religion. Il les pria d’oublier ce qu'il avoit pu dire autrefois » & de lé souvenir que Mézerai mourant étoit plus croyable que Mezerai en santé. Quand l’homme se voit près de la mort , disoit un célébré Auteur païen, e’elt alors qu’il se souvient qu’il y a des Dieux & qu’il elf homme 4. S’il avoit paru l’oublier dans l’éclat de sa fortune, ou dans la vigueur de sa santé, il ne sent que mieux alors toute sa foiblesse & sa dépendance. Au premier lignai de la mort, le plus incrédule leve les yeux vers le ciel il reconnoit le Dieu qui tient en sa main la vie de tous les mot- t;els. il tremble fur un avenir qu’il s’étoit vanté de ne pas croire, & dont il avoit peut-être plaisanté souvent il redoute une éternité, dont les portes commencent à s’ouvrir, & lui font déjà entrevoir toutes ses profondeurs il se jette dans le feinde fonPere & de l’Auteur de son être. Heureux s’il y répand des larmes qui puilfent effacer ses blasphèmes ! Ceux 4 Time Deos , tune homintm cjse se menùnit, Plin. Jun. D E S M Œ U R S. J69 Ceux qui dans ce moment terrible, où il va être décidé de leur fort éternel, portent l’irréligion jusqu’à vouloir plai- lauter encore sur les choses les plus res. pectables , mettent le comble à leur impiété & à leur folie. Ils font consister leur honneur dans ce qui achevé de les couvrir d’opprobre. Toute plaisanterie dans un homme mourant, comme le dit l’Auteur des Caratlercs , est hors de sa place si elle roule sur le chapitre de la religion , elle est funeste. C’est uns extrême misere que de donner à ses dépens, à ceux qu’on laide, le plaisir d’un bon mot. C’est encore une raillerie bien condamnable , que celle qu’on se permet sur la vertu & la dévotion. Il y a, je le sais , une fauste vertu, une dévotion hypocrite, blâmable fans doute , mais beaucoup moins que le libertinage scandaleux & l’impiété déclarée car l’hypocrisie garde du moins les apparences ; & c’est, comme on l’a fort bien dit, un hommage que le vice rend à la vertu. Elle est aussi plus rare que bien des gens ne se le persuadent. Ils aiment à penser mal de la dévotion, pour se justifier de n’en avoir pas. La censure tacite que la vraie dévotion fait de leur conduite , les indispose contre elle. Ils se plaisent à la confondre avec la fauste , à la défigurer Tome, I, H 170 L’ Ê C O L E par de malignes interprétations , à lui enlever par des soupçons injustes l’estime qui lui est due, à la rendre même odieuse par la critique la plus amere ; & tandis qu’ils se permettent tout, ils ne lui pardonnent rien. Ils la regardent comme le partage des petits génies & des esprits faibles ils se croient au contraire des esprits forts ; & ils ont sans doute raison, fi la vraie force consiste à se laisser maîtriser par ses pallions , à se laisser aller à ses penchans , &, par une fuite toute naturelle, à mépriser la religion & ses pratiques. Les personnes dévotes peuvent avoir des défauts, A elles en ont, parce qu’on est toujours homme. On peut, avec de la dévotion, avoir des foiblesses , des petitesses même. Mais gardons-nous pour cela de mépriser la dévotion, & distinguons bien, si nous voulons être équitables, ce qui vient d’elle & qu’elle approuve, d’avec ce qui vient de l’homme & qu’elle s’applique à réformer. Les personnes dévotes qui ont des défauts, en auroient souvent de plus grands encore, si elles n’avoient point de dévotion. De combien peut-être de vices scandaleux ne les préserve-1-elle pas ! Qu’on en juge par bien des gens du monde, qui ne se piquent pas de piété, & qui font fort éloignés d’avoir les moeurs ausii des Mœurs.’ 171 pures que la plupart des dévots. Ceux qui aiguisent le plus les traits de la critique contre la dévotion, font souvent ceux qui donnent eux-mêmes le plus de prise à la censure. Pour respecter , pour estimer cette vertu , il suffiroit d’être juste, & de n’avoir point d’intérêt honteux à la déprimer. Que ce sentiment de M. de Fontenelle nous paroit beau ! Il disoit sur la fin de sa vie sai vécu cent ens, & je mourrai avec la consolation de réavoir jamais donné le plus petit ridi* cule à la plus petite vertu „ L’ Ê c o l i I I I. fhit votrt piété Jolt sincère & solide , -Alyez une véritable piété quelque rare qu’elle soit peut - être , elle n’en est que plus honorable & plus digne d’estime. L’impie, le libertin, d’après quelques exemples, aime à croire que eeux qui parodient les plus vertueux, ne font que jouer le personnage de la vertu, qu’ils n’ont par-dessus lui que plus d’habileté à se cacher, & qu’au fond ils ont, comme tous les autres, leurs pas- fions & leurs foiblesses. Aussi > malgré la régularité de bien des personnes pieuses qu’il connoît, malgré l’éclat scandaleux de sa conduite, il se persuade qu’il est moins coupable qu’elles ; parce qu’il est du moins de bonne foi, & qu’il n’affecte point de paroitre ce qu’il n’est pas. Laissons les ennemis de la pieté chercher à étouffer leurs remords, à se justifier dans leurs désordres, en tâchant de je persuader qu’il n’y a point de vertu, afin que le vice leur paroisse plus excusable. Laissons-îeur la triste consolation de penser aussi mal des autres qu’on pense mal d’eux. Pourions-nous espérer de faire euîendre la voix de la raison à dbs Mœurs. »7; ceux qui font profession depuis long* temps de la mépriser dans leur conduite ainsi que dans leurs discours, & qui ne se sont une idée si affreuse des autres hommes, que pour être moins effrayés de celle qu’ils font obligés d’avoir d’eux- mêmes ? Non, non, quoi qu’ils en disent, la piété n’est pas toujours un masque qui cache l’hypocrite & le scélérat. S’ils pourvoient être témoins de ce qui se passe en certaines âmes solidement pieuses ; s’ils voyoient la pureté de leurs intentions, la noblesse de leurs sentimens, la générosité de leurs sacrifices, ils en seroient quelquefois remplis d’admiration ; & loin de les mépriser, ils auroient pour elles cette vénération & ce respect qui sont toujours dus à la vertu. Si la fausse piété est plus connue que la vraie , c’est que celle - ci se cache , parce qu’elle est humble l’autre , au contraire , aime à se montrer , parce qu’elle est orgueilleuse. Mais, quoiqu’elle ait presque tous les dehors de la piété véritable , tôt ou tard elle se dément & se sait connoître le voile dont elle se couvre , tombe quelquefois de lui-même , & elle réussit plus longtemps à se faire illusion qu’à le faire aux autres. Car nous ne parlons pas de ces dévots scélérats, de,ces tartuffes impies, 174 L’ É c o t e qui ne se servent du manteau de la piété que pour mieux cacher le jeu de leurs pallions , couvrir leurs vues criminelles & tromper les hommes. Il en est d'autres qui, dévots de meilleure foi, n’ont pas neanmoins une piété sincere ni solide , parce qu’ils veulent allier avec la piété ce qui lui est incompatible. En plaignant leur erreur, cherchons à les détromper peut-être y réuffirons- nous, en les montrant à eux-mêmes tels qu’ils paroiffent aux yeux des autres. Si quelquefois on craint de se connoitre, de peur d’être obligé de le corriger , souvent auffi on ne le corrige point, parce qu’on ne se connoît pas. Quoique les femmes aient pour l’ordinaire plus de piété & de dévotion que les hommes , soit parce qu’elles ont le cœur plus sensible & plus tendre, soit parce que moins occupées de grandes affaires ou de l’étude, elles n’ont ni à remplir les emplois qui dissipent & font souvent négliger la plus importante de toutes les affaires , ni à cultiver des sciences qui enflent le cœur & le dessèchent ; elles peuvent aussi plus facilement donner dans l’illusion. On en voit qui sont exactes à toutes leurs pratiques de piété elles se reprocheroient de manquer à la plus petite. Mais en même temps elles font impérieuses , aigres des Mœurs.' Si entêtées elles ne lavent ni plier ni se contraindre il faut que chacun souffre de leur humeur & de leurs caprices. Elles veulent être dévotes , & ne font pas même raisonnables. il y en a qui, par un aveuglement aussi étrange, veulent unir tout le luxe Se tous les plaisirs du monde avec la dévotion & la piété. On est le matin à l’église, & le soir aux spectacles. On est de toutes les assemblées chrétiennes & de tous les amul'emens mondains. On veut servir tour-à-tour Dieu & le monde. Mais comment peut-on se flatter de pouvoir plaire à deux maîtres, allier l’esprit de Dieu avec celui qui lui est le plus opposé, le goût des choses saintes avec celui des choses profanes, & malgré les anathèmes que Jesus-Christ a lancés contre le monde , espérer d’accorder le monde & l’Evangile ? 11 en est d’autres qui, par une illusion moins condamnable, mais qui l’est néanmoins, consacrent à la dévotion & à la priere une grande partie du temps qu’il faudroit donner à l’éducation de sa famille , au foin de son ménage, à la vigilance fur lès domestiques. Mais la vraie piété qui nous porte à remplir fidellement tous nos devoirs, pour oit- elle approuver qu’on les négligeât pour elle, & qu’on lui conlacrât un temps I?6 L’ E C 0 L E qu’on ne sauroit lui donner sans le dérober à ses plus étroites obligations ? La religion pouroit-elle autorise- ce que la raison condamne ? Ne nous ap prend-elle pas elle-même , qu’il n’y a point de priere plus publiante, plus efficace auprès de Dieu que l’accomplissement de ses volontés, & qu’on n’est rien à ses yeux quand on n’est pas ce qu’on doit être. Lorsque le Roi Henri IV travaillât à des affaires pressantes, & qu’il ne pouvoir affilier au service divin, il en faisoit des especes d’excuse aux Prélats qui se trouvoient à sa cour , & leur disoit Qiiand je travaille pour le public , il me semble que c est quitter Dieu pour Dieu même. Quelque légitime que soit cette raison , on ne doit pas néanmoins en abuser , comme bien des personnes qui prétextent leurs affaires ou leurs foins domestiques pour se dispenser de ce qu’ils doivent à Dieu , & qui les oublient quand il s’agit de leurs plaisirs. Si on le vouloir bien sincèrement, ou trouverait presque toujours du temps pour satisfaire avec prudence aux devoirs ordinaires de la piété , fans négliger ceux de son état, & ceux - ci même ne s’en feraient que mieux. Il y a tant de morne ns qu’on perd en des choses vaines ou moins importantes. Qiii eut jamais 'des Mœurs.' 17p de plus grandes occupations que Saint Louis fur le trône? Qui fut cependant plus exact , & à remplir tous les devoirs de son état, & à 11’omettre aucune de ses pratiques de piété? L’auteur du Traité du vrai mérite , qu’on n’accusera certainement pas d’avoir été un bigot, dit qu’il a connu de vieux guerriers, qui étoient persuadés que dans cent dangers dont ils ne penvoient fe tirer fans une espece de miracle, ils avoient du leur salut à la régularité avec laquelle ils récitoient dévotement, depuis leur enfance, des prières dont ils faisaient la nourriture & la force de leur ame. » Je crois , ajoute-t-il, l’affiduité à entendre la meife, le plus efficace de tous les principes de conduite. J’ai trouvé des Officiers-généraux en voyage, qui forcés de partir dès quatre heures du matin, ne l’auroient pas perdue pour tous les biens du monde, Ils iàvoient rendre à Dieu & au Prince ce qu’ils leur dévoient Cela nous montre de quelle importance il est de former de bonne heure les enfans à la piété, & de les accoutumer à en remplir fidellement tous les devoirs. Les premières impressions font ordinairement les plus durables. Un vase neuf conserve long-temps l’odeur de la premiers liqueur qu’on y a versée. Z 78 t’ É c o l s Comme nous voulons faire aimer îa piété , nous nous garderons bien de la peindre fous ces traits sombres & rembrunis, dont certaines personnes se plaisent à la charger. Une morale trop sévere produit peu de Saints. Elle fait préférer la facilité qu’on trouve à demeurer dans le vice, aux difficultés qu’il y a d’en sortir, & de pratiquer la vertu. Un rigorisme outré ne sert communément qu’à rendre la piété & la religion même odieuses. C’est un sujet de raillerie pour les libertins , & de scandale pour les foibles. Les libertins font bien aises qu’on leur exagere les choses, pour avoir droit de n’en rien croire, & surtout de n’en rien faire, & qu’on leur en demande trop, pour avoir un prétexte de refuser tout. Les foibles, fur ces principes trop sévères, se sont souvent formé de fausses consciences, qui leur ont fait commettre de véritables crimes. Pour se détromper les uns & les autres, qu’ils lisent le beau livre que saint François de Sales a composé sur ce sujet f . Ils y verront que la vraie piété n’est ni aussi farouche ni aussi austère qu’on s’est plu à la leur représenter ; que le joug du Seigneur est doux & léger ; qu’on peut vivre dans le 1 s Introduis ion i la rit dirett. des Mœurs; Î79 monde sans être du monde, & qu’on peut y avoir de la dévotion fans blesser les bienséances, fans fe rendre ridicule ou méprisable. Ils y apprendront surtout que la piété sage & éclairée ne cherche, ni par une rigueur trop gênante à rétrécir le chemin du ciel juiqu’à le rendre impraticable, ni par un relâchement trop doux à l’élargir jusqu’à le rendre trop facile. Entre ces deux routes, dont l’une conduiroit au désespoir & l’autre perdroit par une trompeuse confiance , elle tâche de prendre le juste milieu pour elle-même & pour les autres. Mais quelque ennemie qu’elle soit des excès dont nous venons de parler, elle l’est encore bien plus d’un autre, qui n’est aujourd’hui que trop commun, de cette dangereuse & séduisante maxime, qui prétend borner tous les devoirs de la piété chrétienne aux devoirs de la p’robité mondaine, & qui ose assurer qu’on est assez vertueux lorsqu’on est honnête homme. Je demanderois volontiers aux apôtres de ce nouvel évangile, par quelle autorité ils viennent contredire si formellement celui de Jesus-Christ , & s’ils ont donné, pour mériter notre créance, des preuves plus authentiques de leur mission. S’ils en ont de moins fortes , vu plutôt s’ils n’en ont d’autres que lent H 6 ïgo L 1 £ C 0 L É opinion particulière & la commodité de leur doctrine, doivent-ils s’étonner que nous déférions plutôt à la parole de Dieu qu’à la leur ? car pour nier ou douter que la religion chrétienne soit divine, il faut avoir renoncé à toutes les lumières de cette raison même qu’ils veulent prendre uniquement pour guide. Mais il n’est pas moins évident que la religion de l’honnête homme chrétien est bien différente de celle que se contente d’avoir celui qu’on appelle simplement honnête homme selon le monde. Celui-ci soumet la religion à sa raison. Parmi les dogmes du christianisme, il adopte les uns, rejette les autres, ne compose fa foi que des articles qui lui semblent ne point contredire ni révolter la raison , & il se fait une religion à sa mode. Parmi les préceptes, il respecte ceux qu’on ne pouroit violer sans manquer aux lois de l’honneur ou de la société il s’en déclare hautement le rigide observateur , pour se croire en droit d’enfreindre ou de mépriser les autres , qui le gêner oient trop, ou qui ne lui plaisent point. L’homme véritablement chrétien soumet au contraire sa raison à la religion, & la captive sous l’obéissance de la foi. La raison chez lui ne fait que les premier pas ; elle le conduit jusqu’au fane» DES M Œ U U S. Igl tuaire du christianisme. Là , après lui avoir fait voir écrites en caractères lumineux les preuves incontestables de la divinité de fa religion , elle le remet entre les mains de la foi , à laquelle il fe soumet aveuglément pour tout ce qu’elle lui enseigne de la part de Dieu ; alfuré de ne pouvoir jamais s’égarer, parce qu’il est conduit par celui qui est la sagesse & la vérité même. Fidelle observateur de tous les préceptes , il croit devoir n’en mépriser aucun, parce qu’ils émanent tous de la même autorité, qui est celle de Dieu. Enfant soumis de l’Eglise, il en respecte toutes les décisions , & les regarde comme des oracles, parce que son infaillibilité est fondée sur les promesses de son divin Auteur, qui sera toujours avec elle jusqu’à la consommation des siècles, & qui veut qu’on regarde comme un païen & un publicain celui qui n’écoutera pas l’Eglise. Toutes ses lois sont sacrées pour lui ; il fait qu’on ne doit pas seulement l’obéissance aux préceptes naturels & divins, mais encore aux préceptes ecclésiastiques ; qu’il faut observer les uns & ne pas omettre les autres , & qu’une feule offense mortelle, en quelque point que ce soit, suffit pour nous perdre éternellement. Mais la vraie piété ne s’en tient pas là, & elle ne se borne pas simplement N,.. , i§r L’École à ce qui est commandé. Elle aspire à ce qu’il y a de plus parfait, de plus digne d’elle & de Dieu. Elle aime mieux en faire trop que trop peu , & aller au- delà de ses obligations que de s’exposer à y manquer en cherchant trop scrupuleusement le terme de ses devoirs. Elle fait à qui elle se confie. Elle connoît la bonté généreuse du Maître qu’elle sert, & qui récompense si libéralement tout ce qu’on fait pour lui, tandis que les hommes, qu’on sert avec tant de zele & d’empressement, ne récompensent presque rien de ce qu’on fait pour eux. . Bien différent des mondains , dont la piété est si facile à se rebuter, si prompte à se dégoûter dans le service de Dieu, & qui trouvent que les momens qu’ils jr donnent font toujours ceux qui leur semblent couler le plus lentement; le chrétien pieux ne goûte jamais de momens plus doux , plus agréables , que ceux qu’il peut consacrer aux saints exercices line s’imagine pas que la naissance, les dignités ni les richesses suent un titre pour se dispenser de ce qu’un doit à Dieu. Plus le rang qu’il tient dans le inonde est honorable & distingué, plus il se croit obligé à servir de modelé & à donner l’exemple. Ainsi pensoit J’illustre épouse de Henri xll, Louise de Vaudemont. Placée des Mœurs. 18? fur le trône de France, la couronne ne servit qu’à relever l’éclat de ses vertus, & ne lui fît rien perdre de son humilité , de sa piété, de sa douceur. Elle fut un modele de modestie & de pudeur dans un temps où la dissolution & les débauches infectoient la ville & la cour. Au milieu du luxe & du faste le plus indécent, elle ne se distinguoit que par la simplicité de ses habits. Aussi pieuse qu’elle étoit humble & modeste, elle parloit plus à Dieu qu’aux hommes , & on la trouvoit plus souvent aux Kglises qu’au Louvre. Durant les premières années de son mariage, elle se confessoit & communion tous les mois mais quatre ans après avoir épousé le Roi, & étant veuve , elle fréquentoit les Sacremens tous les huit jours. Convaincue par là propre expérience que la lecture des livres spirituels est l’aliment de la piété, que ces livres qui paroissent si ennuyans, fi insipides aux personnes qui ne lisent que des livres profanes, font bien plus utiles & plus nécessaires, elle les lisoit volontiers , & en faisoit la nourriture ordinaire de son ame. Celui qu’elle se faisoit lire le plus souvent, étoit la Vie des Saints 6 . 6 Il y a plusieurs Vus des Saints très-bien faites* & très - diimées, telles çue celles Uu i*, Croisa, & ,84 L’ É c o i s C’est en effet ce qu’il y a peut- être de plus propre à nourrir la piété , & même à en inspirer l’amour & le goût les exemples des Saints ont fait beaucoup d’autres Saints. On lit avec avidité tant de livres qui n’apprennent rien, ou qui ne servent qu’à satisfaire une vaine curiosité. On ne veut rien ignorer, excepté la feule chose qu’il faudroit savoir, la science de la religion & du salut. Par une suite de l’incrédulité de notre siede , on parolt rougir de la lecture la plus utile & la plus édifiante , comme on rou. git de passer pour pieux & dévot. On redoute la critique du monde, de ce monde qu’on n’a pas la force de mépriser lors même qu’on le juge le plus méprisable. On craint des hommes qui ne peuvent faire aucun mal, & dont la censure est un éloge tacite mille fois plus glorieux que leurs fausses & frivoles louanges ; & l’on ne craint point de rougir du service d’un Maître tout-puis- mieux encore celles du P. Grijset , pour tous les jour» île l’année; en douze volumes, Ü. les Vies des Pères , des Martyrs & des autres principaux Saints , traduites le PAngiois par une Société d’Eccléfi astiques. Il y a aussi un bon Abrégé de La Vie des Saints pour tous les jours de /'année , accompagnée de réflexions , &c. en un gros vol. in *8°. par un Curé de Rouen. Noua ne parlons pas des autres, parce que nous ne vouions indiquer que ee que nous sonnojsibus de meilleur, des Mœurs. *8s fànt , d’un Dieu jaloux, qui regarde du même œil & ses ennemis & ceux qui n’osent se déclarer pour lui. Y a-t-il donc sur la terre des Grands assez grands, & des Puissans assez puissans, pour mériter que nous les préférions à Dieu ? Qui que vous soyez , dans quelque état, à quelque haut rang que vous soyez placé , ne rougissez jamais d’être pieux , ni de le paroître. Ne faites pas comme le superbe , qui s’imagine qu’il ne doit point croire ni agir comme le vulgaire. Ne prenez pas pour une marque de noblesse & de grandeur d’être moins sage que les autres. Si parce que vous êtes noble vous avez peine à faire ce. que fait le petit peuple , faites mieux que lui ce qu’il fait bien. Ne le suivez pas dans les voies de la piété ; ayez égard à votre condition, marchez le premier , servez d’exemple. Tenez votre rang dans le lieu saint; ne permettez pas qu’aucun y soit plus religieux ni plus modeste que vous. Mon fils , disoit avec cette simplicité si digne de sa piété Saint Louis à Philippe qui devoit lui succéder au trône, assistez avec dévotion au service de Dieu t£ de la sainte Eglise notre mere. Priez-y Dieu de cœur & de bouche , principalement à la messe , après la consécration du corps de Notie- Seigneur , fans y causer ni parler à qui i%6 V É C O L 2 que ce soit. Ce saint Roi pratiquoit lui- même ce qu’il recommandoit à son fils. Il étoit durant tout le temps de la messe, & fur-tout après que les paroles sacrées avoient fait descendre fur l’autel la Victime sainte , dans le recueillement & le respect le plus profond. Quelle différence de ce pieux Monarque à ce tourbillon de jeunes & quelquefois de vieux insensés, qui, après avoir passé toute la semaine sans pa- roitre dans nos temples , y accourent enfin les jours de fêtes & de solennités ! Entraînés par la coutume & conduits par la bienséance , ils y viennent pour voir & pour être vus ; pour critiquer & pour étaler les modes, les parures mondaines ; pour concerter souvent les plaisirs de l’après-midi, durant le plus auguste de nos Mystères. Sans retenue comme fans religion dans nos Eglises, on les voit y causer, y rire, y commettre des indécences qu’ils n’ose- roient se permettre dans une assemblée profane. Ils entrent avec décence dans la maison d’un Grand , ils s’y observent, ils s’y composent ; & ils ne craignent pas d’entrer, d’agir {ans respect dans la maison de Dieu. Ils y promènent partout leurs regards insolens , qu’ils ne fixent de temps en temps fur l’autel que pour voir si le sacrifice sera bientôt fini. des Mœurs. iz? A peine daignent-ils suspendre leurs scandaleux entretiens & mettre un genou en terre , ou incliner foiblement la tête, dans le moment le plus redoutable du sacrifice. S’ils ne font plus chrétiens, pourquoi viennent-ils dans les assemblées chrétiennes ? & s’ils le font encore, comment osent-ils y outrager , y insulter le Dieu qu’ils adorent ? Avouons-le pourtant à la gloire de la religion quelque fréquent que soit ce désordre, il n’est pas universel. Dieu s'est réservé parmi nous un grand nombre de vrais & de fidelles adorateurs ; & l’on voit les Princes eux - mêmes ne pa- roître devant nos autels que pour confondre l’impiété par d’augustes exemples , & donner à leurs peuples des marques publiques de leur piété. Nous avons vu de nos jours un puissant Monarque prier durant les saints mystères avec une modestie édifiante , descendre de carrosse & se mettre à genoux au milieu des boues pour adorer le Fils de Dieu , qu’on portoit aux malades 7. Nous avons vu le vertueux Dauphin son fils, que la religion honorera longtemps de ses regrets, signaler également 7 Louis Xf , qui eut toujours un grand fonds ie religion. i88 L* È e o l E sa piété. Ayant apperçu de loin une procession du Saint-Sacrement, il fit arrêter, descendit de carrosse, s’avança à pied vers le reposoir , se confondit dans la foule, rejeta les carreaux qu’on voulut mettre fous ses genoux, & se prosterna sur le pavé. La piété des Grands est le plus beau triomphe de la religion , qui à son tour les comble de gloire. Cette belle qualité fut une de celles de Philippe II , Roi d’Espagne, que l’Histoire nous représente comme un des plus grands Princes de son siecle par fa sagesse, son équité & sa magnificence. Il étoit sorti de Madrid pour se promener en voiture. Il trouva le Vicaire d’une petite paroisse de la campagne , qui , précédé d’un enfant, portoit le saint Viatique à un malade. Il descendit aussi-tôt de son carrosse, y fit monter le Prêtre, qu’il accompagna la tête nue & la main à la portière, jus qu’à ce qu’il fût arrivé chez le malade. C’étoit un pauvre Jardinier. Le Prince assista avec la plus grande dévotion à toute la cérémonie. Il fit ensuite une aumône considérable à celui qu’on ve- noit d’administrer; & remontant dans son carrosse avec le Prêtre , qu’il fit mettre à la place la plus honorable, il le ramena jusqu’à son Eglise imitant en cela l’exemple d’un de ses plus DBS M Œ U R S. 18- illustres aitcetres, Rodolphe de HubsbourÇy tige de la Maison d’Autriche , dans laquelle la pitié & la religion ont de tout temps été héréditaires. Ce Prince étant à la chasse, rencontra un Curé qui permit le Viatique. Il descendit de cheval, y fit monter le Prêtre , & conduillt lui- même le cheval par la bride. Le nouveau Roi de Portugal, Dom Pedro , a donné à ses sujets, dans une semblable occasion, une marque aussi éclatante de son religieux respect ; & il a fait voir à ce siede d’irréligion, que. la vraie grandeur ne consiste point à faire parade de son impiété , à mépriser les choses saintes, mais à honorer , à servir son Créateur & son Maître. Quels sentimens respectueux ne devons - nous donc pas avoir aussi pour cet Etre suprême , puisque nous voyons de grands Monarques, devant qui tous les autres hommes se prosternent & s'humilient * se prosterner eux-mêmes & s’humilier devant lui ! Quelle plus utile instruction à donner à la jeunesse, que de lui faire remarquer souvent ces nobles exemples , si propres à lui donner une grande idée de Dieu & de la religion, à lui transmettre l’amour de la véritable f iété, qui est, ainsi que la crainte du eigneur, A la source de la sagesse. 190 L’ È C O L B Cet héritage, le plus précieux que des parens chrétiens puissent laisser à leurs enfans , ne le donne pas comme les autres hiens, en disant Je laisse à mon ßls la pieté 6r la sagesse. Si vous voulez qu’il les possédé, faites en forte, tandis que vous vivez, qu’il s’en mette en pot session. Si vous attendez trop long-temps, il ne les aura jamais. C’est au printemps de la vie qu’il faut jeter dans les jeunes cœurs les semences de la vertu. 11 faut pour ainsi dire , leur faire sucer avec le lait les premières douceurs de la piété elle croîtra avec l’âge, elle jettera dans l’ame des racines profondes, & les plus violentes tempêtes ne poliront la renverser. Dociles à ses leçons , ils deviendront des hommes sages, des citoyens vertueux , des personnes irréprochables dans leurs mœurs & dans leur conduite, aussi sidelles à remplir tous les devoirs de la probité & de l’honneur que ceux de la piété & de la religion ; ou plutôt exacts observateurs des premiers, parce qu’ils le seront de ceux-ci car comme il n’y a point de vraie, de solide religion sans probité , il n’y a point non plus de vraie, de solide probité sans religion & qui peut oublier ce qu’il doit à Dieu, peut aisément méconnoitre ce qu’il doit aux hommes, des Mœurs. 191 t Nous ¥fe pouvons mieux finir ces réflexions, que par les excellons conseils que Madame de Maintenon douât , au sujet de la piété , à la Duchesse de Bourgogne, dans l’instruction qu’elle composa pour cette jeune Princesse. C’est un parfait modele de ce que tous les gens du monde, & en particulier les personnes du sexe, doivent faire. ,, Que votre piété , lui dit-elle, soit solide, droite, éclairée solide, en évitant de la mettre dans des minuties; droite , en préférant toujours les obligations de votre état à toute dévotion particulière ; éclairée, en vous instruisant de tout ce que vous devez savoir pour vous sauver. » Vous aimez la joie, le repos, le plaisir croyez-moi, j’ai goûté de tout ; il n’y a de joie , de repos, de plaifir qu’à servir Dieu ; le vice est affreux, & l’on ne peut trop tôt se donner au Seigneur. » Evitez la vanité & l’oisiveté ; évitez sur - tout le péché on se jette aisément dans le vice, 011 en fort difficilement. „ Méditez la loi de Dieu jour & nuit; gravez-la profondément dans le fond du cœur rentrez souvent en vous-même, & tâchez de vous mettre en la présence Me Dieu au milieu des compagnies les plus nombreuses» 19* L’ E C 0 L E „ Aimez l’Eglise , qui est rassemblée des fidelles respectez ses Ministres protégez les gens de bien & les bonnes œuvres. Déclarez-vous contre les nouveautés dans la religion. Tenez-vous attachée au Saint -Siege , c’est le centre de la catholicité. „ Soyez simple dans la piété, docile, humble, unie, comme saint Paul l’ordonne aux femmes. ,, Fréquentez les sacremens avec joie & avec confiance choisissez un bon Confesseur, & laissez-vous conduire dans le bien qu’il vous conseillera. ,, Aimez la lecture des livres qui portent à Dieu, tels que l'Imitation de Jesus- Christ & les Œuvres de saint François de Sales , que vous ne devez point vous lasser de lire. Les livres profanes inspirent l’orgueil, & nourrissent la curiosité si dangereuse à notre sexe, à mesure qu’ils étendent les connoifiances. „ Aimez vos enfans, voyez - les souvent c’est l’occupation la plus honnête qu’une Princesse & une Paysanne puissent avoir. Jetez dans leurs cœurs les semences de toutes les vertus. ct B des Mœurs. 19; 1 .- ==== es^=========& Et qu'à tous vos discours la vérité préside. La vérité est ie premier devoir de l’homme en société. La parole a été donnée aux hommes pour se communiquer leurs pensées c’est aller contre l’institution de la nature , que de la faire servir à la duplicité & au mensonge. Quelle confiance les hommes pouront-i's avoir entre eux , st la vérité est bannie de la société, & st la langue , destinée à être l’interprete fidelle du cœur , n’en est plus que le voile trompeur qui le cache & le déguise? Que l’homme vrai est précieux dans le commerce de la vie ! Avec lui on peut régler ses jugemens, ses sentimens, les démarches son amité n’est point équivoque ni trompeuse sa bouche est l’organe de la vérité, & jamais le mensonge n’a souillé ses levres. Maisilfaurconvenir qu’un tel homme est bien rare. La vérité est simple & ingénue ; & nous voulons du spécieux & de l’ornement. Elle vient du ciel toute faite, pour ainsi dire, & dans toute fa perfection5 & nous n’aimons que notre propre ouvrage, 'la fiction & la fable; ou , comme dit un Auteur célébré, qui Tome I. I 194 L’ É C O L E par la multitude de ses erreurs eu tout genre l’a prouvé plus que personne. Le vtai nous vient du terre Ciel s l’erreur vient de Voltaire. la Voyez le peuple il controuve, il augmente, il charge les faits par gros siéreté & par sottise. Dans le grand monde toutes les sociétés font empoi- ionnées par le défaut de sincérité & de droiture les entretiens n’y font le plus souvent que des mensonges, cachés fous les dehors de l’amitié & de la politesse. Les politiques font du déguisement & du mensonge leur étude ; plusieurs en font leur plaisir, & d’autres leur métier. Pour vous , ce qu’en ont fait tous les grands hommes , l’abomination » de votre cœur. Regardez avec le Sage le mensonge comme une tache honteuse & un opprobre. La vie des menteurs , ajoute-t-il, est une vie fans honneur leur confußon les accompagne fans ccjße 8 - L’honnête homme, le vrai chrétien, ne méprise pas seulement le mensonge, mais il le hait, il ledételfe, parce qu’il fait jjue le Dieu qu’il adore elf la vérité s S j ADoninûVo est Domino labia m tndacia. Prov. 12. DSS M CE X> R. S. igs même, & que les levres menteuses lui font en abomination 9. Ne craignez donc jamais que de ne pas dire la vérité, & abhorrez le mensonge plus que la mort. Ces beaux sentimens étoient ceux de ce saint Evêque de Thagaste en Afrique , nommé Firmus , dont parle saint Augustin. Il tenoit chez lui, caché avec beaucoup de soin, un homme innocent, qu’un Empereur païen vouloir faire mourir. Des Exempts vinrent par ordre de l’Empereur lui demander cet homme. Il leur répondit qu’il ne pouvoir ni mentir ni leur découvrir celui qu’ils ch er choient. On lui fit souffrir tous les tourmens imaginables mais il fit paroî- tre une constance héroïque. Il fut amené devant l’Empereur, qui admira ses sentimens , & lui accorda même la grâce de l’homme qu'il gardoit chez lui. Quelles louanges, ajoute le saint Docteur , ne mérite pas cet illustre Evêque, qui aima la vérité jusqu’à tout souffrir plutôt que de mentir ! A son exemple, estimez plus la vérité que toutes les choses du monde, craignez de vivre avec la réputation d’être un homme faux. Haïssez le mensonge ; & quoique dans les compagnies on f 9; in keminemendacium , Kcdi» 20. 1 2 195 L 5 É C O L E l’appelle le. plus innocent des péchés , & dans les palais le plus nécessaire, appelez-le par-tout le plus honteux & le plus indigne d’un homme d’honneur. Ne vous permettez même jamais de le mêler à delî'ein dans les faits que vous racontez, pour les rendre plus agréables. Quelque ornement que vous puissiez lui donner, croyez qu’il ne sautoir être que très-melléant dans votre bouche. Il l’est fur-tout dans celle de ces personnes, qui par leur état, parleur dignité ou par la sainteté de leur caractère , doivent être les plus fidelles images de celui qui est la vérité par essence 10. Un Religieux qui vouloir se jouer delà simplicité apparente de saint Thomas d’Aquin , lui dit d’aller à la fenêtre , & qu’il verroit en l’air un bœuf qui voloit. Saint Thomas y accourut. Le Religieux se moqua de lui. Comment, lui dit-il, avez-vous pu croire qu’un bœuf pût voler? Je croirois plutôt, lui répondit le Saint, qu’un hœuf volât , que de penser quun Religieux tel que vous fit un mensonge. De quelque condition que vous soyiez, ayez la force de ne jamais rien dire que de vrai. N’ayez pas la manie si ordinaire aux enfans, aux femmes & à ceux 19 Non iecetprincipcm labium mentiens. Frov. Z7. des Mœurs.“ 197 qui ont , comme elles, l’imagination vive à ardentej de tout agrandir, de tout exagérer. On veut étonner & surprendre dans cette vue on outre tout ce qu’on dit, & d’un ciron l’on fait un colosse. Mais qu’arrive-t-il ? dès que l’on con- noit une personne sur ce ton , on commence par diminuer au moins la moitié de ce qu’elle dit, & l’on finit par ne plus la croire. Evitez le mensonge avec un foin extrême. Si l’on remarque en vous peu le sincérité, L’on ne vous croira pas, lors même Que vous direz la vérité H . On 11e gagne en effet à mentir, que de n’ètre pas cru lorsqu’on dit vrai. Un menteur ne ment pas toujours, mais c’est toujours une folie de se fier à si parole. Un méchant homme affirmoit une chose avec serment Ce rieft pas aux fer mens qu’on ajoute foi, lui répondit-on ,• ceft à la probité. Quand une personne a la réputation d’être vraie, on jureroit sur sa parole ce qu’elle dit a toute l’autorité du serment. Madame la Duchesse de Longue- ï! Tables d'Esope , mises en françois avec le sens fnoral en quatre vers , qui sont ordinairement bien faits. C’est un excellent livre p'jur les enfans qfli commencent à lire. 1 3 ip8 L’ È c o l ë ville , qui mérita par scs grandes qualités l’eitime dont e!le jouit dans le dernier' siecle, n’ayant pu, dit Pclifon, obtenir une grâce du Roi pour une de ses créatures, elle en fut ti vivement piquée, qu’il lui échappa des paroles fort indiscrètes & fort peu respectueuses. Une seule personne qui les avoir entendues , ne lui fut pas fidelle. La chose revint au Roi , qui en parla à M. le. Prince c’étoit le grand Coudé, frere de la Duchesse de Longueville. Celui- ci assura le Roi que cela ne pouvoir être, & que sa sœur n’avoit pas perdu l’esprit. Je l’en croirai elle-même , répliqua le Roi, ß elle dit le contraire. Le Prince va voir sa sœur , qui ne lui cache rien. En vain il tâche, durant une après-dinée toute entière , de lui persuader qu’en cette occasion la sincérité fer oit une vraie simplicité; qu’en la justifiant auprès du Roi il avoir cru dire la vérité mais qu’il falloir laisser tomber cela, & qu’elle feroit même plus de plaisir au Monarque de nier fa faute que de l’avouer. Voulez-vous , lui dit- elle , que je la répare par une plus grande , non - feulement envers Dieu , mais envers le Roi ? Je ne faurois gagner fur moi-, même de lui mentir , lorsqu’il a la gêné-, de m’en croire ris fis' s’en rapporter à moi. Celui qui m’a trahie a grand, torts des Mœurs. 199 mais apres tout il ne ni eß pas permis de le faire palier peur un calomniateur , puisqu’ en ejfct il nel’efi pas. Elle alla le lendemain à la Cour. Après avoir obtenu de parler an Roi en particulier , elle se jeta à ses pieds , & lui demanda pardon des paroles indiscrètes qui lui étoient échappées. Elle ajouta que M. le Prince n’avoit pu l’en croire capable, & que c’étoit pour cela qu’il avoir entrepris de la justifier auprès de Sa Majesté; mais qu’elle aimoit mieux lui avouer sa faute que d’être justifiée aux dépens d’autrui. Louis XIV , par un action également héroïque , non-seulement lui pardonna de bon cœur , mais lui fit quelques autres grâces qu’elle ne s’attendoit pas de recevoir elle crut même remarquer qu’il la traita depuis avec plus de considération & de bonté qu’auparavant. S’il est vrai que de la soibieiie & de la dépendance naiisent souvent la fineise & la faulseté , la vérité est une vertu biçn . estimable dans les femmes. Austi faut-il avouer qu’elle s’y trouve encore plus rarement que dans les hommes, parce que l’éducation même qu’011 leur donne pour l’ordinaire , augmente & fortifie en elles le penchant qu’elles ont à la dissimulation. On leur apprend, presque dès l’enfance, fart de feindre, & la plupart n’y deviennent que trop 2,00 L’ É C O L E habiles. Madame de Maintcnon , qui re- connoît que la mauvaise dissimulation dans laquelle on éleve les femmes a de grands inconvéniens , conseille à la Ducheise de Bourgogne d’avoir plutôt une prudente En lui recommandant d’unir la prudence à la franchise, elle lui donnoit un avis bien important; car il est quelquefois de la sageste de diffimuler ce qu’on pense , & de ne pas dire tout ce qu’on fait. La diiiimulation n’est donc pas toujours mauvaise ni blâmable. 11 y en a une louable, au contraire, & qui fait partie de la prudence elle sait, sans le secours du mensonge, cacher ses senti- nvens aux curieux qui voudraient les- pénétrer elle tait la vérité qui déplairait, lorsque les circonstances n’exigent pas qu’on la faste connoitre elle couvre des voiles du silence, quand la justice ou la charité le demande, ce qu’elle fait des défauts ou des intérêts du prochain. Cette belle & estimable dissimulation est le partage des hommes sages & prudens, des personnes vertueuses & chrétiennes , comme celle quf emploie le déguisement & le mensonge pour tromper & en imposer, ou qui retient la vérité captive, lorsqu’il est du devoir de la manifester , est la honteuse ressource des politiques mondains, des. DES M Œ U R 8. 201 eourtisans flatteurs, des chrétiens foibles & pusillanimes. La bouche qui ment , dit l’Esprit-Saint en parlant des mensonges pernicieux, donne la mort à l'ame. Le faux témoin ne demeurera pas impuni , & celui qui dit des mensonges périra 12 . Ces terribles sentences frappèrent tellement un pieux Avocat, qu’ayant, un jour en plaidant , laide échapper un léger mensonge, & étant tombé peu après für ces endroits de l’Ecriture, il renonça fur le champ à une profeiîion où il est si facile & fi. funeste de déguiser la vérité. Ceux qui le font un jeu & une habitude de manquer de sincérité dans les petites choses , s’exposent à en manquer bientôt dans les grandes. L’habitude rend aisé & même agréable ce qujon faisoit d’abord avec peine & avec Craignez donc de contracter un vice qui vous feroit haïr & mépriser non-seulement du Seigneur , mais des hommes. Car le monde, tout faux & tout corrompu qu’il est, ne sauroit s’empêcher de rendre hommage à la droiture ; & ceux même qu’elle a offensés, finiffent par l’admirer. On déteste les fourbes & T- Os quod occidit aninam. Sap. i. » Pro y. ï 9 . 2,0 ï L’ É G O L t les cœurs doubles, on estime les hommes- droits & sincères, on aime la candeur & la franchise. La candeur est la marque d’une belle ame, qui se montre telle qu’elle est la franchise est celle d’une ame noble, qui aime la vérité , & qui ne craint pas de se déclarer pour elle l’une & l’autre font l’expression & l’effusion de la droiture du cœur. Trop pure, trop innocente pour être dissimulée; si la candeur pense hautement, c’est qu’elle n’a point à rougir de ses pensées. Mais souvent qu’il est à craindre que la franchise, à moins qu’elle ne soit dirigée par la prudence & par la politesse , ne fasse rougir les autres ! Combien de gens qui, pour vouloir être sincères & vrais, font impolis & grofiîers, ou mondains & satiriques ! Un jeune Poete vint montrer à LuUl un prologue qu’il avoit composé pour un Opéra, & lui demanda ce qu’il en peitscht. Lulli l’ayant lu , lui dit qu’il n’y trouvent qu’une lettre de trop. L’Auteur flatté de ce qu’il croyoit un éloge, le pria de lui indiquer l’endroit. C’est, répondit Lulli, dans ces mots fin du prologue , la derniere lettre de fin. N’ayez point cet amoiîr outré & farouche de la vérité, qui dégénéré en humeur cynique, & qui ne la montre DES M Œ U R S. que sous un dehors révoltant. Ce défaut est d’autant plus difficile à corriger qu’on s’en fait gloire. Quand ou le reproche à ceux qui l’ont, ils répondent qu’ils font faits ainsi, & qu’ils ne sauroient dire que ce qu’ils pensent. Ignorent-ils donc qu’on fe doit les uns aux autres des égards & des ménagemens? il n’y a point d’homme, quelque mérite qu’il ait, qui ne fût fort mortifié , si on lui disoit tout ce qu’on pense de lui. La discrétion est à l’ame ce que la pudeur est au corps. Un excès de franchise est une indécence comme la nudité. Celui qui dit tout ce qu’il pense, ne’ pense pas toujours à tout ce qu’il dit. Il y a souvent bien de l’imprudence & du péril à être trop sincere. Des coups déshonorans, & la mort même, ont été plus d’une fois les honteuses & tristes suites de l’indiscrétion de la langue. Le moindre mal qui puisse en arriver , c’est de nous faire perdre l’estime & l’amitié de ceux avec qui nous vivons. Cependant il vau droit encore mieux être & trop véridique, que fourbe & dissimulé. Mais il y a un milieu à tenir , & l’homme poli saura presque toujours le trouver. Il saura éviter adroitement de dire des vérités désagréables ou tâchera de les adoucir, persuadé que; dans des bagatelles- on ne doit la décia- 204 L’ É C O L E ration de ses sentimens qu’à ses amis ; encore faut-il qu’ils aient grande envie ou grand besoin qu’on la leur fasse. Mais dans quelque cas que ce soit, il n’aura jamais recours à cette perfide & trompeuse difîimulation , à qui un Poëte dit ironiquement Art précieux de feindre avec adresse U» sentiment que l'on n’éprouve pas; Et qui nous fais , blessant goût & justesse,. Louer tout haut, quand nous blâmons tout bas;. Tu fais voiler d’une gaze légère La vérité, dont le front trop sévère Blesse nos yeux devenus délicats.. Aussi la flatterie ordinairement fait-elle des amis, & la vérité des ennemis. Mais les grandes âmes, qui counoissent tout le prix delà sincérité, préféreront toujours à des amis qui les flattent, des ennemis même qui leur diront la vérité.. "Philippe, Roi de Macédoine, qui esti- nioit dans les autres une sincérité qu’il n’avoitpas, étoit à la vente de quelques esclaves dans une posture indécente. L’un d’eux l’en avertit Qu'on mette cet homme en liberté , dit Philippe , je ne savais pas quil fût de mes amis. Henri IV, plus grand homme encore- que Philippe, & d’un caractère plus franc & plus droit,, eut le bonheur d’avoir des Mœurs. 2 , 0s à la Cour des Ministres qui lui difoient la vérité, & de les estimer. La Marquise de Verneuil savoir engagé à lui donner par écrit une promesse de mariage. Le Prince, avant de la lui remettre, consulta Sully, & la lui montra. Ce Ministre , zélé pour la gloire de son Maître, la déchira. Le Roi indigné d’une pareille- hardiesse , lui dit tout en colère Vous êtes fou, Sully. Je voudrois F être fui, Sire, répondit Sully. Henri IV, malgré sa passion pour la Marquise, ne put. blâmer ce Ministre, parce qu’il sentoit qu’il avoir raison; & il le quitta sans lus répliquer un mot.. > c L’ É C O L E 1o6 I V. Ttne{ votre parole ïnviolablemtnt. C E L u i qui aime fa réputation, aime à tenir exactement sa parole -, la qualité d’honnête homme impose ce devoir. I! se fait une loi, lorsqu’il le peut, de tenir ce qu’il a promis, dans les choses même les plus legeres ; parce qu’on est bientôt infidelie dans les grandes, quand on s’accoutume à n’ètre pas fidelle dans les petites. Despréaux aimoit à se trouver exactement à l’heure qu’il avoir promis , parce que , disoit-il, la première chose qui se présente à l’esprit & dont on s’occupe le plus, ce font les défauts de la personne qui se sait attendre. Lorsque la promesse n’est pas injuste ou absohiihent impossible, on ne doit jamais la violer, pour quelque raison ou pour quelque intérêt que ce soit. Pendant que le jeune Pompée disputoit de l’Empire avec Octave & Marc-Antoine, ils firent entre eux une espece de treve , & ils se donnoient des repas tour-à-tour. Un jour que ces deux derniers mangeoient dans la galere de Pompée , un de ses Capitaines le tira à l’écart, & lui dit que , s’il veut le laisser faire, il fera bientôt le DES M Œ U R S. fiOf maître du monde. Voilà un coup de partie , ajouta-t-il ; la fortune vous favorise; si vous le voulez, vous n’avez plus d’ennemis dans un quart-d’heure. Pompée n’y voulut point consentir Ils Jour, venus de bonne foi, dit-il, & j’aime mieux garder ma parole que de commander à tout Cunivers. L’Histoire nous a conservé des traits d’héroïsme en ce genre , plus grands encore & plus magnanimes. Tel est celui du Régulus François, Jean Premier. Qui ne fait le noble iacrisice qu’il fit à cette belle maxime, qui étoit la sienne Que ß la vérité U la bonne foi étaient perdues , on devrait les retrouver dans le cœur £ ? dans la bouche des Rois. Ce Prince, dont l’ame fut encore plus grande que ses malheurs, ayant été fait prisonnier dans une bataille, fut renvoyé fur fa parole mais n’ayant pu accomplir toutes les conditions qu’on a voit mises à fa liberté, il retourna accompagné de fa feule vertu dans les prisons du Roi d’Angleterre, &. y mourut trois ans après. Le P. de Lauriere, Franciscain , montra la même fidélité , le même courage, & eut un plus heureux succès. Ayant été pris par les Indiens avec plusieurs Officiers Portugais, il demanda qu’on le laiifat partir , pour aller traiter de l’échange des prisonniers. Le Roi de Gain. LO8 L’ É C 0 1 2 baie paroi fiant craindre qu’il ne revint pas, le Religieux détacha son cordon , & le lui mit en main comme le gage le plus afliiré de sa foi. Sur cela seul on le laissa partir. Sa négociation ayant été infructueuse , il revint dans les fers. Le Roi fut si frappé de cette fidélité , & il conçut une si haute opinion d’un peuple qui produisoit des hommes capables de cet acte généreux de vertu, qu’il renvoya, tous les prisonniers fans rançon. On doit fur-tout garder les promesses; qui ont été munies du sceau sacré du serment ; & celui qui est la vérité par essence, a quelquefois puni dès cette viele parjure d’une maniéré sensible & éclatante. Loihairc , Roi de la Lorraine à laquelle il donna son nom , & neveu de l’Empereur Charles le Chauve, avoit répudié Thktbcrgc son épouse légitime, afin d’épouser Valdrade, pour laquelle il avoit conçu une inclination déréglée. Le Pape cassa la sentence d’un synode, qui avoit rompu le premier mariage , & menaça Lothaire de l’excommunication,, s’il ne quittoit ce commerce scandaleux. 11 vint à Rome, pour donner satisfaction. Il jura en présence du Souverain Pontife, & fit même jurer une partie des Seigneurs de la fuite , que depuis la défense du Saint- Siege il n’avoit point eu de communication avec Valdrade. Il des Mœurs. 209 lui promit de suivre en tout ses avis. Le Pape ie fit approcher de la sainte table , & lui dit de recevoir hardiment le sacrement du salut éternel , s’il avoir une ferme résolution de rompre pour tou-. jours le commerce criminel qu’il avoir eu avec Valdrade, sinon de n’ètre point allez téméraire pour le recevoir, de peur qu’il ne tournât à la condamnation. Le Roi, fans hésiter, reçut la communion. La plupart de ceux qui l’accompagnoient se présentèrent auffi à la sainte table , & il n’y en eut que quelques-uns qui n’ose rent en approcher. Lothaire sortit de Rome plein de joie, croyant avoir heureusement terminé son affaire mais la main de Dieu s’appesantit sur lui. La fievre le prit à Lucques , & la maladie se mit parmi ceux de là suite il les vit mourir presque tous fous ses yeux , & mourut ensuite lui-même, comme le rapportent M. Fleury & tous les Historiens Ecclésiastiques. „ On observa, dit l’Auteur de l’Histoire de l’Empire, que la mort qui le surprit bientôt après, fut la punition que Dieu exerça contre Ion parjure. On remarqua aulli que de ceux qui avoient juré & communié avec lui, il n’y en eut pas un qui vécut plus de six mots anrès cette impiéti. “ 1 ' i Hüt. Ecüiéf. de Fleury. îiv. 5i. an». &69*-fe Hist- de l’Emp. Ue Hâjs. Uv. 1. 5, 210 L’ É C O L E Celui , die l’Ecrivain {acre de l’Ecclésiastique , qui ne fait pas ce qu’il a promis avec serment , aura son péché sur lui U s'il jure en vain , c’est-à-dire, pour des choses de peu d’importance ou fans avoir dessein d’accomplir ce qu’il promet , ce rtc fera pas une excuse qui le jujlifie. 2 Les païens ont pensé de même. Après la bataille de Cannes , Annibal avoit renvoyé à Rome dix prisonniers, avec ferment de revenir, s’ils ne pouvoient obtenir qu’on rachetât des soldats Romains qui avoient été pris. Ceux qui manquèrent à leur serment, furent dégradés par les Censeurs, & relégués pour toute leur vie parmi les derniers du peuple. On usa de la même sévérité à l’égard du soldat qui, dans cette occasion, s’étoit rendu coupable, en voulant éluder son ferment} parce que c’est manquer équi- valemment à fa parole, que de lui donner des interprétations captieuses. Ce soldat, dit Cicéron , étoit revenu au camp d’Annibal, peu de temps après l’avoir quitté, fous prétexte qu’il avoit oublié quelque chose en étant sorti 2 £ r ß ht vacuum juravtrit , nen justificabiîur. des Mœurs. 2ü ensuite , il s’étoit cru dégagé de fa pro- meiie. II i'étoit, ajoute Cicéron, à soutenir à la lettre mais dans le fond il ne I’étoit pas , parce qu’en fait de promesses il faut toujours regarder l’intention qu’on a dû avoir ou qu’on est présumé avoir eue. % Si l’on juge d’après ces principes, ce que fit un Empereur Turc , quoique ce fût à un perfide, ne paroîtra pas moins repréhenfibie & contraire à la bonne foi. Ce traître découvrit à Soliman 11 l’extrémité où étoit la ville de Rhodes , & la maniéré de s’en rendre maître, après être convenu qu’il auroit pouf récompense une des filles du Sultan en mariage. La ville prise , il lui demanda l’effet de sa promesse. Je me fuis engage* répondit Soliman, à vous donner ma fille, & je fuis résolu de vous tenir parole mais il faut premièrement que je vous säße ôter votre vieille peau de chrétien f s’il vous en vient une nouvelle , vous lépouserez. Il le fit écorcher vif. Le traître méritent sans doute un pareil supplice * mais il ne falloir pas, pour profiter de sa trahison , le tromper par une promesse qu’on étoit bien résolu d’éluder ensuite. 3 Scmpcr in quid finfieris , non ç'/f£ dlx i, de Osik. 212 L’É C O L È La justice , qui nous oblige à tenir notre parole quand nous le pouvons légitimement, nous permet aussi & nous ordonne même quelquefois d’y manquer. Ainsi , les promelTes arrachées par la crainte ou obtenues par l’artifice , il n’y a personne , dit Cicéron, qui ne voie qu’on n’est pas obligé à les tenir. 4 Forcé par les circonstances de faire une promesse à un brigand pour sauver votre vie ou préserver votre maison du feu, vous avez droit de ne pas lui donner ce qu’il n’avoit aucun droit d’exiger. Vous ayez promis de prêter une somme' d’argent qui vous devient nécessaire à vous - même, de rendre une épée dont on veut iè servir pour une fin criminel!, de remettre un livre obfccne ou impie là loi de la charité vous défend de tenir votre parole , lorsque vous pouvez y manquer fans vous exposer à quelque' fâcheux accident. Avez-vous promis de faire une action mauvaise, de commettre un crime ou d’y coopérer gardez-vous de croire que vous foyiez obligé à tenir votre promesse. L’exécution vous rendroit doublement criminel. Agésilas, Roi de Sparte, cédant / 4 Jam illis promißis ftandum non effù guis non' vidt , guet coaius guis mttu , aux, dteeptus dolo pro- miftrit ? I de Off. des Mœurs. ir? à l'importunité d'un de ses sujets, lui avoit promis une chose qui, apres y avoir fait réflexion, ne lui parut pas juste. Il différa pour cette raison de remplir sa promesse. Pressé-par le Spartiate, il lui dit qu’il ne pouvoit pas lui accorder fa demande, parce qu’elle étoit injuste. Mais les Rois , ajouta ce particulier, ne doivent promettre que ce qu’ils veulent tenir. Et. les sujets , reprit Agésilas , ne doivent demander aux Princes que ce qu’ils peuvent accorder. -q r—- - K. Mais ne la donnes pas inconsidérément. S I la probité & la bonne foi doivent répondre de notre parole, la prudence & la sagesse doivent présider à nos engagemens. C’est n’ètre ni prudent ni sage, que d’être trop facile à promettre .mille circonstances imprévues peuvent vous en faire repentir. Ne promettez jamais non plus fans en savoir l’objet vous vous exposeriez souvent à devenir infidèle ou criminel. Her ode dans l’ivresse de l’admiration, promet à la fille d’Hérc- dias tout ce qu’elle voudra lui demander. Elle lui demande ce qu’il ne peut accorder sans crime. Déjà coupable par son imprudence, il le devient encore plus par la mauvaise honte qui i’empêche L’ É C O L î de désavouer si promesse , & il donne , quoiqu’à regret, l’ordre de trancher la tète à un saint Prophète, qu’il jugeoit digne de sa confiance & de son eitime. y iNie soyez ni inconsidéré ni trop prompt à donner votre parole ceux qui la donnent aisément , y manquent de même. Tel étoit le Cardinal Mazarin. Jamais personne ne promit plus, & ne donna moins. Il tàchoit d’inspirer la même maxime à Louis XIV. Promettez toujours aux François , lui disoit-il , mais ne vous mettez pas en peine de rien tenir. Le trait suivant peint encore mieux son caractère. Il avoit eu l’ambition de marier sa niece au Prince de Conti. Bréquigni étant venu lui apporter la nouvelle qu’elle étoit accouchée d’un fils, le Cardinal rempli de joie lui promit une grande récompense. L’enfant mourut quelque temps après. Bréquigni voulant rappeler au Cardinal le souvenir de sa promesse, ce fin Ministre lui dit Drécptipni , ne me parlez pas de cela , vous renouvelez ma douleur. Quand les Grands , par l’abus i 5 ; Jicrodcs metuebat Joannem , sciens eum yirum. justum cT* fanftum ; £? cufiodUbat eum , £ T audito eg tmtîta fachbat , £ 7 * libenter eum audiebat. Marc. 6. Veröde qui fit mourir saint JeamBaptiste , avoit ravi à Philippe Ion frerç sa femme Hérodias il périt mi» {ërablement avec elle à Lyon, où il fut relégué par D E S M Œ .U R 5. Ils île leur indépendance, croient pouvoir se dispenser des réglés que la probité impose aux autres hommes, c’eit toujours aux dépens de leur réputation ; & si leur rang est plus élevé, la tache qu’ils impriment à leur nom, comme celle qui est fur une étost’eriche, n’en paroît que davantage, & n’en est que plus déshonorante. Donnez tout ce que vous avez promis, mais ne promettez pas plus que vous ne pouvez faire , & promettez toujours moins que vous n’avez envie de donner. 11 est juste & beau de remplir ses promesses , il est sage & prudent de les régler fur son pouvoir, il est doux & agréable de donner plus qu’on n’a promis. Si vous aimez votre tranquillité, promettez rarement, à moins que vous ne puisiez donner bientôt, aux personnes qui ont peu d’occupation ; ou vous éprouverez plus d’une fois combien il est fâcheux d’avoir promis quelque chose à des gens qui n’ont rien à faire qu’à penser aux promesses qu’on leur a faites. Ne faites pas trop valoir, & ne louez pas beaucoup ce que vous promettez. L’imagination des personnes auxquelles on promet quelque chose de beau ou d’extraordinaire , surpasse souvent tout ce qu’ou leur donne dans la fuite il vaut mieux que le don soit au-dessus qu’au- dessous des espérances. ai s L’École Biglai» V. Scyt{ officieux , complaisant , doux , affable, Poli , d’humeur égale ; U voax/ e s Mœurs. 237 qui par leur rang & leur naissance de- vroient avoir le plus de sentimens, à dire & à faire mille choses qui avilissent toujours & qui souvent déshonorent. Le philosophe Démonax voyant un Lacédémonien en colere, qui maltraitoit son esclave Cesje , lui dit-il, de te rendre semblable à lui. Ce qui se fait dans la passion, se fait toujours contre la raison, & donne souvent de grands sujets de repentir. Un moment de colere cause quelquefois des regrets qui durent toute la vie. Quiconque sefâche a tort ou saura bientôt il est difficile de ne pas s’échapper dans la colere, jusqu’à dire des injures ou faire des outrages , dont ensuite 011 rougit A dont on est même quelquefois obligé de faire des excuses. Il y a quelque chose de si humiliant dans l’excuse , qu’on devrait bien ne se mettre jamais dans le cas d’en faire à qui que ce soit. Demander pardon, c’est convenir qu’on a tort, & il n’est pas permis à une personne qui pense , d’avoir dit ou fait des sottises. Mais il vaut encore mieux l’avouer & reconnoître fi faute » que de vouloir la justifier ou la soutenir. La colere est peut-être de toutes les passions violentes celle qui nuit le plus au corps même. Kien n’altere plus la santé que les empertemens ils corrom- 2^8 L’ É C O L E pent le sang, bouleversent les humeurs, changent totalement la constitution , & conduisent précipitamment au tombeau. Les transports U la colcre , dit l’Ecriture, abrègent les jours. 6 Combien même n’en a-t-on pas vus, qui dans un de leurs accès violens de colere font tombés morts ! l’Empereur Valentinien I , dont l’Histoire loue les grandes qualités , & qui , fils d’un Cordier , s’étoit élevé à l’Empire par fa valeur, devint la triste victime des fréquens mouvements de colere auxquels il se livroit , & qu’il négligea trop de réprimer. Donnant un jour audience aux Ambassadeurs des Quades , il entra dans une si grande fureur, qu’il eut un regorgement de sang, & en mourut. Qu’il est terrible de paroî- tre en ce moment au tribunal du fimve- rain Juge, pour y rendre compte de tous ses emportemens ! Les personnes sujettes à la colere, ne l’appellent que vivacité mais qu’importe quel nom on lui donne , si cette vivacité dégénéré presque toujours en brusqueries & en boutades ; si elle porte à des excès de folie ou de fureur, & finit par faire d’un homme une bète féroce , un fléau de la société ? Les femmes, qui font nées vives & 6 Zelus f iraçundla minuunt dies, Eccli. 30. des Mœurs. 239 coleres, doivent s’appliquer encore plus que les hommes à corriger ce défaut. La nature leur a donné la douceur en partage ondiroit qu’une femme qui s’irrite change de sexe. La colere ne fait pas seulement qu’elles deviennent odieuses & insupportables , elle les dénature & les rend hideuses. Si les femmes savoient combien les emportemens défigurent les personnes les plus aimables , elles s’en garantiroient pour toujours. Mais ce qu’il y a de plus fâcheux encore , c’est qu’il n'y a point de colere plus grande ni plus terrible, & qu’il n’y a pas d’excès dont une femme en fureur ne soit capable. Malheur à ceux qui sont obligés de vivre avec une femme de ce caractère ! U vaudroit mieux , dit l’Ecrivain sacré, demeurer avec un lion ou avec un dragon. 7 Et en effet on peut apprivoiser ou domter les bêtes sauvages, on peut du moins trouver les moyens de s’échapper d’elles & de se sauver par la fuite mais les fureurs d’une femme emportée font inévitables ; vous ne pouvez ni la domter, ni l’appaiser, ni la fuir. Une femme de cette espece étant venue à l’audience du Chancelier Séguier, s’oublia jusqu’à lui reprocher en des ternies outrageans la perte d’un procès 7 Non est ira fus er iram m-tUeris , te. U ssii. r;> A4 v É C O L E elle étoit furieuse. Le Chancelier , sans s’émouvoir, demanda à celui qui l’ac- compagnoit si elle étoit sa femme. Il répondit que oui. En vérité , reprit le Chancelier , je vous plains bien , ramenés-la chez vous ♦ La colere ne mesiied pas moins aux Grands qu’aux femmes ; & cependant ce font ceux-là mêmes qui y font le plus sujets. Le feu , ditl’Esprit-Saint-, Ÿ, embrase dans la forêt selon qu’il y a de bois ; U la colere de l’homme s’allumera à proportion de fa puissance il la fera d’autant plus éclater quil aura plus de bien. 8 C’est que la colere qui nous porte à rejeter avec violence ce qui nous choque , naît ordinairement de l’orgueil, & que l’orgueil croit à proportion qu’on s’estime plus grand par son mérite ou par ses qualités extérieures. Mais celui qui a l’ame aussi élevée que son rang, croi- roit s’abaisser & s’avilir , s’il s’abandon- noit aux transports honteux de la colere. M. de Lauzun ayant un jour parlé fort insolemment à Louis XIV Si je n’étois pas Roi , lui dit ce grand Prince,Je me mettrois en colere. Il S Sscundùm ligna fylvœ ßc igtùs cxarâefcit ; £ T ficundùm virt'ifc ** kc mini s ßc iracundi ». iliius erit „ £T secundùm substantiqm. suam exaltûbu irtm fuam, fcccii. 28 des Mœurs. 24 f 11 ne montra pas une modération moins étonnante dans une autre occasion, où il eil peut-être plus difficile encore de surmonter les mouvemens •impétueux de la nature. Un de ses valets à chambre ayant par malheur répandu. , -de la cire bouillante fur son pied , il se contenta de lui dire avec beaucoup de douceur Prenez garde une autrefois de tl être plus fi mal-adroit. 11 en coûte pour être ainsi maître de soi mais quand on a soin de réprimer ses pallions, leur férocité s’adoucit ; elles deviennent comme des animaux dômes- tiques & apprivoisés, qui habitent avec nous et qui s’y tiennent en paix. Ne vous découragez donc pas de tous les efforts infructueux que vous avez peut- être faits jusqu’ici pour surmonter votre naturel emporté & violent. Quand 011 succomberoit quelquefois , il est toujours utile & glorieux d’avoir souvent résisté & vaincu. Chaque victoire a sa récompense; & lorsque, la passion calmée, on envisage de sang-froid jusqu’où elle pouvoir nous mener, c’est une satisfaction bien douce qu’elle ne nous ait rien fait commettre contre la raison & la sagesse. Que toutes ces réflexions entrent profondément dans votre ame, & vous préparent pour le moment du combat. Vous vaincrez toujours, fi vous en Tome I. L 242 L’ É C O L E prenez les vrais moyens, & si vous allez puiser des forces & du couragé dans les puissans motifs & dans les grands exemples que vous offre la religion. En vain chercheriez-vous ailleurs des remedes eiticaces contre la plus impétueuse des pallions. Nos Philosophes, qui, à l’exemple des Stoïciens , se vantent de pouvoir les donner, ne font comme eux que d’habiles charlatans ; parce que bien loin de couper la racine la plus féconde de la colère , qui ett notre orgueil & notre amour-propre, ils la nourrilsent, au contraire, & la fortifient par une vaine apparence de modération, qui louvent ne tarde pas à le démentir. Leurs légers palliatifs pouront donc peut-être fuspciu dre & calmer pour un temps la violence du mal, mais ils ne le guériront jamais entièrement. Cette gloire n’est réservée qu’à celui qui, en fortifiant les plus faibles, se plaît à récompenser en eux ce qu’ils ont fait avec lui. Combattez avec les armes invincibles de la foi fans relâche, & s’il le faut, jusqu’à la mort. Le souverain Rémunérateur, témoin & juge éclairé de tous vos combats, vous attend au bout de la carrière pour les couronner. Si vous voulez assurer votre bonheur dès cette vie même, ainsi que celui de la société ; travaillez sans cesse à vous des Mœurs. 24; rendre maître de votre passion, à vaincre l’humeur, à prévenir les emportemens de la colere, au-devant de laquelle, disoit un ancien Philosophe, il faut courir comme au-devant du feu, parce qu’elle s’allume & s’enflamme aussi-tôt, si on ne l’arrête. Représentez-vous les lieux, les occasions & les personnes quipouroient l’exciter ; & dans le calme que vous laille encore l’éloignement des objets, armez- vous de résolutions courageuses Priez celui qui vous a donné votre ante, de vous la faire posséder dans la patience, & de ne point permettre qu’elle s’abandonne à des transports indignes d’elle. Les Savans & les Philosophes font quelquefois les premiers à eu donner des exemples, bien propres à déshonorer ie beau 110m dont ils se parent. Tels furent les deux dont parle Furcticrc. Ils fréquen- toient l’académie des beaux-esprits, que tenoit chez lui M. l’Abbé Bourdelot. L’un d’eux avoit fait une piece de théâtre, que les Comédiens avoient refusée jusqu’à quatorze fois il taxa dans l’académie ses juges d’ignorance, & soutint que sa piece étoit bonne. Un bel- esprit de l’assemblée, ne pouvant souffrir les louanges qu’il donnoit à sa piece, lui dit qu’il se trompoit & qu’elle étoit détestable. Ils en vinrent aux paroles piquantes, se dirent les injures les plus L 2 N. J 244 L’ É c o i e grossières, & à la fin le Poëte transporté de fureur, donna un soufflet à son critique. Ils ail oient se battre on les sépara. Mais la chose n’en demeura pas là. Le lendemain le b es esprit souffleté, se munit d’une épée plus longue -que celle qu’il avoit le jour précédent. Il rencontre le Poëte, il l’attaque l’autre se défend, mais d’une maniéré toute nouvelle. Car, comme il ne manioit guere mieux l’épée que la plume, il s’étoit muni par précaution de deux petits sachets de cendre, qu’il tenoit ouverts dans les poches. Il les jeta aux yeux de son adversaire, & l’en aveugla si heureusement, qu’il le mit hors de combat. Il l’auroit tué, s’il l’eût voulu ; mais soit peur, soit philosophie, il se contenta de lui dire Je te laijje la vie , pour publier qu’il ri a tenu qu’à moi de te F ôter. Adieu fais-toi guérir. •g L. .. —- p. Affable. Cette aimable qualité, qui fait qu’un supérieur reçoit d’une maniéré gracieuse ceux qui s’adressent à lui, doit être fur-tout celle des Grands & des hommes en place. Plus on est élevé par son rang ou par sa naissance au-dessus des autres, plus on doit avoir de douceur & d’affabilité. O vous qui êtes jaloux de l’amour des hommes, aimez àvous rendre des Mœurs. 245 humains & accessibles montrez à tous cet air simple & noble de bonté, qui attire les cœurs. Faites qu’au sortir de votre entretien on goûte toujours le plaisir d’être charmé de vous & d’être content de soi-même. Banniisez de vos paroles l’humeur & la fierté, qui n’ajoutent rien à la grandeur & qui ôtent beaucoup aux Grands. Prévenez par votre accueil le respect qui n’ose vous approcher , & soulagez le timide embarras qui craint de vous parler. Le Maire d’une petite ville de France, chargé de haranguer. le Roi en lui présentant les clefs, lui dit Sire , la joie que nous avons en voyant Votre Alajefié , cß fi grande que,... Il fut alors si interdit, qu’il rappela en vain fa mémoire il répéta , en bégayant, les dernieres paroles qu’il venoit de prononcer. Oui, lui dit le Prince d’un ton de bonté, la joie que vous avez est fi grande que vous ne pouvez l'exprimer. Occupés de leurs plaisirs & 1 allés des hommages , beaucoup de Grands ne les reçoivent plus qu’avec dégoût mais qu’il faut être né dur, pour se faire même une peine de paroître bon, pour recevoir avec indifférence les marques d’amour & de respect que nous donnent nos inférieurs ! N’elt-ce pas reconnoitre qu’on ne mérite point l’affection des hommes, quand on en rebute les plus 246 L’ É C 0 L E doux témoignages? N’est-ce pas s’avilir foi-mème, que de mépriser à ce point ses semblables, & de rejeter leurs nommages avec un dédain li digne lui-même de mépris? Souvent, il est vrai, c’est l’humeur toute feule, plutôt que l’orgueil, qui répand far le visage des Grands ces nuages sombres qui écartent ou intimident ceux qui voudraient les approcher. Mais l’humeur est-elle donc un privilège attaché à la grandeur, qui doive les justifier ? & un vice peut - il être l’excuse légitime d’un autre? sera-t-il donc plus permis aux Grands, aux heureux du monde, que les joies & les plaisirs accompagnent par-tout, d’être chagrins, fâcheux, inabordables , qu’à ces homme obscurs & malheureux, que la unsere 1 les nécessités domestiques & tous les plus noirs soucis environnent? Quel drefit barbare que celui d'accabler encore du poids de ses chagrins bizarres & de ses caprices , des infortunés qui gémissent déjà sous le joug de l’autorité & de la puissance! Ne devrait-on pas au contraire regarder comme un des plus beaux privilèges de l’élévation, de pouvoir par des maniérés douces & affables adoucir les peines de ceux qui s’adressent à nous? N’est-ce pas même, pour les hommes en place, & fur-tout pour les des Mœurs. 247 Magistrats, un devoir indispensable de le faire, en rendant leur accès moins difficile & plus agréable? L’affabilité ouvre le chemin à la vérité, par la confiance qu’elle inspire, & sert de consolation aux malheureux. Ils sont déjà assez à plaindre voulez- vous encore ajouter à l’amertume de leur vie vos dédains, vos hauteurs , vos brusqueries , & peut- être vos refus de les voir & de les entendre? Un peu d’affabilité, & vous leur ferez paner des nuits tranquilles. Qui poura calmer l’agitation de leur ame , si ce n’est la douceur? Que deviendront- ils, si, vous livrant à votre impatience , vous êtes toujours dur ou inaccessible pour eux ? J’avoue que ces sortes d’audiences font pénibles , désagréables, accablantes quelquefois. Juges , Magistrats , Supérieurs , voilà les peines de votre état elles font grandes; mais vous avez le bien, il faut en avoir les charges. Les emplois qui clevent fur les autres, hommes , ne font établis que pour eux. Les dignités publiques doivent leur institution aux besoins de la société ; & l’autorité remise entre les mains de quelques-uns de ses membres, ne doit être un joug que pour ceux qui l’exercent, & non pas pour ceux qui viennent y chercher un 248 L’ É C O L E Si l’affabilité est de devoir dans un Grand, dans un homme en place, elle est aussi bien plus propre à lui concilier l’estime & l’amour, que fa dignité même ou son rang. L’éclat qui brille autour de sa personne nous offusque trop pour ne pas nous déplaire; & l’élévation où il est placé humilie trop notre amour-propre, pour ne pas chercher dans ses défauts & dans ses fautes de quoi justifier notre envie. Mais fi les charmes de l’affabilité tempêtent les rayons de gloire qui nous éblouissent, si la douceur des maniérés fait en quelque forte descendre jusqu’à nous celui qui sembloit si élevé au-dessus de la condition commune , il désarme la jalousie , sait taire la haine , & attire à lui tous les cœurs. Il ne lui faut pour cela ni grands efforts, ni gène, ni contrainte souvent une seule parole, un sourire gracieux, un seul regard suffit. Quel est donc l’orgueil insensé de ceux qui, par un front toujours fevere & dédaigneux , aliènent les cœurs qu’ils pouroient si aisément gagner ! S’ils vouloient rentrer en & réfléchir fur le plaisir que leur fait l’affabilité des personnes qui font au- dessus d’eux, pouroient-ils se refuser à la douce satisfaction de le procurer aux autres ? Cette équitable façon de penser des Mœurs. 249 étoit celle de Trajan. Ses favoris le voyant recevoir tout le monde avec beaucoup d’affabilité, lui repréfentoient qu’il oublient la majesté de l’Empire. Je veux, répondit-il, que mon peuple trouve en moi un Empereur, tel que je déjircrois en avoir un, Ji f étais homme privé. Grands, hommes publics , voilà votre modele. Vous craignez peut-être de trop vous abaisser & de vous compromettre. Mais cette crainte n’est qu’un orgueil mal-entendu, qui vous abaisse en esset. C’est une preuve que vous ne voyez pas assez de ressources en vos qualités personnelles, pour être grands par vous- mêmes , & que toute votre grandeur n’est que d’emprunt. C’qst un aveuauflî honteux qu’humiliant, que vous n’êtes rien moins que ce que vous paroissez être. On n’appréhende fi fort de se laisser approcher , que quand on craint de laisser appercevoir sa petitesse. La vraie grandeur est libre, douce, familière , populaire elle se laisse pour ainsi dire toucher & manier elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, fans rien perdre de là dignité. Telle est celle de l’Empereur Joseph II, dont faisabilité, la popularité le rendent d’autant plus grand qu’il affecte moins de le paroître. L’affabilité, ainsi que le remarque un L 5 2sO V É C O L E Auteur célébré 9, es! comme le caractère inséparable & la plus sûre marque de la grandeur. Les dcscendans de ces races illustres & anciennes, auxquels personne ne dispute la supériorité du nom & l’antiquité de l’origine , ne portent point sur leur front l’orgueil de leur nailsance ils la laisseroient ignorer , si elle pouvoir l’être. On ne sent leur élévation que par une noble simplicité. Ils se rendent encore plus respectables, en ne souffrant qu’avec peine le respect qui leur est dû ; & parmi tant de titres qui les distinguent, la politesse & l’affabilité font la seule distinction qu’ils affectent. La fausse grandeur, au contraire., est farouche & inaccessible, comme si elle craignoit que; vue de trop près, elle ne perdit beaucoup de ce qu’elle paroît être. Les demeures de ces prétendus Grands font des maisons d’orgueil & de faste, où ceux que leurs affaires y attirent pensent presque plus aux moyens d’aborder les maîtres, qu’à leur exposer leurs raisons & leurs droits. Idoles orgueilleuses, dont on ne peut approcher qu’en tremblant, qu’on ne peut servir que les yeux timidement baissés, & qui 9 Majlîllon , dans son petit Carême, Hui est un thef-d’auvre. des Mœurs. 251 ne se font respecter que par la crainte qu’elles inspirent. Ceux qui en ont besoin les adorent, les autres s'cn raillent & les méprisent. Une Dame Allemande de la première distinction, reçut chez elle des Officiers François, avec un air de grandeur & de dignité imposante qui les révolta. Us la quittèrent bientôt les uns après les autres. Les derniers dirent au Laquais qui les reconduisait Allez tenir compagnie à Madame. - — _ . - L- Poli. L’inclination à obliger, l’honnête complaisance, sont les parties principales de la politesse; mais cela seul ne compose pas la politesse il faut encore ce que quelques-uns appellent le don des maniérés. Ainsi la poütefle consiste non-seulement à ne rien faire & à ne rien dire que d’obligeant, mais aussi à le faire & à le dire avec une façon de s’exprimer & des maniérés qui aient quelque chose de noble & d'aisé, quelquefois même de fin & de délicat. On pouroit appeler la politesse une bonté assaisonnée c’est la bonne grâce ajoutée au bon cœur. L’homme poli s’étudie à rendre les autres contens de lui & d’eux-mêmes; car la plus forte paffion des hommes étant d’être estimés L 6 2?r V É c o l e & considérés, la vraie politesse consiste fur-tout à leur témoigner de la considération & de l’estime à ménager, à flatter même finement leur amour- propre. Ce n’est pas qu’il faille jamais employer la flatterie & l’adulation. La flatterie est toujours un vice ; & la véritable politesse, ainsi que la parfaite droiture , rougiroit de s’en servir. C’est essentiellement une louange fausse, au lieu qu r on peut flatter par des louanges véritables ; & il est souvent même à propos de le faire, pour mieux s’insinuer & pour mieux persuader quelques avis salutaires, ou faire recevoir une' correction utile. Mais si l’on ne peut plaire qu’en employant le déguisement & le mensonge , il faut sacrifier la politesse à la vérité. Il n’arrive néanmoins que trop souvent que la politesse est avilie & corrompue par les artifices de la balle flatterie, ou du vil intérêt; & combien de fois n’ .4q i. »>• Bon epoux. Rien n’est plus commun que d’entendre les hommes se plaindre du petit nombre de bonnes épouses, & celles-ci du petit nombre de bons maris. Cette plainte est trop générale pour n’ètre pas fondée ; & il seroit peut-être assez difficile de décider auquel des deux sexes on doit le plus en attribuer la cause. Mais malgré le fort général, on voit néanmoins encore quelques heureux mariages , où l’on se prévient réciproquement sur tout ce qui peut & doit faire plaisir. Voulez-vous goûter & conserver le bonheur dans un état où il est si rare , ayez toujours l’un pour l’autre la considération, les attentions & les égards que vous aviez avant le mariage. Redoublez - les même , s’il est possible il est plus difficile d’entretenir l’amour que de le faire naître. des Mœurs. 51s Femmes , qui êtes jalouses de vous assurer l’affection de votre époux, ne faites pas comme tant d’autres , qui après être mariées s’attachent aussi peu à plaire à leur mari, qu’elles s'appliquaient auparavant à lui etre agréable. Prenez les mêmes foins pour conserver son cœur, que vous avez pris pour le gagner. Vous cherchiez à lui plaire par une grande propreté , par une parure qui fut de son goût & qui flattât ses yeux continuez à faire de même. Habillez - vous selon votre état, mais plus pour votre mari que pour les autres. Si une femme ne prend foin de là parure que lors qu’elle veut se montrer en public j si elle ne se fait voir à son époux que dans ces négligés outrés qui décelent l’indifférence de plaire ; rien ne poura l’empêcher de croire que fa femme cherche plus à s’attirer l’attention & les regards des autres hommes que les siens. A la fin il la méprisera , & s’attachera peut - être à d’autres femmes, qui lui plairont davantage, parce qu’elles s’appliqueront plus à lui plaire. Diane de Château. Morand épousa, dans le seizième siede , un aine de la Maison d’Urfé. Elle avoit tous les avantages qui peuvent faire rechercher une fille, la richesse , la naissance , la beauté, & elle était jeune & sage. Cependant O 2 ?I6 L’ E C O L E son mari excédé des dégoûts qu’elle lui causoit par sa mal-propreté , préféra le célibat perpétuel à sa compagnie. Il cher- cha des 'prétextes , & en trouva pour faire dissoudre son mariage. Il embrassa l’état ecclésiastique. L’ingénieux Auteur de YAstrée, Honoré d’Urfé son frere, aimoit Diane depuis long-temps. Il obtint une dispense , & épousa sa belle- sœur. Mais vaincu à son tour par les mêmes répugnances , & n’ayant pu obtenir de sa femme qu’elle eût un peu plus de foin de sa personne, il prit aussi le parti de s’en séparer. Ainsi l’amour & l’intérêt, deux mobiles si puissans , n’ont pu l’emporter dans l’esprit de deux frères , sur des dégoûts qu’une légère attention auroit prévenus. Quoiqu’on se marie avec des défauts, car quelle 'est la personne qui n’en ait point? on doit tâcher d’avoir toujours l’un pour l’autre une grande attention à ne se les jamais reprocher , & à ne se rien dire qui puisse déplaire. Ce seroit donner une très - mauvaise idée de soi, que de le faire en public. Une Dame étant allée rendre visite , on lui proposa de jouer. Son mari qui l’accom- pagnoit, répondit que sa femme ne savoit jouer qu’à la bête. C’étoit faire le bel- esprit mal-à-propos, & vouloir faire rire les autres à ses propres dépens. L’homme des Mœurs. 317 sensé parle rarement de sa femme, ne la raille jamais, la méprise encore moins. Le mépris que nous témoignons à nos proches, rejaillit fur nous-mêmes. Si nous voulons qu’on les eitime , commençons par les estimer les premiers. D’ailleurs le mépris n’est propre qu’à faire naître de l'indifférence , & bientôt après de la haine. Justifiez-vous plutôt à vous-même votre choix, nourrissez votre amour, réveillez votre tendresse par cette persuasion , que toute autre femme que la vôtre peut avoir des défauts secrets , qui vous rendraient moins heureux que vous ne l’êtes. Soyez plus attentif à connoître vos fautes que celles de votre femme , & méritez, par un redoublement de complaisance , qu’elle les oublie. Accoutumez-vous à penser que chacun a ses imperfections, & que nous devons nous palier bien des choses les uns aux autres , pour vivre en société. Par-là vous vous épargnez la peine que pouroient vous faire quelques défauts de votre compagne. Ne ferait-ce pas aussi trop exiger , que de vouloir qu’une femme fût parfaite ? ce ferait vouloir plus qu’on n’est soi-même les bonnes qualités doivent faire excuser & supporter celles qui ne le font pas. Anne de Bretagne, Princesse impérieuse & hautaine, mais, O ? g x 8 L’É-c o l ï à cela près , fort rangée dans ses mœurs , faisait souffrir quelquefois Louis XII. Ce Prince , qui était aussi bon époux que bon Roi, disait , en lui cedant Il faut tien payer la chafieté des femmes. Si vous avez le malheur d’avoir une méchante femme , qui vous afflige par fa mauvaise humeur ou par ses désordres , gardez-vous bien de vous en plaindre publiquement. C’est, dit l’Auteur des Conseils de la Sagesse , un mal honteux qu’à peine faut-il découvrir aux Médecins. Que la femme soit libertine, qu’elle soit fiere & violente le mari se fait tort dès qu’il en parle & qu’il l’accuse. Le déshonneur de la femme est la honte du mari. Il n’est pas moins de son intérêt de tenir le mal secret que de le guérir. Lé point est d’y remédier efficacement , & d’empêcher pourtant que le malade ne crie il faut pour cela beaucoup de force & de prudence. Ne faites des remontrances que quand la réflexion est de retour, pour n’avoir pas à combattre le fort du caprice. On est rarement en état d’entendre la voix de la raison dans la fougue des emportemens, & la femme encore moins que l’homme. Si vous connoiflèz par une longue expérience , qu’il n’est pas en votre pouvoir de porter la vôtre au bien ; prenez garde du moins qu’elle ne vous entraîne des Mœurs. au ma!. Séparez-vous plutôt d’avec elle, autant qu’il fera permis. Il vaut mieux la quitter, que de la suivre dans le précipice mais déliez les nœuds, & ne les arrachez pas. Ce servit mal s’échapper de ce tourment domestique, que de causer du scandale , & de faire bien du bruit en le fuyant. Si votre femme est sage & vertueuse , respectez sa làgesse , & regardez - la comme un Ciel. La femme sainte U pleine de pudeur est une grâce qui surpasse toute grâce .- tout le prix de l’or ri est rien en comparaison, a Honorez donc & ménagez sa vertu. Si par votre humeur fâcheuse & vos mauvaises façons vous la mettez souvent à de tristes épreuves , vous ne la posséderez pas long- temps ou la mort vous la ravira bientôt ; ou , ce qui est le plus à craindre , fa bonté & son amour mourront avant elle , & vous ne vivrez que pour être puni. Ne déployez tout votre pouvoir avec votre femme qu’à la derniere extrémité. Le despotisme est toujours odieux , & l’on ne fait jamais bien ce qu’on fait par contrainte. Conduisez - la, soyez - en i Gratta super graùam , mutier sanfta S? pudv • rata, 2 ?c, Eçcli. 26. O Z2O L’ É C O L E le gouverneur & non le tyran c’est une compagne, & non pas un esclave, que vous avez choisie. Qui pouroit lire sans indignation ce que Ht M. de Lautun à l’égard 'de Mademoiselle de Montpellier"? Elle étoit fille de Gaston d’Orléans, frere de Louis XIII. Après avoir manqué d’épouser l’Empereur, le Roi d’Angleterre , après avoir refusé le Roi de Portugal & plusieurs Princes de l’Eu- rope, cette Princesse, à l’âge de quarante-cinq ans , voulut épouser M. de Lauzun, simple Capitaine des Gardes- du - Corps. N’ayant pu obtenir du Roi la permiiîîon de le faire , elle se maria secrètement avec lui, & eut tout lieu de s’en repentir, comme c’est la destinée ordinaire de ces sortes de mariages. 11 la traita fort mal ; & l’on dit qu’il poussa avec elle l’insolence jusqu’à lui dire un jour en revenant de la chasse Henriette de Bourbon, tire -moi mes bottes, & que s’étant récriée il fit un mouvement du pied pour la frapper. Mais cette Princesse , reprenant l’air & le ton d’autorité que lui donnoitfa naissmee; défendit à Lauzun de paroître désormais devant elle. Je plains celle qui a eu le malheur d’être unie à un sot c’est le plus intraitable des animaux. Il n’est conduit que par ses pallions ou par le caprice, & il des Mœurs. qrr est incapable d’entendre la voix de la raison. Non-seulement l’amour-propre est continuellement mortifié d’avoir un mari pour lequel on elf toujours dans la crainte , & souvent dans la confusion, dès qu’il ouvre la bouche en compagnie ; mais un inconvénient plus grand encore, c’est qu’un sot paise sa vie à craindre qu’on ne pense que là femme le gouverne. Il devient par - là impossible de le conduire ; & il fait cent choses absurdes & désagréables pour elle, par la feule envie de montrer qu’il est le maître de les faire. Conservez votre autorité, à la bonne heure c’est un des plus beaux droits que vous ayiez reçus de la nature, & l’on méprise les hommes imbécilles qui s’en laissent dépouiller par leurs femmes mais usez-en poliment , n’en abusez jamais. La religion tient le même langage , & confirme des sentiment si justes, si raisonnables. Le grand Apôtre recommande aux maris d’aimer leurs femmes, comme Jesus- Christ a aimé l’Eglise son épouse , & de ne pas les traiter avec aigreur. Saint Pierre , après avoir ordonné aux femmes d’être soumises à leurs maris , ajoute Et vous maris , vivez sagement avec vos femmes , les regardant comme des vases fragiles , £ jf les traitant avec honneur , puijqu elles font , aussi-bien O s Z LL L’ È C O L E que vous , les héritières de la grâce es? de la vie. z Qu’on voie toujours bien quel est le elles, mais qu’on ne puisse pas dire qui des deux est le maître. Il suffit presque toujours qu’une femme sache que l’homme peut l’être; & qu’il l’en salie ressouvenir quelquefois , si elle venoit à l’oublier. Ne souffrez pas néanmoins qu’elle l’oublie , & qu’elle usurpe sur vous le commandement. La femme quife rend la mai- trcjjc , fe plaît à être en tout contraire d son mari. 4 Elle ne peut avoir d’empire fur lui qu’elle ne le change en tyrannie , ni le voir son sujet qu’elle n’en fasse son esclave les usurpations ne se conservent guere que par la violence, La femme qu’on craint est véritablement à craindre. Plaisez-vous, autant qu’il est possible, à tout ce qui plaît à la vôtre mais gouvernez-la si sagement, que rien ne lui plaise que son devoir. Ayez toujours fur elle l’autorité qui vous appartient mais joignez-y tant d’amour & tant de bonté , qu’elle ait plus de plaisir à obéir que vous n’en aurez à commander. Que rien ne ressente la domination- Ce respect, cette soumission qu’elle vous doit, 3 Ephes. 5 - Coloss. Z. I. Petr. 3. 4 . Mutier , fi primatum habest , contraria est. viro fuo. Eccli. 25 . des Mœurs. 323 mais qu’elie seroit peut - être disposée à vous refuser si vous les exigiez, ne lui coûteront rien, parce qu’ils seront volontaires. 11 lui semblera que c’est un présent qu’elle vous fait, & l’on est flatté de pouvoir donner. N’employez des voies dures à l’égard de votre femme, que quand il n’y en a plus d’autres, & uniquement pour maintenir le bon ordre & la dépendance. Ne vous oubliez pourtant jamais jusqu’à la frapper l’infamie seroit pour vous & non pour elle. Malheur à celles qui auroient besoin d’un pareil rfcnede ! Il vaut mieux pour un mari que sa femme devienne incorrigible , que de se déshonorer par une telle correction. Un Conseiller ayant reçu un soufflet de sa femme, lui dit J'aimerois mieux qiion me coupât la main , que de vous l'avoir rendu. 11 lui fit plus sentir par - là l’indignité de son action , que s’il s’étoit vengé en la maltraitant. Une femme sage & prudente n’y réduira jamais son mari. Elle saura, par sa complaisance & par sa douceur , tout obtenir de lui, & se rendre digne de son amour. La plupart des dissentions qui s’élèvent entre le mari & la femme, viennent de ce que celle-ci veut sortir de l’état de dépendance où la nature l’a mise, Auffl l’Apôtre ne recommande-t-il O 6 Z 24 L’ É C O L E rien plus particuliérement aux femmes chrétiennes , que de respecter leur époux comme leur chef, de lui être soumises en tout comme à Dieu même y . Telle étoit la mere de saint Augustin , la vertueuse Monique. Comme elleavoit reçu une excellente éducation, & qu’elle avoir été accoutumée dès son enfance à vivre dans la soumistion qu’elle devoir à ses parens, elle n’eut pas de peine à se soumettre à celui qu’on lui fit épouser. Elle lui obéissoit , dit saint Augustin, comme à son seigneur & à son maître. Quelques'infidélités qu’il put lui faire, elle n’eut jamais avec lui la moindre querelle fur ce sujet. Elle n’oublioitrien néanmoins pour le ramener doucement, & pour le convertir , car il étoit encore païen ; & elle eut le bonheur d’y réufiir, mais par sa douceur & sa patience plus que par ses paroles ce qui la rendoit non-seulement agréable & aimable à son mari, mais digne même de respect & d’admiration. Quoiqu’il l’aimât beaucoup , il avoir souvent à son égard des vivacités & des emportemens mais elle s’étoit fait une loi de ne lui résister jamais dans ses promptitudes ; & lors- , Du jour où tu vas te marier, ajoute en finissant cette Dame estimable , mon autorité cesse. Ne t’afflige point, ma fille tamere ne fera plus que ton amie, mais une amie tendre , consolante, utile peut-être. C’est un bonheur pour toi que je connoisse les bornes de mon pouvoir. $i j’exigeois de toi une chose contraire des Mœurs. 541 à la volonté de ton mari, ne balance point c’eità lui que tu devrois obéir, à moins que l’honneur & la vertu ne le défendissent. Accoutume-toi, ma fille, à cette idée d’obéissance elle soutient Pâme dans les occasions où un mari prendroit un ton impérieux. Celui que tu as choisi, a trop d’esprit, trop de politesse, trop d’estime & trop d’affection pour toi, pour prendre jamais le ton de maître ; mais tu devras lui en tenir compte c’est un motif de plus à ta reconnoissance. De la maniéré de vivre entre le mari & la femme , dépend le bonheur de leur vie. Quelle plus douce félicité que celle de deux époux dont l’union seroit tous les jours cimentée de plus en plus par Une estime mutuelle, un amour égal, une fidélité inviolable, un accord & une harmonie parfaite. Deux époux qui vi- vroient ainsi, seroient sans doute parfaitement heureux, si pourtant on peut l’être dans cet état. La diversité des humeurs , des caractères, des sentimens, fera toujours un obstacle à ce parfait bonheur qu’on s’y propose , & qu’on y trouve si rarement ce qui a fait dire à quelqu’un qu’il pouvoir y avoir de bons mariages, mais qu’il n’y en avoir pas de délicieux ; & à l’Auteur des Conseils de 34* • L’Ecole la Saqtsse , que le mari de la femme la plus sage & la plus vertueuse d’une ville n’étoit pas si heureux ni si sage que celui qui n’en avoit point. Ce n’est pas qu’il ait voulu approuver & autoriser ces célibataires, qui ne veulent point s’engager, pour vivre plus librement dans de libertinage, ou qui, moins par amour pour la chasteté que par amour pour eux-mêmes & pour leur tranquillité , renoncent à un état dont ils redoutent les embarras & les peines. 11 a seulement voulu faire entendre, consor-' mément à la doctrine de l’Apôtre , que ceux qui ont reçu du Ciel la continence, & qui savent se passer du mariage , sont plus heureux que ceux qui savent en jouir n. Mais comme cette vocation ne fera jamais la plus générale, & que le grand nombre des hommes , au contraire , font appelés à un état qui est destiné à la propagation du genre humain , le point important & capital pour la plupart est donc de s’appliquer seulement à faire un ben choix. Avant que de former des nœuds qui doivent être sacrés & inviolables , il faut y penser mûrement, & n’écouter ni il Seatiorautemeritsifieftrmanstrit, I. Cor. 7 des Mœurs. 343 . l’amour qui est toujours aveugle, ni l’iu- térêc qui étouffe l’amour fous des chaînes d’or. On n’a jamais vu tant de mauvais mariages , que depuis qu’011 est devenu plus attentif à la dot qu’à l’honneur. Une société indissoluble n’a souvent pour tout lien que l’intérêt mais l’ouvrage des pallions ne sauroit être durable , & elles désunissent bientôt ce qu’elles ont si mal lié. De là tant de divorces scandaleux, &, tant de grandes maisons qui périssent & s’éteignent par l’état même qui étoit destiné à les soutenir & à les perpétuer. Ne vous mariez pas pour avoir du bien c’est épouser la dot & non là personne ; c’est un trafic & non un mariage. Préférez toujours de vous allier avec de parfaitement honnêtes gens , chez qui la probité fut dans tous les temps héréditaire & fans tache. Quelqu’un demandoit à Thémistocle , à qui il donnèrent plus volontiers sa fille, ou à un homme de probité mais de peu de bien, ou à un homme qui n’auroit d’autre mérite que d’être riche J'aime mieux , répondit il, un homme sans argent, que de l'argent fans homme. On ne doit pas néanmoins négliger tout-à-fait les avantages de la fortune. L’indigence & la mifere font la cause de bien des divisions & de bien des que- P 4 544 L’ É c o l e relies domestiques. Ce qui a fait dire à un ancien kvëte IL Si vous la prenez pauvre ; avec la pauvreté Vous épousez aussi mainte incommodité .* La ßharge des enfans , la peine & l’Infortune Le mépris d’un chacun vous fait baisser les yeux » Le sein vous rend l’esprit chagrin St soucieux Avec la pauvreté toute chose importune» Ne vous mariez point par ambition. Laissez les Déesses aux Dieux; & choisissez une personne qui ne puisse ni enfler votre vanité ni la mortifier. Ne prenez pas , disoit un Sage de l’antiquité 15,. une femme extrêmement belle , ni d’une naiss ance très - dijiinguée , ou fort riche torgueil que lui infpireroient ces grands avantages , vous donneroit une maîtresse non une compagne. Il seroit dangereux d’ailleurs qu’elle aimât le luxe & la dépense, qui sont la ruine des familles. Une femme qui a beaucoup d’économie est un grand trésor pour un mari , & vaut la plus riche dot. Qu’011 ne m'en 12 Desportes Ï 1 vivoit fous Henri III, qui lui fit de grands avantages. Les Muses qui conduisent souvent à l'hôpital, l’enrichirent. L'Amiral de Joyeuse lui donna pour un sonnet une Abbaye de dix mille écus de rente. C13; Chiton , un des sept Sages de la Grece. des Mœurs. 54s parle pas, dit Montaigne selon que l’expérience m’en a appris, je requiers d’une femme mariée , au-dessus de toute autre vertu, la vertu économique ; c’est sa maîtresse qualité, & qu’on doit chercher avant toute autre chose, comme le seul douaire qui sert à ruiner ou sauver nos maisons. Prenez donc une femme qui aime l’ordre & l’arrangement , & qui soit ménagère , mais fans avarice ; car une femme avare est ordinairement méchante & querelleuse. Avec une femme de ménage la dot grossit tous les jours. Au contraire, avec une folle qui dédaigne le détail & ne se refuse rien, toutes les riches successions qu’on attend , font mangées avec la dot avant qu’elles arrivent , & le vieux patrimoine est bientôt entame. Ne choisissez pas pour épouse celle qui aura été gâtée par ses parens. Une fille à qui on aura laissé faire toutes ses volontés , fera presque toujours une femme très-indocile, pleine de fantaisies & de caprices qui feront le supplice & le malheur de son mari. Gardez-vous bien aufli de contracter par une paillon trop vive. Ce qui est trop vif ne dure pas avant que l’année soit finie la passion est usée , & il ne P 5 346 L’ É c o l s reste que des regrets ce qui a fait dire avec raison Un hymen qui succédé à ces folles amours, Après quelques douceurs a bien de mauvais jours. Cork. Il faut un peu d’amour en épousant, & beaucoup après avoir épousé. Ce n’est que pour les libertins & les hommes déraisonnables que le mariage devient le tombeau de l’amour. Vous jurerez à la face du Ciel & de la terre d’aimer toujours votre femme. C’est une pro- ïnelfe sérieuse à laquelle il est trop tard de ne penser que lorsqu’on est sur le point d’en aller rendre compte au Dieu vengeur du Si vous voulez être plus assuré de la tenir , ne vous mariez pas trop précipitamment , & donnez-vous le temps de connoitre la personne à laquelle vous/ voulez vous unir. Souvent deux époux inconnus l’un à l’autre, vont au pied des autels se jurer un amour aussi durable que la vie, sans savoir s'ils pouront même s’accorder de l’estime. Four vous, ne vous attachez jamais qu’à une personne qui mérite toute la vôtre ; & pour tous les biens du monde n’épousez point celle que vous n’estimez pas. On ne sauroit aimer ce qu’on méprise. Mais des Mœurs. 547 quand l’amour est fondé sur l’estime, il est le charme de la vie. La beauté est de tous les biens le plus dangereux & le plus fragile. C’est pourtant celui auquel on fait d’ordinaire le plus d’attention quand on fe marie jeune, parce qu’on est jeune. Pensez plus sagement, & passez-vous de la beauté vous n’en aurez que moins de matière à l’inquiétude. Dans le choix que vous ferez d’une femme , dit fort bien l’Auteur des Conseils de la Sagesse, ayez plus d’égard à ses mœurs & à fa vertu, qu’à fa beauté ! & ne mettez pas le bonheur de votre vie à contempler & à posséder une figure formée fur le fable. Il n’y a rien de plus à craindre dans une femme, que ce qui plaît à la vue. Beau visage , ame orgueilleuse. La beauté passe, la fierté- demeure elle restera malgré vous, & vous fera connoitre , mais^ trop tard,. qu’une belle idole , coûte bien de l’encens , bien des foins & bien des larmes. Il entrera chez vous quantité d’admirateurs ; & celle qui écoute les louanges de tant d’autres , n’est plus gucre d’humeur à vous louer , ni même à prendre la peine de le rendre aimable , quand elle ne voit plus que vous. Ajoutez qu’une grande beauté , beaucoup d’esprit & de jugement, se trouvent rarement ensemble la plupart des P L 543 L'École jolies femmes perdent à fe laisser coti- noitre ce qu’elles gagnent à fe laisser voir. Si la vôtre eil moins belle , elle cherchera à vous dédommager d’ailleurs. Elle aura moins de caprices , plus de complaisances , plus d’attentions pour vous, plus de foin d’embellir son ame & de la rendre agréable à vos yeux. L’amitié conjugale est bien plus solide & plus constante , quand elle est appuyée fur des qualités que ni les maladies ni les années ne peuvent détruire. La beauté s’use ou lasse à la fin, quand elle est .stupide ou muette mais on ne le lasse'jamais d’entendre dire de belles choses. On a dit de la Connétable Colonne , qu’elle avoit tant d’esprit, qu’en l’entendant parler, on oublioit qu’elle étoit laide. Tâchez néanmoins , autant qu’il le poura faire, qu’il n’y ait, dans l’extérieur de la femme que vous choisirez, rien qui vous dégoûte. Un ancien Philosophe disoit que la belle faisoit mal à la tête , Ê? la laide au cœur 14. On ne sauroit aimer long-temps la laideur, à moins que ce défaut ne soit racheté par de grandes qualités. Un cavalier qui avoit épousé une Demoiselle fort laide, 14 Bion , surnommé le Btrifihénite il »voit ycnocoup d'üsprit. des Mœurs. mais très-méritante, disoit qu'ri Vavoit prise au poids , & quil n avait pas acheté la façon. Une folle doit être parfaitementbelle car làns cette espece de compensation que lui fait assez souvent la nature, comment seroit-elle supportable? Mais pour une femme de mérite, c’est assez qu’elle ait le nécessaire de la beauté, une grande propreté, un air noble voilà tous les agrémens qu’on doit raisonnablement souhaiter dans une femme estimable. Attachez-vous au caractère & à l’éducation. Choisissez, par préférence à la figure, une femme qui ait des qualités solides, ornées de ces agrémens dont les charmes font bien plus vrais que ceux de la beauté, & subsistent quand elle s’efface; de l’esprit, sans paroître le savoir; & plus de raison encore que d’esprit. Qu’il y ait dans son caractère un peu de sympathie avec le vôtre, une espece d’assortiment qui produise la convenance des humeurs quand elles font trop différentes, il est difficile qu’on vive long-temps d'accord il en coûte trop pour se contraindre continuellement ; & nous avons vu bien de mauvais mariages , causés par cette opposition de caractère & d’humeur. Il faut donc s’appliquer à se bien con- noitre l’un l’autre avant de s’épouser j 5so L’E c o l Ê & c’est ce qui est rare. On cherche à se tromper mutuellement, on se compose, on ne se montre que par le beau côté. On ne se connoit bien que lorsqu’il n’est plus temps de se connoitre, & le bandeau de l’amour ne tombe que lorsqu’il seroit le plus nécessaire. Mais puisque d’ordinaire on n’a sur ce point aucun reproche à se faire de part & d’autre, l’unique parti qu’on doit prendre , est de le pardonner réciproquement, & de se faire une vertu de la nécessité. S’attendre au reste à trouver dans son épouse toutes les qualités à tous les avantages, c’est s’attendre à ce qu’on ne trouvera jamais que dans les romans, ou dans ces jolis couplets qu’on a faits sur le choix d’une femme. Si d’épouser js faifois la folie, Et si j’étois le maître de mon choix; Connois, Hymen, Gelle qui fous tes lois Pouroit fixer le destin de ma vie. Je la voudrois plus amiable que belle De la santé poste laut les trésors, Aux dons du cœur, aux agrémens du corps? Joignant d’tsput quelque douce étincelle. Je la voudrois de dix-huit ans parée Cet âge heureux, si propre au sentiment, Aux charmes purs de l’aimable enjouement.,. D’un fort flatteur présage la durée- des Mœurs. ist Je la. voudrois simple dans fa parure, Dans ses discours, ainsi que dans ses goûts Le vrai bonheur, les plaisirs les plus doux Doivent à l’art bien moins qu'à la nature. Je la voudrois riche fans opulence Trop de fortune inspire trop d'orgueil, Et pauvreté seroit un autre écueil. Faut, pour jouir, repos avec aisance. • Je la voudrois qui n'eût pas d’autre envie D’autre désir que celui do m'aimer. Si cet objet, Hymen, peut se trouver, De l’épouser je ferai la folie. Si vous voulez que votre choix ne soit pas une folie , ne le faites jamais que de concert avec vos pareils consultez des personnes prudentes & surtout demandez au Seigneur qu’iklaigtie vous éclairer & vous montrer lui-même celle qu’il vous a destinée. Les femmes vertueuses & sages ne font point si rares- qu’on pense la rareté & la difficulté font de les bien c-onnoitre, & de les distinguer d’avec les autres. Quand vous êtes en l’âge d’en chercher une , ne vous fiez pas à votre prudence ; vous n’aurez jamais seul assez de lumière pour juger de celle qui vous est propre ; l’amour aveugle souvent & égare les plus sages mais vous pouvez avoir assez de piété & de sagesse pour la mériter, en priant L’ É G O L E Dieu qu’il vous la donne. La femme vertueuse est un excellent partage ; cefi celui de ceux qui craignent Dieu, & elle sera donnée à une homme pour ses bonnes actions. Qu’ils soient riches ou pauvres, ils auront le cœur content , b la joie fera en tout temps fur leur visage if. Le mariage, lorsqu’il est fait avec pureté de cœur, préserve les jeunes gens d’une multitude d’écueils mais la raison & la religion doivent être encore plus consultées que l’inclination , pour un établissement qui doit durer toute la vie. Si vous ne vous sentez aucun goût pour le mariage, & fi vous vous croyez même appelé à un état plus saint; qu’aucun motif d’intérêt ou de vanité ne vous faste jamais contracter des engagemens, qui îeroient infailliblement suivis pour vende chagrins ou de remords. Peut-on être long-temps heureux, quand on est déplacé Se qu’on n’est pas ce qu’on doit être? M. de Pcmpone de Bellievre étant mort fans enfans, on proposa à l’Abbé son frere de quitter le petit- collet & de se marier, afin de ne pas laisser éteindre sa famille. J'aime mieux , répondit-il, quelle finisse par un honnête Part lona , mulitr tona, in parte timentium tJeum, £Tc. Eccli. des Mœurs. zy; homme que de la continuer par un sol que je pourois mettre au monde. - a- . -' gjfta s-= t>- Bon maître. Regardez-vous comme le pere de vos domestiques, & tenez-leur- en lieu. Vous leur devez trois choses , dit le Sage, la nourriture, le travail » & l’instruction i 6 la nourriture, parce que c’est leur droit ; le travail, parce que c’est leur condition ; l’instruction , parce que c’est votre charge. Si vous n’avez pas foin d’instruire & de reprendre vos domestiques, de les occuper, de les bien payer & de les bien nourrir A qu’il est à craindre que vous ne trouviez ou des impies, ou des impudiques, ou des voleurs, dans ceux qui vous servent 1 Nourrissez-les donc fans profusion & fans épargne sordide, & payez-les exactement. Que pouriez-vous exiger d’eux avec justice, s’ils étoientmal nourris & mal payés? D’ailleurs ilsfauroient bien le dédommager en vous pillant, ou ils ne manqueroient pas de vous quitter dès qu’ils le pouroient. Faites en forte qu’ils soient toujours occupés l’oisiveté les rendroit paresseux IS PanU disciplina opus savo. Eccli. 33. 3f4 L’Ecole & libertins. Quand on ne fait rien, on apprend à mal faire. Cette clalfe d’hommes qui abandonne les terres, qui fuit la milice pour l’oisiveté des antichambres où -elle fe corrompt tous les jours davantage , ne fait pas même obéir à ceux qui lui donnent du pain. Eh! faut - il s’en étonner? fin domestique paresseux & libertin peut-il ne pas être insolent? Le travail ajsdu , dit l’Ëfprit-Saint, rend un serviteur humble , lui donne de l’inclination à son devoir. Procurez-lui toujours quelque occupation, N qu’il ne soit jamais à rien faire car l’oisiveté enseiejne beaucoup de malice 17. Plus il aura de liberté, & plus il cherchera à en avoir moins il fera, & moins il voudra faire. Ne prenez donc personne pour vous servir, si vous n’avez de quoi l’occuper à fous les temps de la journée une heure d’oisiveté jointe à une autre, fera bientôt assez longue pour donner au serviteur qui ne fait rien, la volonté de ne plus rien faire ; & pour vous apprendre que le maître qui nourrit un paresseux , est bien près de nourrir un traître & un ennemi. Ayez encore plus de foin que vos 17 Scrvum inclinant cperaticnes affidvtz ... Mitte ilium in operationem , ne vacet ,* multam enim mali* tiam docuit otioßtas. £cc!i. des Mœurs. gyy domestiques soient instruits de la religion, & qu’ils en remplissent exactement tous les devoirs vous en êtes spécialement chargé, & vous en répondrez à Dieu. Cependant, qu’il y ait dans une maison des scandales & de honteux commerces entre les domestiques; qu’ils négligent presque entièrement le service de Dieu; si d’ailleurs ils font exactement le service de leurs maîtres, on ferme les yeux fur tout le reste. On s’inquiète peu que Dieu soit bien servi, pourvu qu’on le soit bien soi - même ; & l’on ne fait pas attention que des domestiques, qui n’ont point de mœurs, ni la crainte de Dieu, sont capables de tous les crimes. Je crains Dieu, disoit une personne d’esprit, c après Dieu, je ne crains que celui qui ne le craint pas. Pour mieux veiller sur vos domestiques & pour votre propre intérêt, ayez- en le moins que vous pourez. Plus on en a, plus on est mal servi. M. de Vendôme trouva un jour Palaprat , son Secrétaire , qui battoir son domestique. Il lui en fit des reproches assez vifs. Comment , Monsieur , vous me blâmez, dit. Palaprat, savez-vous bien que, quoique je ri aie quun laquais, je fuis aussi mal servi que vous qui en avez trente. Le grand nombre de domestiques est plus pour l’ostentation que pour le besoin. 3 sfi L’École On nourrit des fainéans , qui vivent souvent dans le désordre ou dans la discorde , & causent quelquefois plus d’embarras & de peines qu’ils ne rendent de services. On raconte que Le Poufjln , célébré Peintre François, étant àRome, le Prélat Maffimi, qui fut depuis Cardinal , alla le voir. La conversation ayant duré jusqu’à la nuit, Le Poussin, la lampe à la main, l’éclaira le long de l’escalier, & le conduisit ainsi jusqu’à son carrosse ce qui fit tant de peine au Prélat, qu’il ne put s’empêcher de dire Je vous plains beaucoup, Monsieur Pouffin, de n’avoir pas feulement un domestique. Et moi , répondit Le Pouffin, je vous plains beaucoup plus , Monseigneur , d'en avoir un ß grand nombre. Les bons domestiques d’ailleurs font si rares, qu’on ne sauroit en avoir trop peu, & qu’on doit se contenter du nécessaire. Dans un grand nombre il peut le trouver plus facilement un mauvais jujet, & un seul suffit pour gâter tous les autres. Tâchez de les bien choisir, •afin de n’être pas obligé d’en changer souvent. Il est difficile d’avoir bonne opinion de ces maisons , où il se fait un flux & reflux continuel de domestiques, & où l’on reçoit aujourd'hui pour renvoyer demain. On donne une scene au monde, qui le remarque & qui en parle. des Mœurs.’ On se donne à soi-même un air d’inconstance & de légèreté. Les change- rnens continuels décrient un service , où les bons domestiques se garderont toujours bien de s’engager ; il n’y entrera guere que de mauvais sujets, ou des serviteurs tout neufs qu’on formera pour les autres. En général, avec de la douceur, de la bonté, de la patience, on rend les hommes à peu près ce que l’on doit désirer qu’ils soient. Soyez bon maître , vous en serez mieux servi. Avec un maître sévere & sans bonté, on remplit ses devoirs, mais on les remplit sèchement , sans zele & fans affection. Comme on n’y reste que par nécessité, & pour en sortir le plutôt qu’on poura , on ne sait rigoureusement que ce qu’on doit; & le maître y perd toujours, parce qu’il est rare qu’on fasse assez ou qu’on fasse aussi bien. Un maître querelleur & difficile à servir, prescrivoit à son valet tout ce qu’il devoit faire pendant la journée Tu ne feras, lui dit-il, précisément que cela, tu n’en omettras rien ; sinon je t’étrillerai d’importance. Ce maître entreprit un voyage il avoir un cheval vif qu’il vouloir gourmander comme son domestique, mais qui se jouant de lui le jeta dans un fossé fort profond. Le maître appela son valet à son secours. ?f8 L’ E c o l e Monsieur , lui dit le valet, vous ne ni avez pas donné ce matin cet ordre - là ; ainfi tirez-vous cC affaire. Après cela il le laide & s’enfuit à toute bride. N’injuriez point & ne maltraitez jamais vos domestiques. Nesoyez pas , dit l’Ecclésiastique, comme un lion dans votre maison en vous rendant terrible à vos serviteurs en maltraitant ceux qui vous font soumis iZ. Ne les menacez pas, comme font tant de maîtres hautains, de les mettre à la porte. Rien ne les révolte davantage, & ne leur fait perdre plus sûrement l’affection qu’ils pouvoient avoir pour votre service. S’ils ne vous conviennent pas, ou dès que vous re- connoiisez qu’ils sont incorrigibles, renvoyez-les fans hésiter, & croyez qu’il vaut mieux vous en défaire un mois plutôt , que d’avoir tout ce mois des impatiences. Mais si vous jugez qu’ils soient susceptibles de correction & d’amendement, c’est charité de les ramener à leur devoir, & vous le devez. Reprenez-les par des avertissemens sérieux & fermes, mêlés pourtant de douceur & de bonté punit sez-les même, s’il le faut; mais faites-le i fi Null ejj'e statt ieo in domo tua , evertens do» tuos, L? opprimons fubjettos tibi , £ccli. 4. des Mœurs. 3^9 fans emportement les eicès de votre colere ne les corrigeroient pas , & vpus rendroient plus coupable qu’eux. On ne croit pas être justement condamné & puni, dit Montaigne, par un juge agité d’ire & de furie. Distinguez aussi l’ignorance & la fragilité , de la mauvaise volonté & de la paresse. Dans ce dernier cas, c’est foi- bleiîe que de souffiir & de tolérer dans l’autre , excusez facilement & pardonnez. Le Calife Mafiadi demain doit un jour à un de ses Officiers dont il étoit mécontent , quand il cesseroit de faire des fautes. Tant que Dieu vous conservera la vie pour notre bien , lui répondit l’Officier, ce sera à nous de faire des fautes , N à vous de nous les pardonner. Il faut passer bien de petites choses aux domestiques qui font fournis , affectionnés & fidelles car il y en a bien peu aujourd’hui de ce nombre, & dans les grandes maisons encore moins que dans les autres. Si vous avez , dit le Sage, un serviteur attaché à son devoir , faites-en beaucoup de cas qu'il vous soit aussi cher que votre vie ; U traitez - le comme votre frere 19 . La Sagesse éternelle, qui dit pose de la servitude & de la liberté des 19 Si elt tibi fcrvux fîdei'* , fit t'bi quafi anima tua quafi fratnm fie eum tra&a, £ ccli. ZZ. L’ É C O L 2 hommes, l’a mis entre vos mains comme un présent de,fa providence & de son amour. Vous pouvez vous décharger fur lui de toutes les inquiétudes & de tous les petits détails du ménage prenez seulement une peine qui vous en épargnera bien d’autres, c’est de regarder & de savoir tout ce qui se passe. Voyez ce que font vos domestiques, non pour éclairer leur fidélité, mais pour empêcher qu’ils ne se négligent ou qu’ils n’oublient leur condition. Ils l’oublieroient bientôt & vous obligeaient à dépendre d’eux, si vous leur laisiîez prendre trop d’ascendant sur vous ; & de bons serviteurs vous en feriez de mauvais maîtres. Ayez foin qu’ils ne prennent pas la coutume de deviner vos volontés , mais qu’ils les demandent dans toutes les occasions. Conservez avec soin votre autorité vous ne sauriez perdre davantage que de la perdre. Quelque sagement que l’on commande chez vous , & avec quelque succès qu’on gouverne votre ménage, il vous est toujours bien honteux de n’ètre pas obéi dans votre maison ; & c’est bien mal connoître votre droit & vos vrais intérêts, que de récompenser les longs services d’un domestique , en le servant vous - même, & en le craignant à votre tour. Mettez -lui, si vous le voulez, votre bien des Mœurs. 361 bien & vos affaires entre les mains, puisqu’il est sage & fidelle mais souvenez-vous qu’il 11e faut communiquer le pouvoir, que comme le soleil communique sa lumière, en la donnant sans celle , & en retenant celui qui la reçoit, dans une dépendance perpétuelle. Faites- vous rendre compte exactement. Un serviteur à qui l’on confie tout sans prendre aucune connoissance de ce qu’il fait, fera bientôt ou fripon ou maître du logis. Pour empêcher qu’il ne devienne le tyran de vos autres domestiques, permettez au dernier d’entre eux de vous porter ses plaintes, & rendez justice à tous. Car n’ètes - vous pas en quelque forte bien plus le roi de ceux que vous nourrissez & qui font à vos gages , que le Prince qu’ils ne voient jamais, & dont ils savent à peine qu’ils dépendent? Que votre gouvernement soit, comme tout bon gouvernement doit être, un heureux mélange de ménagement & de fermeté, de douceur & de force. La fermeté sans douceur est dureté ; elle aigrit, elle révolte , & porte à secouer un joug qu’elle rend intolérable. La douceur sans fermeté est foiblesse ; elle rend l’autorité méprisable, & lui ôte toute la force qu’elle devroit avoir. Ne vous laissez jamais imposer la loi par vos domestiques , quand même ils seligueroient Tome I. Q_ ;6r L’ E c o l E tous ensemble; il vaudroit mieux les voir sortir tous dans le même jour. L’autorité une foi perdue ne se recouvre point. Parlez peu à vos serviteurs , disoit saint Louis à son fils, & ne vous rendez pas trop familier avec eux , afin qu'ils vous craignent & quils vous aiment comme leur maître. Ce conseil étoit bien sage. L’excellent moyen de vous faire respecter dans votre maison & d’y être bien servi, est d’être sérieux envers vos domestiques & d’avoir avec eux peu de paroles. Ils n’auront de respect pour vous, qu’autant que vous aurez de réserve à leur egard. Sachez tout ce qu’ils font mas qu’ils ne sachent point ce que vous pensez ni ce que vous ferez. Un maître qui voit tout dans sa maison & qui ne parle point, est, pour ainsi dire, relpecté comme un Dieu on tremble fans qu’il menace ; & la feule crainte qu’on a qu’il ne park , contient tout le monde dans l’ordre & dans le devoir. Tâchez de ne faire des réprimandes qu’à propos moins elles font fondées , plus clic i { ont de peine ; & il n’est permis , fans juste iujet, de faire de la peine à personne. 11 est humiliant d’avoir tort avec qui que ce soit, il est honteux & dangereux de l’avoir avec ses rarement les réprimandes n’en seront que plus efficaces. On s’ac- DES M Œ U R s. coutume au bruit comme à tout le reste vous altéreriez votre santé, & vous n’y gagneriez pas davantage. Vous dégoûteriez de votre service de bons domestiques, & vous les mettriez quelquefois dans le cas de vous répondre des choses désagréables, comme fit un Auvergnat à son maître, homme capricieux & d’un petit génie, qui le grondoit souvent sans raison. Un jour, entre autres injures qu’il lui dit, l’ayant appelé roi des sots Que ne le fuis-je, Monsieur, repartit l’Auvergnat , car au lieu que vous êtes mon maître, je ferois le vôtre! Donnez vos ordres en peu de mots, en termes clairs, & d’un ton qui n’étant ni fier ni mou , tienne néanmoins plus du premier. Mêlez-y un peu de civilité , pour adoucir à vos domestiques l’humiliation de leur état. Si vous étiez à leur place, comme la chose auroit pu être, comment qu’on vous traitât i . Regardez-]es comme des amis malheureux. Mais combien de maîtres ne les regardent au contraire que comme de vils esclaves, destinés à servir leurs caprices ! Le préjugé d’une mauvaise éducation, la fierté que l’abondance inspire, accoutument la plupart des Grands & des Ri- ches à se considérer comme les despotes de ceux qui font à leurs gages, & à'les 364 L’ É c o l l traiter à peine comme des hommes. Eh î pouroit- on leur dire, qui êtes-vous donc, maîtres superbes & cruels? Qui font ceux qui vous fervent? Rappelez pour un moment les choses à leur origine. L’esclavage n’est que le fruit de la violence & de l’injustice, ou tout au plus de la misere, dont la cruauté profite. Nous naissons tous libres, & la servitude même volontaire ne détruit point l’égalité que la nature met entre tous les hommes. Ce font donc vos égaux qui vous fervent. Quelle réserve cette pensée ne doit-elle pas vous inspirer à leur égard ! Ne vous dit-elle pas qu’un maître raiionnable doit se faire servir avec la modération d’un homme, qui n’use de ses serviteurs que pour la nécessité , & parce qu’il ne sauroit lui seul tout faire ; qu’il doit n’exiger d’eux que ce qu’ils peuvent, ne les pas traiter avec hauteur, adoucir leur joug, avoir pour eux une affection sincere, & les regarder même comme ses freres ? Ainsi pensoit le Prince de Conti qui » élu Roi de Pologne, se montra supérieur aux événemens qui l’empècherent de porter cette couronne. Il avoit pour ses Officiers & pour tous ses domestiques une bonté & une douceur bien rares dans les Grands. Jamais on ne lui vit d’humeur contre eux, jamais un de ces des Mœurs. z6Z fnomens même de vivacité, que tant de maîtres se permettent & le justifient. It paroissoit leur ami plutôt que leur maître ; il les regardent comme les compagnons de sa fortune, & non pas comme les jouets ou les ministres de ses volontés & de ses paflïons. Auffi lui étoient-ils tous infiniment attachés, & leur affection prévenoit l’abus qu’ils auroient pu faire de fa bonté. Il avoit de bons serviteurs, parce qu’il étoit bon maître. On se plaint souvent que les domestiques ne font plus tels qu’ils étoient autrefois. La corruption générale des mœurs, le peu de foin qu’on a de veiller fur celles de ses domestiques, y contribuent fans doute. Mais ne peut-on pas en attribuer auiîi la cause aux maîtres, qui ne font plus eux-mêmes ce qu’ils étoient? Il semble que ce soit aujourd’hui le bel air & le bon ton de se montrer difficile à servir ; & ce sont sur-tout les nouveaux maîtres, les gens parvenus & de fraîche création, qui aiment à foie donner. Ils paroissent toujours mécontens. Jamais ceux qui les servent ne sont nommés par leurs noms il ne fort de leur bouche que des termes de mépris & des injures , qui quelquefois leur conviendroient mieux qu’à ceux à qui ils les adressent. Mais quel moyen, disent - ils, de se contenir ! nous avons affaire à des valets Q-3 3 66 L’ É C O L E insolens qui nous répliquent, qui nous résilient, qui se révoltent contre nos ordres , qui murmurent & ne font rien que de mauvaise grâce. Maîtres impérieux, vous figurez-vous donc qu’ils ne sentent point la dureté de votre commandement,& les hauteurs dédaigneuses avec lesquelles vous les traitez? Vous outrez leurs forces , vous ne plaignez point leurs peines; vous croyez avoir tant de droit fur eux, vous les voudriez si parfaits, vous vous rendez si difficiles, que vous n’ètes jamais contens. Font-ils quelques fautes c’est assez pour vous agiter de mille mouvemens de colere, de dépit, de fureur vous rebutez, vous frappez, vous chassez de votre présence des serviteurs qui font tout ce qu’ils peuvent pour vous satisfaire, & qui vont au devant de vos désirs. Eh ! nesoussre-t-on pas déjà trop pour contenter votre mollesse, votre sensualité, vos besoins multipliés , imaginaires & quelquefois si dé- goûtans , sans être obligé d’essuyer vos caprices , vos mauvaises humeurs, vos traitemens indignes ? Si vos domestiques ont des défauts, faut-il vous en étonner, puisque vous, qui devez avoir reçu une bien meilleure éducation, en avez également? 11 n’est permis de vouloir des serviteurs parfaits qu’au maître qui l’est lui-même. des Mœurs. 567 S’ils l’étoient, nous devrions les servir. N’est - ce pas souvent chez vous & à votre école qu’ils ont pris les vices que vous leur reprochez? C’est votre exemple peut-être qui les a corrompus ou qui les autorise. Témoins oculaires, témoins allîdus de tout ce que vous faites, de tout ce que vous dites, n’est-il pas naturel qu’ils s’accoutument bientôt à agir & à parler comme vous ? Chez les Romains il y avoit un mois où les esclaves avoient la liberté de tout dire à leurs maîtres. Quelles scenes, si cet usage étoit établi parmi nous ! Quels portraits les domestiques feroient à ceux qu’ils servent, de leur caractère & de leurs mœurs ! Mais s’ils n’ont plus aujourd’hui ce privilège, ils ne manquent guere d’en prendre un autre; & le plus doux soulagement d’un domestique, qu’on vient de gronder ou de maltraiter, c’est d’étaler au premier qu’il rencontre, toutes les foiblesses & tous les défauts de ses maîtres. Le grand Cyrus , fondateur delà Monarchie des Perses, disoit qu’on n’étoit pas digne de commander aux autres, à moins qu’on ne fut meilleur que ceux à qui 011 donnoit la loi. Combien donc de' maîtres & de maîtresses devroient être dégradés! lisse plaignent que leurs domestiques les méprisent, les décrient, & 368 L’ É c o l e qu’ils n’ont point de plus dangereux ennemis que ceux qui font dans leur niailon. Mais ne peut-on pas leur dire Par où ceux qui vous servent vous esti- meroient-ils? vous ne leur cachez aucune de vos foiblefTes ; vous les leur découvrez avec autant de facilité' & d’assurance, que s’ils dévoient les respecter. Vous êtes avec eux lans pudeur, fans réserve, sans retenue dans vos paroles & dans vos actions. Ils vous voient dans des momens & dans des états où vous devriez rougir de vous-même. Vous vous montrez enfin tels que vous êtes, c’est-à- dire, souvent très-méprisables; & vous vous plaignez d’être méprisés ! Les maîtres que l’infirmité réduit à exiger des services dégoûtans & pénibles, devroient gémir de leur état, & recevoir les services nécessaires avec une reconnoissance mêlée de confusion, du moins avec une bonté qui en adoucisse les délagrémens. Mais souvent ce sont ceux-là même qui sont les plus difficiles Sc les plus fâcheux. Vous êtes indigne de vivre, si vos mauvaises humeurs font souffrir, encore plus que vos maladies, ceux qui emploient ce qu’ils ont de forces & de santé pour vous soulager & vous servir. Une Dame étoit d’une telle mollesse, qu’elle ne pouvoir faire un seul pas fans être soutenue par un domestique, des Mœurs. z6Z Au milieu d’un escalier, elle s’avisa de quereller celui qui l’aidoit à descendre , & lui donna un souffler. Le domestique la laissa & s’enfuit. Comme elle le rappeloit à son secours avec de grands cris Madame , lui dit-il, passez-vous de mon brassi vous pouvezpour moi je puis me passer de vos soufflets. Il est étrange que nous ne sentions pas combien il est déraisonnable d’exiger durement les services les plus nécessaires. C'est demander l’aumône, les armes à la main. Louis XIV , qui écoit grand eu tout, étoit bien éloigné d’agir ainsi. Un de ses valets-de-ehambre étoit allé lui chercher des souliers, & tardoit à revenir. Le Duc de Montauzier voulut le gronder. Eh! laissez-le en paix , dit le Roi, il efl assez fâché de n être pas arrivé plutôt. Une autre fois, un Portier du Parc de Versailles, qui avoir été averti que le Roi devoir passer par la porte qu’il gar- doit, pour aller à la chasse, ne s’y trouva pas quand ce Prince y arriva. Tous les Courtisans s’empressèrent de le chercher. On le trouva enfin. Le pauvre homme qui courut tant qu’il put, arriva tout essoufflé on l’accabloit d’injures & de reproches. Eh ! pourquoi , dit le Prince , le grondez -vous ? croyez-vous quil ne soit pas assez affligé de m avoir fait attendre? 37° L’ É c o l E Tout occupé de vos affaires ou de vos plaisirs , vous vous imaginez que des domestiques font tout à leur aise, qu’ils trouvent fous la main tout ce qu’ils cherchent, & que tout doit leur réussir. Vous vous récriez fur ce que les choses font mal faites ou qu’elles vous manquent, fur ce que vos ordres ont été mal exécutés , fur ce que le succès ne répond pas à vos intentions ; & vous supposez, sans délibérer, suis examiner, Î [ue ceux que vous aviez chargés de ces oins font coupables. Les accidens les plus imprévus, les contre-temps les plus inévitables, les maux même dont la nature n’est pas exempte, ne font que de foibles excuses auprès de vous. Vous donnez peu, & vous demandez beaucoup. Un domestique, que vous croyez suffisamment payer de toutes lès peines, souvent par des gages allez modiques , doit être invulnérable, ne jamais sentir ses fatigues ni les injures de l’air & des faisons, ne succomber jamais à l’excès du travail. Vous prétendez qu’il puisse encore travailler & marcher, quoiqu’il soit dans un abattement, où vous vous croiriez vous-même allez mal pour appeler les Médecins. Que ne sentez-vous que ceux qui vous servent sont hommes comme vous, & que l’homme n’est pas de fer & de bronze ? Voulez - vous donc d e i Mœurs. qyï les réduire au rang des bêtes de charge? Encore à ce prix-là trouveroient-ils des ménagemens dans des maîtres raisonnables. L’homme de bien , dit Salomon , épargne' la vie de ses bêtes il ny a que les entrailles des médians qui soient cruelles 20 . Presque toujours la dureté vient d’un excès de mollesse les personnes qui ont le plus de loin d’elles-mêmes, font préci» sèment celles qui ont le moins de compassion des autres. Vous êtes homme, & vous oubliez que c’est un homme qui vous sert, un homme sujet aux mêmes infirmités que vous, un homme forcé par la nature à manger, à boire, à dormir, à respirer quelquefois ; & tous ces besoins pourtant deviennent souvent des sujets de reproches. On voudroit être servi par des anges, qui n’eussent besoin ni de nourriture ni de repos. C’est fur ce pied là qu’on traite ceux dont on se croit maître de disposer souverainement au prix de quelques gages encore trouve- t-on mauvais qu’ils ne les prodiguent pas pour faire honneur à leurs maîtres. On veut qu’ils s’entretiennent proprement, qu’ils dépensent tout ce qu’ils gagnent, c’est-à-dire, qu’ils usent gratuitement zo Ncvit jitßus jumentomm suorum animas vif» tira auwn imgiarusn crudùia , L’i'ov. \z. 372 L’ É C O L E leur jeunesse, & qu’ils se préparent à mourir de faim quand ils seront vieux. Et combien n’y a-t-il pas de maîtres, qui les renvoient indignement, fous les plus légers prétextes, quand la maladie, la vieillesse ou quelque accident les rend moins utiles! C’est l’endroit criant de la dureté des maîtres ils n’ont pas quelquefois pour des serviteurs fidelles la compassion, la charité, qu’ils devroient avoir même pour des inconnus. Un domestique affectionné craint de leur déplaire en découvrant ce qu’il souffre il s’épuise pour eux, il gagne, il augmente ses maux à leur service; & ils l’abandonnent dans son besoin. La guenon d’une Marquise mordit une de ses femmes au bras, & la morsure sut si considérable, qu’on pensa dans les premiers jours qu’elle feroit mortelle. La Marquise gronda sa guenon d’une façon tout-à-fait sérieuse , & lui défendit bien de ne plus mordre si sort à l’avenir. La fille en fut quitte pour un bras. La Marquise ne pouvant plus en tirer les services accoutumés, la renvoya. Le Marquis lui représenta qu’il y avoit de l’inhumanité, de l’injustice même dans ce procédé mais la Marquise lui répondit .Que voulez-vous que je säße de cette fille ? elle na plus de bras. Un Roi d’Espagne pensoit avec bien des Mœurs. plus d’équité. DomDiegue d’Arias, Trésorier du Roi Emique IV, représentant un jour à ce Prince l’excès de si libéralité & de ses récompenses, lui dit qu’il étoit nécessaire de réformer le grand'nombre de ses Officiers & les gages de ceux qui ne faisaient point les fonctions de leurs charges , ou qui n’y étoient plus propres. Mais le Roi lui répondit Si j’étois Arias, Jlaurois aussi plus d’égard à l’argent qu’à la libéralité. Vous parlez en Particulier, & moi j’agirai en Roi. Le devoir d’un Roi est de donner. Je donne aux uns, parce qu’ils font gens de bien, & aux autres, afin qu’ils ne soient pas méchans. Et quant à ces Officiers , dont vous voulez que je garde les uns & que je renvoie les autres , je vous dirai que je retiens les premiers, parce que j’ai besoin d’eux, & les derniers, parce qu’ils ont besoin de moi. 11 n’y a peut-être pas, dans aucun pays du monde, un plus bel usage que celui qui est Une partie des revenus de la plupart des Seigneurs est destinée à payer les pensions des anciens domestiques de la maison. Ceux qui servent fidellement & qui remplissent exactement leurs devoirs, font surs d’avoir de quoi subsister le reste de leurs jours. Un ancien domestique survit-il à son maître celui-ci en mourant le recom» 374 L’ É c o L E mande à son successeur, qui croiroit in- digne de lui de manquer aux intentions de celui qu’il remplace. Ce qui fait qu’on voit dans bien des maisons un grand nombre d’anciens domestiques vieux, infirmes, qui ne font plus rien que de faire honneur à la bonté, à la générosité de leurs maîtres, & qui font aussi bien traités que s’ils étoient encore utiles. Quel plus noble emploi de ses richesses peut-on faire aux yeux de l’humanité bienfaisante ! „ Ainiez vos domestiques, disoit Madame de Àlaintcnon a la Duchesse de Bourgogne portez-les à Dieu ; faites leur fortune, mais ne leur en faites jamais une grande ne contentez ni leur vanité ni leur avarice; & que votre sagesse mette à leurs délits la modération qu’ils devroient y mettre eux- mêmes ct . Il y a beaucoup de maîtres qui ne font du bien à leurs domestiques, ou ne se proposent de leur en faire, qu’après la mort. C’est attendre à se faire aimer, qu’on ne soit plus en état de goûter le plus doux des plaisirs; c’est réserver le moyen le plus efficace de se faire servir avec zele, pour un temps où l’on n’en aura plus bclom. Un homme riche étant attaqué d’une maiadie dangereuse, fit à ses domestiques dans son testament des des Mœurs. 375 legs, qui ne feraient payables qu’au cas qu’il revînt en santé, lis le soignèrent si bien qu’il guérit parfaitement. Il leur paya les legs. Laiifer à ses domestiques au cas qu’on vienne à mourir, n’est-ce pas vouloir qu’ils soient d’intelligence avec la mort? Cependant, comme on n’est pas immortel, & qu’il est juste de reconnoître les peines que les maladies des maîtres occalîonnent à ceux qui les servent, il convient, quand on le peut, de leur assurer quelque chose, si l’on vient à mourir. Prenez également soin d’eux dans leurs maladies, & ils vous serviront avec amour. Iméresiez-vous toujours à ce qui les regarde , à leur établissement, à leur petite fortune 5 & ils vous seront affectionnés. Faites si bien qu’on soit content, quand on entre chez vous; qu’on soit fideile & heureux, quand 011 y est; & qu’on ait de quoi vivre, s’il est poisible, quand on en fort. Rien ne faitplus d’honneur à une maison, & n’attache plus à un service, que des maîtres qui lavent récompenser ceux qui les ont bien servis. En un mot, avec vos domestiques, dont la sagesse & la fidélité vous font connues, & vous ne devez jamais en avoir d’autres , vivez comme un maître qui commît les devoirs de l’humanité, comme un chrétien qui fait que devant 375 L' É c o l K Dieu nous sommes tous égaux malgré l’inégalité des conditions. Ne leur donnez que de bons exemples, & portez-îes au bien il n’y en a pas de plus fidelles aux hommes que ceux qui le font à Dieu. Veillez fur leurs mœurs, fans être ni leur tourment ni leur espion, & attachez- vous-les par votre douceur & par vos bienfaits. Y a-t-il rien de plus flatteur que de rendre heureux ceux dont on cil environné ? Quoiqu’il ne faille jamais avoir trop de foibleife, parce qu’on devient méprisable ; en général, il vaut mieux avoir trop de bonté que trop de sévérité. Mais celui-là seul mérite le titre de hon, qui sait s’armer, quand il le faut, de sévérité contre Je vice, sans jamais l’autoriser > autrement la bonté n’est qu’une mollesse coupable. M. le Duc de Vendôme portoit la bonté jusqu’à ce défaut. Un des valets- de-pied vint l’avertir qu’un de ses Officiers le voloit. Hé bien , lui dit ce Prince, laijj'e-le faire , U vole-moi comme lui. Le trait suivant du même Prince nous paroîtbien plus louable. Il étoit dans fa chambre, fort avant dans la nuit, en conversation avec Palaprat. Celui-ci lui représenta qu’il devoir se coucher, &il voulut appeler les gens du Prince. Non, lui dit-il, mais voyons s'ils ont préparé mon bonnet de nuit ? Il le trouva. Il ne DES M E U R S. 37 f faut pas les éveiller , continua-t-il, je ms mettrai bien au lit fans eux. Il tenoit ce caractère de bonté de Henri IV , duquel il descendent. Théodore Agrippa , Seigneur d’Aubigné & aïeul de Madame de Maintenon, étoit couché à côté du lit de ce Prince , & le croyoit endormi, lorsqu’il dit à La Force avec qui il étoit couché Notre maître est le plus vilain le plus ingrat qui soit fur la terre. L’autre accablé de sommeil lui demanda Que dis -tu , es Aubigné ? Le Roi qui ne dormoit pas & qui avoit tout entendu, cria tout haut La Force, n entends-tu pas ce que dit d’Aubigné , que je fuis le plus vilain & le plus ingrat quil y ait fur la terre ? Il n’en parla jamais depuis ni à l’un ni à l’autre. Il auroit dû punir, & l’auroit fait sans doute, s’il n’avoit été bien fur que cette plainte imprudente n’empêchoit pas que cet Officier ne lui fût véritablement attaché , comme il l’étoit en effet. Un bon maître dissimule quelquefois , & pardonne des paroles indiscrètes , qui peuvent échapper à des domestiques affectionnés , mais plus souvent en particulier que devant des témoins ou des étrangers. Un maître qui souffre qu’on lui manque publiquement de respect, n’est guere plus excusable que le domestique qui ose le faire. On juge 578 L’É c o le presque toujours également mal de l’un & de l’autre. -. - -T- jSÿ&as L- - Honore £ vos parais , fur - tout dans leur vieillesse. E H ! qui honoreroit - on ? qui aime- roit-on, si l’on manquoit à ce premier cri de la nature ? Quoique son divin Auteur ait gravé ce devoir au fond de notre ame , en nous éclairant des lumières de la raison ; il a voulu nous en faire encore un commandement exprès ; & l’on a remarqué que c’est le seul à l’observation duquel il ait attaché une récompense dès cette vie même. Rien suffi n’est plus particuliérement recommandé dans l’Ecriture-Sainte, & fur-tout dans l’un de ses plus beaux Livres de Morale , /’ Ecclésiastique , qui est rempli de préceptes admirables , & des plus sages conseils. „ Ecoutez , en- fans , dit cet Auteur sacré, les avis de votre pere , & suivez-les, asin que vous fuyiez sauvés car Dieu a rendu le pere vénérable aux enfans , & il a affermi fur eux l’autorité de la mere. Celui qui honore fa mere est comme un homme qui amallè un trésor celui qui honore son pere, recevra lui-même de la joie de ses ensuis, & il fera exaucé au jour des Mœurs. 379 de sa priere. Cel 1 ii qui craint le Seigneur , honore son pere & si mere , & il servira comme ses maîtres les auteurs de ses jours 21“. Nous devons à nos parens le respect , l’amour , l’obéiflance & les services. A quelque dignité même qu’on soit élevé , on doit toujours avoir du respect pour ceux de qui on a reçu la vie ; & il faut leur en donner des marques extérieures , en les saluant avec honneur , en leur parlant avec soumis lion, en les visitant avec amitié, en les prévenant par de certaines attentions, qui les flatteront d’autant plus qu’elles seront des hommages libres & publics. Laurent CcIJe ayant été nommé Doge de Venise , & voyant que son pere , qui étoit du nombre des Sénateurs, ne pou- roit se dilpenser de venir comme les autres , selon la coutume, se mettre à genoux devant lui , mit sur sa toque ducale une croix d’or, asm que son pere 21 Oui timet Dominum , honorât parentes , £ T quasi, dom'ïnis /erriet his qui se genuerunt. Eccli. Z. Jesus . fils île Siraf'h , docteur Juif & auteur de ykce/ésiastique , étoit de Jérusalem ; il vivuit environ 160 ans avant J. C. fous le regne d’^utiochus Epi- phane , dont les persécutions l’obligerent de se retirer eu EgvptS , où ï’nn croit Qu’il composa soit ouvrage . rempd d’excellentes maximes murales» civiles & politiques. 38° L’ É c o l s pût rapporter à la croix l’honneur qui étoit d’ufàge. C’est depuis ce temps-là que les Doges portent une croix iur leur toque ou bonnet. Ce seroit manquer au respect qu’on doit à ses pareils , que de les mépriser même intérieurement. Que sera-ce donc si l’on est assez malheureux pour en venir jusqu’à leur dire des paroles dures , injurieuses, outrageantes ; jusqu’à se moquer d’eux, les reprendre avec orgueil, découvrir leurs fautes, ou se railler de leurs défauts ? N’est -ce- pas se charger soi- même de honte , puisque le fils tire là gloire de l’honneur du pere , & qu’un pere fans honneur est le déshonneur du fils 22 ? Menacer ses pareils , lever la main fur eux, ou les frapper même légèrement , est un crime des plus exécrables , une espece d’impiété & de làcrilege , que Dieu punit toujours, & souvent même de la maniéré la plus terrible & la plus éclatante. On fait quelle fut la fin tragique & malheureuse du rebelle Absalon , dont la mémoire sera éternellement un objet d’exécration & d’horreur, Mais comme les traits moins connus frappent encore davantage, en voici un qu’on 22 Gloria hominis ex honore patris fui , & didcciis filii paursine honore, Eccli. 3. s L 8 Mœurs. ;8-r juiroit peine à croire , s’il n’étoit attesté par un des plus grands Docteurs de l’Eglise. 11 en prend à témoin toute la ville d’Hippone , dont aucun des habi- tans ne pouvoir encore l’avoir oublié lorsqu’il le leurrappeloit puisqu’il n’y a, leur disoit-il, personne d’entre vous qui ne l’ait ou vu ou appris. Dix enfans assez distingués par leur naissance , sept garçons & trois filles', vivoient à Césarée en Cappadoce ave leur mere qui était veuve. Un jour l’aîné des freres s’échappa jusqu’à la charger de grosses injures » il eut même la hardiesse de la frapper. Tous les autres enfans, qui étaient présens , souffrirent que leur frere traitât ainsi leur mere, au lieu de le reprendre & de l’arrêter. Cette femme outrée de l’injure, & du mauvais cœur de ses enfans, alla dès le grand matin aux fonts batismaux. Là, prosternée contre terre, elle pria Dieu que ses enfans fussent un exemple de terreur à toute la terre, & qu’ils la parcourussent errans & vagabonds, éloignés de leur patrie. Aussi - tôt cette mere fut exaucée, & tous ses enfans furent punis de Dieu par un tremblement horrible de tous leurs membres. Honteux & confus de paroître dans cet état effroyable aux yeux de leurs compatriotes, ils le répandirent en différens pays. Deux ?8r L’ É c o l e de ces enfans, dit saint Augustin, sont venus à Hippone où nous étions. Apprenez, ô enfans , ajoute ce saint Docteur , à rendre à vos peres & meres l’honneur & le respect qui leur sont dus ; car il est écrit que la bénédiction du pere affermit la maison des enfans, & que la malédiction de la mere la détruit jus* qu’aux fondemens . ' Attendez-vous à être traités comme vous aurez fait à vos patens. Si vous leur avez rendu le respect & l’honneur que vous leur deviez, vous recevrez à votre tour les mêmes hommages, avec l’estime & l’admiration des autres hommes. Mais si vous les avez méprisés, outragés, vous ne recevrez de vos enfans que des mépris & des outrages. Un pere traîné indignement hors de fa maison par ses propres enfans , s’écria fur le seuil de la porte A'rétcz , malheureux enfans ! je n’ai traîne mon pere que jusqu’ici. Ces punitions temporelles ne font qu’une foible image de celles que l’auteur & le vengeur de l’autorité paternelle réserve en l’autre vie à ceux qui la foulent aux pieds ou la méprisent, ä qui étouffent dans leur cœur tous sentimens é 2; Bcneditto patrls firmat domosfiliorum male • bes Mœurs. ^ 97 ,» J’étois ce matin dans mon lit, dit-il occupé à lire. J’ai été interrompu tout-à- coup par un bruit semblable à celui que sont des rats qui grimpent contre une cloiion. J’ai observé attentivement. J’ai vu paroître un rat sur le bord d'un trou il a regardé de tous côtés j & ensuite s’ell retiré. Un moment après il a reparu î il conduisait par l’oreille un rat plus gros que lui, & qui paroissoit vieux l’ayant laissé fur le bord d’un trou, un autre jeune rat s’elt joint à lui. Ils ont tous deux parcouru la chambre, ramassant des miettes de biscuit, qui au souper de la veille étoient tombées de la table ils les ont portées à celui qui étoit fur le bord du trou. Cette attention dans ces- animaux m’a étonné j’ai observé avec encore plus de soin. J’ai jugé que le rat auquel les deux autres portoient à manger, étoit aveugle, parce qu’il ne trouvent qu’en tâtonnant le biscuit qu’on lui présentent. Je n’ai point douté que les deux jeunes ne su dent ses enfans, & les pourvoyeurs assidus d’un pere aveugle. J’admirois en moi-même la siigeiie de la nature , qui a mis dans tous les animaux une intime tendresse, une reconnoiC- sauce, je dirois presque une vertu, proportionnée à leurs facultés. Tandis que je faisois ces réflexions, & que je crai- gaois qu’on n'interrompit ces petits. 398 L’ Ê c o L E animaux, notre Chirurgien - major a ouvert la porte de ma chambre. Les deux jeunes rats ont fait un cri, comme pour avertir l’aveugle ; & malgré leur frayeur ils n’ont pas voulu se sauver , que le viàx 11 e fût en fureté. Ils font rentrés dans le trou après lui, en servant, pour ainsi dire, d’arriere-garde “. Si ce fait est vrai, & s’il est exact dans toutes les circonstances, comme on ne peut guère en douter, quelle leçon pour l’homme ! Les enfuis aise 2 dénaturés pour oublier ce qu’ils doivent à leurs parens , font des monstres d’ingratitude mais souvent les peres & les meres ne peuvent l’imputer qu’à eux-mêmes. Si les enfuis étoient mieux élevés, s’ils avoientreçu une éducation plus fige & plus chrétienne , ils seroient plus relpectueux & plus tendres. Mais la faute des peres & des meres n’excuse pas celle des en fans, & l’on ne fauroit entendre fans horreur la maniéré indigne, dont Mithridate fut traité par Ion fils Pharnace. On fait qu-e ce Roi, si fameux par les guerres qu’il soutint avec gloire contre les Romains, ternit ses grandes qualités par ses cruautés, & par son ambition , qui le porta à faire mourir ses neveux, fils du Roi de Cappadoce, pour s’emparer de ce royaume. Les peres trouvent ordinairement, dans leur famille même , des imitateurs trop fidelles des Mœurs. 999 , des mauvais exemples qu’ils leur ont donnés. Mithridate fut à son tour dépouillé des Etats qui lui reltoient, par fou fils Pharnace, qui avoit fait révolter l’armée en la saveur. Il demanda qu’il lui fut permis d’aller dans un pays éloigné finir lés jours. Pharnace, fans daigner le regarder, eut la barbarie de dire Qu’il périsse. Mithridate pénétré de douleur, lui répondit Puijjcs-tu un jour ouir de la bouche de tes enfans ce que la tienne vient de prononcer contre moi ! Il paiia ensuite tout furieux dans l’appartement de la Reine , lui fit prendre du poison, en donna à ses filles, & se perça lui-même de son épée. Pharnace ne jouit pas long - temps de son crime. César marcha contre lui, & le vainquit avec tant de rapidité, qu’il écrivit au Sénat Je fuis venu t j’ai vu, j'ai vaincu. Il y a des personnes qui, étant parvenues , rougissent de ceux qui leur ont donné la naissance. Sourds à la voix du sang & de la nature, ils les dédaignent & les méconnoiflent. Que ne rougissent- ils aussi d’être nés ! L’orgueil a fasciné leurs yeux & corrompu leur cœur. Ils ne voient point que la véritable grandeur n’elf pas d’être néG rand ou Riche , mais de s’élever par la générosité de ses sentimens au-dessus des grandeurs & des richesses. K’oubliez pas , dit le . Sage , 400 U Ê C O L E votre pere U votre mere, parce que vous, êtes au milieu des Grands ; de peur que Dieu ne vous oublie devant ces Grands même , fë? que devenant insensé par la trop grande familiarité que vous aurez avec eux , vous ne tombiez dans Cinfamie 26. Au contraire le respect & l’honneur que vous leur rendrez alors, rejaillira sur vous. Un brave Officier nommé Duras, du régiment d’Aubuflon , étoit fils d’un Paysan. Son pere étant venu le voir, il le présenta en habits 'de son état & en sabots à son Colonel. Louis XIV, instruit de la maniéré dont il avoit reconnu, reçu & honoré son pere, tandis qu’on le croyoit ilsu de la maison de Duras , le fit venir à la Cour, & lui dit en lui tendant la main Duras , je fuis bien aise de eonnoître le plus honnête homme de mon royaume je vous accorde mille écus de penjion mariez-vous , j’aurai foin de vos enfans , vous méritez d'en avoir qui vous reßemblcnt. Si l’on doit honorer & assister ses parens durant leur vie, il ne faut pas non plus les oublier lorsqu’ils ont cessé de vivre. C’est alors peut-être qu’ils ont le plus besoin de vous. Faites - leur des obsèques selon votre rang & votre état, C 26 Mcmcnto p a tris ÊT matris tua , in tncdiç ZnaiGrum-. Eccli. . des Mœurs. 46g "Vrions quelques traits répréhensibles; font-ils moinsuos maîtres?sont-ils moins en droit de commander, & leur devons- nous moins l’obéissance , parce qu’ils ne font ni infaillibles ni impeccables? Que toute ame, dit l’Apôtre des nations, soit soumise aux Puissances , parce quelles viennent de Dieu. C’est lui qui établit les Rois, qui les choisit pour les lieutenans , qui leur soumet les autres hommes, qui grave fur leur front l’empreinte de la souveraine majesté ; & c’est contre lui qu’on s’élève quand on leur résiste 29 . Cette läge maxime étoit si profondément imprimée dans l’esprit des premiers Chrétiens , que durant trois cents ans que l’Eglise a eu à souffrir tout ce que la rage des persécuteurs pouvoir inventer de plus cruel, parmi tant de séditions & de guerres civiles , parmi tant de conjurations contre la personne des Empereurs , jamais il ne s’est trouvé un seul Chrétien qui prit parti contre son légitime Souverain. Tertulüen , dans son .Apologie, défie les plus grands ennemis du Christianisme d’en nommer un seul tant, dit M. Bossuet, la doctrine chré- s? 6 Omnis anima, poteßatibus fiublimioribus fiubdita fit non cnim yotestas nifi à Dco. Ouie autem fiant , à Dzo ordinata fiant, haejue qui poußiti refijiu , Dû ordinationi refijiu. Rom. 1 Z. 4°4 L’ É c o L E tienne inspiroit de vénération pour la Puissance publique ! & tant fut profonde l'impression que fit dans tous les esprits cette parole du Fils de Dieu Rendez à César ce qui esi à César , U à Dieu ce qui est à Dieu. Cette belle distinction porta dans les esprits une lumière si claire, que jamais les Chrétiens ne cessèrent de respecter l'image de Dieu dans les Princes persécuteurs de la vérité. Si l’on doit honorer & respecter , non- seulement les Princes de la terre, mais aussi leurs Officiers & tous ceux qui les représentent ; à plus forte raison doit-on honorer les Ministres du Roi des Rois , & respecter leur caractère , qui est si auguste, dit saint Chrysostome , qu’il est au - dessus de la pourpre & de la dignité royale ; parce qu’il donne un pouvoir que les Rois & même les Anges n’ont pas. Médiateurs entre Dieu & les hommes ; destinés à remettre les péchés, à offrir le Sacrifice de la Loi nouvelle, à annoncer la parole divine à toutes les créatures, aux Puissances même du monde, ils font les Lieutenans de Dieu, les Envoyés du Ciel, & nos peres dans la foi. Le grand saint Athanafe , dans la vie qu’il a écrite de saint Antoine, rapporte que ce Patriarche des Cénobites, qui n’avoit pas même la tonsure, vouloir que le moindre Clerc lui fût des Mœurs. 40s préférés en toutes choses. Il s’humilioit & baifloit la tête devant les Evêques & les Prêtres pour leur demander leur bénédiction. Sulpice Severe , Disciple de saint Martin , rapporte aussi que plusieurs Evêques, qui étoient à Treves, à la Cour de l’Empereur Maxime , cherchant à faire leur cour à ce Prince , avilissoient leur caractère par beaucoup de bassesses & de flatteries ; au lieu que saint Martin conserva toujours une autorité apostolique; & moins il parut courtisan, plus Maxime conçut d’estime & de vénération pour lui. Cet Empereur l’ayant un jour invité à sa table, le Prêtre qui accompagnoit saint Martin fut mis à une place honorable , & le saint Evêque fut placé à côté de Maxime. Au milieu dn repas, l’Echanson présenta d’abord, selon la coutume, la coupe à l’Empereur. Ce Prince, plein de respect pour le saint Evêque , voulut qu’on la lui donnât, espérant la recevoir ensuite de sa main. Mais saint Martin ayant bu, présenta la coupe à son Prêtre, comme à celui qu’il estimoit le plus digne après lui, ne croyant pas devoir préférer l’Empereur même à un homme honoré du Sacerdoce de Jesus -Christ. Maxime & toute la Cour admirèrent cesffentimens’, & 011 le loua d’avoir fait à la table de l’Em- 4q6 L’ É e o l e pereur même ce qu’aucun autre Evêque n’auroit ose taire à la table des moindres Magistrats. L’Impératrice de son côté témoigna encore plus de respect à saint Martin. Car ayant aufîi voulu lui donner à manger , elle prépara elle-même tout ce qui devoir lui être servi. Elle lui plaça son siege , dressa sa table , y mit son couvert, lui donna à laver , & lui présenta les viandes qu’elle avait fait cuire elle - même tant étoit grande la vénération qu’on avoir alors pour les Ministres du Seigneur. Manquer de respect aux Prêtres, c’est en manquer à Dieu violer leur sacré caractère en les insultant , ou en les faisant servir de jouets à ses railleries, à ses badinages indécens, c’est s’exposer à porter la peine de l’impie & du sacrilège , quanS même ils auroient la foible & indigne complaisance de le souffrir, d’en rire & d’en badiner eux-mêmes. S’ils oublient ce qu’ils doivent à la dignité de leur état, les autres doivent s’en souvenir. Le mépris qu’on fait des Oints du Seigneur, retombe fur le Seigneur même. C’est s’en prendre à Dieu, c’est mériter & s’attirer sa juste indignation , ainsi qu’il arriva à ces enfans impies , contre lesquels, dit l’Ecriture, il envoya deux des Mœurs. 407 ours qui en dévorèrent quarante-deux. parce qu’ils avoient oie se moquer du Prophète. Mépriser les Prêtres, les Religieux ou les Faiseurs, est ordinairement une marque qu’on n’aime ni Dieu , ni la Religion , ni son devoir. En vain, pour se disculper , alléguera-t-011 que leur conduite n’est pas toujours auffi irréprochable qu’elle devroit l’être. Leurs fautes ne peuvent excuser ou justifier nos satires non plus que notre conduite, ni rendre la Religion méprisable , puisqu’elle condamne encore plus sévèrement les désordres de ses Ministres que des autres, & qu’elle n’approuve jamais ce qu’elle est quelquefois contrainte de tolérer. Vouloir qu’ilé soient impeccables & sans défauts, c’est vouloir qu’ils ne soient pas hommes. Mais si quelques-uns s’écartent de leur devoir , combien d’autres qui vivent en Saints, en Pasteurs désintéressés & pleins de zele ! N’y a-t-il pas de l’injustice & de la malignité à fermer les yeux fur ceux-ci pour ne les ouvrir que fur ceux qui déshonorent leur caractère par des scandales ? Le monde fait de leurs déréglemens ou de leur ignorance le sujet le plus ordinaire & le plus agréable de ses dérisions & de ses censures. Mais 11’est-ce pas souvent l’ouvrage de son orgueil & de son intérêt, 4o8 L’ É c o l e qu’il trouve si digne de risée ? C’est lui. Blême qui a donné à l’Eglise ces indignes Ministres, Quel usage veut-on que fassent de ses biens ceux qui n’ont d’autre vocation que le désir de les posséder, & peut-être l’achat sacrilege qu’on en a fait pour eux ! Si l’on a des Ecclésiastiques scandaleux , de mauvais Pasteurs, c’est qu’on veut les avoir tels, ou qu’on n’en mérite pas d’autres. Dieu les donne ainsi que les méchans Princes, dans fa colere, & pour punir les peuples. Il faut les supporter comme des années de stérilité & de disette, en attendant une meilleure, qui répare le malheur & en dédommage. Enfin les personnes, qui par leur âge font censées avoir, & ont en effet d’ordinaire , plus de raison, d’expérience & de sagesse que les jeunes gens, méritent suffi leur considération & leur respect, Ivl’imitez donc jamais cette impudente jeunesse, qui croyanttout counoître sans avoir encore rien vu , & tout savoir sans avoir rien appris, prend un air suffisant & vain, un ton tranchant & décisif en présence des vieillards même, ou se plaît à les tourner en ridicule, à les mépriser, à les traiter de sots & de radoteurs. Indépendamment du mérite personnel, ayez toujours pour une tête chenue & des bes Moeurs. 40s des cheveux blancs tous les égards qui leur font dus, & que vous désirerez qu’on ait pour vous, si vous parvenez à cet âge. Ceux même qui agissent autrement ne pouront s’empêcher de vous en louer. -Un Vieillard d’Athènes cherchait place au spectacle, & n’en-trou voit point. De jeunes gens le voyant en peine, lui firent signe de loin ; il vint mais ils le ferrèrent & fe moquèrent de lui. Le bon homme fit ainsi le tour du théâtre, fort embarrassé de fa personne, & toujours hué de la belle jeunesse. Les Ambassadeurs de la ville de Lacédémone, qui étoient au spectacle , s'en apperqurent » & se levant aussi-tôt, placèrent honorablement le Vieillard au milieu d’eux. Cette action fut remarquée de toute l’as semblée, & applaudie d’un battement de mains universel. Ce qui fit dire au Vieillard d’un ton de douleur Les Athéniens savent ce qui efl bien , mais les L&ce'de'* moniens le pratiquent . 4io L’ Ê C O L E VIII. Du bien qu'on vous a fait soy*{ reconnaissant. H/A reconnoissance est un devoir, non- seulement à l’égard de nos parens qui font nos premiers & nos plus grands bienfaicteurs après Dieu, mais auffi à l’égard de tous ceux qui nous ont fait du bien. On se couvre d’ignominie quand on y manque. Il n’y a point de loi pour punir l’ingratitude les Anciens la met- toient au nombre de ces crimes horribles, dont il falloit laisser la vengeance aux Dieux ils croyoient que les remords qui la. suivent, & la honte qui l’accompagne , en étoient dès cette vie même la juste punition. Un Philosophe, que son écolier vouloir rendre ridicule, en lui disant qu’il relsembloit à un vilain animal , qu’il lui nomma, repartit à cet insolent Je ne fais pas ß je ressemble 4L l'animal que vous me nommez j mais je fais bien , If tout le monde en conviendra , que vous ressemblez à un ingrat , qui eß le plus méprisable & le plus haïssable de tous les animaux. . Cependant l’ingratitude est un vice auffi commun qu’il est déshonorant. Combien ne voit-on pa$ même de ces des Mœurs. 411 serpens odieux qui, après avoir reçu les secours & les services les plus signalés, cherchent à percer le sein qui les a réchauffés ! Monstres d’horreur, dignes de toutes les vengeances du Ciel & de toute l’exécration de la terre ! Aussi leur crime, quand il est connu, ne manque-t-il pas de les leur attirer. L’Empereur Michel Calaphate ayant été adopté & placé fur le trône par l’Impératrice Zoé, exila cette Princesse quatre mois après. Le Peuple irrité d’une fl noire ingratitude, se souleva contre lui on lui creva les yeux, & on le renferma dans un monastère. Le malheur , dit l’Ecriture , ne sortira jamais de la maison de celui qui rend le mal pour le bien i . Il est rapporté dans XHistoire générale des Voyages , qu’un Roi de Mandoa , ville de l’Indoustan , étant tombé dans une riviere, il en fut heureusement retiré par un esclave qui s’étoit jeté à la nage & l’avoir saisi par les cheveux. Son premier foin, en revenant à lui, fut de demander le nom de celui qui l’avoir retiré de l’eau. On lui apprit aussi-tôt l’obligation qu’il avoit à l’esclave , dont 011 ne doutoitpas que la t Oui reddit ma 7 i le désir de vous obliger paraît avoir été le principal motif qui ait porté à vous faire du bien, ne vous bornez pas à une simple reconnoissance. Imitez, si vous le pouvez, ces terres fertiles,qui rendent beaucoup .plus qu’elles n’ont reçu. Faites pour vos hienfaicteurs tout ce qu’ils doivent attendre de l’homme le plus reconnoissant. S’ils viennent à se trouver dans le besoin, profitez des mo- mens, signalez votre zele, & multipliez les marques de votre reconnoissance. Le Cardinal V/olscy , Ministre & des Mœurs. 4x9 favori de Henri VIII Roi d’Angleterre, étant tombé dans la disgrâce de son mai- tre, se vit tout d’un coup, comme il arrive d’ordinaire, méprisé des Grands Si haï du peuple. Fits Williams, un de ses protégés, fut le seul qui osa défendre sa cause Si faire l’éloge des talens & des grandes qualités du Ministre disgracié. Il fit plus , il offrit sa maison de campagne à Wolsey, & le conjura d’y venir du moins palier un jour. Le Cardinal, sensible à ce zele, alla chez Fies Williams, qui reçut son maître avec les marques les plus distinguées de respect & de re- connoiffance. Le Roi instruit de l’accueil que ce Particulier n’avoit pas craint de faire à un homme qui avoit encouru fa disgrâce, fit venir Williams. Il lui demanda d’un air & d’un ton irrité, par quels motifs il avoit eu l’audace de recevoir chez lui le Cardinal accusé ,& déclaré coupable de haute trahison. Sire, répondit Williams, je fuis pénétré pour Votre Majesté de la fourmilion la plus respectueuse. Je ne suis ni mauvais citoyen ni sujet infidelle. Ce n’est ni le Ministre disgracié ni le criminel d’Etat que j’ai reçu chez moi, c’est mon ancien & respectable maître, mon protecteur, celui qui m’a donné du pain, & de qui je tiens la fortune & la tranquillité dont je jouis. Et je l’aurois abandonné dans 420 L’É C O L î son malheur, ce maître généreux, ce magnifique bienfaicteur ! Ah ! Sire, j’euiîe été le plus ingrat des hommes. Surpris & plein d’admiration, le Roi conçut dès cet instant la plus haute estime pour le généreux 'Williams. Il le fît Chevalier fur le champ, & peu de temps après il le nomma son Conseiller-Privé. Pour le Cardinal Wolsey, le Roi ordonna qu’il fût amené dans la Tour de Londres. Il mourut en chemin à l’âge de soixante ans. Il dit, un peu avant fa mort, ces belles paroles Hélas ! ß savais servi le Roi du Ciel avec la même fidélité que j ai servi le Roi mon maître sur la terre , il ne m’abandonnerait point ne me traitcroit pas dans ma vieillesse comme mon Prince le sait aujourd’hui. Quelque honteuse que soit l’ingratitude, elle semble être un vice attaché à la condition & à la fortune des Grands , parce qu’ils croient que tout leur est dû. La reconnoissance se trouve encore plus rarement dans ces cœurs vils, dont le principal mobile est l’intérêt. Mais dans les âmes nobles & généreuses, elle fait éclater les sentimens les plus sublimes & produit les actions les plus héroïques. Le Chevalier de Forbin, célébré Capitaine de mer fous le regne de Louis XIV, & qui nous a laissé des Mémoires très- curieux, rapporte que Louis XIV ayant des Mœurs. 421 chargé Duquène de bombarder la ville d’Alger, ces Corsaires désespérés de ne pouvoir éloigner de leurs côtes la flotte ennemie qui les foudroyoit, prirent, pour s’en venger, l’horrible résolution d’attacher à la bouche de leurs canons des esclaves François, dont les membres étoient portés fur les vaisseaux des assié- geans. Un Capitaine Algérien, qui avoir été pris dans ses courses, & très-bien traité par les François tout le temps qu’il avoir été prisonnier, reconnut, parmi ceux qui ail oient subir le sort affreux que la rage avoir inventé, un Officier dont il avoir éprouvé les attentions les plus marquées. A l’instant il prie, il sollicite, il presse pour obtenir la conservation de son biensaideur. Tout fut inutile. On alloit mettre le feu au canon où l’Officier François étoit attaché. L’Algérien se jette auffi-tôt sur lui, l’embrasse étroitement, & adressant la parole au Canonnier , lui dit Tire. Puisque je ne puis sauver mon hienfaiâcur, j'aurai du moins la consolation de mourir avec lui. Le Dey qui étoit présent à cette scene touchante, en fut si frappé, qu’il accorda la grâce de l’Officier. L’ É C O L E 42L z7z* faisant. Qui doute que le premier devoir de l’homme en société ne soit d’avoir de la générosité, de l’humanité , de la bienfaisance? Ces trois vertus font sœurs, & nous portent également à faire du bien à nos semblables. Mais il est à propos de les considérer ici chacune en particulier, & de réveiller par des exemples frap- pans cette sensibilité pour les autres hommes, que la nature a mise en nous. La vue ou le récit des actions vertueuses conduit à la vertu par le chemin le plus court elles enflamment le courage, & excitent à les imiter. Puissent les beaux traits que nous mêlerons à nos réflexions, produire cet heureux effet, & engager ceux qui les liront à en être les imitateurs ! Le plaisir qu’ils goûteront à bien faste, augmentera & fortifiera en eux le désir de faire encore mieux. La douce satisfaction que Dieu a attachée à la pratique de la vertu, & qui en est déjà, dès cette vie même, la récompense, sans rien diminuer de celle qui est réservée dans l’autre, en rendra l’exercice plus agréable & plus facile. Aufli l’homme bienfaisant est-il ordinairement gai, parce que les sentimens de générosité & de des Mœurs. 425 bienveillance échauffent famé, & la remplissent d’une joie pure, qui est bien au-deisus de fivrelfe des passions. Généreux. La générosité éleve en quelque forte l’homme au- dessus de lui-même, puisqu’elle lui fait préférer les intérêts des autres à son propre avantage. Danès , Evêque de La vaut en Languedoc, fut député à Paris par le Clergé de fa Province. On voulut lui assigner pour les frais de ce voyage mille livres, somme allez considérable en ce temps-là. Il les refusa. Le revenu démon Evêché , dit-il, me suffit. La moindre chose que je puisse faire pour mon Esse U pour les Eglises voisines , c est dé entreprendre quelques voyages pour leur rendre service. Elles soufrent assez par les malheurs des temps & par la vexation des Hérétiques . Rien n’égaloit la générosité de Sixte- Quint , lorsqu’il s’agilfoit de soulager la misere du peuple mais s’élevant au- dessus du faite, & sacrifiant l’appareil de la grandeur personnelle aux intérêts des malheureux , ilétoitsi ménager pour fa personne , qu’il portoit des chemises usées, & l’on étoit souvent obligé d’y mettre des pièces. Camille lui ayant un jour représenté qu’il étoit honteux à un Souverain Pontife de porter de méchant linge, il lui répondit en riant ; Notrs 424 L’ É C O L E élévation , ma sœur , ne doit pas nous faire oublier le lieu d'où nous sommes sortis / ex p/eccj ê? les lambeaux font les premières armes de notre maison. La libéralité consiste moins à donner beaucoup, qu’à donnera propos. Celle qui a pour objet de soulager ceux qui sont dans le besoin, est sans doute la plus louable, quoiqu’elle ne soit pas toujours la plus éclatante. Sous le regne de Henri III Roi de France, un Juif très-riche étant mort fans laitier d’héritiers, ce Prince fit présent de vingt-cinq mille écus de cette aubaine à Geofioi Camus de Pontcarré. Ce généreux Citoyen les distribua austî-tôt à trois Négociais associés, qu’un incendievenoit de ruiner. Ce qu’on nomme libéralité, n’est souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons, Une personne vraiment généreuse ne l’est point par ostentation, mais par grandeur d’aine. Le Cardinal à'Est avoit un jour invité le Cardinal de xMédicis à souper chez lui. Après le repas, ils se mirent à jouer. Il s’agissoit à la fin d’une somme de dix mille écus. Le Cardinal d’Est eut les cartes favorables, mais il les jeta comme s’il avoit eu mauvais jeu, La partie finie, un gentilhomme de fa fuite lui représenta que le Cardinal à des Mœurs. ' 42s Medicis avoit perdu. Je le savois bien , répondit-il; mais je ne l’avois pas invité chez moi pour lui gagner son argent. Aimer à donner, c’est la marque d’un bon cœur & d’une ame noble. Un grand, cœur, disoit un Roi de Perse, reçoit de petits présens d'une main , ü? en fait de grands de l'autre. M. de Turenne aimoit à donner. Cette vertu qui n’est pas celle de la vieillesse, étoit en lui si naturelle, que dans les dernieres années de sa vie il répandoit l’argent avec plus de facilité qu’il n’avoir jamais fait. Un jour quelqu’un de ses amis s’entretenant avec lui fur les richesses, M. de Turenne lui dit Je n’ai jamais pu comprendre le plaisir qu’on peut avoir à garder des cotises plein d’or & d’argent. Pour moi, si à la fin de l’année il me restoit des sommes considérables, je croirais que cela me ferait mal au cœur, comme si sortant d’un festin, on mefervoit encore un grand repas. On doit aimer à donner, mais il faut le faire avec prudence & consulter ses moyens. Une personne qu’il faudrait renfermer de bonne heure, c’est celle qui a le cœur d’un Roi & la fortune d’un particulier. Il est beau d’ètre généreux, mais il n’est pas permis d’ètre prodigue on ne doit employer à la généralité que ce dont on peut raisonnablement se passer. Quand 416 L’ É C O L E on a tout donné, il ne reste que la honte d’avoir manqué de sagesse , & d’avoir souvent fait bien des ingrats. C’est ce que fit sentir un jour un ami fidelle à un homme de condition & très - riche, qui avoit le défaut d’ouvrir sa bourse indifféremment à tous ceux qui prenoient auprès de lui le nom d’amis. On peut juger que son argent comptant s’évanouit bientôt. Pour le désabuser & prévenir la ruine qui le menaçoit, son ami supposa qu’il avoit un besoin extrême de deux cents pistoles. Le Gentilhomme généreux offrit aufii-tôtses services pour lui procurer cette somme. 11 fit sa ronde •chez tous ses amis de cour, à qui il avoit •ouvert fa bourse. Après avoir couru toute une matinée, il ne rapporta que quatre pistoles. Il travailla le soir sur nouveaux frais, mais sa course fut encore plus ingrate. En vain il s’épuisa tout le lendemain , il n’eut pour toute récolte de ces deux journées que neuf ou dix pistoles. Ses amis aussi glacés que fertiles en défaites, le réduisirent à la honte de ne pouvoir tenir parole. Il vint l’annoncer à l’ami pour lequel il s’étoit employé, & lui exprima obligeamment sa douleur. Mais cet ami lui dit Bannissez votre inquiétude. Je ne suis point en défaut d'argent , & je n’en ai aucun besoin. J'ai eu recours à cette feinte , pour des Mœurs. 427 vous dejßlhr les yeux U vous convaincre par votre propre expérience , que vous ne ~ devez pas donner fi facilement votre argent •à tout le monde. Ce défaut n’étoit pas celui de Chapelain , fameux Auteur du poëme de la Pucelle. Du Perrier , Gentilhomme Provençal, connu par ses excellentes poésies latines, se trouvant un jour dans le besoin , s’adressa à Chapelain. Celui-ci crut lui faire une grande libéralité, en lui donnant un écu. Après avoir fait cet effort de générosité , il disoit Nous devons secourir nos amis dans leurs né ces fités , nous ne devons pas contribuer à leur luxe. L’avare qui craint un écueil, se jette contre un autre il ne donne rien, de peur de s’appauvrir ou d’être payé d’ingratitude , & il ne faut pas s’en étonner comment pouroit être bon pour les autres celui qui ne l’est pas pour lui-même 2 ? S’il lui arrive quelquefois d’être forcé par les circonstances à être libéral, que de regrets ne lui coûte pas fa fausse générosité ! combien de fois ne se la reproche- t-il pas en secret ! Souvent même son avarice ne peut se déguiser; elle se décele par quelques traits de mesquinerie , qui I Quifibincquamest , cuialii bonus crit? N~-'- 428 L’Écolè lui échappent, & qui lui ôtent tout îe mérite de sa libéralité. Sa réputation même dépose contre lui. L’Abbé Regnier, Secrétaire de l’Académie Françoise , y faisoit un jour dans son chapeau la collecte d’une pistole, qu’on avoit invité chaque membre à fournir pour quelque dépense commune. Cet Abbé ne s’étant pas apperçu que le Président Roses, qui passoit pour être fort avare, eût mis dans le chapeau, il le lui présenta une seconds fois. Celui-ci, comme on s’y attend bien, assura qu’il avoit donné. Je le crois, dit l’Abbé Regnier , mais je ne l’ai point vu. Et moi, ajouta JVI. de Fontenelle, qui étoit à côté ,je l’ai vu , mais je ne le crois pas , Ne vous donnez jamais une réputation si ridicule vingt traits de libéralité n’ef- faceroient pas la tache d’un seul trait d’avarice. Soyez généreux dans toutes les occasions où il convient de l’être. Mais souvenez - vous que ce ne doit jamais être au préjudice de qui que ce soit. La générosité cesse d’être vertu , dès qu’elle n’a pas la justice pour compagne. La réponse que fit un jour le Roi de Prüfe actuellement régnant, est digne de tous les éloges. Lorsqu’il n’étoit encore que Prince-Royal, il avoit comblé de présens une Actrice célébré. Etant devenu Roi, il la récompensa beaucoup des Mœurs. 42s Moins. Cette Actrice ayant ofé s’en plaindre à lui- même, il lui répondit Autrefois Je dcnnois mon argent , aujoui d’hui je donne celui de mes sujets. La générosité , ainsi que toutes les autres vertus, a ses réglés, que nous devons observer avec soin. Celles que donne Cicéron, dans son beau Traité des Offices ou des Devoirs, font pleines de sagesse. Rien n’est plus conforme à la nature de l’homme, nous dit-il, qu’une inclination bienfaisante & libérale mais elle demande beaucoup de précautions. Elle ne doit être nuisible ni à ceux auxquels nous voulons faire du bien, parce que ce seroit plutôt leur faire du mal, ni aux autres, parce qu’elle seroit injuste & qu’il n’y a point de vraie générosité sans justice. Elle doit ausix être proportionnée à nos moyens. Ceux qui veulent être plus généreux que leur bien ne le permet, ou font cruels à eux-mêmes, en s’ôtant ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie, OU se rendent coupables d’injustice à l’égard de leur famille, en faisant passer à des étrangers ce qu’il 'seroit plus équitable de donner ou de laisser à leurs proches. Enfin, continue le judicieux Moraliste que nous abrégeons, notre générosité 4p L’ É e o l e doit être réglée sur le mérite. Ainsi dans ses bienfaits il faut préférer les gens de bien, & en exclure les médians, car ceux-ci en font indignes. Pour entretenir parfaitement la société qui unit les hommes , on doit aussi donner la préférence à ses parens, à ses amis, à ses concitoyens, & fur-tout à ses bienfaicteurs, car il n’y a point de devoir plus indispensable que la reconnoiisance. Mais soit qu’il s’agisse de prévenir quelqu’un ou de rendre un bienfait, nous devons, si tout est égal d’ailleurs, préférer celui dont le besoin est le plus grand. Donnez volontiers, & recevez difficilement, si vous pouvez vous en passer il vaut mieux engager les autres à la reconnoissance, que de leur en devoir. Il y a des gens qui donnent peu, & qui attendent beaucoup. Si votre reconnoissance ne répond pas à l’idée qu’ils ont conque des obligations que vous leur avez , ils s’en plaignent hautement, parlent à tout le monde de votre ingratitude, vous en font souvent des reproches à vous-même, A font quelquefois acheter bien cher ce qu’ils ont donné. Ne recevez que le moins que vous pouvez de ces sortes de personnes, & jamais de celles qui n’offrent que par cérémonie ou par politesse. Un Gentilhomme Napolitain faisoit voir une belle montre à un des Mœurs. 431 Gentilhomme François. Celui-ci la trou, ve admirable. Aussi-tôt le Napolitain, en homme poli, la lui offre par honnêteté. Le François l’accepte. L’autre qui ne s’y attendoit pas , lui dit, Ah! que faites- vous , Monsieur ? vous allez bannir du monde la politesse. _ —p. Humain. L’humanité nous porte à regarder tous les hommes comme nos freres , & à leur faire le plus de bien que nous pouvons, quand ils ont besoin de nous. Cette aimable vertu est fondée fur la nature, qui nous incline à nous intéresser en faveur de nos semblables. 11 suffit qu’une personne paroisse émue & affligée, pour noiis émouvoir & nous attendrir en fa faveur. Les larmes d’un inconnu nous touchent, avant même que nous en sachions la cause ; & les cris d’un homme qui ne tient à nous que par l’humanité, nous font courir à son secours par un mouvement naturel qui précédé toute délibération. Un cœur humain est en quelque forte plus touché du mal d’autrui que du sien propre. Après la bataille de Dettingen, un Mousquetaire François dangereusement blessé, avoit été porté près de la tente du Duc de Cumberland fils du Roi d’Angleterre. On manquent de Chirur- 4?î L’ É c o l î giens dans ce moment , parce qu’ils étaient fort occupés ailleurs ; & l’on alloit panser le Prince, à qui une balle avoit percé les chairs de la jambe. Commencez , dit-il , par soulager cet Officier François, U eji plus blejjé que moi il manquerait de secours , je rien manquerai pas,, Cette belle action ne fit pas moins d’honneur à ce jeune Prince , que la victoire qu’il venoit de remporter. Cette sensibilité , cette pitié que nous éprouvons à la vue des malheureux, n’est pas une honteuse foiblesse ,, comme l’a prétendu la farouche Ecole du Portique ; . C’est au contraire un sentiment qui fait honneur à l’humanité il est l’apanage des cœurs bien faits, & une des plus fortes preuves que le monde est gouverné par une Sagesse souveraine, qui sait conduire tout à ses fins. Ayant destiné les hommes à vivre dans une société , où il y auroit nécessairement des affligés & des misérables , le Créateur, toujours attentif aux besoins de ses en- faits, a imprimé dans nous le sentiment de 3 Les Stoïciens regardoient la pitié comme vire fbiblcfle mais il faut avouer que cette doctrine elle- même fait pitié, & que côtoient fur ce point de pauvres Philosophes, quoiqu’ils fusseut d’ailleurs les plus sensés, ou, li l’on veut, les moins déraison» suçbdcs des anciens Puilosophes, des Mœurs. 4;; de la pitié, qui nous fait éprouver une vive douleur à la vue du malheur d’autrui, & qui nous engage à le soulager pour nous soulager nous-mêmes. En voici un bel exemple. Peu de temps après la bataille de F011- tenoy, gagnée par les François en 174s, le Ministère Anglois résolut d’envoyer à l’armée des Alliés un renfort considérable de troupes tirées de celles qui étoient restées en Angleterre. Il y eut un corps de celle-ci, qui eut ordre de se rendre dans le parc de Saint-James ; pour que les Officiers fissent le choix des meilleurs sujets qui le composoient. Parmi les spectateurs , il se trouva une jeune personne de seize ans, qui, vêtue en paysanne, intéressoit tout le monde par l’air triste & inquiet qu’on remarquoit en elle. C’étoit la femme d’un des soldats dont on alloit décider le fort. Il étoit le fils d’un riche Fermier. Son pere avoir fait tout son poffible pour obtenir son dégagement mais comme il étoit bien fait » fort & vigoureux, son Capitaine avoit refusé toutes les offres qu’on lui avoit faites. Auffi-tôt qu’il fut nommé pour être un de ceux qui dévoient passer la mer, la jeune femme fondit en larmes, se trouva mal, & dès qu’elle fut revenue, elle alla se jeter aux genoux du Caph taine de son mari. Tout le monde pleu- Tome I. T 4?4 L’École roit le Capitaine seul étoit ferme. Hé bien, dit la malheureuse femme, je le suivrai, je partagerai avec lui tous les périls auxquels il fera exposé. En disant cela, elle embrafloit son mari, & cou- vroit son visage de ses larmes. Tout-à- coup un jeune homme se présente à l’Officier Monsieur , lui dit-il, ces jeunes gens s'aiment , ils font heureux , la femme ejl enceinte moi je nai ni femme, ni pere , ni enfans , recevez - moi en la place de cet infortuné jeune homme. Je fuis fort b vigoureux , £•? en état de supporter comme lui les fatigues de la guerre. Avez- vous du goût pour le service, lui demanda l’Officier ? Aucun , répondit le jeune homme; U la plus grande récompense ne pouroit même pas me déterminer à prendre le parti des armes. Je nai d’autre motif que de rendre service à ce malheureux soldat. L’Officier étonné & attendri lui accorda sa demande, fit son engagement, & écrivit le congé du soldat qui à son tour refusa de le recevoir. Il ne fallut pas moins, pour le déterminer à ce qu’on exigeoitde lui, que l’assu- rance positive que lui donna l’Officier qu’il n’étoit plus soldat, & l’ordre qu’il lui intima de quitter à l’heure même son habit & ses armes, & de les remettre à celui qui avoit pris fa place. Alphonse - le - Grand , Roi d’Aragon » bes Mœurs. 4?f donna auiîl un exemple, bien admirable dans un Prince, delà sensibilité compatissante qu’excite la vue des malheureux. Une galere chargée de soldats & de matelots alloit périr. Il commanda qu’on les secourût. Mais voyant que le péril em- pêchoit qu’on n’exécutât ses ordres, il se mit lui-même dans une chaloupe pour voler à leur secours. Il dit à ceux qui lui représentoientle danger auquel il s’exposait J'aime mieux être le compagnon que le speâateur de leur mort. On demande quelquefois fi c’est un bonheur d’être né sensible il vaudroit autant demander si c’en est un d’être né homme. La sensibilité naturelle, il est vrai, si elle se porte vers des objets déréglés, si elle se change en amour-propre ou en fol amour , peut devenir pour les autres & pour nous-mêmes un grand mal & la source du malheur ; mais elle peut auffi devenir un grand bien & contribuer à notre bonheur, si nous la rendons l’organe de l’amitié, de la recon- noissance, de la bienveillance, de l’humanité ; & c’est à quoi il faut particuliérement s’appliquer dans l’éducation, en élevant l’enfant de manière qu’il s’occupe plus des autres que de lui-même. Si au contraire on paroît trop s’occuper de lui, si on l’accoutume à s’occuper plus de lui-même que des autres, il fera dur ; 4? 468 L’ É c o l E railleries arriérés ou de mauvaises façons; c’est vouloir se faire des ennemis & ^s’exposer à entendre quelquefois des vérités désagréables. Après la mort du Pensionnaire Barnevelt , ses enfans firent une conspiration contre le Prince d’Orange, pour venger leur pere qu’il avoir fait mourir 'injustement. L’aîné fut pris & convaincu. Madame Barnevelt demande audience à ce Prince, & le prie de lui accorder la grâce de son fils. Il la lui refusa d’une maniéré assez insultante , en lui disant qu’il étoit surpris de la voir demander grâce pour son fils, elle qui ne l’a voit point demandée pour son mari. Cette Dame piquée de ce reproche, lui répondit avec beaucoup de noblesse & de fierté Je n'ai pas demandé la grâce de mon époux, parce qu'il étoit innocent mais je demande celle de mon fils , parce qu'il esi coupable. Et elle se retira. Ceux qui sont dans le cas d’accorder beaucoup, se trouvent aussi dans la nécessité de refuser souvent. Mais une parole honnête & polie est une grâce , dont ils ne doivent pas être si avares, puisqu’ils font toujours les maîtres de l’accorder. Louis XIV y manquoit rarement; & si ses refus avoient eu quelque chose de désagréable , il savoir mieux que personne le réparer , comme il fit à l’egard de Madame de Maintenon. On des Mœurs. 46H fait que cette Dame, dont le mérite étoit égal à la beauté, se trouvant pauvre & sans ressource, fut mariée au Poëte Scarron , si célébré dans le dernier siede par son esprit aussi grotesque que sa figure. Après la mort de ce Poëte , dont le principal bien étoit une pension de deux mille livres qu’il tiroit de la Cour, elle employa tous ses amis & toutes ses protections pour obtenir que la pension lui fût continuée ; mais ce fut inutilement. Le Roi fut même si rebuté du grand nombre de placets qu’on lui présenta à ce sujet, qu’il dit Entendrai-je toujours parler de la veuve Scarron ? Quelque temps après , elle plut à Madame de Montespan , par un compliment flatteur qu’elle lui fit, lorsque sur le point de partir pour le Portugal, elle lui dit qu’elle n’avoit pas voulu quitter la France sans en avoir vu la merveille. Madame de Montespan l’engagea à rester ; & ayant appris d’elle le triste état de ses affaires , elle lui demanda un nouveau placer, qu’elle se chargea de présenter au Roi. Lorsqu’elle présenta ce placer Qiioi , s’écria le Roi, encore la veuve Scarron ! Sire, lui dit Madame de Montespan, il y a long-temps que vous ne devriez plus en entendre parler il est étonnant que Votre Majesté n>’ait pas encore écouté une femme, dont les an- 470 L’École des Mœurs. cêtres se sont ruinés au service des vôtres. La pension fut accordée. Madame Scarron alla remercier fa bienfaictrice, qui fut si charmée des grâces de sa conversation , qu’elle la présenta au Roi. Ce Monarque , qui à beaucoup d’esprit joignoit beaucoup de politesse , & qui, comme on l’a déjà vu , savoit tourner un compliment gracieux , lui dit Madame , je vous ai fait attendre longtemps j mais vous avez tant d'amis , que j’ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous. Fin du premier Volume. 47i table DES MAXIMES Contenues dans le premier Volu me. Irréflexions préliminaires fur l’Edu- . cation , pag. i De s Education physique , % ~ ' io I. La Raison, La Religion , ibid. IL 14 III. Le C,araciere , 22 IV. Les Mœurs , 41 V. V Autorité & lerefpecf, 48 VI. Les Punitions , 5? VII. Les Sentimens , 65 VIII. Les temps E-? la maniéré d'instruire, 74 IX. Modele d’Education, 89 Du Précepteur ou Gouverneur , 98 Des Exercices propres à perfectionner V Education , 112 Les Maximes de ïhonntte-homme ou de la Sagesse , IL! I. Craignez un Dieu vengeur U tout ce qui le hieße , . 12/ II. Ne plaisantez jamais ni de Dieu ni des Saints, isj III. Qiie votre piété soit sincere Es? solide , 172 TABLE. Et qu’à tous vos discours la vérité préside, IV. Tenez votre parole inviolablemcnt , Mais ne la donnez pas inconsidé- rément , 21? V. Soyez officieux, 216. Complai- feint, 22/. Doux, 250. affable, 244. Poli, 2/1. D'humeur égale, 274. Et vous ferez aimable , 278 VI. Du pauvre qui vous doit , ri augmentez point les maux, 288 Payez à l'ouvrier le prix de ses travaux , 29L VII. Bon pere , 501. Bon epoux, 514 Bon maître, fans faiblesse, ? /? Honorez’vos parens, fur-tout dans leur vieillesse, 578 VIII. Du bien qu’on vous a fait , soyez reconnaissant, 410 Montrez-vous généreux , 422. Humain, 451. Et biensaifant, 448 IX. Donnez de bonne grâce une belle manière ajoute un nouveau prix au présent qu'on veut faire, 46; Fin de la Table du premier Volume. MM O wagt l\- >';* * wi &.&• , v- . A>'. — Aa* ' ECOLE DES Œ r R S ->>-î S G » fv , "’Æÿ ..T •*' , J • ;' .O, L É C O L E DES M&URS. » = - jq &i g. -y . TOME SECOND. _ i L'ÉCO I E DES. MŒURS , O U RÉFLEXIONS MORALES ET HISTORIHUES SUR LES MAXIMES DE LA SAGESSE. Ouvrage utile aux jeunes gens & aux autres personnes, pour se bien conduire dans le monde. NOUVELLE ÉDITION, Revue & corrigée avecfoin , gf augmentée de plusieurs nouveaux traits dHistoire. Par M. l’Abbé BLANCHARD, Chanoine d’Avenay. TOME SECOND. mmiii'l MM A L Y O 2V, Chez BRUYSET FRERES, M. DCC LXXXVIII. Avec Approbation es? Privilège du Roi. / iBiUMLE^SlS DES ME UR S , O U RÉFLEXIONS MORALES ET HISTORIQUES suu LES MAXIMES DE L’HONNÊTE HOMME. X. Rappelz rarement un service rendu. Le bienfait qu'on reproche est un bienfait perdu. ÉJne ame généreuse ne perd jamais la mémoire des biens qu’elle a reçus , mais elle oublie ceux qu’elle a faits. Ce qu’elle se croit sur-tout interdit, c’est d’y penser pour en faire des reproches, Tome IL A 2 L’ É C O L E ou pour ies rappeler même à la personne qu’elle a obligée, Elle croiroit en perdre le mérite & la gloire , li elle les temet- • toit fous les yeux d’un ami ce souvenir n’est honorable L ne convient qu’à lui. S’il est plus doux de faire du bien à ceux qui en auront de la reconnoiifance, il y a plus de vertu & de grandeur d’atne à en faire à ceux de qui l’on n’attend rien. La récompense de l’homme bienfaisant est dans son cœur. Il n’est jamais la dupe d’un ingrat, parce qu’il lerem! toujours le témoignage d’avoir fait son devoir, d’avoir pratiqué une vertu. D’ailleurs, s’il a obligé fans espoir de retour de la part des hommes, il n’a pas renoncé au prix que le Ciel a bien voulu attacher à la bienfaisance i. Léopold , Duc de Lorraine, avoir comblé de bienfaits une personne qui fut ingrate. On en parla au Prince, qui répondit Je ne dois pas me plaindre de son ingratitude, puisque je ne l'ai obligée que pour moi. En secourant les malheureux, que ce {bit le désir de soulager nos semblables Ci Le désintéressement prétendu n^ble 8c héroïque que vantent nos Phjlofophes , & qui exclut la vue même des récompenses divines pour prix de nos bienfaits, servit une pitoyable £ lie. La raison ne peut approuver qu'on oblige à pure perte ; & le regret d'avoir perdu un bienfait seroit juste, s’il écoit vraiment perdu pour l’autre vie autant que pour celIe*cL des Mœurs- 5 qui nous y engage, & d’autres vues plus grandes encore qu’inspire la religion. Citie le vil motif de l’intérêt ni l’espérance même de la gratitude , ne soient pas ce qui nous détermine nous ferions îouvent trompés dans notre attente. Songeons à bien frire, plaçons nos bienfaits le mieux qu’il nous fera passible, & lais, sons à ceux que nous avons obligés le foin de la reconnoÜfance. Ne comptons pas même beaucoup là-deifus le monde est plein d’ingrats. Mais, comme dit fort bien LaBruyere, il vaut mieux s’exposer à Pin . gratitude , que de manquer aux misérables.. La crainte de faire des ingrats ne doit donc pas nous empêcher d’ouvrir, en faveur des indigens, la main de la bienfaisance. Devons-nous nous attendre h être mieux traites que Dieu même ? Ses plus grands bienfaits ne font ils pas les plus grands ingrats ? Ceux qu’il a comblés de biens ne font-ils pas souvent ceux qui en abusent le plus, & qui le fervent le plus mal ? L’ingratitude que les hommes auront pour nous, pour» nous devenir plus avantageuse que leur reconnoilfmce, en épurant notre vertu » en nous rendant plus agréables & plus semblables à Dieu 2. 4 - t ! 2 Eritit filii yAltiJJîmi , quia bsnïgnm est fuser ingr&- £? malos. Lac. 6. A % 4 L’ É C O L E Quoique l'ingratitude soit un mon lire qui naifle comme, de lui-même dans le cœur de l’homme, & y produise les fen- timens les plus odieux, il faut avouer aulli que si l’on vouloir pénétrer les intentions de la plupart de ceux qui font du bien, on découvrirait souvent que les reproches d’ingratitude qu’ils font, font autli mal fondés que leurs droits à la reconnoissance. Combien de personnes font les premiers auteurs de l’ingratitude dont elles se plaignent! La bienfaisance pure eil presque aulli rare que la vraie reconnoiflance. Ce n’est pas que nous prétendions exculêr aucun ingrat quel que soit le motif qui nous ait engagés à faire du bien, nous devons toujours le recon- noitre. Mais voulez-vous qu’on en ait de la reconnoiflance obligez avec zele, avec aflsection, & dans la vue de faire plaisir. Témoignez de la joie, de l’estime, de l’empressement; & l’on vous témoignera de la gratitude. Ayez foin fur-tout de ne point perdre le fruit ni le mérite du bien que vous faites, par de mauvaises maniérés qui le precedent, qui l’accompagnent, ou qui le suivent. Les plaintes & les reproches ne guérissent de rien , & ne servent ordinairement qu’à faire mépriser ceux qui les font. Celui qui reproche ses bienfaits & D E S M Œ U R S. f ses services, montre qu’il n’a obligé que par vanité ou par intérêt. 11 y a des gens qui vous répètent éternellement qu’ils vous ont fait ce que vous êtes. Est-il rien de plus cruel? & ne leur auroit-on. pas plus d’obligation de ne leur en point avoir? Quelqu’un reprochant à une personne qu’elle lui devoir tout ce qu’elle étoit ? Cela était vrai il n’y a qu’un moment , reprit l’autre ; mais à présent cela ne l’est plus. S’il y a souvent de la dureté & peu d’honneur à reprocher le bien que nous avons fait, il est quelquefois permis de le rappeler , pour engager à la reccn- noiffance qu’on doit avoir & qui nous est devenue nécessaire. Un Soldat Romain al!oit être jugé par l’Empereur Prince, lui dit-il, reconnoitriez-vousle Soldat qui, pour éteindre l’ardeur de votre sois, vous apporta de l’eau d’une fontaine? Oui, répondit l’Empereur, mais ce n’est pas toi. Vous avez raison de ne pas me reconnaître , répliqua le Soldat, car fai perdu depuis ce temps-là un mil en combattant pour vous. . L’Empereur l’ayant envisagé avec plus d’attention, reconnut ses traits, & le rccompen/Ii. A ; Ne publiez jamais aucun bien que voit ' faites II faut le mettre au rang des affaires sécrétés. Ï-/E grand Corneille dit de même dans une de ses Pièces Un bienfait perd fa grâce à le trop publier Qui veut ju’on s’en souvienne, il le doit oublier. La vraie bienfaisance aime le secret. Elle ressemble à ces grands fleuves, qui se retirent en silence des terres fur les. quelles ils ont porté la fertilité & les richesses. Que celui que vous avez secouru l’ignore, s’il se peut. N’imitez pas ces bienfaicteurs orgueilleux,qui publient par-tout quelques actes de générosité que l’olfentation leur a fait faire, & qui sonnent de la trompette , afin que toute la terre sache le bien qu’ils ont fait à des malheureux. Que leur orgueil rend leurs bienfaits redoutables & quelquefois hu- milians ! Qu’ils apprennent du beau trait suivant, la maniéré dont les âmes vraiment généreuses aiment à faire le bien. Grimaldi , célébré Peintre 5c Graveur Italien, aulii distingué par la nobleflè des Mœurs.* 7 de ses scntimens & par fa générosité, bienfaisante que par ses taîens , apprit l’état misérable d’un Gentilhomme Sicilien, qui étoit logé près de lui. Il alla plusieurs fois jeter en secret de l’argent dans sa chambre. Mais le Gentilhomme ayant guetté son bienfaicteur, & l’ayant surpris, se jeta à ses pieds plein de recon- noillance. Grimaldi lui dit en le relevant saur ois goûté doublement le plaisir devons avoir obligé , fi favois pu vous épargner la peine de m’en être redevable. Ce n’est pas qu’il faille toujours couvrir des voiles du secret les fruits de sa bienfaisance. On doit, pour l’édification, pour l’exemple, les laitier quelquefois , pour ainsi dire, percer d’eux-mêmes & paroître au grand jour. Mais ce qu’on doit fur-tout éviter, c’est l’ostentation qui veut tout faire avec éclat, làns dis. cerner les circonstances où la libéralité elle-même demande à être connue, de celles où elle veut qu’on épargne aux malheureux la honte de recevoir. Voulez-vous savoir comment il faut donner mettez-vous à la place de celui qui reçoit. Le fameux Médecin Du Moulin , ayant été appelé dans un Couvent pour une jeune Demoiselle d’une très-grande naissance, mais fort pauvre, on lui en fit l’aveu en tremblant, dans la crainte que »'étant pas payé il ne revint plus. 11 A 4 8 L’ É C O L E revint cependant, & il Initia un rouleau de dix louis d’or, afin que d’une partie de cet argent on pût le payer , & que les allistans ne s’apperçuffent pas de l’insuffisance des moyens de la malade. 11 est beau, il est grand de ne pas vouloir être loué du bien qu’on a fait, de ne pas même en souffrir les justes remer- cimens, quelque délicat que soit ce plaisir , qui semble être la plus innocente récompense du bienfait. Henri II, Roi de France, ayant offert la place d’Avocat- général à M. de Mesme, ce Magistrat prit la liberté de représenter à Sa Maiesté que cette place n’étoit pas vacante. Elle l’est, répliqua le Roi, parce que je fuis mécontent de celui qui la remplit. Pardonnez-moi, Sire, répondit modestement JM. de Mesme, après avoir fait l’apologie de l’accusé J'aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles , que d'entrer dans cette charge par une telle porte. Le Roi eut égard à sa remontrance, & laiiîà l’Avocat-général dans sa place. Celui-ci étant venu le lendemain pour remercier sonbienfaicteur, M. de Mesme eut beaucoup de peine à souffrir qu’il lui fît des remercimens pour une action qui étoït, disoit-il, d’un devoir indispensable, & auquel il n’a ut oit pu manquer sans se déshonorer lui-même pour toujours. La plupart des personnes bienfaisantes D E S M Œ U R ft 9 s’attendent du moins à ce léger tribut de la reconnoissance, & elles ont quelquefois la foibleife de S’en plaindre , lors, qu’on ne le paye point à leur amour- propre. C’est que la vanité , cette ennemie cachée de la vertu, se mêle souvent, même à notre insçu,dans le bien que nous faisons, pour l’altérer ou le corrompre. Elle se glisse même dans les libéralités les plus saintes on n’est pas fâché que les hommes sachent ce que l’on fait pour Dieu ; & l’on regarde presque pour perdues les aumônes ignorées. Mêlante, l’une des plus riches & des plus vertueuses Dames Romaines, ayant oui parler d’un saint Abbé, alla le voir & lui porta trois cents livres de vaisselle d’argent, qu’elle le pria de vouloir bien recevoir, comme une part des richesses que Dieu lui avoit données. Le saint Abbé se contenta de lui répondre Dieu veuille récompenser votre charité ! & se tournant vers son Econome, il lui dit Prenez ceci, , U dis- tribnez-le aux Mouajleres les plus pauvres . Mélanie, voyant qu’il ne lui'disoit pas une feule parole pour , lui témoigner l’estime qu’il faisoit d’un présent si considérable, lui dit MonPere, je ne fais pas fi vous faites attention que ce que je vous ai donné je monte à trois cents livres d'argent. Ma Elle, lui répondit le saint Abbé, celui à qui vous avez fait ce pri- A f JO V É C O L E sent, n’a pas besoin de savoir combien il pese, puisque pesant même les montagnes & les forêts dans ses divines balances, il ne peut ignorer quel elt le poids de votre argent. Sainte Méianie rougit du petit sentiment de vanité qu’elle avoir eu elle remercia celui qui le lui avoir fait remarquer, & profita de cette leçon pour la suite. La bienfaisance ressemble à ces parfums précieux, qui s’évaporent dès qu’on les découvre. Vous faites bien voulez- vous faire mieux Ü Que je ne lâche pas que vous faites bien, ou que je ne vous soupçonne pas du moins de me l’avoir appris. Pourquoi appeler en confidence un tiers entre le Ciel & vous ? Léopold, ce Prince bienfaisant dont nous avons déjà souvent parlé, ainioit à faire du bien sans qu’on le sut. Un Gentilhomme qui ne lui avoit jamais rien demandé, quoiqu’il Fût dans le besoin , jouoit avec lui & gagnoit beaucoup. Vous jouez bien malheureusement, dit-il au Prince, & ne seroit-ce pas un effet de votre bonté ? Jamais, répondit Léopold , la fortune ne m’a mieux servi , mais je devais seul m'en La fête que la Ville de Paris donna en 1770, dans la Place de Louis XV, au sujet du mariage du Dauphin Louis- rfugujïe, avec Antoinette d’Autriche- dës Mœurs. ii Lorraine, fut terminée, comme on fait» par un défaltre affreux, où cent trente- deux personnes périrent, & un grand nombre furent blessées. Dans le moment même qu’on faifoit au jeune Dauphin le récit de ce funelle accident, on lui apporta les six mille livres que le Roi lui donnoit tous les mois pour ses menus plaisirs. Un de ses Valets-de-'chambre alloit serrer cet argent. Le Prince lui ordonna de le mettre dans une boite, & d’appeler un Page. 11 écrivit enfuit quelques lignes; & après avoir cacheté son billet, il le donna, avec la boîte, à un Page, pour le porter en diligence à M. de Sartine , Lieutenant-général de Police ; avec ordre de garder fur cette commission le plus grand secret, & de rapporter à lui seul la réponse du Magistrat. 11 lui é cri voit qu’il avoit appris le malheur arrivé à son occasion, qu’il en étoit pénétré, & qu’il lui envoyoit, pour secourir les plus malheureux, ce que le Roi lui donnoit tous les mois pour ses menus plaisirs; ne pouvant disposer que de cela. Quand le Page fut revenu avec la réponse de M. de Sartine, le Dauphin, après l’avoir lue, la déchira, en jeta les morceaux au feu, & rentra dans son cabinet. Heureux les Princes qui pensent si noblement! Plus heureux encore les peuples qui ont de tels Princes ! XII. Prêtez avec piaißr , mais avec jugement. Tl faut prêter volontiers & gratuitement à ceux qui fait dans le besoin -, c’est un acte de charité chrétienne mais il taut le faire avec prudence. C’ett un défaut de prêter trop facilement & à toutes sortes de personnes, parce qu’on en eit souvent la dupe.,, Plusieurs, dit le Sage, ont regardé ce qu’ils empruntoient comme s’ils i’avoierit trouvé, & ont tait de la peine à ceux qui les avoient secourus. Ils baitent la main de celui qui leur prête son argent, jusqu’à ce qu’ils l’aient requ, se ils lui font des promelses avec des paroles humbles & soumises. Mais quand il tàut rendre, ils demandent du temps, ils tiennent des discours pleins dé chagrins & de murmures CO- Quelqu’un, dont la présence & les assiduités vous ennuient & vous fatiguent, vous demande-1 il à emprunter profitez de l’occasion ; prêtez-lui bien vite, & soyez sûr que vous ne le verrez plus de loue-temps. / • • • • â foqHttur virba itoHi .CCH. 2 % DES M Œ U R S. 1$ L’ingratitude & l’injustice de quelques- uns ne doivent pas néanmoins nous rendre durs, & nous exposer à être injustes nous-mêmes, en refusant généralement de prêter. 11 y a des cas où la charité oblige à le faire quand on le peut c’est une véritable aumône que de secourir ainsi ceux qui sont dans la nécellité.,, Plusieurs , dit l’Auteur sacré de l’ Eccléfiafli- qne, évitent de prêter, non par dureté, mais par la crainte qu’ils ont qu’on ne les trompe. Pour vous, usez de bonté envers le misérable, & ne différez pas à lui accorder la grâce qu’il vous demande. Asiistez le pauvre , parce que Dieu l’ordonne ; & ne le renvoyez pas les mains vides, parce qu’il est dans la misere. Perdez votre argent pour votre frere & pour votre ami, & ne le renfermez pas dans vos coffres, où il féroit bien plus perdu pour vous. Employez votre trésor à accomplir les commande- mens du Très-Haut, & il vaudra mieux .que tout l’or du monde a. „ Prêtez, gratuitement & fuis aucune vue d’intérêt. C’est le beau & noble précepte de 1 ’ 5. Ceux qui agissent 2 . ... Fone thesaiirum tmm in prtceptis foderti Ubi magij .j uàtn aurum. Eccii. 29. Z Bïüefaciis & muiithw date , nihil indc fier finies , Lus. 0- i4 L’ É c o i e autrement, n’ont ni honneur ni religion. Leur cœur insensible à la ruine des malheureux, que la nécessité ou la débauche engage à courir à leur perte, l’est encore plus aux cris de leur conscience. Dans le temps de la vendange, un Vigneron se trouva sans argent, pour avoir des tonneaux. 1! lui en falloir à quelque prix que ce fût. Il prend le parti d’en aller chercher chez un usurier. Morbleu, mon ami , lui dit celui-ci, vous prenez bien mal votre temps ; voilà les derniers coups du sermon qui sonnent , je ni y en vais , car je le per dr ois. Ils y vont de compagnie. Le prédicateur par hasard prêcha ce jour-là si fortement contre l’usure, que le Vigneron perdit toute espérance d’avoir de l’argent. Le sermon fini, Monsieur, lui dit-il, je vous souhaite le bon jour. Hé! où allez-vous , reprit le saint homme? vous ne voulez donc pas d’argent. Pardonnez-moi, Monsieur, répliqua le Vigneron, mais après le sermon que vous venez d’entendre, je ne crois pas que vous vouliez m’en donner. Abus, dit l’usurier! le prédicateur fait son métier , U moi je fais le mien. Quel métier que celui qu’on ne peut exercer, sans fouler aux pieds les lois naturelles, divines & humaines ! Pour vous, pensez mieux , & regardez comme un gain honteux & infâme, celui que vous des Mœurs. i ? retireriez d’un tel service, à moins que vous ne vous trouviez dans le cas d’en souffrir ou d’en craindre raisonnablement pour vous-même quelque perte. Il y a aussi deux règles à observer, pour prêter avec prudence autant qu’avec charité. La première est de ne prêter que de votre superflu, de votre abondance ; ou si dans quelques cas particuliers vous prenez fur votre médiocrité, que ce ne soit que de petites sommes, asm que vous ne vous mettiez pas dans la nécessité d’emprunter vous-même, & que la perte qui pouroit en arriver, ne puilfe occasionner votre ruine. La seconde regle que prescrit la prudence , est de prendre vos sûretés par des billets, des contrats, des gages & des cautions. Ainsi en usa le sage & vertueux 7obis à l’égard de Gabelus, & cela doit nous servir d’exemple. Quelque convaincu qu’on soit de la probité d’une personne ou cette probité peut se démentir dans la faite , ou la mort peut changer l’état des choses & nous mettre dans le cas d’avoir affaire à des héritiers difficuîtiieux ; & il est toujours désagréable de s’exposer, en obligeant, à des peines qu’on auroit pu éviter par de sages précautions. Prêter ainsi son argent à des freres malheureux qui font dans le besoin ï6 V E C G L E quand même on courroie quelquefois le risque de ne le ravoir jamais, ce n’est pas le perdre. C’est prêter à intérêt, parce que Dieu, dit Salomon, le rendra avec usure. J’ai été jeune, dit aulli le Roi- Prophete, U je suis maintenant vieux ; je n’ai jamais vu le jufle abandonné , ni ses enfans dans l’indigence. Il eji toujours prêt à soulager les bej'oins de ses freres par ses prêts U ses aumônes ; N e’efl ce qui perpétue les bénédi&ions du Ciel fur fa 'pojiérité 4. C’est donc employer son bien si avantageusement, qu’il n’y a point de gain sur la terre qui puisse égaler celui-ci quoi qu’il arrive , on s’est rendu agréable au Seigneur, on a exercé la bienfaisance, on a pratiqué la charité. La vertu qu’accompagne la douce satisfaction d’avoir fait du bien , n’est-elle pas préférable aux richesses ? Cette belle maxime n’est pas fans doute celle de ces hommes intéressés, qui profitent avidement de la misère des autres pour s’enrichir de leurs dépouilles ; & les exemples n’en font que trop communs. Oppolbns-y , pour les confondre, le beau trait du Cardinal d’Amboije. Il avoit fait bâtir un magnifique château à 4 Faner ntur Domino , qui miftniur , U fiumi U, S soi, 19. Jtaivfyi , Cv. des Mœurs. 17 la campagne. Comme cette superbe maison étoit trop resserrée, ik enveloppée de tous côtés par des possédions étrangères ; un Gentilhomme du Cardinal crut faire fa cour à son maître, en déterminant un de ses amis à lui vendre une terre titrée, qui enclavoit le plus le château. Le Seigneur fut invité à dîner. Après le repas, le Cardinal l’ayant conduit dans un cabinet, lui demanda par quel motif il vouloir vendre fa terre. Monseigneur, répondit le Gentilhomme, c’est par le plaisir de vous accommoder d’un bien qui est si fort à votre bienséance. Gardez votre terre , répliqua le Cardinal deß l'héritage de vos peres , le premier titre d'un nom illustre qu'ils vous ont transmis , U que vous devez conserver à vos descendons. Je préféré d'ailleurs un voisin tel que vous à toutes les commodités de mon château. Monseigneur, reprit le Gentilhomme, je fuis très-attaché à ma terre , & ce qu’il vous a plu de me faire observer me la rend infiniment plus précieuse. Mais j’ai une fille un Gentilhomme du voisinage voudroit l’épouser le nom, la fortune, le caractère , tout me convient; mais il demande une doc que je ne puis absolument lui donner. J’ai considéré qu’en vendant ma terre, je pourois faire le bonheur de ma fille, Si placer avantageusement le restant de Ig L’ É C O L E la somme pour moi. Ce projet n’a rien que déraisonnable, répondit le Cardinal ; mais n’y auroit-il pas quelque moyen de marier votre fille comme vous le défirez, U de conserver votre terre ? Nepouriez-vous pas, par exemple, empninter de quelqu’un de vos. amis la somme dont vous avez besoin,fans intérêt , U remboursable à des termes fort éloignés , économiser tous les ans quelque choj'e fur votre dépense, & vous trouver quitte sans presque vous en appercevair ? Ah! Monseigneur, s’écria le Gentilhomme , où son", aujourd’hui les amis qui prêtent une pareille somme, fans intérêt, & remboursable à des termes fort éloignés ? Ayez meilleure opinion de vos amis, répliqua le Cardinal en lui tendant la main, mettez-rnoi du nombre , N recevez la somme dont vous avez besoin, aux conditions que je viens de vous expliquer. Le Gentilhomme tombant aux genoux de son bienfaicteur, ne put répondre que par des larmes à un procédé si noble j & le Cardinal ne parut jamais si content, que d’avoir acquis un ami au lieu d’une terre. 11 y a des per sonnes, de qui il est quelquefois si difficile de ravoir ce qu’on leur a prêté, qu’on gagnerait souvent beaucoup à agir avec elles, comme le fit un jour laint François de Sales à l’égard d’un homme qu’il connoissoit pour un mau- des Mœurs. 19 vais payeur , & qui étoit venu lui demander à emprunter vingt écus. Tenez, lui dit-il, en voilà dix au lieu de vous les prêter, je vous les donne ; vous y gagnez > U moi aujjl. il ne faut pas être moins prudent à le rendre caution qu'à prêter. Si le Sage dit que l'homme de bien répond pour son prochain, & que celui qui n’a point de sentiment abandonne son ami, en ne voulant pas se rendre caution pour lui dans son extrême nécessité, il ajoute aussi que l’engagement à répondre mal-à-pro- pos, en a perdu plusieurs qui rcuiïis- soient dans leurs affaires ; & que nous ne devons jamais oublier le service que nous rend celui qui répond pour nous, parce qu’il s’est exposé à un grand péril p . Ce seroit en effet une noire ingratitude, que de méconnoître un tel service; & il n’y a que des monstres qui soient capables de laisser dans la peine celui qui a eu la bonté de s’engager pour eux. Ils ne retrouveront plus de pareils amis. Celui qui tiendra parole & agira ffdelle- ment avec ceux qui l’ont obligé de quelque maniéré que ce soit, trouvera toujours ce qui lui fera nécessaire mais si nous trompons ceux qui ont cru pouvoir ' 5 fi Uîujfbris ne eblivifiarii dédit enim fre- te fuam. Kcqli. 2K. 20 V É C O L E se fier à nous , ils rfy seront pas pris uns seconde fois, & nous mériterons d’essuyer des refus honteux & humilians. Le Comte Louis de Canojse, Evêque Italien , avoit à Rome une belle argenterie on y voyoit plusieurs pièces d’un ouvrage exquis. 11 y avoit entr’autres un gobelet dont l’anse étoit faite en forme de tigre, & dont le travail étoit admirable. Un Gentilhomme connu du Prélat , envoya un jour le prier de lui prêter pour peu de temps une piece si rare, fous prétexte d’en vouloir faire faire une pareille. Mais comme il la garda plus de trois mois, le Prélat l’envoya demander. Peu après, le même Gentilhomme envoya encore pour emprunter une faliere, qui avoit’ la forme d’une écrevisse. Le Comte Louis répondit avec un sourire railleur au Page que le Gentilhomme avoit envoyé Allez, & rapportez à votre maître , que fi le tigre, de tous les animaux le plus agile , a été trois mois à revenir, je crains que P écrevisse, qui efi le plus lent , r?ait besoin d'autant d'années. Qii'il m'en dispense donc, s'il lui plaît. S'il faut récompenser , faites-le dignement. En frit de récompense , celui qui craint d’être généreux, eil bien près d’être injulte. Un Soldat s’étoit signalé des Mœurs. ' tu dans une bataille sanglante, où il a voit eu les deux bras emportés. Ou le présenta à son Colonel , qui ne lui offrit qu’une piece de vingt-quatre sous. Croyez-vous, mon Colonel , lui dit avec franchise le Soldat, que je n’aie perdu qu’une paire de gants ? Les récompenses doivent être dispensées par les mains de la justice, &, autant qu’il est possible , proportionnées aux services ; elles en font le prix légitime. Cependant combien n’y en a-t-il pas , fur-tout parmi les Grands, qui ne récompensent point, ou qui récompensent mal ceux qui les ont servis, persuadés qu’on leur doit tout, & qu’on est trop honoré de les servir. ,, Il est vieux. U usé, dit un Grand , il. s’est épuisé à me servir qu’en faire? Un autre plus jeune enleve ses espérances, & obtient le poste qu’on ne refuse à ce malheureux, que parce qu’il l’a trop mérité ". Cette réflexion de La Bruyere ne fait pas beaucoup d’honneur aux Grands, mais elle n’est que trop confirmée par l’expérience. On demandent à un grand Seigneur, s’il ne songeoit pas à faire quelque chose pour un homme de mérite, qui avoit tout sacrifié en s’attachant à lui. Comment donc! répondit-il , je le vois tous les jqurs , çf je lui fais accueil. Cette forte de récompense, aussi fin- rr L’ É c o l e guliere qu’elle est'peu solide, ressemble à celle que fit Henri IP'. Ce Prince n’étant encore que Roi de Navarre , se contenta de donner son portrait à d’Au- bigné , qui lui avait rendu des services importans. Ce Seigneur, qui étoit aulîi bei-elprit que grand Capitaine, mit au bas du portrait ces quatre vers Ce Prince eli d'étrange mture , Je ne fis qui, diable! l’a fait Car il ré-ompense en peinture Ceux qui le ferveur en effet. Lorsque monté sur le trône, Henri IV fut plus en état de suivre les mouvemens justes & généreux de fou cœur, il récompensa mieux. Si le grand nombre des sollicitations put quelquefois lui faire oublier pour un moment la justice due aux services, il iavoit avouer son tort & le réparer, dès qu’on le lui faisoit cou- noître. En voici une preuve qui ne sait pas moins d’honneur à la droiture qu’à la générosité de son ame. Un Officier borgne , boiteux & manchot, qui s’ëtoit distingué au service de ce Prince , lui présenta un placer où il demandoit quelques récompenses il y exposoit le nombre des blessures qu’il avoir reçues. Henri IV , après avoir lu le places, dit Mous verrons. Sire, répondit l’Officier, des Mœurs. 23 quand j’ai etc commandé pour le service de Votre Majesté , il j’avois dit, Nous verrons , je n’aurois pas un œi!, une main & un pied de moins. Le Roi fut d’abord indigné de ce manque de respect ; mais sa bonté l’eut bientôt désarmé en saveur d’un Officier mutilé pour son service il jugea qu’un homme, qui lui avoit sacriflé des membres si chers & si précieux , avoir expié cette faute par avance, & il lui accorda la récompense qui lui étoit duc. Louis XI , qui 11’eut guère que de mauvaises qualités, récompensa néanmoins noblement auilï la valeur de Raoul de Lannoi. Ce Capitaine étant monté à l'allant à travers le fer & la flamme au siege duQuelhoi, Louis XL qui avoit été témoin de son ardeur, lui passt au cou une chaîne d’or, en lui disant Par la pûque - Dieu , mon ami , c’étoit son jurement ordinaire , vous êtes trop furieux en un combat , il faut vous enchaînercar je ne veux pas vous perdre , désirant me servir de vous plus d’une fois. Après les services, c’est fur-tout le mérite que les Princes & les Grands de- vroient s’attacher à récompenser, puisque c’est là le plus noble usage qu’ils puissent faire de leur pouvoir & de leurs richesses. Il n’y a pas de plus fur moyen 24 L’ É C O L E pour eux de transmettre à la postérité leur nom comblé de gloire & d’éloges. Sans parler des Augufle, des Asécene, des Léon X , des Mèdicis, & de tant d’autres, qui ont aimé à récompenser le mérite, parce qu’ils en avaient eux-mêmes & qu’ils étaient Grands; c’est par-là que Louis XIV a rendu son regne si célébré & si fertile en grands hommes dans tous les genres. Il se plaisait à encourager par ses récompenses le mérite & les taie ns. 11 eut le bonheur d’être secondé en cela par un des plus grands Ministres qu’ait eus la France, l’illustre Colbert. En voici un exemple, que nous choisissons entre mille. Charles II, Roi d’Angleterre, avait envoyé à Louis XIV deux montres à répétition c’étaient les premières qu’on eût vues en France. Elles ne pouvaient s’ouvrir que par un secret précaution des ouvriers Anglais, pour cacher la nouvelle construction, & s’en assurer la gloire & le profit. Les montres se dérangèrent. On les remit entre les mains de Marti not, Horloger du Roi, qui ne put les ouvrir ni y travailler. Il dit à M. Colbert , qu’il ne connaissait qu’un jeune Carme, qui fût capable d’ouvrir les montres ; que s’il n’y réussissoit pas, il falloir se relbudre à les renvoyer en Angleterre. Le Carme, dont Martinot faisait un DES M Œ O R S. 2s un éloge si glorieux pour lui-même, éîoit le Pere Sebastien , qui avoit un talent rare pour les mécaniques. Il ouvrit les montres assez promptement & les raccommoda, fans savoir combien étoit important par les circonstances l’ouvrage dont on l’avoit chargé. Quelques jours après, il vint de la part de M. Colbert un ordre au Pere Sébastien de le venir trouver on ne lui dit rien de plus. 11 se présenta interdit & tremblant. Le Ministre accompagné de deux Membres de l’Académie des Sciences, le loua sur les montres , & lui apprit pour qui il avoit travaillé il l’exhorta à cultiver son talent , lui recommanda de travailler sous les yeux de ces deux Académiciens qui le dirigeroient ; & pour l’animer davantage & parler plus dignement en Ministre , il lui donna six cents livres de pension , dont la première année lui fut payée le même jour. Il n’avoit alors que dix-neuf ans & de quel désir de bien 4 faire dut-il être animé! Il devint le plus habile mécanicien de son siede. Léon X , dont nous venons de parler, récompensa d’une autre maniéré un Chimiste, qui se stattest d’avoir part à ses bienfaits, pour avoir trouvé, disoit il, la pierre philosophale. Le Souverain Pontife lui fit donner une grande bourse vide, ajoutant que puisqu'’ilsavoit faire de Vor , Tome IL B y V É C O L E il ji' avait besoin que d'une bourse pour It mettre. Ce g-and Pape, qui fut le protecteur zélé des Arts & des Sciences, & le restaurateur des Lettres en Italie, était trop sage & trop éclairé pour honorer de ses récompenses des charlatans ou des visionnaires il croyoit avec raison devoir les réserver au vrai mérite. Quoique de plus grandes & de plus dignes récompenses que celles de la terre soient destinées à la vertu , il elf glorieux néanmoins de lui accorder celles qui dépendent de nous. Le Prince de la Tour U ;Taxis , Directeur général des postes de l’Empire & des Pays-Bas , étant à Nivelles , alla s’y promener à la foire avec une Dame Chanoinesse. Ils s’approchent d’une boutique, & le Prince demande les plus beaux éventails. On les lui montre, en disent que le prix étoit de deux louis. Ce n'efl pas ce que je veux , dit-il. Il va auprès d’un autre Marchand, qui en présente de cinq louis. Le Prince fit la même réponse. Ce Marchand comprit la pensée du Prince, & lui dit qu’il avoit encore d’autres éventails, mais beaucoup plus chers il les montra, & dit qu’ils n’étoient pas moins de vingt-cinq louis. Le Prince , dans le nombre, en trouva un qui lui plut & à la Dame. Il dit au Maître de la poste, qui l’accompagnoit, de compter les vingt-cinq louis, Ce/ui-ci des Mœurs. 27 ne les ayant pas fur lui, dit au Marchand de venir à la polie les chercher quand il voudroit. Le Marchand y étant allé, déclara àu Maître de la'poste que l’éventail n’étoit que de cinq louis comme les autres , & qu’il ne l’avoit surfait si considérablement que parce qu’il avoit jugé que le Prince étoit bien aise de faire un don qui fut de plus grand prix ; mais que fa conscience ne lui permettent pas de prendre pour l’éventail au-delà de la juste valeur. Le Prince instruit du procédé de cet honnête Marchand, le fit venir, & lui dit Si votre éventail ne vaut que cinq louis , votre probité en vaut vingt. recevez les vingt-cinq louis , vous les méritez. KMG B L L’ É c o l ï 28 XIII. Au bonheur du -prochain 7ie portez pas envie. 8l c’est un homme de bien Si un honnête homme, il est digne de son bonheur, & vous devez y applaudir. Si c’est un méchant & un mal-honnête homme, l’Ecriture vous avertit de ne pas envier la gloire ni les richesses du pécheur i . Sa prospérité s’évanouira comme un songe, & séchera comme un torrent; ou si son bonheur, ce fiai est rare, dure auisi longtemps que sa vie, cette félicité ne lui rendra la mort que plus amere & plus t»r~ rible. D’ailleurs, ce qu’il possédé lui a souvent coûté trop cher il a sacrifié son repos & sa réputation, foulé aux pieds la probité & la conscience. Voudriez- vous l’acheter à ce prix ? N’enviez donc pas le bonheur des médians , Si ne vous laissez point éblouir par la prospérité passagère du riche orgueilleux. 11 vit dans l’abondance il semble ne point participer aux miseres humaines enflé de sa grandeur Sa de sa puissance, il ne songe qu’à jouir^des ' l Noh awulari in malignantibtis, fmttm ve heiter arefeent. Ps. 36. qnyiutm tanquam des Mœurs. 29 biens d’ici-bas. Il a des entrailles de far pour le pauvre qui gémit fous le poids de ses maux, & il ne lui donnerait pas même les miettes qui tombent de fa table splendide & délicate. Mais attendez un moment tout va changer de face. Sa gloire disparaît comme un éclair, & à ses plaisirs succèdent les plus affreux tourmens. Le pauvre, au contraire, le juste malheureux qu’il a méprisé , est placé dans le sein de la gloire, & boit à longs traits dans un torrent de délices qui coule du trône de Dieu. On a dit avec autant de vérité que de noblesse , de l’honnête homme moins favorisé de la fortune que tant de scélérats comblés de ses faveurs II garde fans remords ce qu’il gagna fans crime ; Sa fortune est durable autant que légitime; Elle passe aux du fortuné vieillard Tandis que les enfuns du crime & du hasard , Ces hommes fans pitié que les pleurs endurcissent, Et que les maux publics en un jour enrichistèns, Dépouillés tout à-ccup d’un éclat passager, Ne sortent du que pour s’y replonger Semblables aux torrens, dont la fange & les ondes Ravageoient avec bruit des campagnes fécondes , Et qui f-rmés soudain, mais plus vite écoulés. Se perdent dans les champs qu’ils avaient désolés. Les richesses, la gloire & les honneurs des autres, font néanmoins un des plus B 3 30 U É C O L E ordinaires alimens de l’envie ; & les Grands eux-mêmes ne font pas toujours exempts de cette basse palfion. On cherche à iè détruire aux dépens de l’Etat; & combien de fois les malheurs publics îi’ont-ils pas pris leur source dans les jalousies particulières ! Il n’est plus rien de iàcré pour un cœur que l’envie aigrit & infecte. Elle a porté le jaloux Caïn à tremper ses mains dans le làng de son frere elle a excité la haine homicide de Sait! contre le Héros d’Israël, à qui ce Prince ne pouvoir reprocher que d’avoir trop bien servi la patrie A d’avoir obtenu des éloges trop justement mérités ; elle a fait commettre le plus grand de tous les crimes, le Déicide. On est capable de tout, dès qu’on peut être ennemi du mérite & de l’innocence. On peut quelquefois imposer silence à l’envie par des maniérés honnêtes & par ses bienfaits , mais on ne la changera point. Elle vivra autant que subsistera le mérite qui l’a sait naître. Il semble que l’élévation des autres humilie l’envieux, qu’on le prive des louanges qu’on leur donne , & que les honneurs qu’ils reçoivent font des injures qu’on lui fait Aussi n’y a-t-il rien qu’il ne faste, pour répandre lùr les bonnes qualités d’autrui des couleurs qui les altèrent & s’il ne des Mœurs. peut venir à bout de les obscurcir entièrement, il s’efforcera du moins d’en diminuer l’éclat. Lorsque ce célébré Navigateur, à qui nous devons la découverte de l’Amérique, annonçoit un nouvel hémisphère, on lui foutenoit qu’il ne pouvoit exister ; & quand il l’eut découvert , on prétendit qu’il i’avoit été long-temps avant lui. Ceux qui ne lui contestoient point cette découverte , cherchèrent à en diminuer le mérite, en la représentant comme facile. Colomb le trouvant un jour à table avec line grande compagnie , on eut l’impolitesse de le dire à lui-même. Il proposa à ses envieux , pour les confondre, de faire tenir un œuf tout droit fur une assiette. Aucun d’eux n’ayant réuffi, il cassa le bout de l’œuf & le fit tenir. Cela étoit bien aisé, dirent les affistans. Je n'en doute pas, reprit-il, mais aucun . de vous ne s'en ejl avisé. La jalousie elf ordinairement le triste partage de ceux qui n’ont rien dont on puisse être jaloux. Incapable de tout mérite, l’envie ne peut le souffrir dans les autres; & austi aveugle qu’injuste dans les jugemens , plutôt que de le reconnoi- tre & de lui attribuer ses heureux succès, elle en donnera tout l’honneur aux causes les plus pitoyables & les plus ridicules. Un Officier d’un génie très-médiocre , B 4 ?2 L’École envieux de la gloire d’un Capitaine qui avoir fait une belle action , écrivit à M. de Louvois que ce Capitaine étoit sortier. Le Ministre répondit „ Monsieur, j’ai Fait part au Roi de l'avis que vous m’avez donné. Sa Majesté m’a dit là-dessus que, si ce Capitaine étoit sorcier , pour vous , vous ne l’étiez pas “. Tâchons de faire mieux que ceux qui font bien ; c’elt la plus belle & la plus glorieuse vengeance que nous puissions exercer contre ceux qui pouroient être l’objet de notre jalousie. La noble émulation fut toujours permise & louable ; l’envie ne le fut jamais. La première est lin sentiment courageux, qui rend Tarne féconde , qui l’enflamme à la vue des grands exemples, & l’éleve souvent au- dessus de ce qu’elle admire. L’autre est une passion basse, qui ne pouvant atteindre à la hauteur des autres, cherche à la rabaisser. On déprime ce qu’on est incapable de faire, parce qu’il est plus facile de mépriser que de surpasser ou d’égaler. Aussi y a-t-il dans l’envie, je ne fais quoi de honteux, qui fait qu’on se la cache à soi-même. On tire souvent vanité des passions les plus criminelles , de ses excès, de ses débauches ; on s’en flut même gloire, parce qu’on est assez aveugle pour se couronner de sa propre honte. des Mœurs. qj Mais l’envie est une pastion qu’on n’ose jamais avouer. On rougit de l’avoir , & encore plus de la montrer, parce que témoigner de l’envie , c’est reconnoître son infériorité, ou faire voir la crainte qu’on a d’être effacé. C’est un aveu du bonheur ou du mérite des autres, & un hommage secret qu’on leur rend. L’envie sait honneur à celui qui en est l’objet sous un mépris apparent elle cache une estime réelle. Si l’on doit plaindre quelquefois ceux qui excitent la jalousie, parce qu’ils peuvent en devenir les victimes ; on doit souvent plaindre encore plus ceux qu’elle épargne , parce qu’elle ne pardonne qu’au vice & à l’obscurité. Thémistocle disoit qu'il n'enviait pas le fort de qui ne fait point d'envieux. Quoiqu’il n’y ait guere de pasilon qu’on veuille cacher avec plus de soin, il n’y en a pas qu’on cache moins l’air & les yeux la décelent. 11 y en a qui, ne pouvant s’empêcher de parler contre ceux auxquels ils portent envie, croient que leur jalousie est bien cachée, quand ils disent que ce n’est point l’envie qui les fait parler mais ils n’en imposent à personne. Il faut avouer, disoit un jour une Dame, qu’une telle est une sotte femme je n’en parle pas par envie , ajouta-t-elle , car elle n’a rien qu’on B y z4 L’ É C O L E puisse lui envier. Si cela étoit, reprit quelqu’un , vous rien parleriez pas. Et en effet, on dit peu de mal d’une personne qui ne mérite point d’ètre louée on n’a pas à se venger de sa supériorité. Jaloux de primer & de l’emporter sur les autres, tous ceux qui nous effacent ou qui brillent trop à nos côtés, ont le malheur de nous déplaire, & nous ne trouvons aimables que ceux qui n’ont rien à nous disputer. Celui qui a dit que deux femmes ne sauroient se regarder sans qu'au moins l’une des deux ne soit mécontente de l’autre , les connoiiîoit assez bien. On ne sauroit louer plus sûrement ni plus délicatement quelques femmes, què de leur dire du mal de leurs rivales en beauté ou en esprit. C’étoit auili la louange la plus flatteuse qu’on pût donner à M. de Voltaire , dont la vanité jalouse ne pouvoir souffrir qu’on louât en sa présence quelqu’autre Poète ou Auteur que lui. M. de Fénelon pensoit bien plus noblement. Il parloit toujours avec es. time & avec éloge de ses adversaires. „ Un jour, dit Al. deRamsay 2 , que 2 M. de Ramfity , Auteur de plusieurs Ouvrages, & en particulier des Vies de M. tie Fénelon & de 3M. de Turenne , étoit Eooffnis. Après avoir été tour- à-tour Anglican, , Tolérant, ians être ôlistait , il eut enfin le bonheur de trouver Irr vérité qu’il therchoù rvec droiture & de bonne foi, Ht. de Fcneiou le fixa dans la Religion Catholique. B E S M Œ U R 8. gf je causois avec lui des Auteurs Ang’ois, il me demanda quel étoit le caractère de Locke. Je définis ce Philosophe , & je conclus par ce trait En un mot, détoit un komme comme AI. de Meaux la pénétration de son esprit h ’égalait pas détendue de fa science; il avait une grande superficie, mais peu de profondeur. M. de Fénelon me reprit avec une sévérité paternelle, me fit l’éloge de M. de Meaux, & tâcha de me persuader que ce Prélat a voit non- seulement une érudition immense, mais un esprit capable de tout approfondir & d’atteindre à tout La plus véritable marque qu'on a soi- même de grandes qualités & du mérite, c’est de voir le bonheur des autres fans envie. Le Duc de Guise, qui sut Surnommé le Balafré à cause d’une blessure au visage qu’il avoit reçue dans une bataille, avoit gagné au jeu cent mille livres- à M. d’O, Surintendant des Finances. Celui-ci le lendemain lui envoya soixante & dix mille livres en argent, & trente mille en or. Cette derniers somme étoit dans un sac de cuir. Le Duc croyant que ce sac, qui étoit assez petit, ne contenoit que de l’argent blanc, le donna par gratification au Commis qui lui avoit apporté la somme. Le Commis, qui ignoroit lui-même ce que contenoit ce sac, l’ayant ouvert à Ion retour, B 6 ?5 L’ É C 0 L E jugea la libéralité li extraordinaire, qu'il ne douta point que le Duc ne se fut mépris. Il lui reporta la somme fur le champ. Mais le Duc la refusa, en lui disant Puisque la fortune vous a été fi favorable, cherchez un autre que le Duc de Guise , four vous envier votre bonheur. L’envie n’est pas seulement une des plus honteuses pallions , c’est encore une des plus cruelles. Elle est elle-même son supplice. Les talens, la réputation, la prospérité des autres font autant de vers qui rongent l’homme jaloux & le dévorent en secret. Plus leur gloire tk leur fortune croissent, plus son aversion se sottise & s’allume elle devient au-dedans de lui comme un poison qui le brûle & qui répand l'amertume sur toute si vie. Aulfi tout homme né envieux, est-il naturellement triste ; & le grand Rousseau a eu raison de dire en parlant de l’envie Jilonscre ennemi des mortels & du jour, Qui de soi-même est l'éternel vautour Et qui traînant une vie abattue , Ne s'entretient que du fiel qui le tue. Ses yeux cnvés, troublés &idignotans, ' De feux obscurs font chargés en tout temps Au lieu de sang , dans ses veines circule , En froid poison qui les gele L Is brûle. Il faut être bien ingénieux à se tour- D ES M Œ U R S. 57 inenter soi-même pour se faire une peins des avantages d’autrui, & pour tourner contre foi ce qui leur est favorable. C’est cependant ce que fait l’envieux il s’afflige de ce qui réjouit les autres, & fe réjouit de ce qui les afflige. Combien n’en voit-on pas qui, fâchés même de la bonne opinion que certaines personnes ont d’elles-mêmes , & jaloux de la satisfaction qu’elles goûtent, ont un plaisir malin à les détromper & à leur faire perdre cette idée qui les flatte & qui ne nuit à personne ! Combien ont l’ame aisez mal-faite, pour envier aux autres jusqu’aux plaisirs les plus nécessaires & les plus innocens ! Le Duc de Lauzun ayant été mis en prison par ordre de la Cour, avoir trouvé le secret de s’amuser avec une araignée, qu’il avoit rendue familière. Elle venoit manger sur sa main, & s’en retournoit ensuite à un trou où elle avoit tendu sa toile. Elle étoit devenue grasse, rebondie , & faisoit tout le plaisir du Duc de Lauzun. 11 la montroit un jour au Gouverneur de la Citadelle où il étoit détenu, & il la laissa aller à terre. Le Gouverneur écrasa l’insecte avec une joie maligne. Le Duc en fut outré. Dès qu’il fut sorti de prison, il se plaignit au Roi de l’action du Gouverneur qu’il appela barbare. Le Roi jugea qu’un homme Z8 L’École^ capable d’envier à un prisonnier un pareil plaisir , devoir être d’un très-mauvais caractère il lui ôta son emploi. Un Empereur Chinois punit l’envie d’une maniéré peut-être plus sensible encore & plus efficace. Quatre Lettres, gens de mérite, mais d’une naissance obscure, avoient été élevés aux honneurs. La jalousie ne put voir leur élévation fans dépit. Elle s’arma de tous ses fer- pens , elle déchaîna la calomnie & la fureur, elle inonda tout Pékin de libelles scandaleux qui parvinrent jusqu’à l’Empereur. Il en fut indigné. 11 ordonna qu’on en recherchât les auteurs, pour eu faire un exemple févere. 11 consulta le plus prudent & le plus éclairé de les Mi- nisires, fur le genre de supplice dont il falloit les punir. Prince , lui dit ce Minis tre, je lien cannois qiCun , mais il efl plus terrible pour P envieux que les tortures & la mort même c’efi Je le rendre témoin de la prospérité Je ceux cpCii poursuit. L’Empereur combla les- Lettres de dit tinctions & de présens. Ces bienfaits irritèrent l’envie; elle exhala de nouvelles fureurs, & le Prince fit aux Lettrés da nouveaux dons. Les envieux ne doutèrent plus, qu'au lieu de nuire, chacun de leurs traits ne fût l’occasion d’une nouvelle grâce ils gardèrent enfin un profond silence. Bientôt iis tremblèrent que des Mœurs. 59 ce silence mal interprété ne fût encore favorable aux objets de leur haine, & ne portât l’Empereur à les récompenser davantage ils prirent le parti de faire de leurs rivaux les éloges les plus pompeux. ===— ^ 800 »==========»• N'allez point divulguer ce que l'on vous » confie. Si quelqu’un vous témoigne allez de confiance pour déposer son secret dans votre sein, vous devez en être flatté; & il faut le garder plus scrupuleusement que ce qui vous concernèrent & ce qu’il vous importeroit le plus de cacher. Des Courtisans disoient au Favori d’un Prince Qu’y a-t-il de nouveau, & que vous a dit le Roi aujourd’hui? car il ne fe fie qu’à vous. Pourquoi donc , leur répondit- il , me le demandez-vous ? De tous les secrets, ceux qu’on doit garder avec le plus de foin, ce lont ceux de l’Etat & des intérêts publics, ou des familles; parce que leur violation a d’ordinaire de plus grandes suites ; & c’est toujours au moins une imprudence de les demander à ceux qui en font les dépositaires. Anlu-Gelle nous a conservé à cet égard uti beau trait, qui mérite d'être connu de tous les jeunes gens. C’étoit autrefois 1’ufage à Rome, dit-il, que les Sénateurs menaflbnt avec eux dans 4o L’ É C O L E le Sénat ceux de leurs enfans qui por- toient encore la prétexte, robe bordée de pourpre qu’üs ne quittoient qu’à l'âge de quatorze ans. Un jour qu’on y traita une affaire importante , & qu’il fallut la remettre au lendemain, on convint de n’en point parler jusqu’à ce qu’elleJ!ut décidée. Le jeune Fapirius a voit assisté ce jour-là au Sénat avec son pere. Sa mere lui demanda de quoi il y avoit été question. L’enfant répondit qu’il avoit été défendu de le dire. La mere n’en devint que plus curieuse. Plus il inilstoit fur la nécessité de fe taire, plus ilirritoit ses désirs. Enfin , pouffé à bout, il prit ingénieusement le parti de lui donner le change. Il a été quejiion , dit-il, dans le Sénat , de décider s’il était plus utile à la République de permettre aux hommes d’épouser deux femmes , ou aux femmes d’épouser deux hommes. Cette nouvelle surprit étrangement la mere, qui sortit aussi-tôt de chez elle, & alla conter la chose à ses amies. Le lendemain le Sénat fut environné de Dames, qui prioient les larmes aux yeux qu’on ne conclut rien fans les ouïr. Les Sénateurs fort étonnés, demandèrent ce que c’étoit que la folie de ces femmes & ce qu’elles vouloient. Le jeune Papirius s’avança au milieu de l’assemblée, & raconta les instances que fa mere lui avoit faites à D E S M Œ U R S. 41 ce qu’il loi avoit répondu. Le Sénat loua la fermeté & son esprit, & rendit un arrêt qui défendoit aux Sénateurs d’amener désormais leurs enfàns au Sénat, excepté le seul Papirius. Il eli difficile aux enfans & aux femmes de garder un secret ; & il y a souvent de l’indiscrétion à confier à celles- ci une chose importante. Quoiqu’on en trouve quelquefois de discrètes , la plupart ne font pas assez les maîtresses de ce qu’elles disent un secret leur échappe, en quelque sorte , malgré elles , sans qu’elles s’en apperqoivent & fans qu’elles aient envie de le découvrir. Combien d’hommes en cela qui font femmes ! Ayez plus de fermeté & de prudence ; & que jamais rien au monde ne vous engage à trahir la confiance qu’on a eue en vous. Soyez fidelle à ceux qui ont cru que vous l’étiez. Souvenez-vous que le secret doit être mis au rang des choses les plus sacrées ; qu’une des premières lois de la société est de taire ce qui ne doit pas être révélé , & que nous ne sommes pas en droit de disposer d’un bien dont nous ne sommes que les dépositaires. Gardez aussi inviolablement les secrets de l’amitié. Celui qui découvre les secrets de son ami, dit le Sage, perd sa confiance; & il ne trouvera jamais d’ami 4L -'V Ecole selon son cœur. Si vous révélez so s secrets , c’tst en vain que vous tâcherez de le regagner ; vous irez inutilement après lui , car il est déjà bien loin il s’est échappé comme une chevre qui so fauve du filet, parce que son ame est blessée. On peut encore so réconcilier après des injures , mais loisonVm est assez malheureux pour révéler les secrets de son ami, il ne reste plus aucune espérance de retour O* Un homme infidelleau secret, ne sera jamais aimé ni estimé de personne ; & ceux même qui l’ont fait parler, seront les premiers à le mépriser, ses moindres sautes'en ce genre font, pour ainsi dire s des crimes irrémissibles on les punir de la maniéré la plus sensible à une personne qui n’a pas perdu tout sentiment, c’est qu’on ne lui donne jamais plus l’occasion d’y retomber. Lorsque vous laissez sortir de vos lèvres le secret de votre ami, croyez que l’amitié, la fidélité, l’honneur, la sagesse & la justice sortent de votre ame en même temps. Soyez donc toujours fur vos gardes, pour ne rien dire & même pour ne rien faire, qui puisse le découvrir. Car on 3 dénudât , fidem verdit . £rV, Eocli. 27 . dès Mœurs. 4.; peut manquer au secret de plusieurs façons. Il y a des gens qui promettent la secret, & qui le révèlent sans le avoir; ils ne le disent point, & on le lit sur leur front & dans leurs yeux. D’autres ne disent pas expressément la chose qu’011 leur a confiée, mais ils parlent & agissent de maniéré qu’on la découvre de soi- même. Souvent aussi c’est manquer au secret, que de faire entendre qu’on en est ou qu’on en a- été le dépositaire. Il ne saut pas même qu’on sache que nous avons eu une chose Ions le secret, ou que nous l’avons encore. Un secret soupçonné est plus qu’à demi révélé. Il y en a qui s’imaginent n’avoir pas manqué au secret, parce qu’ils ne l’ont dit qu’à une personne & même à un ami. Mais on ne le leur a voit pas confié avec la permission de le dire à cette personne ; & puis il est rare que ces sortes de confidences ne passent pas encore pins loin. Quelqu'un vint raconter à un autre une chose qu’on lui avoir dite sous le secret, & lui recommanda de n’en point parler. Soyez tranquille , lui dit l’autre, je senti aujji discret que vous. Il y a des momens bien critiques pour le secret on a besoin alors de toutes les réflexions de sa raison & de toute la force de son esprit, pour le retenir, principa- 44 L’ É c o l e lement quand c’est la colere ou l’amour qui sollicite à le révéler. Cette derniers palJion est la plus dangereuse. On revoie un secret dans la colere, mais il échappe dans l’amour, st l’on est infiniment fur ses gardes , dans ces momens dont l’ivreste fait oublier toutes les lois de la prudence. M. de Turenne en est un exemple bien frappant. 11 étoit impénétrable à la tête des armées. M. de Louvois, Ministre de la guerre , se plaignoit de ce qu’il n’apprenoit ses desteins que par les gazettes. M. de Turenne ne les con- fioit pas même au Roi. Ce Prince dit un jour à un Officier-général, qui partoit pour l’armée d’Allemagne Dites , je vous prie , à M. de Turenne qu'il me fasse pars de ses desseinsj'y fuis pour le moins aussi intéressé que lui. Cependant ce grand homme eut la foiblesse de découvrir à Madame Coaquin qu’il aimoit, un secret que le Roi lui avoit confié. Cette Dame le révéla au Chevalier de Lorraine. Celui-ci apprit le secret à Monsieur 4, à qui on vouloir le cacher. Monsieur le dit au Roi. Ce secret étoit le voyage que Madame devoir faire en Angleterre, pour négocier avec le Roi son frere, Jacques II. Louis XIV eut un éclair- 4 Ou appelle ainsi en France le Roi; ere unique d* des Mœurs. 4$- ciflcment avec M. de Turenne, qui lui avoua qu’il avoir eu la faiblesse de révéler le mystère à Madame Coaquin. Défiez-vous de cette Dame , lui dit le Roi, puisqu'elle a trahi votre secret en faveur du Chevalier de. Lorraine , vous voyez bien que vous, êtes sacrifié. Quelle défiance ne devons-nous pas avoir de nous-mêmes ! & de quelle foiblesse l’homme n’elt-il pas capable , puisqu’un si grand homme , si religieux sur le secret, n’a pu garder celui d’un Roi ! Il n’y pensoit jamais fans rougir de confusion. Aussi dit-il à un Seigneur qui le mit fur ce chapitre un soir dans sa chambre Eteignons les lumières , U je vous dirai ensuite cette histoire. Ce n’est pas assez de tenir caché ce qui nous a été confié fous la condition du secret. La conversation & la société emportent une convention générale & tacite, qui oblige à taire tout ce qui peut être préjudiciable en quelque maniéré à celui qui l’a dit. C’étoit la belle maxime du Comte de Sbaftsbury , qui eut une occasion éclatante de la mettre en pratique. Ce Seigneur, si célébré dans l’histoire d’Angleterre par la grande part qu’il eut aux mouvemens qui agitèrent le Regne du Roi Charles II , ëtoit devenu , de Ministre de ce Prince, son plus dangereux ennemi, & s’étoit jeté 46 L’ É C O L E dans le parti du Parlement, Quelque temps après, on y attaqua M. Mollis fur des négociations sécrétés qu’il avoir eues avec le Roi. Rien ne rnanquoit pour le perdre que des témoins. On comptoir en trouver un, te! qu’on le désirait, dans la personne du Comte, qui avoir été dans le cas de tout savoir. 11 y avoir d’autant moins lieu de douter qu’il ne parlât, que c’étoit pour lui une belle occasion, & une occasion qui se présentoir d’elle-même, de ruiner un ancien ennemi. Mans cette pensée, on cite le Comte & on l’interroge. Il répond qu’il ne peut satisfaire fur ce qu’on lui demande, parce que quand même il sauroit quelque chose au désavantage de M. Mollis , il ne devroit point avoir recours à cette voie infame de se venger d’un ennemi. Ceux qui l’avoient fait comparaître l’exhortent, le pressent, le menacent. Tout fut inutile. On lui ordonna de le retirer ; & plusieurs Membres du Parlement proposèrent avec tant de chaleur de l’envoyer à la Tour, que ses amis effrayés vinrent le solliciter de céder aux iuRances de la Chambre. Liais il demeura ferme dans fi résolution, & il eut le bonheur que méritait son action généreuse, celui de trouver assez d’amis pour le tirer d’affaire. M. Mollis alla le remercier en termes pleins de recon- des Mœurs. 47 tioisstnce & d’estime. Le Comte lui dit qu’il ne prétend oit lui imposer aucune obligation par Ibtction qu’il venoit de faire, qu’il se devoit à lui même la conduite qu’il avoit tenue, & qu’il auroit fait la même cl;ose pour tout autre ; que cependant il conuoilfoit assez le mérite de M. Hollis & le prix de son amitié, pour être prêt à l’accepter comme une insigne faveur, s’il l’en jugeoit digne. M. Hollis charmé de ce discours autant que de ce qui y avoit donné lieu, assura le Comte d’un attachement sincere & zélé. Par-là une ancienne mésintelligence entre deux hommes généreux, opulens & voisins, fut changée en une vraie & solide amitié. Quoique le secret doive être ordinairement inviolable, il y a néanmoins des cas où l’on peut, où l’on doit même le révéler. S’il doit nuire à l’innocence, s’il couvre un dessein criminel, ne craignez point de le découvrir à la. personne qui en seroit la victime, ou à ceux qui peuvent y mettre obstacle. Henri llî, Roi de France, avoit fait arrêter le Roi de Navarre , qui fut depuis Henri IVL Ce Prince ayant trouvé moyen de s’échapper de fa prison, on soupçonna Fervaques d’avoir eu connoiflance de cette fuite, & de n’en avoir pas donné avis. Le Roi furieux jura dans fa coiere que Fervaques 43 V É c o L E paierait de sa tète cette trahison, & ajouta que celui qui avertirait ce traître lui répondrait de la fuite. Grillon & plusieurs Courtisans étoient présens ; & comme on connoiiibit Henri III capable de faire périr un innocent, Crillon frémit en l’entendant jurer la mort d’un homme de qualité, bon Officier , & d’une valeur reconnue. 11 résolut de l’arracher au péril pressant où il le voyoit. Il va trouver Fervaques, lui apprend ce qui vient de fe passer, & l’exhorte à s’évader. Henri instruit le matin que Fervaques a disparu, entre dans une colere affreuse. Son imagination est quelques momens errante fur tous ceux qui avoient entendu son serment ; mais bientôt ses soupçons fe fixent fur Crillon son estime pour lui les combat & les appuie en même temps. Fervaques, lui dit-il avec un regard furieux, vient d’échapper à ma vengeance , & ne me laisse que l’espoir de l’exercer d’une maniéré plus éclatante fur celui qui me l’a dérobé le connoissez-vous? Oui, Sire, répondit Crillon. Hé bien, reprit le Roi vivement , nommez le-moi. Je ne serai jamais délateur que de moi-même , répliqua Crillon mais la jttjle crainte qiCun nnocent ne soit une vïüime immolée au rejseutiment de Votre Majesté me prescrit de- vous livrer le coupable oui, Sire , »es Mœurs. 49 je suis celui que vous devez punir, celui qui se seroit cru l'ajsajfin de Fervaques, fi j’eufie gardé un secret qui lui eut coûté la vie. Le Roi étonné, resta un moment sans parler, les veux fixés fur lui; puis rompant le silence, il dit Comme il n’p a qu’unCrillon dans le monde, ma clémence en far faveur ne fait pas un exemple dangereux. Ci Tome II, 50 L’ É C O L E XIV. Sans être fami ier , ayez un air aisé. Cet air aisé, qui annonce la belle éducation, s'acquiert, ainsi que la politesse, plus par l'usage du monde & en fréquentant les bonnes compagnies, que par les leçons & les discours. Il y en a qui l’ont naturellement, & qui fans art ont des grâces infinies dans tout ce qu’ils font chez eux, tout est aisé, tout coule de source. Il y en a d’autres, aü contraire, qui font naturellement gênés, embarrassés, timides ils ne savent ni parler ni se taire, ni faire ni recevoir une honnêteté. Ils ont un air gauche & pelant, qui dépare tout ce qu’ils font. Il n’est pas facile d’acquérir l’air aisé, quand la nature ne l’a pas donné mais il vaut mieux rester ce qu’on est, que d’affecter ce qu’on n’est pas. Souvent en voulant paraître plus agréable, on n’en paroît que plus ridicule. Les grâces même, dès qu’il y entre de l’affectation, cessent de l’être. il n’est pas moins difficile d’ôter la timidité. Elle ne se corrige guere par de simples avis ; on y réulfira encore moins par des railleries & des reproches. DES M Œ U R S. si On ne fàuroit s’y prendre trop douce, meut il faut louer, encourager & flatter cet orgueil défiant, qui craint de se faire tort dans l’esprit des autres ou de se trahir soi-même. Car quoique la timidité ait toutes les apparences de la modestie, c-lle n’est souvent qu’une vanité secrete & plus raffinée. Plusieurs ne font timides que parce qu’ils veulent trop plaire, & qu’ils font trop sensibles aux jugemens qu’on peut faire d’eux. Ils ne parlent qu’en tremblant, parce qu’ils ne savent comment on recevra ce qu’ils disent & s’il est propre à leur faire honneur. Il est dangereux de laisser prendre aux jeunes gens trop de confiance en eux- mêmes ; il y a du danger à ne pas leur .en laisser prendre assez. Une hardiesse & une timidité excessives font également contraires à la vraie politesse, qui veut qu’on parle & qu’on agisse d’un air modeste & d’un air aisé, afin de ne choquer & de ne gêner personne. La préfomp. tjon produit le mépris des autres, & parla le manquement aux égards qui leur font dus. Le défaut d’une juste confiance en foi-même, produit une pudeur niaise & un embarras ridicule. Mais quoique la timidité soit un défaut , on la pardonne bien plus volontiers que la présomption elle flatte l’orgueil des autres, au lieu que la présomption C 2 yi L’ École l’humilie. 11 vaut donc mieux être un peu timide que trop hardi. Trop de hardiesse dans un jeune homme est le préliminaire de l’effronterie on est fondé à croire qu’il ira bientôt jusqu’à l’impudence. L’air aisé, s’il devient trop libre, comme il arrive souvent, dégénéré bientôt en familiarité, & conduit au mépris. Les égards qu’on a les uns pour les autres, aident beaucoup à conserver une estime réciproque , qui est un des plus leurs liens de la société. Les amis mêmes doivent se respecter, s’ils veulent rester long-temps amis. Mais c’est fur-tout avec les Dames, qu’il convient à un jeune homme de ne paroître jamais familier. Il doit les approcher fans gêne, mais toujours avec une retenue modeste , mêlée de respect ses maniérés, fans rien sentir de la contrainte , ne doivent jamais passer les bornes de la plus exacte pudeur. C’est à elles à en faire ressouvenir ceux qui oseroient y manquer. On ne doit pas être moins réservé avec les personnes qui font supérieures , & il n’est jamais permis d’oublier le respect qui leur est dû. Charles II, Roi d’Espagne , le jour que mourut Philippe IV admit selon la coutume les Grands à venir lui baiser la iîiain. Un d’eux, dans son compliment DES M Œ U R S. f’ de condoléance & de félicitation , s’étant servi du terme à'ami Les Rois, dit ce Monarque avec un ton d’autorité, n'ont pas leurs vassaux pour amis , mais pour serviteurs. On peut souvent agir sans façons avec ses égaux, mais il ne faut jamais le faire avec ceux qui font au-deflus de nous ; comme Anguß e le fit un jour entendue finement à un de ses Courtisans. Ce Prince souffroit que ses Ministres le régalassent l’un après l’autre. Un d’eux le traitant fans beaucoup de façons , Auguste lui dit Je ne croyais pas que nous fussions fi familiers ensemble. Il faut avec ceux qui font au-dessus de nous, que notre familiarité même soit respectueuse. On accuse, peut-être avec justice, les François d’y manquer trop facilement. Aussi le Cardinal Ma- zarin, dans les maximes qu’il infpiroit à Louis XIV , lui recommande-t-il ce point. Ne vous familiarisez pas trop avec vos Courtisans, lui disoit-il, de peur qiî ils ne vous perdent le refpeB, Le Roi profita de ce conseil; & jamais Prince n’eut l’air plus sérieux, plus imposant, plus majestueux que ce Monarque, qui savoir néanmoins, dès les premières années de son regne, le tempérer par une grande bonté. Un jour qu’il avoir donné audience aux Députés des Etats de Bour* C ; 5*4 L’ É c o l E gogne , le Cardinal Mazarin dit àM. de Vilieroi Monsieur le Maréchal , avez- vous pris garde comme le Roi écoute en maître çfj 1 parle en pere ? 11 étoit le premier à rassurer ceux que sa présence avoit intimides. Un Prélat fort éloquent, malgré la grande habitude qu’il avoit de parler en public , fut déconcerté dans un discours qu’il fit à ce Monarque, & il hésita quelque temps. Ce Prince .adoucissant alors cette noble fierté qui ccla- toit fur son front, dit d’un de ces tons de voix qui entrent dans le cœur, & qu’il savoir prendre si à propos Nous vous sommes obligés , Monsieur , de nous donner le loisir d'admirer les belles choses que vous nous dites. Le Prélat se remit, & continua son discours avec succès» " parce que vous ne pouvez les comprendre. Mais comprenez-vous mieux ceux de la nature ? Combien n’en a-t-elle pas où votre esprit se perd, & qui sont pour vous autant d’abymes impénétrables ! Tout l’univers est rempli de vérités, qui sont en même temps indubitables & incompréhensibles. Nous connoiisons les effets ; mais souvent les causes font pour nous comme autant de mystères , que la Mture nous cachesous ses voiles augustes, \ •fl U E C O L E Et vous êtes surpris que son divin Auteur en renferme' dans son propre sein, qui passent les bornes de votre intelligence! Vous voulez atteindre jus. qu’à l’Etre suprême, vous qui ne pouvez connoitre l’essence du grain de fable que vous foulez à vos pieds ! Seroit-il Dieu , seroit-il l’Etre infini, si des êtres bornés pou voient connoitre tout ce qu’il elf ? Vous feriez bien petit , Soigneur , disoit dans sa belle simplicité saint François de Sales, fi vous pouviez être compris par un esprit aussi petit que le nôtre. Ecoutez aussi la sage réponse , que fit trois cents ans avant rétablissement de la religion Catholique, un célébré Mathématicien à un Sophiste, qui lui demanda de quelle nature étoient les Dieux. Tout ce que je sais , répondit Euclide, c'efi qiCils baissent bien ceux qui sont curieux de pénétrer les mystères qiCils leur cachent. Mais ce qui doit surprendre encore plus, c’est que ces prétendus esprits-forts, qui insultent aux vrais fidelles comme à des automates, à des âmes foibles, à des esprits remplis de préjugés, font quelquefois eux-mêmes les plus crédules & ses plus soumis à l’empire du préjugé. Combien parmi eux croient par autorité , qu’il ne faut pas croire à l’autorité, & préfèrent celle des hommes à celle de Dieu ! Ils nous accusent de ramper sous des Mœurs. 7; le joug & de nous laiffer entraîner par les opinions reçues mais ne se laiisent- ils pas eux-mêmes subjuguer presque tous par un plus habile ? Qu’il se trouve parmi eux un de ces génies supérieurs , qui né avec une imagination forte & dominante, aime à donner dans des opinions nouvelles, dans des paradoxes singuliers , & leur prête toute la séduction d’une certaine candeur qui en impose encore plus que son style mâle & vigoureux combien aulfi-tôt recevront aveuglément ses décisions tranchantes, comme des oracles; & adopteront sans examen les systèmes inintelligibles qu’il a bâtis dans son imagination échauffée , comme le vrai système de la nature ! Qp’il se trouve un de ces hommes hardis, qui désespérant, nouvel Eros. träte , de pouvoir s’immortaliser autrement que par des facrileges, ou aimant mieux, comme César, être le premier dans une bicoque que le second à Rome, leve hautement l’étendard de l’impiété, & se mette à la tête des ennemis de la religion qu’un tel homme, à l’ambition de s’ériger en chef de parti, de se faire un nom par la guerre impie qu’il déclare à Dieu, joigne un esprit vif & facile, une imagination brillante & pittoresque ; bientôt il deviendra l’oracle de nos beaux- Toms II, D 74 L’ É C O L E esprits, de nos petits-maîtres, qui font ou trop légers ou trop superficiels pour vouloir rien approfondir, ou trop corrompus & trop vicieux pour aimer à le faire. Quoiqu’il soit historien sans bonne foi i , philosophe sans raisonnement, moraliste sans principe, il fera l’idole de ses admirateurs, qui se laisseront éblouir par le coloris de son pinceau , par la hardiesse de ses décisions, par la douceur & la commodité de sa morale. Une foule de disciples courra dans sa délicieuse retraite entendre ses leçons d’impiété, ou s’empressera de les aller prendre dans ses ouvrages. Son nom , son autorité , qui leur tiendront lieu de preuves, exerceront fur leurs sentimens un pouvoir despotique qui les pliera à son gré & les subjuguera sans résistance. Et ils oseront encore après cela nous traiter d’esprits foibles '& serviles , qui croient aveuglément les mystères les plus incompréhensibles, quoique nous ne les croyions que fur le témoignage infaillible de Dieu même ! Car, ce qui mérite i Il invente ce qu’il ne fait pas , & change ce ✓ qu i! fait. Lorsque le Lord , pere du Vicomte de Bo- lingbrocke, lui dit au sujet d’un fait tronqué & embelli de l’Histoire de Charles II Convenez que les choses ne fe passèrent pas ainsi ? Il lui répondit Et vous , Milord , convenez que cela efi mieux comme je ls rapporte. Milord sourit, lé regarda & le quitta. - des Mœurs. 75- d’ètre observé ici, il ne s’agit pas de se récrier fur ce que nos mystères font inconcevables il n’est question que de savoir si, tout impénétrables qu’ils font en effet, ils ont pour eux l’autorité de la révélation divine. C’est là le point décisif de la religion. Si elle peut le prouver, comme elle le prouve invinciblement; dès-lors, quelle que soit la profondeur de ses dogmes, il faut nécessairement que la fierté de la raison s’abaisse & plie devant eux il faut qu’elle consente à croire ce qu’elle ne comprend pas, à moins qu’elle ne prétende que Dieu, qui est la vérité par essence,ait voulu autoriser l’erreur & nous tromper lui-même; ce qui feroit mettre dans l’idée que nous devons avoir de Dieu une monstrueuse contradiction. Que faut-il donc penser de l’Auteur de l’infame Epître à Uranie ? Après s’y être déclaré hautement l’ennemi du divin Fondateur de la religion chrétienne, ne se réfute & ne fe condamne-t-il pas lui- même par ces beaux vers dignes d’un meilleur ouvrage! Ciel, ô Ciel ! quel objet vient de frapper ma vue ! Je reconnois le Christ puissant & glorieux. Auprès de lui dans une nue , Sa croix se présente à mes yeux. Sous ses pieds triomphans la mort est abattue Des portes de l’Enfer il est victorieux. D L 76 L’ É C O L E Son regne est annoncé par la voix des oracles Son trône est cimenté par le sang des Martyrs. Tous les pas de ses Saints font autant de miracles; Il leur promet des biens plus grands que leurs désirs. Ses exemples font fonts, fa morale est divine. Il console en secret les cœurs qu’il illumine. Dans les plus grands malheurs il leur offre un appui ; Et fi fur l'imposture il fonde fa doctrine, C’est un bonheur encor d’être trompé par lui. VOLTAIRE, Non, fans doute, une doctrine fondée fur l’imposture ne peut avoir les caractères divins que donne à la religion chrétienne le Poëte d’Uranie, ausii hardi dans ses pensées qu’accoutumé à les détruire & à les combattre.. Auffi ne sommes- nous pas réduits à des incertitudes ni à de simples vraisemblances fur la vérité du Christianisme. Si elle n’étoit pas établie fur des preuves solides & convaincantes , on ne seroit pas obligé de la reconnoître, ni coupable de l’avoir méconnue. Dieu qui, en qualité d’Etre suprême, peut & doit exiger un culte de la part des hommes , leur doit donc & se doit à lui-même de leur apprendre quelle est la religion qui seule a droit de lui plaire. Il doit la marquer tellement de son sceau divin, que, sans déraisonner, on ne puisse soupçonner même que les hommes seuls en soient les auteurs. Auilt Des Mœurs. 77 n-t-il eu soin de le faire, en imprimant à sa révélation des caractères qui en attellent évidemment la divinité. Mille belles plumes ont développé , dans de savans Ouvrages, ces caractères lumi- neux qui portent nécessairement la conviction dans tout esprit droit & raisonnable. Nous nous bornerons ici à deux, qui, chacun en particulier , suffiroient pour convaincre que la religion chrétienne ne peut être que l’ouvrage de Dieu. C’elt le miracle auffi étonnant qu’avéré de la résurrection de Jesus- Christ, & les circonstances merveilleuses de l’établissement du Christianisme. Jeune homme que je veux instruire ici , je suppose que vous n’êtes point de ces esprits frivoles ou corrompus, qui 11e lisent qu’avec répugnance ce qui regarde la religion indice trop certain qu’ils ne l’aiment point, si même ils ne vont pas jusqu’à la haïr secrètement, parce qu’elle les gène ou les condamne. J’aime au contraire à me persuader que la regardant avec raison comme la choie la plus importante qui soit au monde, ,vous lui êtes sincèrement attaché ; & que vous relisez toujours avec plaisir les solides preuves qui vous confirment de plus en plus dans la douce & satisfaisante persuasion , que la religion que vous avez le bonheur de professer est D ? 78 L’ É c o L E véritablement divine. Ceux qui pouvant l’étudier, ne veulent pas s’en donner la peine, & aiment mieux, comme ils le disent, s’en tenir à la foi du Charbonnier 2, marquent peu de religion & une secrete disposition a l’incrédulité , ou une indifférence criminelle pour la plus nécessaire de toutes les connois. sauces. O vous que les leçons de l’impiété ont prévenu contre elle , étudiez-la avec le désir sincere de connoître la vérité ; & bientôt vous ferez convaincu qu’elle eff marquée au sceau de la Divinité. C’est ce qui est arrivé à deux favans Anglois, Milord Littletou, & M. Gilbert Werst. Après avoir long-temps fait pro- feilion de déisme, ils étudièrent enfin la religion chrétienne avec l’application que mérite une affaire de cette importance. Ils éprouvèrent l’un & l’autre ce qu’ils ont souvent répété depuis, que tout honnête homme qui l’étudie sérieusement, ne tarde guere à reconnoitre le foible des objections qu’on fait contre elle, & la solidité des preuves fur lesquelles elle est établie. La lumière brilla 2 On detrandoit un jour à un Charbonnier Que crois-tu? Il répondit Ce que cnit C Eglise.. On lui demanda encore Mais que croit l’Eglise ? Ce que je crois, répliquât-il. Une telle profession de foi étoit une ignorance grossière ou une vraie dérision. ï E S M Œ 13 R S. 7 $s à leurs yeux, les nuages des préjugés fe dissipèrent j &, ce qui fera toujours le fruit des recherches en cette matière & de la droiture du cœur , ils reconnurent & embrassèrent enfin la vérité. Mais que cette droiture de cœur est; rare ! On cherche moins à s’instruire , qu’à fe rassurer dans le parti inquiétant de l’incrédulité. Combien de personnes, pour vivre plus tranquillement dans leurs désordres, & pour fe livrer plus impunément à leurs passions, voudroient que la religion fût fausse, & cherchent de tous côtés des doutes, qu’ils aiment à prendre pour des vérités ! Ils applaudissent à tous les traits qu’on lance contre elle. Ils dévorent avec une espece de volupté tous ces poisons réchauffés qu’ils trouvent dans ces libelles impies dont le public est inondé; tandis que presque aucun d’eux ne daigne jeter les yeux fur les excellens ouvrages qui ont été faits pour défendre la religion. Ils y verroient qu’on ne l’attaque que par le mensonge, par la mauvaise foi, par de misérables sophismes que ses adversaires ne cessent de répéter , quoiqu’on y ait cent fois victorieusement répondu. Ils y verroient que les preuves qu’elle donne de fa divinité , font non-feulement invincibles, mais si claires & si faciles à comprendre* D 4 §0 L’ Ê C 0 L B qu’il n’y a personne qui ne puMe- en sentir la vérité. Tel est sur-tout l’éclatant miracle de la Résurre&ion de Jesus-Chrifi. Comme il n’y a que la toute-puillànce divine qui puisse arracher à la mort lès victimes , & rendre la vie à ceux qui l’ont perdue; il n’y a qu’un Dieu feit homme qui puisse se ressusciter lui-même. Jamais aucun imposteur n’a eu la folie d’annoncer qu’après sa mort il sortiroit vivant du tombeau. Jesus-Christ est le seul envoyé de Dieu, qui ait osé faire une telle prédiction , & la donner comme la marque la plus certaine de l’authenticité de sa million. ; . Cette prédiction croit devenue si publique & si connue, que le lendemain de sa mort , les Princes des Prêtres & les Pharisiens allèrent ensemble chez Pilate, & lui dirent „ Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce Séducteur a dit, lorsqu’il étoit encore en vie Je rejjîifciterai trois jours après. Commandez que son sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, de peur que ses Disciples, venant dérober le corps , ne disent au peuple qu’il est ressuscité ; & qu’ainsi la derniere erreur ne soit pire que la première. . 3 Matth, XII. 39 . XXVII. 62 . Joan. II. 19. n e s M œ u r s. gi Si donc la Résurrection de J&sus Christ n’est qu’une fable, li les preuves même qu’on en a ne font qu’équivoques ou incertaines; brisons ses statues, renversons ses autels, & ne le regardons plus que comme un misérable séducteur , un imposteur sacrilege, qui a voulu follement abuser de notre crédulité & usurper les honneurs divins, allais s’il est vraiment revenu à la vie, ainsi qu’il l’avoit prédit ; si la preuve que nous en avons est portée jusqu’au plus haut degré de certitude que les hommes pussent jamais avoir ; il faut qu’à son nom tout genou fléchisse, & qu’on le reconnusse pour le Maître souverain du Ciel & de la terre. Or ce prodige unique & inouï jul- qu’alors , est prouvé par un grand nombre de témoins oculaires & dignes de foi, par l’aveu de ses ennemis, par le témoignage de Dieu même. U n’y a donc jamais eu d’événement mieux attesté ; & la certitude que nous en avons, est la plus grande qu’on puisse jamais avoir. Mais examinons un moment tous ces témoignages , & pelons-les. Les premiers qui déposent en faveur de la résurrection de Jésus-Christ, font tous ses Apôtres & tous ses Disciples témoins oculaires , & qui méritent la plus forte créance. L’illusion, la prévention , le prestige n’ont eu aucune part D 5 8r L’ É c o i e à ce qu’ils voyoient. On ne peut pas les soupçonner d’une crédulité simple ou indiscrète. Malgré les témoignages les plus précis, les plus formels des saintes femmes , ils traitoient tout ce qu’elles leur rapportaient, de folie & de vision. Ce ne fut qu’aprês qu’il se fut fait voir à eux plusieurs fois, qu’il eut mangé devant eux, & qu’il leur eut fait toucher son corps & ses plaies même, que fa résurrection leur parut un fait conL- tant & indubitable 4 . Ce n’est point un seul, ni quelques- uns des Disciples qui l’ont vu outre les onze Apôtres, plus de cinq cents fidelles, réunis en un lieu, l’ont vu tous ensemble , comme saint Paul nous l’apprend dans fa lettre aux Corinthiens, où il les renvoie au témoignage de plusieurs d’entre eux qui vivoient encore Cf- Us ne l’ont pas vu une fois, mais plusieurs fois, ni rapidement & 'par maniéré d’apparition , mais ils ont conversé & vécu avec lui. Ce qui donne encore plus de force & de poids à tant de témoignages réunis, c’est qu’un fourbe ne débitera jamais ses mensonges, s’il n’en espere aucun avan- 4 Luc. XXIV. 3 1 -39. 5 Visas est plat Cjuam quingentis frairihus stmiü - ex qiubw mutii manant usina atihuc. I. Cor. XV. L. des Mœurs.' 8; tage. Or quel intérêt les Disciples de Jesus-Christ pouvoient-ils avoir de faire passer pour ressuscité un homme qui ne l’étoit pas, ou plutôt quel intérêt n’a- voient-ils pas à cacher même cette résurrection ? Loin d’attendre quelque félicité temporelle pour prix de leur courage, ils favoient les dangers auxquels ils s’expo- soient, ils favoient qu’ils alloient allumer de plus en plus contre eux la fureur de la nation. Les insultes, les mauvais trai- temens, les chaînes, les prisons ont payé la constance de leur témoignage. Sous les grêles de pierres, fous le tranchant d’un fer homicide , dans les ombres & les horreurs de la mort, ils ont persisté dans leur déposition. C’étoit dans le temps même qu’on étaloit à leurs yeux le formidable appareil des supplices , dans le temps qu’ils alloient expirer fous la main des bourreaux , qu’ils confei- foient avec le plus d’intrépidité la vérité des faits qu’ils annonqoient à l’univers. Ah! croyons-en, dit très-bien Pascal f des témoins qui fe font égorger. 11s- ètoient donc tous bien intimement convaincus de la résurrection de leur Maî tre > & ils n’ont pu être fur ce point essentiel ni trompés, ni trompeurs. Ce qui ne paroîtra pas moins décisif, ' c’est que le témoignage des ennemis D S 84 L’ É c o l e même de Jesus-Christ confirme la vérité de fa leur propre aveu, le corps de Jésus ne fut plus trouvé dans le tombeau le troisième jour après là mort ; & il est humainement impoiiible qu’il en ait été enlevé. Cas, pour qu’on l’ait pu faire, il faut supposer que tous les soldats de la garde que les chefs de la Synagogue avoient mis eux-mêmes , & l’on peut s’imaginer qu’ils les avoient bien choisis, étoient, fans en excepter un seul, profondément endormis. Mais en admettant même qu’ils le fus. sent tous livrés à un sommeil si peu vraisemblable, il faut supposer encore que ces soldats étant disposés autour du sépulcre , aucun n’a été éveillé par l’ébranlement d’une pierre aussi pesante qu’étoit celle qui fermoit le sépulcre taillé dans le roc, & qui dut nécessairement être renversée. U faut supposer de plus qu’aucun n’a été éveillé par les divers mou- vemens que doivent naturellement se donner des gens qui veulent tirer un cadavre du tombeau. En vérité, les têtes incrédules font étranges elles refusent opiniâtrement de croire ce qu’on leur prouve avec évidence, & croient fans, peine ce qui n’a pas la moindre ombre, de vraisemblance. Quelle force d’esprit, que celle qu’on ne montre que contre la raison !. n E S M Œ U R 8. 8f Peut-on sensément s'imaginer que les Apôtres, ces gens si timides qui ont tous pris la fuite & abandonné leur Maître avant sa mort, aient eu la hardiesse de venir enlever son corps si bien gardé ? Etre forcé d’avoir recours au subterfuge le plus invraisemblable, au conte le plus puérile, en publiant, comme l’ont fait les ennemis de Jesus-Christ, que ses Disciples avoient fait cet enlèvement tandis que tous les gardes dormoient, n’elsce pas un aveu tacite, & une preuve bien forte, qu’ils n’étoient que trop convaincus qu’il étoit sorti vivant du tombeau ? S’il ne s’est pas montré à ses ennemis après sa résurrection, pour les convaincre & les convertir , c’est qu’ils s’en étoient rendus indignes en mettant le comble à leurs crimes par le plus grand de tous ; c’est que ce prodige n’eût pas. été plus efficace pour leur conversion , que tant d’autres éclatans qu’il avoit. opères fous leurs yeux. Et pour ne parler ici que d’un seul, quel effet avoir produit sur ces cœurs endurcis par la haine, le miracle incontestable de la résurrection de Lazare, enseveli depuis quatre jours dans le tombeau, que de leur faire prendre l’étonnante & insensée résolution de l’y faire rentrer, pour soustraire à leurs, yeux & à ceux de tout le peuple la vue trop convaincante d’un prodige si grand. 86 L’ É C O L E & si incontestable ? A ces traits on re~ connoit l’aveuglement de l’envie & la marche ordinaire des pallions. Enfin le témoignage de Dieu même achevé de mettre le dernier sceau à la vérité de la résurrection de Jesus-Christ. Il est impossible que Dieu , qui est la sagesse & la vérité infinie, puisse jamais autoriser le mensonge & l’erreur. Or il l’auroitsait, si Jesus-Christ n’étoit pas- vraiment ressuscité, p'uisque les Apôtres ont attesté & soutenu cette résurrection par une multitude de miracles éclatans, qui ne peuvent être révoqués en doute que par ceux qui font absolument décidés à nier tout ce qu’ils ne veulent pas croire. Dieu donc auroit-il aussi été de- concert avec des fourbes & des impost teurs, pour nous tromper & nous jeter dans l’erreur ? Il est donc évident, pour quiconque ne veut pas obstinément fermer les yeux aux plus purs rayons de la lumière, que Jesus-Christ est vraiment ressuscité, & par conséquent qu’il étoit Dieu ; & que la religion qu’il a fondée, est divine ; puisqu’il a donné positivement là résurrection suture , comme une preuve authentique de sa divinité & de celle de la religion qu’il venoit établir 6. I sa science & les talens, n’a pu engager une feule contrée de la Grece à vivre selon les lois de la nouvelle république dont il avoit tracé le plan ; & des hommes obscurs & groiliers réduisent les Provinces & les Royaumes fous l’obéissance de l’Evangile. Ils persuadent aux Juifs que Dieu vient d’abolir leur religion , & qu’un nouveau culte a remplacé leurs iàcrifices. Ils leur font reconnoitre comme le Meffie promis par les Prophètes avec tant de pompe, celui qui a vécu parmi eux pauvre & méprisé ils leur font adorer comme Dieu, celui qu’ils viennent de crucifier comme un impie & un scélérat. Ils font recevoir aux Idolâtres une religion absolument contraire à la leur ; une religion qui proscrit tout ce qu’ils aiment le plus, leurs usages, leurs fêtes, leurs spectacles ; une religion févere qui exige, de ceux qui l’embrassent, la plus grande pureté de mœurs. Us prêchent des mystères inouïs jusqu’alors, des dogmes qui paroissent révolter la raison humaine ; & on les croit. Ils annoncent une morale absolument opposée aux inclinations de la nature ; & elle est reque par-tout; & les Grands même, les Sages,- les Philosophes embrassent la doctrine de ces pauvres, de ces hommes fans Lettres , & destitués de tout secours humain, 9Î V É C 0 L E Miracle incroyable, fi les premiers Prédicateurs du Christianisme n’ont pas confirmé leurs prédications par les merveilles les plus extraordinaires, par les signes les plus étonnans, & par des prodiges évidemment marqués du sceau de Dieu! Que fera donc ici le déiste? Avouera- t-il ces prodiges, qui font mille fois plus notoires & plus constans que les faits les plus avérés de l’histoire profane ? dès-là il a\oue que la religion chrétienne a Dieu pour auteur. Prendra-t-il le parti désespéré de contester la vérité de ces prodiges ? mais ne feroit-ce pas un miracle plus grand & plus incroyable que ceux qu’on ne veut pas croire, d’avoir converti le monde fans miracles, d’avoir persuadé tant de choses incroyables à des incrédules , d’avoir soumis tant d’hommes dilférens au joug d’une telle religion. Car il est constant que cette religion a été embrassée par un grand nombre de Juifs, par une infinité d’idolâtres. Saint JiiJiin , qui vivoit au second siede de l’Eglise, compte une infinité de nations soumises à l’Évangile. Cent ans après, Origene & Aniobe disent que le Christianisme est répandu par-tout où le soleil porte fa lumière. Selon les prophéties, toutes les nations des Mœurs. 9; ont été ébranlées. On les a vues briser , leurs idoles , renverser leurs temples , renoncer à toutes leurs superstitions, & former ce peuple saint, ce peuple nouveau , qui s’est agrandi & étendu malgré toutes les puiisances du-sieçle qui s’estbr- çoient de l’exterminer. Rome même, la superbe Rome, après avoir juré la ruine du nom Chrétien, & s’être enivrée du sang des Martyrs, a enfin subi le joug de cet Homme crucifié, dont elle per- Técutoit les Disciples avec tant de fureur. Ces persécutions ont été si universelles & si violentes, que le sang des Martyrs ruisseloit dans les rues , & que les rivières en étoient teintes, filles ont duré plus de trois cents ans, & au bout de ce temps la religion chrétienne s’est trouvée répandue par toute la terre. Quelle autre religion s’est ainsi accrue, malgré les plus grands obstacles, fans autres armes, fans autres moyens que les vertus de ses enfans, que le courage & le sang de ses Martyrs ? Plus on le répandoit, plus on la rendoit féconde, semblable à la terre que le soc de la charrue fertilise en la déchirant. Plus les tyrans s'acharnaient à la détruire, plus les Idolâtres eux-mêmes s’emprelsoient à remplacer ceux que le glaive lui enle- yoit. Où a-t-on vu ailleurs les bourreaux, 94 L’ É C O L E tout couverts du sang de leurs victimes changer tout-à-coup de sentiment , & mêler leur sang à celui qu’ils venoient de verser ? Que l’idolâtrie, l’athéisme, & d’autres sectes vantent le courage d’un petit nombre de leurs sectateurs qui ont prodigué leur vie pour elle la religion chrétienne seule peut compter des millions de personnes de tout âge, de tout sexe, de toute condition, qui ont répandu leur sang pour soutenir la religion de Jefus- ChrilE En vain Dodwel, Bayle , & d’autres après eux , ont voulu diminuer le nombre de ces généreux athlètes qui ont scellé de leur sang la divinité de la religion que nous faisons gloire de professer. Leur assertion, démentie par les témoignages de Pline , de Suétone , de tous les Païens qui ont écrit depuis la naissance du christianifrne, de tous les Auteurs eccléfialtiques, de toutes les inscriptions , de tous les monumens, ne peut soutenir les regards de la vérité ; & la haine feule de la religion peut lui fournir encore des En dépit de leur audacieuse critique, l’univers équitable respectera toujours ces monumens authentiques que conserve l’Eglise, & où nous trouvons plus de dix millions de Martyrs qui ont rendu témoignage à Jefus-Chrilt. Toutes les sectes ensemble , b e s Mœurs. pouroient~ mettre en parallele îiir ce point avec la religion chrétienne i & quelle preuve convaincante de sa divinité ! Car il faut néceilàirément, ou que tant de millions de personnes qui ont répandu tout leur sang dans les plus cruels supplices pour cette nouvelle religion qu’ils venoient d’embrallèr, y aient vu évidemment quelque chose de surnaturel & de divin, ou qu’ils aient tous absolument perdu l’esprit, & qu’ils soient devenus fous jusqu’à la démence. Mais supposer que tant d’hommes soient devenus fous & insensés, n’elf-ce pas, de toutes les suppositions, la plus folle elle- même & la plus extravagante i L’impolleur Mahomet, que nos impies osent comparer à Jesus-Christ , a bien pu séduire les peuples & contrefaire le Prophète , par de prétendues révélations qui ne cachoient que sa foibleise 7 . Mais il n’a prouvé sa million par aucun signe éclatant & divin , & jamais ses disciples n’ont osé lui en attribuer. Il elf mort fins ressusciter ; & la superstition qui honore son tombeau atteste elle-même ce 7 Comme il tomboit souvent du mal caduc, il persuada d’abord à sa femme, & par elle à beaucoup d’autres j que ces actés u’epileplie étoient des., extales causées par ses communications sécrétés avec sAnge .G-abriçi. 9§ V É C O L E qu’elle en pense. Une ignorance grossière , un silence politique prescrit par le Législateur même ensevelissent dans des ténèbres épaisses l’absurdité des dogmes musulmans, & plongent dans une nuit obsenre ses disciples aveugles. Il faut fans doute que cet aveuglement soit bien profond, puisque le témoignage de leur Prophète devrait suffire pour leur faire ouvrir les yeux. Pouroit-on le croire, si l’erreur étoit moins accoutumée à se contredire ? Mahomet avoue lui-même dans son Alcoran, que Moyse fut d’abord envoyé de Dieu & qu’après Moyse vint le Messie, qu’il appelle le V erbe. Le Messe Jésus , fils de Marie , dit-il, est Prophète U Apôtre de Dieu , son Verbe & son Esprit. Mais si Jesus est Prophète à Apôtre, Mahomet ne l’est donc pas, puisqu’il établit une religion entièrement opposée à celle de Jefus- Christ car Dieu ne saurait être en contradiction avec lui-même. Mahomet est donc un faux Prophète & un imposteur. La religion musulmane n’a d’ailleurs d’autres preuves de fa révélation que le témoignage de Mahomet. Elle n’a été ni annoncée par des prophéties, ni confirmée par des prodiges. Mahomet disoit lui-même qu’il ne faisoit point de miracles , & qu’il étoit venu fonder fa religion par les armes. Crois que notre Prophète. a- des Mœurs. 97 a parlé à i Ânge Gabriel , ok je te tue. Voilà, dit un de nos Philosophes z , toute la pveuve du Mahoméosine , & k raison de ses progrès, ses Soldats de Mahomet ont été ses Apôtres, au lieu que les Apôtres de Jesus-Christ ont été des Martyrs. Qui pouroit donc sérieusement comparer l’établissement de la Religion Ma- ho nétane à celui de la Religion Chrétienne? Celle-là n’a eu à vaincre que des obstacles ordinaires, & elle les a surmontés par les moyens les plus naturels & les plus propres à assurer l’entreprise c’est un de ces événemens qui n’ont rien de quoi beaucoup nous étonner. L’établissement du Chriltianisme, au contraire, commencé par des moyens naturellement incapables de le faire réussir, continué malgré mille obstacles humainement insurmontables, & couronné du succès le plus étendu, n’a-t-il pas de quoi jeter dans l’étonnement ? & ne force-t il pas à y reconnoître le doigt de Dieu? Veut-011 encore une autre preuve non moins sensible & toujours subsistante de la vérité de la Religion Chrétienne nos plus anciens ennemis l’ostrent à nos 8 M. VA'er/iberf. Tome II. E 58 L’Ecole yeux. C’est l’état des Juifs, leur dispersion , leur conservation étonnante depuis tant de siècles. Dès les premiers temps, ils ont vu s’accomplir en eux cette terrible malédiction , qu’ils avoient prononcée contre eux-mêmes, lorsqu’au tribunal de Pilate ils avoient osé s’écrier , en maudissant Jesus-Christ Que son sang retombe sur nous U sur nos enfans. Ils ont vu, comme il le leur avoit prédit, renverser, détruire de fond en comble , & sans qu’il y restât pierre fur pierre, les murs de Jérusalem- & son Temple, célébré , que Julien n’enfreprit avec tant d’éclat de relever, que pour vérifier plus parfaitement la prédiction de Jesus-Christ, en voulant l’anéantir. Il excita les Juifs à rebâtir leur Temple, il leur donna des sommes immenses ,\Sc les aida de toutes les forces de l’Empire. Ecoutez, dit l’illustre Evêque de Meaux, qüel en fut l’événement, A voyez comme Dieu confond les Princes superbes. Les Saints Peres & les Historiens ecclésiastiques le rapportent unanimement ; mais il falloir que la chose fût attestée par les Païens même. „ Tandis qu’Alipius , dit Ammien Marcellin , Officier & zélé défenseur de Julien l’Apostat, aidé du Gouverneur de la province, prefloit l’ouvrage avec le plus d’ardeur, d’affreux tourbillons de flamme des Mœurs. 99 sortirent des fondemens par des éruptions fréquentes, & brillèrent une partie des travailleurs ; ceux qui recommencèrent l’ouvrage , furent également consumés à diverses reprises ; & le lieu devint si inaccessible, qu’il fallut abandonner l’entreprise 9. " Les Juifs ainsi frustrés de leur dernière espérance , ont vu continuer à s’exécuter en eux avec plus de rigueur & moins de ressource que jamais les menaces de leurs Prophètes, qui leur avoient annoncé qu’ils ferment longtemps fans chef, sans patrie, fans temple, fans prêtres, fans sacrifice 10. Cette nation malheureuse, errant de peuple en peuple, conservant par-tout une existence précaire, & continuée néanmoins depuis si long-temps, porte dans toutes les parties du Monde, la preuve manifeste de son crime, & démontre à tout l’univers la divinité de ce Jesus qu’elle ose blasphémer. Que sont devenus tous ces peuples 9 Ce fait, rapporté par Ammien Marcellin , lîv. 2 Z» est encore attesté par de célébrés Auteurs contemporains , tels que 8. Chryfostome, S. Grégoire Je Na- zianze, S. Ambroise, Le. 10 Dies multos filii Israel ßne rege, tT 1 ßne principe, 5 fins facrifiiio , £ 7 ßne alt M. de Montazet , Archevêque de Lyon. Ou trouve dans cette ample Inllrusticn , qui forme im volume de près de soo pages, toutes les principales preuves de la religion, noblement exposées. des Mœurs. ioi eenfs ans, ni interrompu leur cours, ni mêlé leurs eaux avec celles de cet immense abyme. Par quel prodige un peuple , séparé en une infinité de familles particulières, s’est-il donc conservé fans avoir aucun des moyens qui tiennent les autres peuples unis ? Comment, n’étant répandu parmi les nations que comme une poudre legere, a-t-il pu survivre à leur anéantissement, & continuer de detsus leurs ruines d’être un sujet d’étonnement à l’univers ? il faut s’aveugler volontairement pour ne pas reconnoitre dans l’état des Juifs une main invisible & puilsante, qui les fait subsister pour l’exemple & pour l’instruction du genre humain, pour rendre témoignage aux prophéties, dont l’accomplissement indubitable atteste non - seulement que le Messie promis est venu, mais que ce Messie est Jesus-Christ lui-même , & pour mettre le comble à la démonstration de l’Evangile. Si l’on ne saurait, sans renoncer aux plus pures lumières de la raison, révoquer en doute l’authenticité des livres de l’Ancien Testament, parce que nous les avons reçus des Juifs eux-mêmes, nos plus obstinés ennemis, qui nous les ont transmis avec la plus inviolable fidélité, & qui les révèrent encore aujourd’hui comme divins, peut-on douter davantage E ; 102 L’ É C O L E de la certitude des faits consignés dans les nouvelles Ecritures, fur lesquelles esc également appuyée la vérité de la Religion Chrétienne? Les livres qui composent le Nouveau Testament, sont l’ouvrage de huit Auteurs contemporains , dont les uns écrivent ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux , & les autres ce qu’ils ont appris de témoins oculaires 12 . Quelle autre histoire a eu autant de garans, & des ga- rans austi authentiques ? Une multitude de peuples divers ont reçu ces Ecrits, & les ont traduits ausii- tôt qu’ils ont été composés ; & ils s’accordent tous à leur donner les mêmes auteurs. Ki le fameux philosophe Celse , qui, presque dans l’origine e , a attaqué nos livres sacrés avec tant d’artifice, ni Julien l’Apostat, quoiqu’il n’ait rien omis de ce qui pouvoit les décrier, ni aucun autre Païen ne les ont jamais soupçonnés d’être supposés. Pour les croire tels, il faudrait admettre que tous les peuples devenus Chrétiens, se sont unis pour'les fabriquer & les répandre ensuite sous des noms imaginaires ; ou qu’eux-mêmes y aient été trompés. Mais comment des millions il Les quatre EvaiigéiiSes, & S. Paul, S, Pierre, S. Jacques & S. Jucle. des 'Mœurs. •. ic? d’hommes auroient-ils pu être abusés fur un fait on l’erreur étoit si facile-ji'découvrir ; ou comment auroient-ils tous conspiré à accréditer & .à faire-pré valoir l’imposture ? Quoi ! des hommes ernbraf. sent une religion qui abhorre le mensonge -, ils s’exposent pour elle aux plus violentes persécutions, à la mort même la plus cruelle & fans intérêt comme fans raison, ils se seront accordés'dans le coupable dessein d’en imposer à- tous les siècles ; ils auront donné , comme des ouvrages divins, leurs propres inventions ou celles de l’imposteur qui ose les appeler en témoignage de mille faits dont iis connoissoient la fausseté ; & ni les divisions qui se sont élevées 'entre les églises particulières, ni la diversité des intérêts , des caractères d’une multitude innombrable de complices, n’auront jamais déterminé personne à dévoiler la fraude ou à désabuser la terre» En vérité c’est trop honorer une pareille supposition, que de la combattre sérieusement. Il n’est pas plus vraisemblable que les Ecrits des Apôtres aient pu être altérés ou corrompus. Dans tous les temps l’Eglise Catholique les regarda comme l’ouvrage,de l’Esprit-Saint elle fut toujours persuadée qu’ôn ne pouvoir y ajouter ou en retrancher, sans impiété & - E 4 104 L’ É C 0 L E sans lacrilege. De là cette attention religieuse avec laquelle elle ne cessa de veiller sur la pureté de ce dépôt sacré. Que d’obstacles d’ailleurs ne se seroient pas opposés au dessein de corrompre ou d’altérer l’histoire de l’Evangile ! Les copies en étoient répandues dans toute la terre. Elle étoit entre les mains de tous les fidelles on la lisoit sans cesse dans les familles, dans les maisons particulières, & dans les assemblées publiques de la religion. Des Ecrits si publics, si chers à tous les Chrétiens, pouvoient-ils souffrir la moindre altération , sans qu’il s’élevât de toutesles extrémités du monde mille voix pour réclamer? Et ne résulte- t-il pis manifestement de la réunion de toutes ces circonstances, que les Ecritures du Nouveau Testament font parvenues jusqu’à nous sans aucune altération importante ? Ce n’est pas tout. Comme les-Apôtres n’ont pu être trompés fur les faits qu’ils nous rapportent, puisque ce font,des événcmens dont ils ont été les témoins oculaires & souvent les principaux ins- trumens, il est également certain qu’ils n’ont pas voulu nous tromper. Sans parler ici de plusieurs autres preuves que nous avons de leur sincérité & de leur bonne foi; la mort feule qu’ils ont soufferte , imprime à leur témoignage je sceau des Mœurs. iop irréfragable de la vérité. Car ce qu’il importe sur-tout de bien considérer ici, ce qui rend invincible la preuve que nous tirons de ces premiers Martyrs, & ce qui les met hors de toute comparaison avec ceux que l’incrédule se plaît à nous opposer, c’est que, bien différais des enthousiastes de toutes les sectes, les Martyrs du Christianisme naissant sont des Martyrs de faits & non pas d’opinions. Qu’un homme obstiné puisse donner sa vie pour un sentiment faux qu’il croit vrai, la conscience alors, quoique dans les ténèbres, tient lieu de vérité & de lumière. Mais que des séducteurs fans- intérêt & fans motif, ou pour la seule satisfaction de faire prévaloir l’imposture, affrontent tout-à-la-fois la rigueur des tourmens, les horreurs du trépas, le cri de la conscience, les menaces de Dieu ; & cela fans rien espérer de leur folle obstination, avec la certitude même d’en être les victimes ; c’est une espece' de délire qui est contre la nature, & dont il n’y a pas d’exemples dans l’histoire. Or les Apôtres ont tous offert ou. sacrifié leur vie, pour attester des faits- publics ,-éclatait s, qui ne laissoicnt aucun- lieu à la méprise , tels que la. multiplication miraculeuse des pains dans le désert, la résurrection publique de trois; io E S M E U R 5. 129 droiture & de probité qu’ils ont encore» ils les doivent souvent à cette religion même, dont il relie au-dedans d’eux & malgré eux, des traces qu’ils ne peuvent effacer» c’est que les principes naturels, plus puiiîàns que leurs principes menteurs , les dominent à leur infçu la conscience , le sentiment les preffent, les font agir en dépit d’eux , & les empêchent d’aller jusqu’où les conduiroit leur ténébreux système. Mais la plupart des autres incrédules, plus conséquens & plus fidel- les à leur doctrine , en font la regle de leur conduite. Les mauvais principes entraînent tôt ou tard au mal. Les saustss maximes font même plus dangereuses que les mauvaises actions, parce qu’elles corrompent la raison elle-même, & ne laissent presque aucun espoir de retour. L’ É C O L E l?o XVI. Délestez Ê? l'impie U ses dogmes trompeurs fis séduisent l’esprit , ils corrompent Iss mœurs. Pour juger sainement, de la doctrine de nos philolophes incrédules , il ne Haut pas se lailser éblouir par le vernis brillant d’un style séducteur , par quelque» maximes imposantes , par une raillerie maligne , dont les plus habiles d’entre eux ont pris foin de la couvrir, pour mieux séduire & tromper les esprits légers , superficiels & ignorans. 11 faut en pénétrer le fond , chercher les causes sécrétés qui l’inspirent ou la sont adopter à ses partisans, & examiner les effets qu’elle doit naturellement produire. La Religion Chrétienne, dit l’Auteur de l’Instruction pastorale que nous avons déjà citée , est également destinée à soumettre notre esprit & à réformer notre cœur. Elle ne nous propose pas seulement des. mystères profonds à croire, elle nous prescrit encore des devoirs pénibles & des vertus sublimes à pratiquer. Si Jesus-Christ est Dieu, fi sa doctrine est véritable, il faut néceflàirement ou obéir à{ses lois, ou s’attendre à subir les des Mœurs. ï?i peines terribles dont il menace les transi, greiîeurs & les rebelles. Et de quel œil une telle alternative peut-elle être envisagée par des hommes que l’orgueil domine, que la volupté enchante, qui ne connoissent point de plus grand bonheur que celui des sens ? Quel intérêt n’ont- ils pas à rejeter une religion qui leur enleve ou qui empoisonne tous leurs plaisirs ? Et dès qu’ils font si intéressés à la croire fausse, doit-on s’étonner qu’ils trouvent tant de facilité à f’e persuader faussement qu’elle l’est ? Qu’on nous vante, tant qu’on voudra, leurs lumières & leurs talens ils en feront des ennemis plus dangereux , & non des juges plus integres. Dans l’homme passionné, une plus grande pénétration d’esprit devient une source plus féconde d’égarement, parce qu’elle ne sert qu’à lui fournir plus de moyens de colorer ses erreurs & de se faire illusion à lui-mème. Que les plus habiles de nos impies exagèrent au gré de leurs désirs les doutes qu’on peut avoir fur les vérités de la Religion Chrétienne ils ne peuvent au moins s’empêcher de reconnoître qu’on n’a jamais pu démontrer qu’elle fût certainement fauslcj qu’au contraire la vie & la mort admirab’e de son Auteur, la sagesse & la sainteté de fer, préceptes , l’autorité & la sublimité de nos Ecri- F 6 1/ É c o l e tures , le témoignage des Apôtres , le lang de tant de Martyrs, l’accomplilse- irieiit de tant de prophéties, la voix éclatante des miracles, la conversion du monde entier, la perpétuité & l’inébranlable fermeté de l’Eglise, A tant d’autres preuves qui déposent en faveur du Christianisme , sont au moins d’un grand poids aux yeux de la raison. Sur quels fondemens, au contraire, fur quelle autorité elf appuyée la religion nouvelle, disons mieux, l’irréligion ancienne de nos incrédules ? Elle a pour auteurs , des hommes qui se piquent à la vérité d’être clair-voyans, mais qui prouvent à toute la terre, par la bizarrerie de leurs systèmes , par leurs contradictions perpétuelles, que tout ce qu’ils avancent, n’est que doute, incertitude, erreur, ignorance. CJn des plus célébrés partisans de la philosophie antichrétienne disoit, il n’y a pas long-temps, à une Dame d’esprit Avouez , Madame, que nous avons abattu bien dubois dans la forêt des préjugés. Cejl pour cela , répüqua-t-elle , que vous avez débité tant de fagots. Et en effet, nos impies ne s’accordent ni les uns avec les autres , ni avec eux- mêmes Q. L’Athée, ainsi queleMatéria- É C 0 L E & toutes les hérésies. Les hérésiarques, avant leur révolte, ont tous été Catholiques & Romains. Simon le Magicien , premier auteur d’hérésie, s’étant fait baptiser, étoit de la religion de St. Pierre, premier Pape établi par Jesus -Christ; Anus étoit Prêtre de l’Eglise Romaine ; Luther en étoit Moine ; Calvin Chanoine ; Zuingle Archiprêtre ; & Henri VIH , le fils & le défenseur. Quelle million ont-ils donc eue ? ou plutôt en ont-ils eu d’autre que celle qu’ils se sont donnée à eux-mêmes, & que chacun peut se donner ausii-bien qu’eux ? Où sont les miracles que Dieu a opérés par leur ministère, pour l’autoriser? N’ont-ils pas au contraire établi & étendu leur secte par les intrigues , les factions , les guerres civiles & la force des armes ? Combien de millions d’hommes la feule secte de Luther n’a- t-elle pas fait égorger en Europe ! Dans le seul Royaume de France, les secta- teurs de Calvin ont livré dix-sept batailles rangées contre leurs légitimes Souverains. Quelle religion ! quelle réforme! quel évangile! Toutes les sectes qui n’ont pas été assez puisantes pour pouvoir prendre les armes, font, tombées presque dès leur naissance. Mais qui n’admirera la fermeté inébranlable de la Religion Romaine ! Elle des Mœurs. 151 a été attaquée par toutes les puissances de la terre & de l’enfer. Les Empereurs Païens n’ont rien oublié pour l’étouffer dans fa naissance. Plusieurs autres Princes ont en différentes fois saccagé Rome, maflàcré ou chassé les Papes; plus de deux cents sectes hérétiques ont attaqué l’Eglise Romaine. Et à quoi ont servi toutes ces formidables attaques, qu’à la rendre toujours plus ferme & plus invincible ? Nous la voyons survivre à toutes les erreurs, traverser avec assurance tous les siècles, & au milieu de cette agitation universelle des choses humaines, subsilfer toujours, fans que ni la puissance des hommes, ni la malice des démons, ni les entreprises des novateurs qui ont voulu la diviser par des schismes, ni les artifices des hérétiques qui ont tâché d’altérer la pureté de fa foi, ni les vices d’un grand nombre de ses enfans, & quelquefois même de ses chefs, qui l’ont déshonorée par leurs scandales, aient jamais été capables de l’abattre ou de l’ébranler. Portez vos regards au contraire fur cette multitude de sectes différentes , qui ont paru succelsivement sur la terre, & qui se vantoient faussement d’être la véritable Eglise de Jesus- Christ ; & voyez comment, après y avoir fait plus ou moins de bruit, suivant qu’elles ont été G 4 ïf% V É C O L E plus ou moins protégées, elles font retombées pour jamais dans l’abyme du néant & de l’oubli. Celles qui fo font élevées dans ces derniers siècles, après avoir fait d’abord de grands ravages , ont tari tout d’un coup comme des tor- rens, & n’ont plus fait de progrès. Elles ne se font conservées que dans quelques pays particuliers , où les Catholiques Romains mêlés même avec elles, ainsi qu’avec presque tous les peuples de l’univers , subsistent malgré leur haine & leurs persécutions. On y voit la religion qu’ils prolcilent, garder au milieu d’elles le beau nom de Catholique , ce nom que, pour la distinguer de toute autre Eglise, elles font elles-mêmes forcées de lui laisser. Réunies toutes contre elle seule, parce qu’elles ne peuvent souffrir une religion dont elles sentent la supériorité , leurs efforts conjurés & toujours infructueux ne servent qu’à confirmer de plus en plus l’oracle de son divin Auteur,* que les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais contre elle i . Quelle consolation pour les vrais fidelles, & quelle conviction de la vérité , de voir la Religion Chrétienne & I mot Ae pertes signifie ici putflaitces, parce q.'-e chez les Juifs on tenait les alscmblées & l'on rendoit la iuiiice aux pertes des villes. des Mœurs, fs$ Catholique, depuis dix-sept îecles, victorieuse de toutes les erreurs, & demeurant toujours la même, se conserver un grand nombre de sectateurs dans les pays qui l’ont abandonnée , & regagner avec avantage dans" de nouvelles contrées , ce que dans d’autres l’esprit d’erreur & de chisme lui a fait perdre ! Le malheur est pour ceux qui la quittent bien plus que pour elle. Les branches seches qui tombent d’un grand arbre, ne l’empêchent pas de s’élever avec les autres vers le ciel. Ce caractère de permanence & d’in- deftructibiüté, unique & propre à notre religion , n’est-il pas un miracle toujours sublistant en faveur de ceux qui n’ont pu être les témoins des miracles fins nombre que le bras du Tout-puissant a o érés aux yeux de l’univers pour la fonder & l’étendre; une démonstration accablante contre toutes les sectes qui tombent aux pieds de cette Eglise triomphante , dont elles fe font "détachées ? Auili ses adversaires même ne peuvent- ils s’empêcher de reconnoître là supériorité. On a entendu à Strasbourg*deux Ministres Luthériens qui revenoient d’as, sister un de leurs malades à la mort, se dire l’un à autre Voilà encore mie personne que nom venons d'envoyer en Enfer. Le trait qui luit est peut être encore G f if4 L’ Ê c o i e plus frappant. Un Ministre Calviniste qui ctoit lui-mëmeprès de mourir, envoya fa servante chercher un Prêtre Catholique. Elle rencontre dans la rue un Officier qui lui demande comment va le malade. Elle lui répond qu’il est à l’article de la mort, & qu’il l’a envoyée chercher un Prêtre Catholique. 11 la força de rentrer chez son maître, en disant Puisqu’il a envoyé les autres au Diable , qu’ily aille aussi lui- même r. Mais voici un témoignage bien décisif. La Princesse Elifabeth-Chrifline de Wolf- fenbutel étant furie point d’épouser l’Archiduc Charles d’Autriche , qui fut depuis l’Empereur Charles VI, crut devoir, pour la tranquillité de sa conscience, consulter les Luthériens même. Les Docteurs Protestans , assemblés à Helmstad, répondirent que les Catholiques ne font point dans l’erreur pour le fond delà doctrine , N qu’on peut fe sauver dans leur religion . La Princesse embrassa la Reit-, gion Catholique-Romaine. Le Duc son pere en fit de même, disant que le parti le plus fur , dans une matière si importante , fer oit toujours le parti le plus sage. a Ce fait arrivé il -n’y a pas bien long temps â ïîamur, eit très certain, & nous le tenons le plusieurs personnes dignes de foi. des Mœurs. ifjf Nous pourions apporter plusieurs autres preuves, qui assurent incontestablement à l’Eglise Romaine le titre glorieux de la véritable Eglise de Jesus-Christ ; . Mais nous en avons dit assez pour convaincre tout esprit droit & raisonnable qu’elle est la vraie religion que Dieu a révélée aux hommes, la feule véritable Eglise que Jesus-Christ a fondée fur la terre. 3 On les'trouvera fur-tout dans un petit Ouvrage intitule Méthode courte facile pour difierner la véritable Religion d'avec les faujses. La lecture réfléchie de ce bon Ouvrage,, qui a ramené pluiieurs Protestans dans le su in de l’Eglise , ne manquerait jamais de produire le même effet , fi la converlion du cœur étoit toujours le fruit de la conviction de l’esprit. On peut lire auiïi les Pensées Théologiques , par Vorn Jarain , Religieux Eénédiüin. La traduction Allemande de ce livre ramena en 1769 le Prince Palatin au sein de l’Eglise Catholique. G 6 L’ É C O L E ls6 X V I I L Aime ç le doux plaisir de faire des heureux. I-/E premier, le plus naturel de nos sentiméns, celui qui naît & meurt avec nous, elt le désir de notre bonheur. Mais l’Auteur de la nature, qui nous destinoit à vivre en société, a sagement voulu que notre propre bonheur sût lié à celui des autres. La même main qui a mis dans notre ame l’amour de nous- mêmes , y a imprimé un sentiment de bienveillance pour nos semblables. Auffi les cœurs bien faits & généreux éprouvent-ils la satisfaction la plus pure à faire du bien aux autres hommes. Faites des heureux, vous le ferez. Le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui, de rendre un cœur content, de combler une ame de joie. Je ne fais ici-bas d’autre félicité , due dans une flatteuse & douce volupté; Non dans la volupté dont le peuple m’entête , Qu’on évite avec foin, pour peu qu’on soit honnête, Et qui, pour des plaisirs peu durables & faux , \ Cause presque toujours d? véritables maux. • J’apprIU volupté proprement ce qu’on mm', ms Ne se reprocher rien & vivre en honnête homme b e s Mœurs. 1/7 Du mérite opprimé réparer l'injustice , Nef du bien cjue pour rendre service» Etre accriïibie à tons par fcVh..»}nité. Non , rien n’est comparable à cette vt Iupté. Quel plaisir en effet ne doit-on pas sentir à soulager ceux qui souffrent, à régner sur les cœurs, à mériter le tribut de leurs actions de grâces ! Eh ! qu’a de plus délicieux la majeifémème du trône, que le pouvoir de faire des grâces ! Quel usage plus doux & plus flatteur, disoit à la Cour la plus brillante de l’Europe l’ingénieux & élégant Mujsühn , les Grands peuvent-ils faire de leur élévation & de leur opulence, que de faire des heureux ! Qu’ils emploient tant qu’il leur plaira leurs biens & leur autorité à tous les usages que l’orgueil & les plaisirs peuvent inventer ; ils feront raiîa- liés, mais iis ne seront pas satisfaits la joie poura se montrer à eux, mais elle ne pénétrera pas dans leur cœur. Qu’ils les emploient au contraire à faire des heureux, à rendre la vie plus douce & plus supportab'e à des infortunés, que l’excès de la mifere a peut-être réduits mille fois à souhaiter que le jour qui les vit naître, eût été lui-même la nuit éternelle de leur tombeau ils sentiront alors le plaisir d’être nés Grands, ils goûteront' la véritable douceur de leur if 8 L’Ecole état ; c’est le seul privilège qui le rende digne d’envie. L’auguste Impératrice Marie- Thérèse a su le connoître & en jouir. Parmi une infinité de beaux traits qui honorent fa vie, on aime à se rappeler celui-ci. Elle étoit à Laxenbourg, maison Royale près de Vienne. Elle y reçut un message de la part d’une femme âgée de cent huit ans, qui, pendant plusieurs années , n’avoit pas manqué de se présenter le jour du Jeudi-Saint, pour être au nombre des pauvres femmes auxquelles l’Impératrice- Reine lavoit les pieds. Ses infirmités l’avoient empêchée de se rendre au Palais. Elle fit dire à l’Impératrice qu’elle avoit le plus vif regret de n’avoir pu se rendre à la cérémonie, non à cause de l’honneur qu’elle auroit reçu, mais parce qu’elle avoit été privée du bonheur de vois une Souveraine adorée. L’Impératrice touchée dessentimens de cette bonne femme, fe rendit elle- même dans le village qu’elle habitoit. Elle ne dédaigna pas d’entrer dans une humble cabane. Elle trouva la personne infirme sur un milërable grabat. Vous regrettez de ne m'avoir point vue, lui dit avec bonté cette généreuse Princesse ; consolez-vous, ma bonne , je viens vous voir. Qu’on se représente l’effet que produisit sur cette pauvre femme la pré- rs e s Mœurs. is$ sence de son Impératrice & les paroles touchantes qu’elle venoit de prononcer. Ses yeux étoient baignés de larmes ; fa bouche entr’ouverte ne pouvoir proférer une parole ; elle tendoit ses mains jointes & tremblantes du côté de là Souveraine elle la regardoit comme un Ange du Ciel, qui venoit pour la consoler dans ses peines. L’impératrice attendrie l’entretint long-temps, & lui laissa en se retirant une somme considérable. Ceux qui s’exercent à la bienfaisance, sentent la vérité de cette belle maxime de Jesus-Christ Qu'il efl beaucoup plus heureux de donner que de recevoir Ç i . Oui, quoi qu’en pensent les hommes durs ou intéressés, la joie de faire du bien est tout autrement douce que celle de le recevoir. Quel plaisir est comparable à celui de rencontrer les yeux de la personne qu’on vient de rendre heureuse ! Quel son de voix plus touchant, que celui du malheureux qu’on vient de combler de joie, & qui ne fût comment exprimer à reconnoiflànce ! Si l’on a dit de la louange, qu’elle étoit la plus agréable de toutes les musiques, pn peut dire auffi que de toutes les louanges la tr Eeaiiui tß magii date quhn astiftrt, Act. - d’être moins le chef que l’ami de ses sujets, & de voir que leurs cœurs font encore plus à lui que leurs biens & que leurs personnes! Si les hommesfedonnoient des maîtres, ce ne feroient ni les plus nobles, ni les plus vaillans qu’ils choisi- roient, ce feroient les plus tendres, les plus humains, des maîtres tels que fut liir-tout un des plus illustres Rois de France, Louis XII. Lorsque ce Prince fut monté sur le trône, il diminua les impôts de plus de moitié, & ne les rétablit jamais. 11 aima ses sujets & témoigna pendant tout son regne un désir extrême de les rendre heureux. Austi tous les François Paimoient-ils comme on aime un bon pere. Par-tout où il passoit on alloit au-devant de lui, onlesuivoit à son départ jusqu’à trois ou quatre lieues. Un Gentilhomme de la fuite du Roi, demanda un jour à un vieux Laboureur qui couroit de toutes ses forces, où il alloit. DES M CE U RS. 16 - alloit, en lui disant qu’il s’incommodoit à courir si Fort. Le bon vieillard lui répondit qu’il couroit pour voir le Roi, qu’il avoit pourtant vu en passant, mais qu'il le voyoit si volontiers , -pour lesbiens qui étaient en lui , qu'il ne s'en pouvait fauler. Ce sont les termes de l’Historien contemporain. A fa mort, chacun crut perdre son pere, & on l’honora à ses funérailles du titre le plus glorieux qu’ait jamais eu aucun Souverain il fut proclamé à son de trompe, Pere du peuple. Après Louis XII, aucun de ses succès. Leurs ne mérita mieux ce beau nom que Henri IV. Que n’auroit-il pas fait si une main fàcrilege n’avoit tranché les jours d’un Prince qui méritoit de ne mourir jamais! Des troupes qu’il envoyoiten Allemagne, ayant fait du désordre en Champagne, &. pillé quelques maisons de paysans, il dit aux Capitaines qui étaient demeurés à Paris Fartez en diligence , donnez vos ordres , vous m'en répondrez. Qiioi! fi on ruine mon peii. pie , qui me nourrira? qui soutiendra les charges ? qui payera vos pensions , Messieurs ? Vive Dieu ! s'en prendre à mon peuple , c'est s'en prendre à moi. Léopold , Duc de Lorraine, dont nous aimons autant à rapporter les actions de bonté & de bienfaisance , que ses illustres descendans se plaisent à nous les retracer. Tome IL H X7° L’ E C O L E était si persuadé qu’un Prince n’est sur le trône que pour faire le bonheur de ses peuples, qu’une personne lui faisant un jour le récit des avantages qu’un Souverain venoit de faire à ses sujets Il le devoit , répondit-il ; je quitterais demain via souveraineté, fi je ne pouvais faire du bien. Une autre fois, un des Ministres représentait à ce Prince, que ses sujets le tui noient. Tant mieux, dit-il, je n’en ferai que plus riche, puisqu’ils feront heureux. On peut bien mettre encore au nombre de ces bons Princes, qui ne se croyoient nés que pour faire le bonheur de leurs peuples, le vertueux Dauphin , dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, & dont la vie touchante est remplie des plus beaux traits & des plus nobles sentimens C ? • Nous n’en rapporterons qu’un. On lui parloit un jour du splendide festin qu’Alsuérus donna dans sa capitale. Ces somptueux repas qui ont duré cent vingt-sept jours , répondit-il, auront été expiés par quatre mois de jeune solennel dans ses provinces. Pour en faire de semblables , je voudrais pouvoir y inviter toute la nation , ou être afluré aupa~ 3 Cette Vie, auiïi intéressante que propre à édifier, a été donnée an public par M. l’Abbé Proy,irt, des Mœurs. 171 r avant qu'aucun de mes sujets n'ira ce jour-là se coucher sans fouler. ss -— » Ei so’.dagtr sur-tout le pauvre vertueux. Entre les pauvres qui peuvent être l’objet de votre bienfaisance -, vous devez fur-tout préférer ceux qui, ayant de la conduite St de la vertu, ne méritent pas leur mauvaise fortune. Il y en a toujours beaucoup de cette espece. Attachez-vous encore par préférence aux vieillards, aux malades, aux pauvres honteux , aux personnes malheureuses que votre charité poura retiret du désordre ou empêcher d’y tomber. Une femme fort pauvre, mais qui avoit la consolation d’avoir une fille aimable dont les grâces modestes annonqoient la sagesse, se présenta avec cette jeune personne à l’audience du Cardinal Farnese, Elle lui exposa qu’elle étoit sur le point d’çtre renvoyée avec sa fille d’un petit appartement, qu’elles occupoient chez un homme fort riche, parce qu’elle ne pouvoir lui payer cinq écus qui lui étoient dus. Le ton d’honnêteté avec lequel elle faisoit connoitreson malheur, fit aisément comprendre au Cardinal qu’elle n’y étoit tombée, que parce que la vertu lui étoit plus chere que les Ha 173 L’ E C O L E irichcsses. Il écrivit un billet, & la char- gea^de le porter à son Intendant. Celui- ci l’ayant ouvert , compta sur le champ cinquante écus. Monsieur , lui dit cette femme, je ne demandais pas tant à Monseigneur , certainement il s'est trompé. 11 fallut, pour la tranquilliser, que l’Intendant allât lui-même parler au Cardinal. Son Eminence reprenant son billet , dit Il est vrai , je m'étais trompé , le procédé de Madame le prouve. Et au lieu de cinquante écusilen écrivit cinq cents, qu’il engagea la vertueuse mere d’accepter pour marier sa fille. Une des charités les plus louables est fans doute celle qui a pour objet l’ame encore plus que le corps , ou qui entretient dans l’amour du travail. L’aumône qui nourrit le vice ou la fainéantise , ne mérite pas d’en porter le nom. Un jeune Roi de Perse, touché de compassion , fit donner à un pauvre une somme considérable. Quelque temps après, on lui fit des plaintes du désordre dans lequel vi- voit le pauvre qu’il avoir enrichi. Il ne tarda pas à le voir lui-mème à la porte du Palais. Il étoit couvert de lambeaux, & il revenoit demander l’aumône. Le Roi le montrant à un des Sages de sa Cour Voyez-vous, dit-il, les effets de la bonté? Vous m’avez vu combler cet lîomme de richesses ; en voilà le fruit des Mœurs. 175 mes bienfaits ont corrompu ce pauvre, iis ont été pour lui une source de nouveaux vices & d’une nouvelle misere. Cela est vrai , lui répondit le sage , parce que voue avez donné à la pauvreté ce que vous ne deviez donner qiüau travail. On rapporte de M. de Launai , célébré Avocat de Paris, qu’il refusoit rarement l’aumône aux pauvres ; mais en la donnant , il leur recommandoit de travailler pour gagner leur vie Je me leve, leur disoit-il, tous les jours à cinq heures du matin , pour gagner la mienne. Vincentine Lomélin , Dame Génoise, très-riche, peut être proposée aux Dames chrétiennes & charitables , comme un illuitre modele de la sagesse avec laquelle- elles doivent placer leurs aumônes. Tantôt elle faisoit venir chez elle les femmes les plus pauvres & les plus malheureuses de Gènes, & leur procurait les secours spirituels & temporels dont elles avoient besoin. Tantôt elle engageoit par l’appât des récompenses, des filles publiques à quitter le genre honteux de vie qu’elles menoient elle leur en facilitoit les moyens , soit en leur procurant de l’ouvrage , soit en les plaçant dans quelque Communauté où elle payoit leur pension; & si malgré ses précautions sa bienfaisance n’avoit pas à l’égard de toutes un effet durable, c’étoit toujours pour elle H ; 174 L’ É C O L E une satisfaction de les avoir pour quelque temps garanties du désordre. Les pauvres orphelines avoient sur-tout une part abondante à sa charité la crainte qu’elle avoir que ces infortunées ne lussent un jour abandonnées à elles-mêmes, les lui rendoit extrêmement cheres elle en mettoit le plus qu’elle pouvoir à l’abri de la séduction , par ses libéralités ; & dès qu’elles avoient atteint un certain âge, elle marioit honnêtement celles qui se déterminoient pour cet état, & pro- curoit aux autres divers étabîissemens. Mais quoique la charité & la bienfaisance ne soient jamais mieux placées que quand elles servent à entretenir dans l’amour du travail, à soutenir les restes d’une vie infirme & languissante, à soulager la vertu malheureuse, ou bien à retirer du désordre des personnes que l’indigence ou le libertinage y avoit précipitées ; on ne doit pourtant pas refuser d’étendre vers les autres malheureux une main généreuse & compatissante. Il ne laut pas même la fermer entièrement à ceux qui d’ailleurs en seroient indignes, lorsqu’ils se trouvent dans une vraie nécessité. On reprochoit à un Philosophe qu’il fai soit l’aumône à un méchant Je la fais à la nature , répondit-il, U non À la personne. Si le Sage veut qu’on donne à celui DES M Œ U R S. T75f qui est bon, & qu’on n’aslîste point le pécheur, parce que le Très-Haut hait lui-même les pécheurs, & qu’il exerce là vengeance contre les méchans 4 ; il ne parle pas de ces aumônes légères qu’011 donne à un pauvre, fans devoir examiner scrupuleusement s’il est bon ou mauvais, parce qu’une telle recherche ne serviroit qu’à refroidir la charité & à priver les indigens des secours les plus néceflàires mais il parle des affif. tances plus considérables , qui ne Ibnt employées qu’à nourrir les vices ou la fainéantise. 11 suffît de donner peu à ces sortes de personnes , pour les éloigner de foi, pour prévenir leurs malédictions & leurs murmures, & pour les empêcher de périr de faim. Ne détournez pas , dit-il ailleurs, vos yeux du pauvre, dt peur qu'il ne se fâche , £5“ ne donnez point sujet à ceux qui vous demandent , de vous maudire derrière vous. Car celui qui vous maudira dans l'amertume de son ame , sera exaucé par celui qui l'a créé y. Le Sage ne prétend pas autoriser les malédictions du pauvre , mais il nous avertit d’en craindre l’effet. Un peu de pain , 4 ' Da bono , non reeePeris p'eccatorem , c*. Eccli. iz. ' > Ab inote m avertes oculos tuos tropter » Ü* c* Eccli. 4. H 4 5 7 6 V É C O L £ dit-il encore eß la vis des pauvres celui qui les en prive , eß un meurtrier. Les abus inséparables de la mendicité publique, & les vices dont elle eil souvent accompagnée , ne sont donc pas une excuse légitime pour refuser tout secours aux mendians. Nous n’en serions pas moins coupables devant Dieu de leur mort, s’ils périiToient par notre faute, ni moins responsables à la société des crimes auxquels la faim les porter oit, comme le prouve avec cette éloquence mâle & vigoureuse qui le distingue , cet Ecrivain fameux, qui a dû sa premiers célébrité à ses paradoxes, & son plus grand nom à ses erreurs ; mais parmi l’amas ténébreux de ses assertions fausses 6 hardies, il fort de temps en temps des flammes brillantes de vérités souvent nouvelles, toujours exprimées avec force & portant l’empreinte du génie. „ Nourrir les mendians, dit-il, c’est contribuer à multiplier les gueux & les vagabonds , qui fe plaisent à ce lâche métier, & se rendant à charge à la société, la privent encore du travail qu’ils y pouroient faire. Voilà les maximes, dont de complaisans raisonneurs aiment à flatter la dureté des riches. On souffre A l’on entretient à grands frais des multitudes de profeflions inutiles, dont plusieursne servent qu’à corrompre & gâter DES M Œ ü R S. 177 les mœurs. A ne regarder l’état de mendiant que comme un métier , loin qu’on en ait rien de pareil à craindre, on n’v trouve que de quoi nourrir en nous les léntimens d’intérêt & d’humanité qui devraient unir tous les hommes. Si l’on veut le considérer par le talent, pourquoi ne récompenserais-je pas l’éloquence de ce mendiant, qui me remue le cœur & me porte à le secourir, comme je paye un comédien qui me fait verser quelques larmes stériles ? Si l’un me fait aimer les bonnes actions d’autrui, l’autre me porte à en faire moi-même tout ce qu’on sent à la Tragédie, s’oublie à l’inse tant qu’on en fort ; mais la mémoire des. malheureux qu’on a soulagés, donne un plaisir qui renaît fans celle. „ Si le grand nombre des mendians est onéreux à l’Etat, de combien d’autres profelîîoiis qu’on encourage , & qu’on toléré, n’en peut - 011 pas dire autant ï C’est au Souverain de faire en forte qu’il n’y ait point de mendians mais pour les rebuter de leur profelsion, faut-il rendre les citoyens inhumains & dénaturés? Pour moi, fans lavoir ce que les pauvres, font à l’Etat, je fais qu’ils font tous mes frères, & que je ne puis, fans une inexcusable dureté , leur refuser ie foible secours qu’ils me demandent. La plupart font des vagabonds, j’en conviens 3 mais H/ i7g L’École je comtois trop les peines de la vie, pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut le trouver réduit à leur fort; & comment puis-je être sûr que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance & mendier un pauvre morceau de pain, n’est pas peut- être cet honnête homme prêta périr de mifere, & que mon refus va réduire au désespoir ? „ Quand l’aumône qu’on leur donne, ne servit pas pour eux un secours réel, c’est au moins un témoignage qu’on prend part à leur peine , un adouciflê- ment à la dureté du refus, une forte de salutation qu’on leur rend. Une petite monnoie ou un morceau de pain ne coûtent guere plus à donner, & font une réponse plus honnête qu’un Dieu vous affije. Comme si les dons de Dieu n’étoient pas dans la main des hommes ; qu’il, eût d’autres greniers fur la terre que les magasins des riches ! Enfin, quoi qu’on puisse penser de ces infortunés, si l’on ne doit rien au gueux qui mendie , au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l’humanité souffrante, ou à son image, & de ne point s’endurcir le cœur à l’aspect de ses miferes- „ Nourrir les mendians, c’est, disent les détracteurs de l’aumône, former des pépinières de voleurs; & tout au con- des Mœurs. traire, c’est empêcher qu’ils ne le deviennent. Je conviens qu’il ne faut pas encourager les pauvres à fe frire Meridians ; mais quand une fois ils le font, il faut les nourrir, de peur qu’ils ne fs taisent voleurs. Rien n’engage tant à changer de profellion, que de ne pouvoir vivre dans la sienne or, tous ceux qui ont une fois goûté de ce métier oiseux, prennent tellement le travail en. aversion, qu’ils aiment mieux voler & fe faire pendre , que de reprendre l’usage de leurs bras. Un liard est bientôt demandé & refusé ; mais vingt liards au- roientpayéle souper d’un pauvre, que vingt refus peuvent impatienter. Qui est-ce qui voudroit jamais refuser une fi légère aumône, s’il fongeoit qu’elle pût sauver deux hommes, l’un d’un crime, & l’autre de la mort ? „ J’ai lu quelque part, que les men- dians font une vermine qui s’attache aux riches. Il est naturel que les enfans s’attachent aux peres mais ces peres opu- Veus & durs le méconnoilfent, & laissent aux pauvres le foin de les nourrir 6 Quel est donc le crime de ces hommes, dont les richesses, aussi stériles pour les autres qu’elles font fécondes en vices H 6 { s Pensées de M. J. J. Kmffeau. 3go L’ É C O L E pour eux-mêmes, ne font employées qu’aux profusions d’un vain luxe, aux recherches d’une molle délicatesse, à l’entretien des pallions quelquefois les plus baffes & les plus honteuses ! Quelque innocente d’ailleurs , quelque légitime que soit leur fortune, ne deviennent-ils pas de coupables usurpateurs, qui envahissent fur leurs freres l’héritage paternel qu’ils dévoient partager avec eux ; de cruels homicides, qui, sans répandre le sang du pauvre, ne lui donnent pas moins le coup de la mort, lorsqu’ils lui refusent ce qui lui elt nécessaire pour le soutien de ses jours ; des especes d’alfas- lins, puisque si le pauvre trouvoit dans la compasiîon du riche les secours qu’il est en droit d’en attendre, on ne le verroit pas s’armer du fer contre le citoyen pacifique,& arracher ses dépouilles sanglantes ! affreuse & trop ordinaire ressource d’une mifere éxcellive , qui succombe sous la multiplicité de ses besoins » Ane prend plus conseil que du désespoir. Quel puissant motif de soulager les malheureux, s’il relie encore quelques sentimens d’humanité ! A ce nom , l’on devroit sentir ses entrailles s’émouvoir, & son sein s’ouvrir pour recevoir les infortunés. Pourquoi voit-on tous les jours tant d’hommes durs, chercher à teindre ces beaux sentimens dans les des Mœurs. i8t autres, comme il est depuis long-temps éteint dans eux-mémes, eu nous représentant les pauvres comme moins à plaindre qu’on ne pense, en les traitant de fainéans dignes de leur fort, ou de gueux qui en imposent? Mais inutilement entreprendraient-ils d’empêcher nos coeurs de s’attendrir à la vue de tant d’infortunés , ü dignes la plupart de pitié & de secours en vain voudraient - ils leur ôter l’unique ressource qui leur reste Nous croirons toujours qu'il y a moins d’inconvéniens à se la hier quelquefois tromper par des besoins faux & simulés , qu’à refuser de secourir des besoins trop réels> & dans l’alternative inévitable de manquer peut-être de discernement ou d’humanité, nous aimons mieux qu’on nous reproche une erreur innocente, qu’une insensibilité criminelle. Ainsi pensoit une des plus libérales meres des pauvres qui fut jamais, l’Impératrice Eléonore. Toutes les fois qu’elle sortait de son palais, elle trouvoit une troupe importune de mendians qui l’at- tendoient ! & à peine était-elle descendue de carrosse, qu’ilsl’environnoient à l’envi. On la vo-yoit tranquille au milieu de cette foule, qui fans nul égard l’étour- dissoit de ses cris , la pressoir, la heurtait , la tirait par ses habits, & lui arrachent l’aumône de la main. Pour se r82 V É c o l e dérober à ces importunités, elle alloit quelquefois fuis fuite & fans prendre avec elle ses aumônes ordinaires. Mais bien souvent les pauvres devinaient fa marche , comme fi fit charité l’eût trahie & ne lui eût pas permis de demeurer longtemps cachée. Fâchée alors de fe voir feule & dépourvue d’argent, fe sentant d’ailleurs les entrailles déchirées par les cris de ces malheureux, elle empruntait du premier venu quelque argent pour le distribuer aussi-tôt de ses propres mains. On ne fera pas surpris que dans un si grand concours de pauvres, il fe glissât souvent des fourbes qui abusaient de fa bonté. Un jour entre autres elle rencontra cinq Soldats qui paraissaient assez misérables elle leur donna à chacun une pièce d’or. Quelques momens après, ils eurent l’audace de revenir fous un autre déguisement elle feignit d’abord de ne pas les reconnaître, & leur donna pour eux tous une pièce d’or, par un excès de bonté qui lui faisait excuser ces sortes de supercheries en faveur des miferes véritables qu’elles couvrent quelquefois. Tenez , mes enfans , leur dit-elle , prenez encore celle-ci$ mais souvenez-vous que fai bien des pauvres à nourrir. 11 y en avait qui, pour la tromper , jouaient vingt personnages en un jour. D’autres feignaient d’ètre nouveaux convertis, des Mœurs. ig? ©u de grande qualité, ou ruinés par la guerre} & ce qui étoitpire , ils’entrou- voit qui lailoient servir ses aumônes d’aliment à leur vie libertine, A qui, après les avoir extorquées, couroient incontinent les porter dans les lieux d’ivresse ou de débauches. Eléonore avertie de ces désordres , & voyant que les remontrances qu’on lui laisoit à cet égard ten- doient à lui faire diminuer ses charités, disoit en soupirant Hélas! je ne puis discerner les vrais pauvres d’avec les autres , dois-je donc les punir tous U n’écarter ceux-ci qu’au préjudice de ceux-là ? Dieu voit la droiture de mes intentions , il m’en tiendra compte. Hé ! ne fait-il pas lui-même luire son J'oleil sur les bons U fur les mécbans ? On n’a jamais tant parlé d’humanité que dans notre siede mais en substituant le beau mot d’humanité à celui de charité , parce que l’humanité n’est qu’une vertu païenne & que la charité est une vertu chrétienne, nos philosophes ont voulu, à l’exemple des plus habiles sectaires , couvrir de séduisantes couleurs la noirceur de leur doctrine, & prêter du moins à l’erreur le masque de la vérité. Ils ont préconisé, exalté l’humanité, la bienfaisance mais s’ils ont peut-être réveillé dans quelques cœurs ces sentimens si naturels , & engagé à faire quelques actes 1 84 L’ É c o l £ de bienfaisance, dont les malheureux ont profité ; nous osons !e dire à la gloire de la religion, ces ientimensd’humanité ne germeront jamais plus sûrement ni avec plus de rapidité dans ' les coeurs , que quand ils seront vivifiés par la charité chrétienne. Quelle religion a plus fortement recommandé l’amour du prochain, le foin des pauvres, & fur-tout en a donné de plus héroïques exemples ! combien ne pourions-nous pas en rapporter ! Les Annales Ecclésiaîliques & l'ililtoire des Saints en font remplies; & ces grands tableaux de charité , ou , fi l’on veut , d’humanité & de bienfaisance , la persuaderont toujours bien mieux que toutes les brillantes & lèches maximes de la philosophie. Qui peut en effet ne pas le sentir porté à soulager les pauvres, en y voyant un Sérapion , pauvre lui-même, le dépouiller de tous ses habits pour en revêtir un malheureux qui mouroit de fioid? Interrogé qui l’a voit dépouillé de la forte, il répondit en montrant le livre de l’Evangile Ceß celui-ci. Une autre fois il vendit même ce seul livre précieux qui lui restoit, pour donner l’aumône, & dit à son Disciple En vérité, mon fils , parce que j’ai lu qu’il m’avoit dit, Vendez tout ce que vous avez , & donnez- k aux pauvres , je l’ai vendu lui-même des Mœurs. i8f pour le donner, afin qu’au jour du jugement j’aie sujet d’avoir une plus grande confiance en Dieu. Une autre fois, ajoute l’ Auteur de sa Vie,une Veuve dont lesenfans mouroient de faim , lui ayant demandé l’aumône , & n’ayant rien du tout à lui donner, il se vendit lui-même à des Grecs, qui, touchés d’une action si généreuse, se convertirent peu de jours après au Christianisme. On a vu aussi dans ce siede une auguste & vertueuse Princesse 7, donner les preuves les plus touchantes de fa compassion pour les malheureux. Ayant entendu dire à Compiegtie, où elle étoit", qu’on venoit de rencontrer un pauvre dans l’état le plus déplorable , elle voulut h voir ; & l’ayant fait entrer dans son cabinet, elle le consola, & lui donna en or une somme considérable. Frappé de la magnificence de cette aumône, & plus encore de l’air de bonté de sa bienf'aic- trice , ce pauvre perdit connoissance. La Reine alarmée s’empressa pour le remettre , le fit asseoir dans son fauteuil, & lui donna elle-même les choses néceC. faires pour le ranimer moins fiere ou plus courageuse que tant de Grands, qui, si quelquefois ils gratifient les indigens {7 ' Maria Zeckiimia , Reine de France. 186 L’ É C O L E d’une légère & courte aumône, leur Font porter ce secours par des mains étrangères ; parce qu’il leur paroitroit indigne d’eux de permettre au pauvre de les approcher, & que fa personne leur lus- pireroit du dégoût. L’occupation la plus ordinaire & la plus, agréable de cette pieuse Reine, étoit de travailler pour les pauvres. Souvent on voyoit sortir de chez elle des personnes chargées de langes & de vêtemens qu’elle avoit faites pour eux. A Versailles, à Fontainebleau, dans tous les lieux où il y a des maisons royales, elle visitoit ls hôpitaux, s'approchent du lit des femmes malades, les exhortent à la patience, & leur fai soit comprendre que leur état, supporté avec fourmilion aux volontés de Dieu, étoit préférable à celui d’une Reine fur le trône mais ce qui ne donnent pas moins de poids & de persuasion à ses discours, c’est qu’elle les terminent par des largesses sécrétés, qu’elle faisoit si adroitement, que le voile de l’oubli les eût toujours couvertes, si la bouche du pauvre ne les eût publiées. En cela bien différente de nos prétendus sages, qui ont tant de soin de publier eux-mèmes quelques actions d’humanité & de bienEiilànce que l’ostentation leur fait faire ; parce que n’ayant d’autre motif que la vanité philosophique » ils font iEs Mœurs. 187 assurés d’obtenir , par ces marques extérieures de la bonté de leur cœur, encore plus que par les qualités de leur esprit, l’estime & l’amour des hommes. Carie monde lui-même, tout aveugle & tourcorrompu qu’il est dans ses maximes ainsi que dans sa conduite, a toujours attaché un mérite & une gloire à la charité pour les malheureux. Ennemi de la vertu dans tout le reste, toujours prêt à s’en faire un sujet de dérision &. à la tourner en ridicule, parce qu’elle frit sa condamnation, il commence à la res. pecter, ausii-tôt que les malheureux en font l’objet. Loin de refuser son suffrage à la bienfaisance compatiflànte, il est le premier à lui applaudir. Les qualités de l’ame les plus brillantes , les plus sublimes, les dons les plus rares de la nature, susciteront contre vous la malignité de l’envie, qui .osera combattre & décrier en public ce qu’elle est forcée de révérer en secret. Il n’en est pas ainsi de la compaflion pour les infortunés. C’est une qualité sûre de n’essuver aucune contradiction, aucune jalousie elle n’inspire que de l’estime, elle ne fait naître que l’amour. Tous les cœurs volent comme de concert fur les pas d’un riche, dont la main ne s’ouvre que pour donner. Le Grand, le Prince, le Monarque, i88 L’ É c o l e en traînant à leur suite une foule rampante de serviteurs & d’esclaves, ne reçoivent le plus souvent que d’hypocrites hommages , commandés par l’intérêt ou par la coutume. L’homme qui ne marche qu’accompagné d’une foule d’indigens & de malheureux, obtiendra presque des autels. Dès qu’on le voit, mille bénédictions retentilsent fur son passage, mille bouches demandent au Ciel la conservation de ses jours. Sont-ils en péril, ces jours si précieux quel trouble! quelle affliction ! On regardent sa vie comme une - faveur du Ciel, on en redoute la perte comme une calamité publique. La mort enleve-t-elle enfin un mortel si digne de vivre toujours ce ne sont point quelques larmes contrefaites qui coulent fur ion tombeau, comme fur celui du riche qui n’a vécu que pour lui-même. Autour de son corps , un peuple indigent fait entendre les cris de sajuile douleur. Ils redemandent leur pere , leur consolation, leur soutien, ils se croient ensevelis dans le même cercueil. Soupirs, gémissent en 8 mille fois plus glorieux que ces superbes monumens, où l’orgueil des vi- vans semble vouloir augmenter le triomphe de la mort. Ces pompes magnifiques , que la mort attache à son char, nous apprennent ce qu’ont posledé, ce qu’ont perdu, & es que laideur après eux, DES M Œ Xf R S. Ig9 eux auxquels on les consacre, & non pas ce qu’ils ont fait de bien. Ces éloges funèbres, où l’éloquence la plus ingénieuse est réduite à ne louer que ce qu’au- roient dû faire ceux qui en sont le sujet, sont souvent démentis par la voix publique; Mais les larmes des malheureux, qui honorent les funérailles du riche charitable, font autant de panégyristes elo- quens & unanimes de ses vertus. Quel éloge plus touchant que celui que firent de la charitable & vertueuse Tabithe, au Chef des Apôtres, les chrétiens de Joppé! Elle étoit morte depuis plusieurs heures lorsqu’il arriva. On le mene dans la salle où son corps étoit exposé. Eàtoutes les veuves l’entourent, & lui montrent en pleurant les robes & les habits que Tabithe leur faisoit. Un spectacle si attendrissant demandoit un miracle à celui dont l’ombre même gué- rissoit les malades. Il se met à genoux , commande à Tabithe de se lever , la prend par la main , & la rend pleine de vie aux vœux ardens de tous ceux qui étoient là, & qui virent couler de toutes parts des larmes de joie à la place des larmes de tristesse qu’on venoit de répandre g. Mattfc. 25- des Mœurs. Si Dieu'vous a donné beaucoup de richesses , témoignez-lui-en votre recon- noiflànce, en les partageant avec les pauvres, & ne craignez que de ne pas donner assez. Si vous n’avez pas beaucoup de bien , soyez encore charitable les moins riches peuvent secourir ceux qui sont dans la nécessité. Il ne faut pas de grands trésors pour être bienfaisant. Tant de personnes ont besoin d’une recommandation, d’une parole consolante, d’un morceau de pain. „ Mon fils, disoit le vertueux Tobie , faites l’aumône de votre bien, & ne détournez jamais vos yeux d’aucun pauvre par-là vous mériterez que les yeux de Dieu ne se détournent jamais de vous. Soyez miséricordieux , selon l’étendue de votre pouvoir. Si vous avez beaucoup , donnez beaucoup ; i vous n’avez que peu , donnez peu, & donnez-îe volontiers. Ce fera un trésor que vous amasserez, & une grande récompense que vous vous préparerez pour le jour où vous en aurez besoin. Car l’aumône expie tous les péchés , délivre de la mort éternelle, & elle empêchera l’a me de tomber dans les deviendra pour tous ceux qui la font, le sujet d’une grande confiance devant le Dieu souverain 10 elles nous rendront amis de Dieu , & elles contribueront à effacer nos péchés. Ne craignez donc point de perdre, à proportion que vous êtes plus géné- B E S M Œ U R 8. Jÿs reux à l’égard des pauvres. Croyez au contraire qu’il n’y a de perdu pour vous * que ce que vous donnez au monde & à vos passions. Voulez-vous que vos richesses passent en l’autre vie, & vous y devancent remettez-les entre les mains des pauvres ; eux seuls peuvent les y porter. Vous ne conserverez que ce que vous leur aurez confié ; tout le reste sera perdu pour vous. Donnez leur ce qui doit vous échapper avec la vie. Au lieu d’amasser des trésors qui peuvent devenir la proie des voleurs , & qui deviendront certainement celle de la mort, amassez des trésors infiniment plus nécessaires , & que rien ne poura jamais vous enlever. Faites du bien aux pauvres pendant que vous vivez, plutôt qu’après votre trépas, parce que îe mérite en est beaucoup plus grand , & que c’est en quelque forte être libéral du bien d’autrui, que de ne donner que ce que la mort va contraindre de laisser à d’autres. Le bien qu’on répand dans le sein des pauvres, est comme une semence qui souvent produit des fruits abondans, même pour cette vie. L’aumône faite en vue de Dieu & selon les lois de la charité, n’a jamais vu l’indigence marcher à sa fuite. Combien , au contraire, a’y en a-t-il pas, dont la prospérité Iy6 V E C O L E semble avoir été en proportion de leurs aumônes ! ce qu’ils donnoient d’un côté, Dieu le leur rendoit de l’autre. C’est qu’on ne perd rien avec un martre qui ne le laisse pas vaincre en libéralité. On raconte d’un riche Négociant, qu’il ne prenoit jamais d’assurances pour les marchandises qui étaient à son compte fur les vaisseaux; mais il donnoitaux pauvres ce que lui auroient coûté ces assurances il disoit que cette maniéré d’assurer ne l’avoir jamais trompé. L’illustre & vertueuse Baronne de Chantal, mariée à un des plus riches Seigneurs de Bourgogne , avoir épuisé dans une famine tout ce qu’elle avoir rnis en réserve pour les pauvres. Edle se vit réduite à un seul muid de farine de froment & à un peu de seigle, qui lui étaient nécessaires pour la subsistance db sa maison. Cependant la famine con- tinuoit, & le nombre des pauvres, au lieu de diminuer, augmentait tous les jours. Combien de personnes , dans une pareille conjoncture, auroient cessé leurs aumônes! Madame de Chantal, pleine de confiance en Dieu , continua les sennes jusqu’à la récolte. Le muid de farine de froment & le peu de seigle, pendant six mois ne diminuèrent point. Lorsque la moisson fut arrivée, on alloit voir avec admiration ce peu de blé, où des Mœurs. 197 l’ois n’appercevoit aucune diminution sensible. C’est un fait qui a été attesté par tous ceux qui servoient alors Madame de Chantal, & que croiront fans peine ceux qui savent les promettes du Seigneur à cet égard. Les uns , dit Salomon , font port de ce qui est à eux , U si'en deviennent que plus riches les autres ravisent le bien d'autrui , A- font toujours dasts l'indigence. Celui qui donne au pauvre n'aura besoin de rien mais celui qui le méprise lorsqu'il le prie , tombera lui-méme dans la pauvreté 11 . Lorsque Dieu sollicite notre charité envers les pauvres, c’est moins pour eux que pour nous ; & ce pauvre qui disoit Faites-moi l'aumône pour l'amour de vous, parloit très-juste. Renfermez , dit le Sage , votre aumône dans le sein du pauvre , U elle priera pour vous , afin que vous J oyez délivré de tout mal elle fera une arme plus forte pour combattre votre ennemi , que le bouclier & la lance du plus vaillant' homme 12 . Le Duc de Neubomrg , pere de la vertueuse Impératrice Eléonore, l’éprouva a l’occasion que nous allons dire. Ce II xAlit dividunt propria , ditiores fiunt, tfsc» prov. i I. & 28. 12 Concludc eletmoßnam in corde parts cris t £?* 1 >ac j>r$ . te ornni malo , &c. Ëccli. 29. I 3 r*?8 L’ É c o L é Prince saifoit des aumônes fréquentes, ntais légères à chaque fois ; persuadé , disoic-il', que l’aumône doit ressembler à une pluie lente , mais continuelle, & par-là plus utile à la terre que les tor- rens d’eau subits & passagers. Sur cette maxime , qui étoit aussi celle du savant Cardinal Bellarmin , ce bon Prince ne faisoit pas difficulté de fe charger lui- même de menue monnoie, qu’il distri- buoit de ses mains; ce qui lui sauva une fois la vie ; car étant à la chasse dans les forêts de Vienne, un sanglier qui se jeta sur lui , appliqua heureusement ses défenses fur la poche où l’Electeur renfer- moit ses aumônes. Quels prétextes raisonnables pouroit- il rester encore, pour s’exempter de la loi si juste & si indispensable de l’aumône, & pour refuser d’exercer envers les pauvres une miséricorde plus avantageuse pour nous que pour eux-mêmes? On devrait rougir de la plupart de ceux qu’on allégué. Mais comme c’est défendre la cause des malheureux, que de détruire les obstacles qu’on oppose à leur soulagement , ôtons encore ce qui sert le plus souvent d’excufè à la dureté & à l’avarice. Il y a , répétez-vous fans cesse, tant de pauvres qu'on ne fauroit y suffire. Je fais qu’il y eu a beaucoup , & qu’il y eu dus Mœurs. 199 aura toujours ; mais pourquoi en voyons- nous un si grand nombre, & pourquoi font-ils fi malheureux ? N’est-ce pas parce que la plus grande partie des richesses est entre les mains de quelques heureux, qui refusent d’en faire part, comme ils le devroient, à ceux qui n’ont rien? Plus il y a d’indigens, plus on doit multiplier ses aumônes. Les temps , dites-vous , font mauvais » ou peuvent le devenir. Riches fans humanité , fi les temps font mauvais, pour qui le font-ils? Est-ce pour vous , qui dans tous les temps ne manques jamais de rien, ou pour le pauvre , qui presque- toujours manque de tout, & qui est d’autant plus à plaindre que les temps font plus malheureux ? Toute la rigueur n’en retombe-t-elle pas fur lui, qui seul en est la victime ? & puisqu’il y a un grand nombre de gens qui font dans le besoin, ne devez-vous pas aussi plus que jamais prodiguer vos largesses ? N’est-ce pas dans les temps de calamité, que l’obligation du précepte étant plus expresse, vous devez épargner, ménager , retrancher même, pour être en état de donner davantage ? Vous craignez ou paroissez craindre pour l’avenir des révolutions de fortune. Mais ces craintes excessives, injurieuses à Dieu & à fa providence, dont les foins I 4 aoo L’ É c o l ï bienfaisans n’oublient pas les oiseaux du ciel ni les animaux de la campagne, ne iont-elles pas d’ordinaire les craintes hypocrites de l’avarice, cachce fous le masque trompeur de la prudence? Elles ne servent qu’à pallier une cupidité sordide qui fait son dieu de son trésor, ou _ à satisfaire d’autres passions. On craint l’avenir, quand il s’agit de subvenir aux besoins des pauvres; & on ne le craint pas quand il s’agit du jeu, du luxe ou de la débauche , qui renversent si souvent les fortunes les plus brillantes. Mais , ajoutez-vous, ne doit-onpas soutenir son rang ? Et moi, je vous demande à mon tour, quel est votre premier rang & votre plus nécessaire état? n’est-ce pas celui d’homme & de chrétien ? C’est cette derniere qualité surtout, bien au-dessus de toutes les autres, que vous devez être le plus jaloux de soutenir ; & la soutiendrez-vous , si vous n’avcz pas une charité bienfaisante pour des hommes malheureux, qui font vos frères, encore plus selon l’ordre de la religion que de la nature ? Leur vie ne doit-elle pas l’emporter fur toutes les bienséances, souvent imaginaires,& presque toujours exagérées de votre état? Mais , continuez-vous , le pauvre n'et droit qu'au superflu du riche , b î e rien des Mœurs. aor ai point. Non, votre avidité d’acquérir, votre ambition , votre sensualité n’en ont pas. Mais mettez un frein à votre fureur d’amaifer, à vos projets ambitieux d’élévation, à vos dépensés excelfives, à vos intempérances ; & votre bien vous fournira du superflu. Retranchez de vos parures , de ce faste importun, odieux aux autres, & à charge à vous-mêmes » de ce jeu excessif qui vous ruinera bien plus lurement que l’aumône, & où fur des tables , dirai-je -couvertes d’or ou du sang des pauvres que vous laissez périr , vous prodiguez des sommes qui pou- roicnt suffire à nourrir long-temps un grand nombre de familles indigentes. Retranchez de ces repas somptueux que vous donnez souvent par vanité, & où l’ambition de l’emporter sur les autres vous fait charger vos tables de plats aussi multipliés qu’inutiles, de mets dont la rareté , la cherté , la nouveauté font tout le prix, de vins étrangers & de liqueurs plus flatteuses au goût qu’utiles à la santé. Que dirai-je enfui ? comptez vos crimes, vos excès, vos folles dépenses; & vous aurez du superflu. Un Seigneur de la Cour d ’Alexandre IX, Üuc de Savoie, avoir un nombre prodigieux de chiens qu’il nourrissoit uniquement pour les plaisirs de la châtié. Un jour qu'il s’entretenoit avec ce Prince I s 202 L’ É C O L £ de la grande dépense que lui causoîent ces animaux, le Roi, indigné d’un argent si mal employé , lui dit d’un ton sévere Apprenez , Monsieur » qu'il ne faut point nourrir d'autres chiens que les pauvres ; du moins il servent pour prendre le Ciel. Sans consulter l'attachement aux ri- chetscs, toujours ingénieux à éluder la loi de l’aumône,, ni nosautres pallions qui, ne connoiflànt point de bornes, n’auront jamais de superflu ; consultons la raison & la religion qui, marchant toujours d’un pas égal entre le trop & le trop peu, iàuront nous fournir les lumières nécessaires pour difliper l’illusion que nous nous faisons à nous-mêmes. Elles appelleront superflu tout ce qu’on ne doit pas à l’entretien d’une maison läge ment réglée , à l’éducation de ses enfans, aux bienséances véritables de fa condition. Elles appelleront superflu tout ce qui ne sert qu’à faire naître ou entretenir la sensualité , à fournir à des parures dont rougit la modestie chrétienne , ou à un luxe commandé par la vanité. Voulez-vous lavoir, riches opulens, ce que vous devez rigoureusement làcri- fier de vos richesses au soulagement des malheureux ; car tel paroît quelquefois donner beaucoup, qui donne peu, parce qu’il devroit donner bien davantage, à des Mœurs. 205 proportion du bien qu’il postède observez la regle que donnoit un ancien Pliilosophe. Interrogé quelles croient la mesure & la regle de la bienfailànce- envers les malheureux Nos besoins satisfaits , répondit-il. On fait qu’outre le nécessaire qui est réglé par les besoins indispensables de la vie , il y en a un qui est déterminé par l’état & les circonstances. Les bornes du premier font fort étroites ; un peu de bonne foi avec foi-même suffira pour les connoître. A l’égard du nécessaire de l’état, la regle la plus sûre pour en juger » est l’opinion publique ; elle apprécie toujours équitablement les différens besoins de chaque condition. Lorsque pîulieurs citoyens manquent du nécessaire, & il n’y en a que trop de ce nombre, tous ceux qui ont plus que ce nécessaire, doivent aux indigens au moins une partie de ce qu’ils possèdent au-delà. Or quelle est cette partie qu’ils doivent aux malheureux , & qu’ils ne peuvent retenir sans être coupables envers la société dont ils font membres ? C’est-là le nœud embarrassant, qui a toujours arrêté les plus habiles Moralistes. Quelques-uns plus hardis ont voulu le retrancher, en décidant que tout citoyen qui a plus que ce qui est absolument nécessaire pour vivre» doit en ac4 L’ É c o t e rigueur au pauvre le cinquième de son reliant. Si cette décision sur une matière où il est difficile de mai quer en général les bornes précises du devoir, & où il est toujours moins dangereux d’aller au-delà que de ne pas faire assez, paroxt un peu sévere dans les nécessités ordinaires & communes i ; il est du moins constant, que dans les nécessités extraordinaires du prochain on doit la suivre, & quelquefois même pousser le sacrifice encore plus loin , si l’on veut accomplir le précepte de la loi naturelle & divine , qui oblige en proportion du besoin des pauvres. Ainsi l’on a vu le célébré Curé de Saint-Sulpice, M. Langues, vendre en un temps de cherté, ses meubles, ses tableaux, & d’autres effets rares & curieux qu’il a voit amassés avec beaucoup de peine. Il n’eut depuis ce temps-là que trois couverts d’argent, point de tapisserie , un simple lit de serge , qu’une Dame ne fit que lui prêter , afin qu’il ne le vendit pas pour les pauvres, comme il avoit fait de tous ceux qu’il avoit eus. Il avoit déjà vendu son patrimoine qui 13 Il y a des personnes riches qui, hors les cas d'une grande calamité publique, donnent aux pauvres à-peu- près le dixième de leurs revenus cette regle semble juste L raisonnable. DES M Œ ü R S. 20f étoit considérable , & il en avoir employé le prix en œuvres de charité. Quel exemple pour ceux qui, par leur état, ainsi que par la nature des biens ecclé- sialtiques dont ils jouissent, font encore plus obligés que les Riches & les Grands du monde , d’être les premiers peres nourriciers des pauvres ! L’Archiduc Ferdinand , aujourd’hui Gouverneur de la Lombardie Autrichienne, donna un jour aux Grands un exemple de sensibilité pour les malheureux, auilï digne de leur imitation que de nos éloges. Pendant les différentes fêtes, qui fe firent au sujet de son mariage , on lui montra, en présence de l’Impératrice-Reine , les deisins d’une illumination superbe, qu’on a voit résolu de faire à Schœnbrun , l’avant-veille de l'on départ pour son Gouvernement, & qui auroit coûté beaucoup. Le jeune Prince considéra ces délit ns attentivement , parut rêveur, soupira, & quelques larmes s’échappèrent de ses yeux. L’Impératrice étonnée & inquiété de cet attendrissement, lui en demanda vivement la cause. Manière , lui-dit-il, voilà njsez de fêles qu'on vie donne encore une illumination ! cela coûtera tant ! & deß un plaisir fi peu durable , fi même c'en est un ! la cherté des grains sff les malheurs des temps ont réduit quantité de familles 206 L’ É C O L E honnêtes dans la dernier e misere. On pou- roit employer l'argent que cette illumination coûter oit à soulager les plus indi- gens. L’Impératrice charmée de trouver dans ses en-fans cette humanité & cette bienfaisance qui faisaient son caractère , embraii’a tendrement son fils, mêla ses larmes aux siennes & lui fit remettre une somme considérable. Tout le jour fut employé à la disiribuer dans le plus grand leeret , & le lendemain l’Archiduc parut devant l’Impératrice, la joie peinte fur le visage , l’embrassa , & lui dit avec s’enthousiasme d’une belle ame transportée du plaisir d’avoir fait une bonne action Ah ! ma mere, quelle fête ! des Mœurs-. 207 X I X. Soye^ homme d'honneur. que nous entendons par le mot d ’honneur , n’est pas , comme quelques-uns le pensent, une vertu politique, un simple préjugé c’est une vertu réelle & morale, dictée par la nature même, dont la fonction, pour ainsi dire, est de veiller sur toutes les autres & de les conserver dans toute leur pureté. L’honneur , comme ce suc précieux exprimé des fleurs, se forme de ce qu’il rencontre de plus exquis dans chaque vertu ; & telle est sa délicatesse, que la plus légère tache le ternit. 11 est à l’ame ce que la vie est au corps il vivifie toutes nos actions, dirige tous nos sentimens, anoblit la vertu même , flétrit le vice, donne de l’éclat à la prospérité, console dans les revers , & soutient l’indigence malheureuse. L’honneur est comme une seconde providence pour l’Etat. Il commande la sainteté aux Pontifes, la valeur aux Guerriers , la justice aux Magistrats » l’émulation aux talens utiles, la pudeur au sexe. U prescrit la bonne foi dans le commerce, & couvre de honte le plus foible 20 8 L’ É C O L B soupçon dans le maniement des deniers publics. Il invite le soldat au combat, & paye le prix de son sang avec de la gloire. Il s’agiiî’oit au siege d’une ville de reconnoîtce un point d’attaque. Le péril étoit presque inévitable. Cent louis étoient also rés à celui qui pouroit en revenir. plusieurs braves y étoient déjà res. tes. Un jeune homme se présente on le voit partir à regret il reste long-temps on le croit tué; mais il revient, & fait également admirer l’exa&itude & le sang- froid de Ibn récit. Les cent louis lui font offerts. Vous vous moquez de moi , mon Général, répondit-il, va-t-on là pour de T argent ? L’éloge & la gloire iont la feule récompense digne de la valeur. Ce n’est pas avec de l’or qu’il faut payer ce que l’honneur seul peuc & doit acquitter. Un laurier récompense un héros. Plus ce sentiment est beau, plus on doit craindre de le corrompre , de le rendre vicieux & condamnable , en ne se proposant d’autre fin que l’estime des hommes & la gloire mondaine. Ce fantôme brillant fut l’objet des vœux & des poursuites des plus illustres Païens, parce que leur religion toute humaine n’of- froit point de motifs plus dignes d’une ame grande. C’est encore après lui seul que courent & que nous engagent à coulis nos nouveaux plüiosophes, parce des Mœurs. 209 qu’il renferment bassement toutes leurs espérances dans les bornes étroites de la vie présente. Mais le philoibphe Chrétien, dont les vues font bien plus grandes & plus élevées , ne se permet d’aimer & de rechercher l’estime des hommes , qu’autant qu’elle lui est utile ou néces. làire, pour mieux remplir les devoirs de l’état où la Providence l’a placé. L’honneur, l’estime des hommes, étant un bien réel, comme les richesses & la santé, & même un avantage plus précieux encore , on peut donc les désirer également & les rechercher. L’Esprit-Saint lui-même nous le recommande Ayez soin d'avoir une bonne réputation , ce sera pour vous un bien plus durable quemiils grande trésors 1 . C’est avec la vertu le seul qui nous reste après la vie. Mais vous aurez tout le soin , que l’Esprit-Saint veut que vous ayiez d’acquérir & de conserver une bonne réputation , si vous vous appliquez à édifier tous les hommes par la sagesse de votre conduite, & à ne rien faire qui puisse vraiment vous rendre vil & méprisable. Celui qui par une impudence effrontée ou par une bassesse de sentimens ne fait nul cas de l’estime des autres, n’est lui- i Curant habe äs rumine » £ 7 V. Eccîi. 41. 210 L’ È C O L s même guere estimable. Un de ces im- pudens cyniques , dont la secte fut la honte de l’ancienne philosophie, disoit un jour se me ris de tous ceux qui se moquent de moi. Personne , lui répondit-on, ne se divertit donc mieux que VOUS. Pour mériter cette estime publique, qui est comme le plus bel apanage du mérite & de la vertu , l’homme d’honneur fait profestion d’être attaché invio- lablement à son devoir, d’accomplir toute justice, d’avoir une conduite irréprochable à l’égard de tout le monde. 11 a pour maxime de ne. point manquer à fa parole, d’être fidelle au secret, de ne trompèr personne , de ne jamais rien faire contre la droiture & la probité. Incapable défaire tort à qui que ce soit, il rougiroit de s’enrichir par des gains sordides, de sacrifier là conscience à sa fortune. Darius, Roi de Perse, ayant envoyé de riches présens à Epaminondas , ce grand homme répondit à ceux qui les luiapportoient Si Darius veut être ami des Thébaius , il n’es pas nécessaire qu'il acheté mon amitiéss s'il a d'autres j'en- tirnens , il n'est pas assez riche pour me corrompre. Le Duc de Maïenne écrivit à Matignon ^ Comte de Ihorigny, pour l’engager dans le parti de la Ligue. Celui-ci DES M ÉE U R- S. 211 lui répondit ,, Je croyois être le seul en France, qui s’appelât Thorigny. apparemment qu’il y en a un autre , à qui votre lettre s’adresse , & que vous espérez d’engager à sacrifier son honneur aux brillantes offres que vous lui faites. Je ne crois pas que vous l’ayez présumé de moi “. Ce que fit M. d 1 Aubigné ,'est auffi très- beau. Il contoit un jour à M. de Talci la mauvaise fortune & le triste état de ses affaires. Celui-ci l’interrompit en lui disant Vous avez des papiers qui intéressent beaucoup le Chancelier de l’Hôpital. Disgracié de la Cour , il est, comme vous savez, maintenant retiré à sa maison de campagne. Si vous voulez, je me fais fort de vous faire donner dix mille éeus pour ces papiers, soit par lui, soit, s’il le refuse, par ceux qui vou- droient s’en servir contre lui. D’Aubigné alla auffi-tôt chercher tous ces papiers , & au lieu de les donner à M. de Talci, il les jeta dans le feu en là présence. Comme celui-ci l’en reprenoit vivement, il répondit Je les ai brûlés de peur qu'ils ne me brûlaJJ'ent ; car saurais pu succomber h la tentation. Cette action généreuse toucha M. de Talci. Le lendemain, il alla trouver d’Aubigné, le prit par la main, & lui dit Quoique vous ne m’ayez pas ouvert votre cœur, j'ai de trop bons yeux pour ne m'être pas ap- percu de votre amour pour ma fille. Vous la voyez recherchée de plusieurs partis , qui ont plus de bien que vous. Mais ces papiers que vous bridâtes hier, de peur qu’ils ne vous brûlassent, m’ont déterminé à vous choisir pour mon gendre. Il faut qu’un homme d’honneur aime son devoir, jusqu’à s’exposer aux plus grands dangers , à la mort même, pour le remplir. Un Officier étoit commandé pour une action très-périlleuse. On lui îuggéroit des prétextes, pour se dispenser d’exécuter la commision. Je puis bien sauver ma vie, répondit-il; mais mon honneur, qui le sauveras 1 Tous les rangs, tous les états font fournils à l’honneur il étend son empire lire les Grands & fur les Princes même il commande à ceux auxquels les autres obéissent ; & plus ils semblent être au- dessus des lois, plus ils se font gloire de respecter celles de l’honneur , & d’être, si l’on peut s’exprimer ainsi, ses premiers su jets. A. la bataille de Nervinde, gagnée par le Maréchal de Luxembourg fur les Alliés, on eut de la peine à fè taire un paflàge à travers les retranchemens des ennemis. La breche faite , on ne pouvoir y passer sans un extrême danger de perdre la vie. Le Duc Je Chartres y vol oit. Le Maréchal de Luxembourg voulut l’en desMœurs. ar? empêcher il dit à M. d’Arci, Gouverneur du jeune Prince , de le retenir , parce que cet endroit étoit trop périlleux. Pourquoi retenir le Prince , répondit ce brave Gouverneur? Les Grands font nés pour fe diitinguer par leurs belles actions à la guerre comme ailleurs, & pour montrer par leur exemple aux Troupes à combattre avec courage. Vous y passez bien mon Prince y passera aussi ; & puisqu’il peut acquérir de la gloire en cette occasion , bien loin de l’en empêcher, je l’y conduis ; & tant que j’aurai l’honneur d’en être Gouverneur, je le mènerai par-tout. Tel est le vrai honneur il ne peut fs trouver que dans des choses honnêtes 8c louables. Mais la plupart des hommes ne connoissent pas bien l’honneur, & l’aiment fans le connoître. Ils le font consister à être estimé des autres fans distinguer la fausse estime de l’estime véritable ; & fur-tout à recevoir avec impatience ou plutôt avec fureur les outrages qu’on leur fait, résolus d’en tirer vengeance ou de périr. On comprend que nous voulons parler des combats singuliers; u läge féroce & extravagant, que le faux point d’honneur a su maintenir jusqu’à présent, malgré tout ce que la sévérité des lois, les lumières delà rai- ion, les menaces de la religion ont pu ri4 L’ E c o l e faire pour l’abolir. Il est vrai que la fureur des duels est beaucoup diminuée ; mais il s’en faut bien qu’elle soit entièrement éteinte. Elle souffle encore de temps en temps fa rage dans les cœurs ; & c’est ce qui nous engage à en parler ici. Heureux, si nous pouvions contribuer à abolir jusqu’aux derniers restes de ce préjugé barbare, détromper ceux qu’il a séduits , & les convaincre qu’il n’est pas moins opposé au véritable honneur qu’à la religion. Non, le duel n’est pas une institution d’honneur, comme le pensent les duellistes ; mais une mode affreuse & sanguinaire, qui doit la naissance’ aux nations féroces du Nord. C’est dans les sombres forêts, dans les montagnes inaccelsibles de l’ancienne Germanie, au milieu d’un peuple farouche , qu’il faut placer son origine. Une indépendance excelsive, triste apanage de la grossièreté d’un Gouvernement à peine ébauché, qui » au défaut des lois, autorisoit les particuliers à se faire justice par la voie des armes ; un faux point d’honneur, qui faisait regarder l’usage de la force comme le moyen le plus noble de se faire rendre raison & de soutenir ses prérogatives ; voilà les vraies causes qui firent naître parmi les anciens Germains le duel. Ces hommes aussi féroces que les lieux qu’ils habi- des Mœurs. rrf toient, -s’étant précipités comme un torrent en Italie, en Espagne, & dans les Gaules, leur fureur naturelle les y suivit; ils y apportèrent l’usage du duel. Heureux siècles, qui n’avez point connu un usage si meurtrier, vous méritez, à bien plus juste titre que le nôtre, le nom de liecle de l’humanité ! Car n’est-ce pas une horrible barbarie, que les hommes s’égorgent les uns les autres pour un léger affront, comme feroient des bêtes féroces ? Quelle rage, quelle fureur de détruire son semblable , & de consentir soi-même à être détruit pour un si petit sujet! Nous frémissons, quand nous voyons un homme égorgé fous nos yeux; & nous faisons consister l’honneur à être nos meurtriers ou les meurtriers d’un autre homme ! On traiteroit de cruel tyran un Roi, qui prononceroit un arrêt de mort contre quiconque laisseroit échapper une parole qui ne seroit pas assez respectueuse pour lui. Mais n’est-ce pas ce que fait un homme qui appelle en duel un ennemi ? Il le condamne à mort impitoyablement ; & dans la rage & la fureur où il est de ne pouvoir faire exécuter fa sentence, il consent à s’exposer lui-même à la mort, pour pouvoir mettre cette sentence à exécution, & devient ainsi son propre bourreau. Et l’on appelle cette loi une us L ! É C O L E loi d’honneur ! Dites plutôt que c’est une loi cruelle, une loi inhumaine & tyrannique. N’est-ce pas une chose bien incompréhensible, qu’un usage qui fait honte à l’humanité, & que la raison condamne, subsiste encore dans un siede aussi éclairé, avec des mœurs aussi douces, aussi humaines , aussi policées que les nôtres ? Croiroic-on qu’il ait pu subsister longtemps avec tant de gloire qu’on a vu les Rois eux-mêmes prêter à ces affreux combats le sceau de leur autorité, & les honorer de leur présence i Avant le regne de Henri II , rien n’étoit plus commun en France que ces duels autorisés. Celui de Chabot de Jarnac, & de Vivonne de la Châtaigneraie, fut le dernier. Ce combat se fit dans la cour du Château de Saint-Germain-en-Laie, en 15-47. Jarnac avoit donné un démenti à la Châtaigneraie. Celui - ci le défia au combat. Le Roi le permit, & voulut en être spectateur. Il se stattoit que la Châtaigneraie, qu’il aimoit, emporterait l’avantage mais Jarnac, quoique malade, le renversa par terre d’un revers qu’il lui donna fur le jarret, & qu’on a depuis appelé le coup de Jarnac. On sépara les combattans. Le vaincu, inconsolable d’avoir essuyé cette honte à la vue du Roi, ne voulut jamais que les Chirurgiens bandassent des Mœurs. 217 bandassent sa plaie il mourut quelques jours-après. Henri II en fut si touché, qu’il -jura solennellement de ne plus permettre de semblables combats. Mais la fureur du duel n’en subsista pas moins. Depuis l’avénement de Henri IV à la couronne jusqu’à la vingtième année de son regne , sept mille grâces furent données pour des duels où l’un des adversaires avoit perdu la vie. Les duels étoient si fréquens dans les premières années du regne de Louis XIII , que c’étoit la première nouvelle qu’on se demandoit, en se rencontrant dans les rues ou dans les promenades. Louis XIV, animé du zele de la religion, Lt persuadé que ces sortes de combats n’étoient pas moins pernicieux à l’Etat qu’aux particuliers , porta contre le duel un édit foudroyant. A son exemple, & animée du même esprit de religion & du bien public , l’Impératrice-Reine Marie-Thérèse porta aussi les ordonnances les plus séveres contre le duel. Deux Seigneurs de la première distinction, ayant osé se battre peu après, on ne put obtenir leur grâce, & ils eurent tous les deux la tète tranchée fur le même échafaud. Gustave-Adolphe, ce fameux conquérant du Nord , qui a rendu son nom si célébré dans le dernier siede, apprennant que la fureur du duel commenqoit à faire Tome II. K 21 8 L’ É C O L 2 .-de cruels ravages dans son armée, le .défendit sous peine de mort. Il arriva, peu de temps après, que deux de ses principaux Officiers ayant pris querelle ensemble, vinrent supplier le Roi de leur accorder la permission de se battre. Gustave fut d’abord indigné de la proposition. Il y consentit néanmoins , mais il ajouta qu’il vouloir être témoin du combat. Il assigna le lieu & l’iieure. IL s’y rendit avec un petit corps d’infanterie, qu’il plaça autour des deux champions. Allons , ferme , Messieurs , leur dit-il, battez-vous maintenant , jusqu'à ce que l'un de vous deux tombe mort ; & appelant tout de fuite le bourreau de l’armée, il lui dit A l'instant qu'il y en aura un de tué , coupe devant moi la tête à l'autre. A ces mots, les deux Généraux restèrent quelque temps immobiles mais reconnoifsant bientôt la faute qu’ils avoient faite, ils se jeterent aux pieds du Roi, lui demandèrent pardon, & le jurèrent l’un & l’autre une sincere amitié. Depuis ce moment, on n’entendit plus parler de duel dans les armées Suédoises. Le Prince, en prononçant une peine de mort contre les duellistes, venge l’autorité de Dieu & la sienne. La loi divine défend l’homicide. C’est usurper les droits de Dieu, que d’entreprendre d’ôter la vie à celui à qui il l’a donnée. des Mœurs. 2iz Personne far la terre n’a droit de condamner à mort, que ceux qui exercent les jugemensdu Seigneur, par une autorité qu’ils ont reçue de lui. Quiconque se sert du glaive sans l’ordre du Souverain, usurpe son autorité, attente à ses droits, & se rend coupable du crime de lese- majellé il mérite dépérir lui- même par l’épée. C’est donc avec justice que la loi du Prince condamne à mort tous les duellistes. Malheur à ceux q'ui, établis pour faire exécuter une loi si fige , n’y tiennent pas la main ! Dieu leur demandera compte de tout le sang qui aura été répandu par leur foute. Le duelliste se sait gloire de sacrifier sur l’autel de l’honneur mais y sacrifie- t-il en effet ; & n’est - ce pas plutôt à l’idole sanguinaire qu’il s’est faite ? Il y avoit autrefois à Rome un temple dédié à VHonneur ; mais on ne pou voit y entrer qu’en passant par celui de la Vertu. Leçon ingénieuse & faillible , par laquelle les anciens Romains faisoient assez entendre qu’ils ne croyoient pas qu’il pût y avoir de vrai honneur fans vertu. Mais est-ce là l’honneur pour lequel combattent les duellistes ? Non, ce n’est point par la vertu qu’on arrive chez eux à l’honneur; & bien-loin de le croire ennemi du vice , ils l’attachent au vice même. C’est un honneur qui s’allie ave* 222 I; E C O L E ce qui déshonore, & les héros en ce genre font assez souvent des scélérats. Ce font des brutaux, dont il faut éviter la rencontre avec autant de foin que celle des bêtes les plus féroces. On ne peut les toucher, même fans le savoir, qu'on ne les osseuse. Ils prennent pour insultes, des maniérés ou des défauts d'attention, dont les vrais honnêtes gens ne ,s’apperçoivent pas ou qu’ils méprisent. Ils se trouvent blessés d’un mot, d’un geste, d’un silence, dont ils s’imaginent être l’objet, quoique le plus souvent on n’ait point pensé à eux. N’est-ce pas ce qu’on a vu même'dans le fameux Grillon ? Sa valeur lui fit mériter le surnom de Brave sa générosité, sa bonté, sa droiture , le firent regarder comme le plus honnête homme de son siede. Mais un mot équivoque le révoltait, & d’abord il portait les choses aux dernières extrémités. De cette délicatesse résultaient des combats, des duels , qui le iaisoient passer quelquefois pour pointilleux. Un jour Bulîi d’Amboise l’ayant rencontré dans la rue, lui demanda avec un ton & un regard qui déplurent à Crillon Quelle heure elf- il? L’heure de ta mort , lui répondit Crillon en mettant l’épée à la main. Il en auroit coûté la vie à l’un ou à l’autre, & peut-être à tous les deux, si on ne les eût séparés. des Mœurs. sut Tels font la plupart des duellistes. Ils ont de l’honneur, & cet honneur, disent- ils , est au bout de leur épée, toujours prête à percer ceux qui voudroient en douter. Laissez-les faire; & pour les sujets les plus frivoles, leur brutalité va priver les familles de leur appui le plus néceiîàire, l’Etat de ses meilleurs citoyens , la patrie de ceux qui lui rendent le plus de services. Bretailleurs odieux, qui n’ayant d’autre mérite que celui de savoir bien manier l’épée , sont presque toujours à la fin les victimes d’une épée moins adroite & plus heureuse ils attaqueront audacieusement les hommes les plus estimables & les plus pacifiques ils disputeront de l’honneur avec eux, & ils auront celui de les tuer & d’en triompher, ou d’être eux-mêmes glorieusement punis de leur audace. Quel honneur, grand Dieu ! quelle gloire, que celle qu’on 11e conserve & qu’on ne répare que par le plus féroce & le plus extravagant de tous les crimes ! Si l’on veut d’ailleurs faire quelque attention à la maniéré dont souvent cet honneur se répare, quelle opinion plus insensée entra jamais dansl’esprithumainî Un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur , quand il a su se battre. Un affront est toujours bien réparé par une oup d’épée, & l’on n’a jamais tort K 3 222 L’ É C O L E avec un homme, pourvu qu’on le tue. Il y a, je l’avoue, une autre sorte d’affaire d’honneur, qui ne paroit pas si féroce, mais qui au fond ne l’est pas moins ; c’est celle où l’on se bat au premier sang. Au premier sang, grand Dieu ! s’écrie le Philosophe de Geneve, V qiCen veux-tu faire de ce sang , bête féroce? le veux-tu boire ? Et d’ailleurs qui nous répondra que les coups feront toujours portés si heureusement qu’aucun ne fera mortel, ou que ta vue de son sang & la honte d’avoir été vaincu n’engageront pas le blessé à redoubler ses coups & à porter fa vengeance aussi loin qu’elle pourra aller ? En voici un exemple bien triste & bien frappant. Le Chevalier Bayard ayant, dans une petite rencontre, fait prisonnier un Gentilhomme Espagnol , nommé Dom Alonzo, le relâcha quelque temps après pour le prix de fa ranqon. Alonzo en fè louant du Chevalier Bayard, se plaignit que ses gens ne l’avoient pas traité en Gentilhomme. Bayard informé de ces discours, crut son honneur blessé, &hû envoya un cartel. Le jour pris pour le combat, ils se rendirent sur le champ de bataille, & entrèrent en lice. Ils fondent l’un fur l’autre à grands coups d’estoc, & Bayard blesse son homme au visage. Le combat n’en devint que plus vif il des M ce ü r s. ZLf fut long, & bien balancé par l’adresse & Pc galité de la force des combattans. Enfin Bayard prend le temps que l’Espagnol leve le bras pour le frapper ; il porte son épée avec une vîteflè & une adresse merveilleuse droit au gorgerin, & avec tant de force * que malgré la- bonté de cette armure , il la perce, & l’épée entre de quatre bons doigts dans la gorge d’Alonzo. Celui-ci perdant son fang avec abondance , devint furieux & enragé. 11 fit les plus grands efforts pour joindre son homme & le saisir au corps ils tombèrent tous les deux & se débattirent quelque temps par terre mais Bayard porta un dernier coup de poignard à Dom Alonzo si vigoureusement entre le nez & l’œil gauche', qu’il le fit pénétrer jusque dans le cerveau, & lui cria Rendez-vous - Dom Alonzo , ou vous êtes mort. Il l’étoit en efiet. Le Chevalier auroit voulu pour tout ce qu’il avoit au monde, l’avoir vaincu seulement, & non l’avoir tué. Combien d’autres exemples auiîi funestes, & qui ne font que trop sréquens, ne pourions- nous pas rapporter 'i On appelle bravoure, courage, honneur , ce qui n’est souvent qu’orgueil, foiblesse, lâcheté même. Ainsi le penibit le célébré Maréchal de Turtmie , & qui se connut jamais mieux en vraie bra- K 4 224 L’ É C 0 L E voure ? Ce grand homme renvoya en France, du pays de Hesse-Cassel où étoit son armée, un Capitaine de cavalerie, qui a voit tué en duel deux autres Officiers, parce que , dit il, fai remarqué plus d'une fois moi-même la triste contenance d'un homicide devant l'ennemi il nous tueroit tous , ß nous le laissions faire , V pas un seul ennemi du Roi. Tous les duellistes, il'estvrai, ne ressemblent pas à ceux que nous venons de dépeindre. Le préjugé pour ce faux point d’honneur peut subsister, non-seulement avec un fonds de bravoure naturelle,mais auifi avec des maniérés polies, avec des sentimens même de probité, je dirais presque de religion ; car la religion n’est pas toujours assez dominante , pour étouffer tous les restes de l’esprit du monde qu’elle condamne. Mais n’est-ce pas un prodige de la foiblesse humaine , & de la force que les préjugés les plus insensés acquièrent fur les esprits , qu’on ne rougisse point de celui-ci dans les familles les plus honorables & les plus distinguées par leur piété même ? Les parens l’inspirent quelquefois à leurs en- fans , contre la réclamation de leur conscience. Ils en sentent Pinjustiee, la folie, le crime, & toutes les suites funestes mais l’opinion du monde, ce tyran qui subjugue avec tant d’empire les esprits, DES M Œ U R S.' 2Lf est un maître impérieux , dont ils n’ont pas la force de secouer le joug ; & par les fausses maximes qu’ils versent dans l’a me de leurs enfans, ils lui forment de nouveaux esclaves, dont les crimes à cet égard, & peut-être même la perte éternelle , leur seront imputés. Mais ce qui est plus incompréhensible encore, c’est qu’on a vu des parens, non- feulement donner des leçons de ce faux honneur, mais, par leurs instances & par leurs reproches, allumer eux-mêmes ces flammes homicides, mettre à la main de leurs enfans l’épée meurtrière, & leur ordonner de fe venger ou de périr. Et c’eft dans le sein du Christianisme qu’on fe porte à de si horribles excès! Et ce font quelquefois des meres elles- mêmes , qui oubliant la douceur de leur sexe & toutes les tendresses de la nature, soufflent dans le cœur de leurs enfans la fureur de la vengeance, la soif du sang, l’impatience de le répandre, & les traînent , pour ainsi dire, à l’autel sanglant où ils feront peut-être égorgés, Nous ne parlons pas de ceux qui, par leurs conseils , par leurs rapports , par leurs railleries , engagent à fe battre. Qui ne voit qu’ils font austi homicides que s’ils enfonçoient eux-mêmes le poignard dans le sein ' meurtriers d’autant plus cruels & plus lâches, qu’ils le ionfc rrs L* É c o l s de sang-froid & fans avoir été personnellement offensés. Ce qui n’excite pas moins l’indignation, c’est que ce font souvent les personnes du sexe le plus timide, qui font les railleries les plus piquantes, parce qu’elles n’ont rien à craindre colombes foibles & tremblantes dans leur propre péril, aigles hardies A intrépides dans le péril des autres. 11 faut, dit-on, qu’un homme d’épée soit brave , & préféré l’honneur à la vie l’épée qu’il porte , l’avertit de ne souffrir aucun affront. Et moi, au contraire, je dis que la permission qu’ont les Nobles , les Militaires, de porter l’épée, les oblige à être doux & modérés. Si cela n’étoit pas , la loi seroit-elle sage d’armer des furieux? La patience, qui met l’homme au - dessus de la coiere, est pour eux comme une vertu de profession. Plus ils trouvent de facilité à fe venger, moins il leur sied de le faire. L’épée qu’ils portent dans la paix , les avertit qu’elle ne leur fut donnée que pour le temps de la guerre. Ils ne sont armés que pour la défense de la patrie , sos ennemis font les seuls qu’il leur soit permis de combattre. Dans le temps où presque tous les Gouvernemens de l’Europe autorifoient les combats singuliers, Théodoric , fondateur du royaume des Ostrogoths en des Mœurs. 217 Italie , Prince bien supérieur à son siecle par son génie & pas ses connoiflances, les défendoit dans ses Etats. Il écrivit aux Romains qui habitoient la Pannonie, aujourd’hui la Hongrie „ Tournez vos armes contre l’ennemi, & ne vous en servez pas les uns contre les autres. Que des querelles, souvent peu importantes en elles-mêmes, ne vous conduisent pas à des extrémités aussi condamnables. Soumettez-vous à la justice, qui fait le bonheur de l’univers. Quittez 'e fer, quand l’Etat n’a point d’ennemi c’est un grand crime de lever le bras contre des citoyens, pour la défense desquels il seroit glorieux d’exposer fa vie. Où habiteroit la paix, si l’oncon- tinuoità combattre, quand on doit être sous l’empire des lois ? Imitez la nation des Goths, qui font aussi courageux à faire la guerre au-dehors, que modestes & soumis au - dedans ”. La vraie bravoure, ce sentiment sublime , qui éleve l’homme au-dessus de la nature, & méprise le danger quand le devoir appelle, ne ressemble pas à la fureur, ni à cette délicatesse pointilleuse que l’ombre d’un outrage enflamme» Elle aime à venger avec éclat les injures de la patrie, & dissimule les offenses personnelles, ou les pardonne. Elle cherche à triompher des ennemis de l’Etat K 6 228 V Ê C O L E par sa valeur, & des siens par la gloire de ses actions. Un Cavalier avoir re- , proché à Péris de Vergas au Siege de Séville , que l’écu onde qu’il portoit, n’étoit pas permis à ceux de sa maison 2. Pérès dissimula ce reproche mais quelque temps après , comme on assiégeoit une autre ville, il combattit avec tant de valeur, qu’il retira son écu tout hérissé de fléchés. Se retournant alors vers son rival, qui s’étoit toujours tenu à l’abri des coups Vous avez raison , lui dit-il, de vouloir ôter cet écu à ceux de ma maison , puisqu’ils l’épargnent fi peu fans doute que vous le méritez mieux , vous qui le conservez fi bien. Non , quoi qu’en pense le monde, il ne sauroit y avEÎr de vraie gloire & de véritable honneur dans ce qui viole les droits les plus sacrés de Dieu & du Prince, dans ce qui est contraire au bien de la société , aux lois de l’humanité, au bonheur présent & au salut éternel des particuliers. Que n’aurions-nous pas à dire fur ce dernier point ? Si l’on a quelques idées de religion , s’il en reste quelques sentimens , ne faut-il pas qu’un ui prias refiondei quàm awdiat , ftaltum fi cjse demsnjtrai. Prov. 18, bes Mœurs. 299 ment persuadé soi-même. Quelquefois auiîî on contredit, parce qu’on sent sa propre foiblelîe lorsqu’on ne peut montrer ni esprit ni science , on tâche de s’opposer à la gloire de ceux qui en font paroître. Disputez rarement. Gardez-vous surtout de le faire avec ceux qui aiment à parler beaucoup. Ce seroit, àiiVEsprit-Saint, mettre encore plus de bois fur leur feu 14. La dispute avec qui que ce soit, si elle n’est tempérée par une grande politesse, est presque tou r jours plus dangereuse qu’utile. De ce choc mutuel des opinions , il devroit sortir une lumière qui servît à découvrir le vrai, & il n’en sort le plus souvent que des étincelles qui allument la colère ou la haine. On cherche moins à s’instruire qu’à l’emporter. Au lieu d’ëtrp modeste, doux, liant, facile à adopter les idées des autres, à entrer dans leurs pensées, on devient pointilleux, sophiste, attaché à son sens, incapable de céder & d’avouer jamais qu’on a tort- quoiqu’on l’ait très-souvent. On craint moins l’erreur que le silence, & l’on croit qu’il est moins honteux de se tromper toujours que d’avouer qu’on s’est 14' Non litiges cum linguaio , & non ßsUAS in ign&m illius ligna, Eceli. L. N 6 •300 L’ E C O L E trompé. Mais que gagne-t-on par-là ? de convaincre les autres qu’on a un défaut de plus , & qu’on elf tout-à- la-fois entêté & ignorant. Quoiqu’on ne doive point aimer la dispute , il ne faut pourtant pas, par foiblesse & par une fade adulation, adhérer aux erreurs & aux faux préjugés. Prenez hardiment le parti de la vérité. Mais si l’on s’obîtine après avoir opposé à l’erreur ce que vous savez de mieux, prenez le parti du silence, ou changez de matière. La chaleur & l’opiniâtreté de la dispute , dans les contestations que la conversation fait naître, fur des sujets qui n’intéressent ni la religion , ni la charité,. prouvent moins beaucoup de savoir ou d’esprit, qu’un défaut d’éducation & un grand fonds d’orgueil. On gagne souvent plus à céder qu’à vaincre. On perd le cœur & l’es time des personnes fur lesquelles on veut toujours l’emporter. Si vous ne pouvez amener l’adversaire à votre sentiment, faites semblant de vous rapprocher du sien il vous en eli'imera davantage. La bonne opinion que nous avons des autres , croît en proportion de celle qu’ils nous donnent de nous-mêmes. Aimez à donner lieu aux personnes qui s’entretiennent avec vous, de faire valoir leur esprit, en faisant tomber la des Mœurs. 301 conversation sur certains sujets qui soient de leur ressort. Si ces personnes aiment à parler, donnez-leur occasion de le faire fur ce qu’elles possèdent le mieux ; ou laissez-les seulement dire, & paroilsez prendre plaisir à les entendre. Elles seront très - contentes de vous , si elles font très-satisfaites d’elles-mêmes. On raconte à ce sujet un tour très-plaisant qu’on joua à une Dame de beaucoup d’elprit, mais grande parleuse & encore plus vaine. On s’avisa un jour de lui présenter un homme qu’on lui disoit très- savant. Cette Dame le reçoit à merveille mais pressée de s’en faire admirer, elle se met à parler, lui fait cent questions différentes, fans s’appercevoir qu’il ne répondoit rien. La visite Faite Etes-vous, lui dit-on, contente de votre homme? QiCil ejl charmant ! répondit- elle , qu'il a d'esprit ! Ce grand esprit, c’étoit un muet. N’ayez pas l’imprudence de vouloir fur certaines matières paraître plus savant que vous ne l’êtes, & de parler devant les personnes instruites, de choses que vous ne savez pas , ou que vous ne savez que superficiellement. Vous vous exposeriez souvent à la confusion & au ridicule. M. de Voltaire étant àLeyde, fut curieux d’y voir le célébré s'Grave- sçmde, qui y enseignait les Mathémati- ZOL L’ É e o l e ques. Il alla lui rendre visite sans se faire connoître, & amena la conversation sur les systèmes astronomiques de Newton. 11 en parla si mal, que le Prose-fleur voulut plusieurs fois changer l’entretien & parler d’autres choses , mais inutilement , parce que M. de Voltaire y reve- noit s’Gravesande lui dit Je vois bien , Monfieur , que vous ne con- noijfez les systèmes de V Astronome Anglais , que par certains Elémens de Newton ,fort mal faits , ouvrage de M. de Voltaire , qui a montré qu'il n’y enteJidoit rien. C’est moi, répondit modestement le voyageur. J'en fuis fâché , reprit le Docteur Hollandois, mais je n'ai dit que la vérité , U je ne me dédirai pas. Si vous voulez vous faire estimer dans la conversation, ne cherchez pas trop à l’être. Ne soutenez point un sentiment vrai ou probable, quiparoîtroit faux à ceux qui n’auroient pas assez de pénétration ou de connoissances pour l’approuver. Dès que vous avez senti, pour ainsi dire , le bout de l’esprit de ceux avec qui vous parlez, arrêtez-vous tout ce que vous diriez au - delà , passeroit souvent pour ridicule. L’art de plaire dans la conversation , consiste bien moins à dire des choses fines & spirituelles, qu’à ne rien dire qui ne soit du goût de ceux avec qui on s’entretient. C’est une marque de des Mœurs. beaucoup d’esprit que de savoir ainsi converser. Le célébré Racine disoit souvent à son fils „ Ne croyez pas que ce soient mes vers qui m’attirent toutes les carelses dont quelques grands Seigneurs m’accablent. Corneille fait des vers cent Fois plus beaux que les miens, & cependant personne ne le regarde ; on ne l’aime que dans la bouche de ses Acteurs au lieu que fans fatiguer les gens du récit de mes ouvrages dont je ne leur parle jamais, je me contente de leur tenir des propos amusans, & de les entretenir de choses qui leur plaisent. Mon talent avec eux n’est pas de leur faire sentir que j’ai de l’esprit, mais de leur apprendre qu’ils en ont. Ainsi quand vous voyez M. le Duc palier souvent des heures entières avec moi, vous feriez étonné, si vous, étiez présent, de voir que souvent il en sort sans que j’aie dit quatre paroles mais peu-à peu je le mets en humeur de causer, & il me quitte encore plus satisfait de lui que de moi M. deHarlai, Archevêque de Paris» gagnoit tous les cœurs, non seulement parce qu’il avoit un air gracieux & prévenant , mais parce qu’il n’avoit à la bouche que des paroles obligeantes. Il étudioit l’amour-propre de celui qui lui parloit, & cherchok ce qui pouvoit le 3o4 L’ É c o l e flatter le plus. C’eil le grand secret pour se faire aimer de tout le monde. Ne vous chargez jamais de l’odieux emploi d’humilier personne, de dire des choses désagréables, de faire delà peine à qui que ce soit. Il y a toujours à perdre pour nous, de mortifier l’amour- propre des autres. Il cherche à se venger , il est ingénieux à en trouver les moyens, & pour l’ordinaire il les trouve sur le champ ; car qui est-ce qui ne prête par quelque endroit le flanc à son ennemi '{ Montmaur , Professeur royal en Langue Grecque & fameux parasite , payoit son écot dans les maisons où il se donnoit l’entrée, en disant de bons mots contre tous les gens de Lettres ce qui les souleva contre lui. Il étoit leur chouette. Un jour qu’il devoit venir dans une compagnie, on convint que pour le déconcerter, quelque chose qu’il dit, on se déclareroit d’un concert unanime contre lui Un Avocat, fils d’un Huiiîier, étoit à la tête du parti. Dès qu’il parut, l’Avocat lui cria, guerre , guerre. Mont- maurlui répondit Vous dégénérez bien votre pere s’enrouoit à cncrpaix, paix , & vous criez guerre , guerre. Ce bon mot déconcerta tellement l’Avocat, qu’il perdit la parole. Montmaur parla tant qu’il voulut dans la compagnie, fans être contredit. des Mœurs. qos - - r> Pensez bien. Penser en toutes choses avec jugement, avec sageflé ; c’est ce qu’on appelle penser bien , & ce qui constitue le bon esprit qualité beaucoup plus rare qu’on ne croit, & bien préférable au bel esprit. Il est vrai que ce dernier a quelque chose de plus brillant, de plus propre à faire naître l’admiration ; parce que tantôt il a cette vivacité, cette richesse d’imagination, qui conçoit les choses avec feu, les produit avec facilité , & présente sans cesse des objets nouveaux, des tableaux vils & animés, des images frappantes tantôt il a cette fécondité, cette finesse d’esprit, qui ras semble & combine avec délicatesse les idées, trouve, apperçoit des rapports justes & heureux entre les choses qui paroissoient le moins en avoir , badine avec légéreté, frappe & renvoie avec promptitude, fait éclore d’ingénieuses saillies, donne lieu aux autres d’exercer leur pénétration en cachant une partie de la sienne , & s’enveloppe autant qu’il faut pour qu’on ait le plaisir de la découvrir. Quand cette fleur éclatante de l’esprit humain est réunie dans une même personne avec un jugement solide Sans air rnystéruux dijfimuhi les vôtres , Le sage Pittacus difbic Ne divulguez pas vos desseins , afin que s’ils font renversés, vous ne soyiez pas exposé à la risée. La plupart des hommes ne jugent que par l’événement l’envie & la malignité se moquent de ce que le succès n’a pas justifié. E11 cachant vos affaires, vous les déroberez à la censure & à la raillerie. Celui qui parle de ses affaires à tout le monde, les verra souvent échouer. Les obstacles naîtront de toutes parts, & des personnes même de qui on se définit le moins. Un dessein connu ne vaut guere mieux qu’un dessein manqué. Le grand secret pour réussir dans ses affaires & dans ses entreprises , est de les tenir secrétés. C’est là austi ce qui fait presque toute la magie de la politique. Le plus habile est celui qui est le plus dillimulé sens le paraître, qui parle beaucoup, sens rien dire & sens laisser rien soupçonner de ce qui ne doit pas être connu. Il ne faut pourtant pas, comme nous l’avons dit ailleurs ; abuser de la dissimulation, qui dégénéré souvent en une. mauvaise finesse, ou en une fausseté condamnable , dont elle n’est séparée que par un ZL8 L’ É C O L E intervalle assez étroit. La véritable finefle n’est autre choie qu’une prudence bien réglée , qui sait qu’on est sincere sans être simple, & pénétrant fans être trompeur. La disiîmulation ne doit aller que jus- qu’au silence il n’est pas permis d’y joindre le mensonge & la duplicité, comme ce Prince i dont la maxime étoit Qiii ne fait pas dijßmuler , ne fait pas régner. Maxime odieuse de la maniéré qu’il l’en- tendoit & qu’il la pratiqua durant tout son regne , qui ne sut qu’une suite de finesses, d intrigues & de traits de mauvaise foi monstres qui naissent de la méfiance , & de la disiîmulation portée à l’excès. Celle de ce Prince alloit iiloin, qu’il ne s’ouvroit à personne de ses desseins C’est ce que lui reprocha d’une maniéré fine un de ses Courtisans, qui le voyant monté fur un petit cheval, lui dit Sire , quelque faible que paroisse votre monture , elle eji pourtant lapins forte de votre Royaume. Comment cela, reprit le Roi ? C’eji , réponditle Courtisan, qu'elle porte Votre Majejté U tout son Conjeil. Soyez réservé, mais ne le soyez pas trop, ni fur toutes choses. Une réserve outrée & qui fait mystère de tout, est ridicule, & blesse ceux avec qui l’on vit. 1 Louis XI , Rui de France. des Mœurs. zr§ C’est la marque d’un petit esprit qui veut jouer l’important. Il nous reste, avant de .finir, à vous donner encore un conseil bien utile. Ne confiez point, sans une grande néceffité, des secrets de conséquence à des domestiques, fur-tout à des femmes , qui aisées à séduire, peu capables de se taire, faciles à-se mécontenter, découvrent toujours tôt ou tard ce qu’on a intérêt de cacher. L’ É C O L H 3 ?° XXII. N'ayeç point de fierté. L ors q_u E l’on considéré avec les yeux de la raison ce qui a coutume d’inspirer delà fierté aux hommes, peut-on s’empêcher de rire ou d’avoir pitié de leur folie? Car quel juste sujet d’orgueil pouroient-ils trouver en eux? Seroit-ce la distinction de la naissance, l’éclat des dignités, les saveurs de la fortune dont ils jouissent? Mais toutes ces choses étrangères à l’homme, n’étant rien moins que l’homme même, ne peuvent le rendre plus estimable. N’y a-t-il pas en effet bien de la petitesse à s’enorgueillir de la noblesse de son origine, puisqu’elle n’est ni le fruit de ses travaux , ni la récompense de son mérite ? Quand on louoit sur ses ancêtres Alphonse, Roi d’Aragon Je compte pour rien , répondoit-il , ce que vous efiimez tant en moi ; c’est la grandeur de mes ancêtres que vous louez , sf? non pas la mienne. La vraie noblejfe n’est pas un bien de fitccejjion , c’est le fruit & la récompense de la vertu. Il y a sans doute de l’avantage à avoir de la naissance c’est une prérogative b e s Mœurs. 351 illustre , à laquelle le consentement des nations a de tout temps attaché des dis. tinctions d’honneur & d’hommage. On trouve auffi dans la noblesse plus de fen- timens & de grandeur d’ame, que dans les autres conditions les exemples domestiques élevent Pâme, & l’enflamment d’émulation. Mais plus la naissance est distinguée, plus elle impose de grandes charges elle augmente l’obligation d’avoir du mérite. La noblesse donnée aux peres parce qu’ils étoient vertueux, a été laissée aux enfans afin qu’ils le devinssent. Si l’équité demande que l’héritier des héros le soit de leurs distinctions & de leurs dignités, n’a-ton pas droit d’exiger auffi qu’il fasse revivre leurs grandes qualités & leurs vertus ? La gloire finit où cesse le mérite. Heureux celui qui est honoré d’un beau nom , s’il fait bien le porter! mais celui qui le prostitue est à plaindre. La gloire de ses ancêtres le couvre de honte. C’est une lumière qui fait paroître davantage ses défauts. Plus on a de respect pour son nom, plus on a de mépris pour fa personne. Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous , Sont autant de témoins qui parlent centre vous.? Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie , Ne sert plus que de Jour ü. vcu*e ignominie. 3?a L’ E c o l e J’oublierai votre noblesse , si vous ne m’en faites souvenir par vos grandes qualités. Je respecterai dans vous celles de vos aïeux que vous me retracerez, & j’en composerai comme une couronne de gloire, que je placerai sur votre tête. Mais si vous ne me les rappelez que par votre orgueil , si vous ne m’en faites ressouvenir que par le contraste de leurs vertus & de vos vices, En vain tout fier d’un fan; que vous déshonorez, Vous dormez à l’abri de ces noms révérés, En vain vous vous couvrez des vertus devosperes; Ce ne font à mes yeux que de vaines chimères. Je ne vois rien en vous qu’un lâche, un imposteur, Un traître , un scélérat, un perfide, un menteur, Un fou dont les accès vont jusqu’à la furie, Et d’un tronc fort illustre une branche pourrie. V E S P K, Combien de Nobles portent fur leur front l’orgueil de leur origine, qui de- vroient cent fois en rougir ! Quelle honte de voir un Gentilhomme fans probité ou fans honneur , qui insulte tout le monde, eil le tyran de ses vassaux, usurpe le bien d’autrui , manque de parole, s’abandonne à la crapule ou à la débauche, est parasite effronté, ou vil complice des pallions des riches ! De tels Gentilshommes ont raison de crier à tout le des Mœurs. 353 monde qu’ils le font. Eh ! qui fins cela auroit pu le soupçon net ? Mais moi j’éleve la voix à mon tour & je leur crie Changez de mœurs ou changez de nom un magnifique piédestal n’est pas fait pour une figure difforme. Si la noblesse est vertu, elle le perd par tout ce qui n’est pas vertueux ; & fl elle n’est pas vertu, c’est peu de chose. Si vous n’ètes pas Noble , méritez de l’être. Soyez honnête homme, généreux, ami du vrai, inviolable dans vos paroles, maître de vos pallions on ne regardera point, pour vous donner son estime , si vous êtes Gentilhomme. Une feule vertu vaut un siede d’aïeux. Il est bien plus honorable de laisser de beaux exemples à ses descendans, que d’en recevoir de ses ancêtres & de les imiter si mal, comme il n’arrive que trop souvent ; car il est rare que le mérite des grands hommes passe à leurs enfans, & que leurs successeurs soutiennent dignement toute la gloire dont ils ont hérité. Un Gentilhomme se vantoit à un Paystn de l’ancienneté de sa noblesse. Tant pis , Monsieur , lui dit le Manant plus une graine ejl vieille , plus elle s'abâtardit. La noblesse excite l’émulation dans les ;;4 L’ É c o L E grandes âmes, & l’orgueil dans les petites. Un homme d’honneur cherche à se rendre digne de sa naiflance, & n’en parle jamais un sot croit qu’elle lui tient lieu de tout mérite, & il en parle toujours. La noblesse orne & embellit le mérite, quand elle se trouve jointe à la modestie & qu’on paroît l’oublier mais elle dépare & gâte celui qu’on a, lors, qu’on s’en souvient trop. Un très - galant homme avoir l’unique défaut d’être entêté de fa naissance. Un homme d’esprit dit en parlant de lui C ’eß dommage qiC il fbit Gentilhomme. Il y en a qui sont tellement infatués de leur noblesse, que cette orgueuilleuse idée ne les quitte jamais, non pas même lorsqu’ils devraient le moins s’en souvenir. Un Abbé de distinction, disant un jour la messe, entendit causer quelques personnes près de l’autel où il célébrait. Il en fut si choqué , qu’en se tournant au Dominas vobifcum , il leur dit En vérité , Messieurs, cela efi honteux de causer comme vous faites ,• quand ce fer oit un Laquais qui dirait la messe , vous ne vous compor- teriezpas autrement. Un Premier-Président témoigna, dans une cérémonie de religion, des senti- mens bien plus humbles & plus chrétiens. Lcbourreau étoit à la sainte Table pour communier. Le Premier - Président des Mœurs. 53s vint s’y mettre aussi. Le bourreau surpris & confus , voulut fe retirer Restez, lui dit ce President en l’arrêtant par l’habit, nous Jouîmes ici tous égaux. O vous qui vous enorgueillissez si ridiculement de la diliinction de votre origine, ne savez-vous donc pas que tous les hommes, étant sortis delà même tige, ils font tous freres, tous égaux à cet égard ; & que celui qui a du mérite fuperbia^ 5/c. î;di. 21. i e s Mœurs. 541 gna dans une occasion le Grand Coudé , ne lui fait pas honneur. Un Evêque qui avoit une grande barbe, étoit avec son neveu à la table de ce Prince. En mangeant sa soupe , il en laissa tomber sur sa barbe. Son neveu l’en avertit, en disant Monseigneur , il y a du pain sur la barbe de Votre Grandeur. Le Prince choqué de ce qu’on donnoit ce titre à un autre en sa présence, reprit Dites fur la grandeur de votre barbe. La fierté, qui d’ordinaire est le vice des Grands, dit très-bien MqJiUon , ne devroit être que comme la triste ressource de la roture & de l’obscurité. Il paroitroit bien plus pardonnable à ceux qui naissent, pour ainsi dire, dans la boue, de s’enfler, de se hausier , & de tâcher de se mettre , par l’enflure secrete de l’orgueil, de niveau avec ceux au- detsous desquels ils se trouvent si fort par le rang & par la naissance. Les Grands, au contraire, placés si haut par la nature, ne fauroient plus trouver de gloire qu’en s’abaissant; & s’il est encore un orgueil qui puisse leur être permis , c’est celui de se rendre humains & acceifibles. S’il est beau aux petits de se souvenir de ce qu’ils doivent aux Grands , il est encore plus beau à ceux-ci d’oublier quelquefois ce que les petits leur doivent. f ? 342- L’ É C O L E Nous devons, il est vrai, honorer les Grands, parce qu’ils font grands & que nous sommes petits, comme il y en a d’autres plus petits que nous qui nous honorent; & d’ailleurs le bon ordre a toujours imposé la subordination ; la subordination suppose de la supériorité , & la supériorité demande du respect & de la considération. Mais cette distinction & cette pt é 1er en ce, nécessaires dans la société, ce respect extérieur qu’on accorde aux places ou à la naiflànce, ne doivent pas augmenter la vanité , comme ils n’augmentent pas le mérite. Devenu plus grand, celui qui pense bien ne s’en croit ni plus grand ni meilleur qu’il n’étoit. Les respects & les hommages des autres hommes né l’enorgueillissent point, parce qu’il fait que c’est à la place qu’ils s’adressent, bien plus qu’à la personne. Un Lord Anglois venoit d’être élevé à la place de Secrétaire d’Etat. Ayant été lui-même prendre fa patente dans le cabinet de Sa Majesté, une foule de Courtisans s’assemblèrent autour de lui, & chacun s’empressoit d’être le premier à le féliciter. Ayant apperçu son fils au milieu d’eux , il l’appela , & lui dit Que ce spectacle ne vous abuse point, mon fils je ne fuis devenu ni plus grand ni meilleur que je n’étois, Ce n’est pas des Mœurs. 343 à moi qu’on rend ces honneurs , c’est à ma patente de Secrétaire d’Etat elle les a reçus fous mon prédécesseur, elle les aura encore fous mon successeur ils la suivent dans toutes les mains où elle passe ; & quand je ne l’aurai plus, vous verrez toute cette foule dis paroître. Il y a bien peu d’hommes placés au- dessus des autres par leur naissance , par leur rang ou par leur fortune, qui sachent penser d’eux-mëmes avec tant de sagesse & se rendre une pareille justice. Au lieu de considérer tous ces avantages extérieurs comme entièrement étrangers à leur être , ils unissent en quelque forte à leur propre nature les qualités de grand , de noble, de riche, de maître , de Seigneur & de Prince ils en grossissent leur idée , & ne se représentent jamais à leur esprit sans tous leurs titres, tout leur attirail & tout leur train. Ils s’accoutument, dès leur enfance, à se regarder comme une espece séparée des autres hommes leur imagination ne les mêle jamais dans la foule ils font toujours Comtes ou Ducs à leurs yeux » & jamais simplement hommes. Ne se croyant pas moins au dessus des autres par leur esprit, qu’ils le font par leur condition & par leur fortune, ils prétendent que leur sentiment doit toujours 344 L’ É c o l e prévaloir sur celui des personnes qui font au-dessous d’eux. Louis XIV ne peu soit pas ainsi. Le Maréchal de la Feuillade ayant montré à Boileau quelques vers que celui-ci n’approuva pas Vous êtes bien délicat , lui dit ce Seigneur , de ne pas approuver une poésie que le Roi & Madame la Dauphine ont trouvée excellente. Je ne doute point, reprit Boileau , que le Roi ne soit très habile à prendre des villes & à gagner des batailles je doute encore suffi peu que madame la Dauphine ne soit une Princeise pleine d’esprit & de lumières. Mais, avec votre permiffion, Monsieur le Maréchal, je crois me con- noitre en vers suffi bien qu’eux. Là- dessus le Maréchal accourt chez le Roi , & lui dit d’un air vif & impétueux Sire, n’admirez-vous pas l’insolence de Boi- leau, qui dit se connoître en vers mieux que Votre Majelté ? Oh ! pour cela , répondit le Roi, je fuis fâché d’être obligé de vous dire que Boileau a raison. Les Grands qui n’ont pas eu foin de corriger l’impreffion que l’éclat de leur naissance fait naturellement dans leur esprit, ne peuvent souffrir que des gens, qu’ils regardent avec mépris, prétendent avoir autant de jugement qu’eux. Corrompus par la flatterie, qui approuve toutes leurs actions & toutes leurs paroles z des Mœurs. 34p séduits par la soiblesse des autres hommes , qui se soumettent aveuglément à toutes leurs opinions; ils se persuadent sans peine que leur raison est aussi supérieure que leur rang , & c’est ce qui leur donne tant d’impatience & d’humeur dans les moindres contradictions. Ne devroient-i!s pas au contraire faire attention qu’étant égaux au reste des hommes pour l’ame & pour le corps, ils peuvent également se tromper, & peut-être encore plus, parce qu’ils ont d’oruinaire plus de passions & de préjugés ? Mais cette réflexion si naturelle & si sensée, il est bien rare qu’ils la falîênt, à moins qu’ils 11e rencontrent quelquefois des hommes d’une trempe d’ame assez forte, pour oser à cet égard leur dire la vérité. Un Grand, dans une dispute où il n’avoit pas l’avantage, ayant voulu rappeler à la personne qui disputoit avec lui, la distance que la naissance & le rang mettaient entre eux Monsieur, lui dit le particulier, s ai plus au - dessus de vous dans ce moment, que vous n’avez au - dejjiis de moi car j’ai raison , U vous avez tort. On raconte aussi que Santeuil disputant avec le Prince de Condé fur quelques ouvrages d’esprit Sais-tu bien, Santeuil, lui dit le Prince de Condé un peu en colere , que je fuis seines du sang'i Oui, Monseigneur, p r ?4 $ L’ É C O L E répondit ce célébré Poëte, je le sais bien r mais pour moi, je fuis prince du bon sens ; ce qui est infiniment plus elh- mable. Celui qui est vraiment grand, n’affecte point de le .dire à tout le monde, & ne cherche pas à le paroître. 11 aime bien plutôt à se dérober à lui-même & à se cacher aux autres ; & il n’en paroit que plus grand, lorsqu’on vient à le découvrir. Philopémen , le plus grand homme de guerre qui de son temps fût dans toute la Grece, étoit pour l’ordinaire vêtu Fort simplement & marchoit allez souvent sans fuite. Il arriva seul en cet état dans la maison d’un citoyen, qui l’avoit invité à prendre un repas chez lui. La maîtresse du logis, qui attendoit le Général des Achéens & qui ne le con- noilsoit pas , le prit pour un domestique & le pria de l’aider à faire la cuisine. Philopémen quitta aussi-tôt son manteau 3 & le mit à faire du bois. Le mari étant survenu à cet instant, s’écria, dans la surprise que lui causa un tel spectacle Qu’tst-ce donc, Seigneur Philopémen! & que faites-vous ? Je paye , lui dit-il en riant, les intérêts de mon extérieur. La femme étonnée & confuse, lui fit mille excuses qu’il reçut avec bonté. On fait que le même plaisir de cacher fa grandeur est la noble passion de d 2 s Mœurs. 547 l’Empereur Joseph II, qui n’a jamais reçu des hommages plus vifs de l’enthousiasme du cœur, des éloges plus vrais & plus sincères que fous les dehors de la simplicité & de la modestie. Le moyen d’obtenir beaucoup , c’est d’exiger peu on donne à la bonté ce qu’on refuse à la hauteur ; & en prétendant au- delà de ce qui nous est dû , nous faisons qu’on nous conteste même quelquefois ce qu’on devroir nous rendre. C’est donc bien mal entendre les intérêts de son amour-propre , que de ne marcher jamais qu’environné de tout le faste de fa grandeur, & d’avoir toujours un air her & superbe, qui obtient si rarement le respect qu’il commande. Un tel air ne hed bien que dans certaines circonstances, où l’on doit, par une représentation imposante, soutenir la dignité de sa naissance ou de la place qu’on occupe. Mais d’ordinaire, c’est moins par devoir que par orgueil, qu’on est si jaloux des prérogatives de son rang, qu’on étudie avec tant de soin ce qui lui est dû, qu’on fait des paralleles continuels de foi A des autres ; & qu’on mesure scrupuleusement le plus ou le moins qui se trouvent dans les personnes qu’011 aborde ou avec lesquelles on est en concurrence pour le pas. Les femmes là-dessus portent les prétentions encore 548 L’ É c ü l e plus loin que les hommes , parce qu’elles font plus vaines. Elles s’en font un point capital, une affaire importante fur laquelle elles prennent feu. Elles cherchent à fe frire plus considérer, & elles ne fe font le plus souvent que mépriser davantage. Une de ses contestations ridicules donna lieu à un jugement bien sage de Charles - Quint. Deux Dames de la Cour ayant eu un vif démêlé au sujet de la préséance, la chose fut déférée au jugement de l’Empereur. J'ordonne , dit ce prince, que la plus folle des deux paße la première. Ce font sur - tout les richesses qui inf pirent le plus l’orgueil & la fierté. Cet éclat qui environne l’homme opulent, cette magnificence qu’il étale , ces honneurs qu’on lui rend , ces respects & ces especes d’adoration qu’on lui pro. digue, tout cela l’éblouit de telle forte qu’il ne fe connoît plus lui - même, & qu’il s’évanouit dans ses pensées. 11 fe Fait un prétendu mérite de son abondance il fè persuade que tout lui est dû il ne veut dépendre de personne, & veut que tout le monde dépende de lui il se glorifie du grand nombre de ses amis, & il ne fait pas que ces âmes basses, que l’intérêt conduit & qui s’attachent à sa fortune , n’ont souvent qu’un fonds de mépris & une scerete haine pour la DES M CE ü R Ü. 549 personne. Mais ce qui me surprend en lui & ce qui m’étonne, c’ell que flatté , comme il paraît l’être, de la multitude de ses courtisans, il ne cherche pas à en augmenter le nombre par des maniérés douces & gracieuses, & qu’il soit le plus souvent fâcheux , de difficile abord, d’humeur inégale, impatient, colere, rebutant les uns, choquant les autres , insupportable à tous. Tels font principalement les nouveaux favoris de la fortune , qui, nés dans la boue & dans l’obscurité , sont parvenus au comble des honneurs & des richesses. Cette pompe odieuse qui les environne, & qui est assez souvent le fruit honteux des vexations & des rapines, ils la rendent encore plus odieuse par leurs dédains orgueilleux pour les autres hommes. Ils ne parlent que de leurs biens , ils se vantent continuellement de leurs grandes richesses, eux qui devraient peut-être en rougir, & fe reprocher cent fois le jour les bassesses & les crimes auxquels ils en font redevables. Car combien de riches ne doivent qu’au larcin, à l’injustice , à l’infidélité de leurs peres, ou à leurs propres crimes, ce qui flatte si fort leur vanité ! il n’y a guere de grandes fortunes subites , qui soient pures & innocentes la probité feule conduit rarement au temple de la Fortune. g so L’ É e o L B Le fameux Financier la Noue montroit à un Seigneur une magnifique maison qu’il venoit de faire bâtir. Après lui avoir fait parcourir plusieurs beaux appartenons Voyez, lui dit-il, cet escalier dérobé. Oui , repartit ce Seigneur, il efl comme tout le reste de lamaison. Nous ne voulons pourtant pas peindre ici de couleurs flétrissantes tous les nouveaux riches, ni blâmer cette louable émulation , qui elf le grand ressort des Etats. Nous voulons encore moins condamner les dons du Prince, & tous les présens de la fortune. Les honneurs & les richesses n’excluent point le mérite, comme ils ne le donnent pas. Ce font des biens r- els pour celui qui lésa mérités par ses services ou par son industrie. Mais s’ils ne fourniflènr point de nouvelle matière aux bonnes actions, s’ils ne rendent pas plus bienfaifans, plus généreux , s’ils font inutiles à la vertu, s’ils n’aident pas à proréger le mérite & a le mettre en œuvre , s’ils ne servent qu’au luxe, à la fierté, à l’orgueil, ils cessent d’être ce que je les croyois, & je ne les regarde plus qu’avec des yeux de mépris. Les richesses, ainsi que le rang & les dignités, ne font estimables que par l’usage qu’on en fait. Si on les emploie à ce que prescrivent le devoir & la vertu, elles deviennent des des Mœurs. gyr sources de gloire si on les consacre au vice , elles ne fervent qu’à couvrir d’infamie si elles enflent le cœur & le remplissent d’orgueil, elles rendent ridicule & méprisable. • A quelque haute fortune que vous soyiez parvenu, n’en faites donc jamais l’objet de votre vanité. Les richesses, par leur éclat & par les commodités qu’elles procurent, attirent assez d’elles- mêmes les yeux de l’envie ; ne l’irritez point par votre ostentation elle se plai- roità lancer sur vous les traits piquans de fa malignité. Ne vous lailïèz pas enivrer des faveurs de la fortune montrez que vous avez la tète assez forte pour les soutenir. Dans votre prospérité soyez toujours modeste , & n’oubliez jamais votre premier état, imitez le Chancelier Bacon , un des plus grands hommes de l’Angleterre & le plus beau génie de son siede. Il avoir autant de modestie que de mérite. La Reine Elisabeth , faisant la visite de ses provinces , voulut voir à Redgrave la maison de campagne qu’il avoir fait bâtir avant sa fortune. L’ayant considère e, elle lui dit Votre maison est bien petite,Monsieur le Chancelier. Madame, répondit Bacon, ma maison efi assez grande pour moi , mais c’ejt Votre Majejîé qui m’a fait trop grand pour ma maison. On rapporte aullï une belle réponse 5 fl V È C O L E de Sixte-Quint. Tout le monde sait que de simple Pâtre il devint Religieux de Saint-François, Général de son Ordre , Cardinal, & enfin Pape. Jamais la fortune n’avoit pris un homme si bas pour l’élever si haut- On vit fur le trône un Souverain habile, un grand Politique, un homme né pour commander aux autres, & d’autant plus digne de son élévation, qu’il n’oublia jamais la bassesse de son premier état. Un Cordelier de la Principauté deTarente, lui demanda que fa famille eût l’honneur d’être alliée à celle de Peretti. J’y consens, dit Sixte- Quint, pourvu que nous observions quelque proportion entre votre famille & la mienne. Dites - moi prend rement quelle elt votre origine '{ Saint Pere , répondit le Moine, ma maison eß, grâces à Dieu , Pune des plus riches & des plus anciennes du Royaume de Naples. Tant pis pour votre dessein , répliqua le Pape car le moyen de faire alliance entre un riche & puissant seigneur comme vous, 6 un malheureux gardeur de pourceaux comme moi Si vous voulez cependant, à quelque prix que ce soit, que je consente à ce que vous me demandez , quittez votre habit de Religieux , donnez à quelque hôpital la grosse pension que vous fait votre famille, & allez garder ces mêmes animaux à la campagne , des Mœurs. ;y; comme je les ai gardés dans ma jeunesse. Ce n’elt qu’à ces conditions que nous pourons devenir parens, vous & moi. Une personne qui , dans son élévation , se rappelle l’obscurité de son origine, n’en elt que plus estimable. On admire sa modestie, on applaudit à sa fortune dont elle se montre digne. Agatocle , fils d’un Potier, ne s’enorgueillit ni de la dignité royale où il fut élevé, ni des grandes victoires qu’il remporta fur les Carthaginois. Placé fur le trône de Syracuse, il voulut toujours être servi en vaiiselle de terre ; & quand on lui en demandoit la cause Je veux-, répondit-il , que le souvenir de mon origine rabatte l'orgueil que le vain appareil de la royauté pouroit m'inspirer. Cet Empereur Romain 3 , qui de simple Berger étant parvenu à l’Empire , fit mourir tous ceux qui avoient quelque connoissance de la basselîè de son extraction, neréuflit, par ce moyen auisi barbare qu’extravagant , qu’à la faire connoître davantage , & à la rendre plus odieuse. Il n’y a que de la gloire à parvenir par un vrai mérite, & de la honte Jn se méconnoître. Les richesses qui nous J Maximin. 3f4 L’ É c o L E laissent notre modestie , augmentent notre gloire. Si estes nous rendent plus vains, estes nous attirent la haine & le mépris. La femme d’un riche Financier étoit venue dans une Eglise , pour entendre un célébré Prédicateur ; mais comme elle étoit arrivée tard, elle ne trouva point de place. On aurait bien dit, dit-elle tout haut, mettre les chaises à un écu. Une Dame piquée , lui repartit en se tournant vers elle 11 parait bien , Madame , que votis avez plus d'eau que d'esprit. Telle est la sottise de notre orgueil, que tout ce qui nous environne , quoiqu’il n’ajoute pas le pltss petit degré à notre mérite, agrandit néanmoins l’idée que nous avons de nous-mêmes. Une belle maison , un habit plus riche qu’à l’ordinaire, un équipage de plus, augmentent la bonne opinion qu’on avoit de soi ; & si l’on n’y prend garde, on s’estime davantage à cheval ou en car- rostè, qu’à pied. Mais, dit fort bien la Bruyere, tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, & ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage on écarte tout cet. attirail qui t’est étranger, pour pénétrer jusqu’à toi, qui n’es qu’un fat. Si la fierté des airs & des maniérés ne des Mœurs. f sauroit convenir qu’à des sots , il n’en elt pas de même de la fierté du cœur, qui ell inspirée par la noblesse du sentiment elle est l’attribut des personnes de probité & d’honneur. C’est elle qui les empêche de rien faire de bas, de honteux, de déshonorant. Elle venge aussi quelquefois noblement le mérite r des outrages du riche insolent qui ose l’insulter , ou des mépris de l’homme heureux qui s’oublie. Denis-le-Tyran demandoit d’un ton railleur à un Sage de sa Cour , pourquoi on vcyoit les Philosophes chez les Grands, & qu’on ne vovoit pas les Grands chez les Philosophes. C'eß, répondit-il, parce que les Médecins vont chez les malades. De toutes les fiertés la plus ridicule est celle qui est couverte des lambeaux de la misere ; & un pauvre superbe est encore plus méprisable qu’un riche orgueilleux. Tel étoit cet Espagnol dont on raconte le trait suivant. C’est la coutume à Rome de distribuer de la soupe aux pauvres à la porte des monastères. Un Castillan, nouvellement arrivé, & qui ignoroit à quelle heure se lai soit cette distribution , s’adressa à un pauvre François pour en être instruit. La fierté Espagnole ne pouvoir souffrir qu’il demandât- simplement ce qu’il vouloir savoir. Il demanda au François s’il a voit pris son chocolat. Mon L’ É C O L E chocolat, répondit l’autre ! eh, comment voulez-vous que je le paye "{ je vis d’aumônes , & j’attends qu’on distribue la soupe au Couvent des Franciscains. Je vous prie de m'y conduire , dit le glorieux Espagnol vous y verrez Don Antonio Perèsde Valcabro, de Redia, de Montalva, de Vega , çsc. y donnes- à la pojîérité une marque d'humilité. Fh! qui sont ces gens- là, demanda le François ? C eß moi, répondit le Castillan. Si cela est, répliqua le François, dites plurôt un exemple de bon appétit mais quel régal pour un aussi grand Seigneur ! - — . - rss&ga - s> Nt vous loue[ jamais. C’est un grand ridicule de se louer soi-même. L’homme sage & judicieux ne donnera point dans cette fatuité. Celui qui a du mérite n’en parle pas ; il laisse aux autres le foin de le publier. Qu'un autre vous loue , dit Salomon, R non votre bouche -, que ce soit un étranger, & non vos propres levres 4. C’est ce que pratiquoit la célébré Madame Dacier. Elle avoir cette estimable modestie , qui pare le savoir & qui des Mœurs. 377 l’accompagne si rarement. Sa réserve étoit si grande, que jamais elle ne faisoit pa- roître dans ses conversations l’avantage qu’elle pouvoit avoir de ce côté-là fur la plupart de ceuxavecquielles’entrctenoit., Ceux qui ne la connoissoient point, ne pouvoient découvrir en elle qu’une femme ordinaire, & n’avoient garde de soupçonner la profondeur de son érudition. On rapporte de cette Dame un trait qui lui fait infiniment honneur. Les Savans du Nord qui voyagent, ont grand foin de visiter dans tous les pays les personnes qui se sont distinguées dans les Lettres, comme pour rendre un hommage glorieux à leur mérite & à leur réputation. Ils portent avec eux un livre, où ils les prient de mettre leur nom avec une sentence. Un Savant Asemand, qui con- noiifoit Madame Datier par ses Ouvrages, étant à Paris, vintlui rendre visite, N lui présenta son livre pour y mettre son nom & une sentence. Elle vit dans ce livre les noms des plus savans hommes de l’Europe elle en fut effrayée, & dit qu’elle rougiroit de mettre le sien parmi tant de gens illustres. L’Allemand ne le rebuta pas plus elle se dcfendoit, plus il la preisest il revint plusieurs fois à la charge. Enfin vaincue par ses instances , elle prit la plume , & mit son 110m avec ce mot de Sophocle Le silence eß 5fS L’ é c 0 l g ï ornement des femmes. L’Etranger surpris de ce trait, qui marquoit si parfaitement son caractère , demeura dans l’admiration. Rien ne fait plus de tort à une personne qui a du mérite d’ailleurs, que d’être vaine Une once de vanité Gâte un quintal de mérite. Elle nuit à la vertu même. Sadi , célébré Poète Persan, que nous avons déjà cité, raconte qu’étant encore très-jeune, il lifoit l’Alcoranau milieu de fa famille. Ses freres s’endormirent, & il dit à son pere Regardez-les , ils dorment & je prie. Mon pere, ajoute-1-il, m’embraiTatendrement & me dit 0 mon cher Sadi , ne vaudroit- il pas mieux que tu dormisses aujfi , que d’étre fi ce que tu fais ? Celui qui pense qu’il elf sage, ne le sera pas long-temps s’il ledit, il ne l’est déjà plus; peut-être même ne l’a-t-il jamais été. On perd toujours à iè louer ; & l’on persuade ordinairement le contraire de ce qu’on se propose. Les personnes qui se vantent, cherchent, si l’on peut s’exprimer ainsi, à semer l’estime, & ne recueillent que le mépris. Un jeune homme se vantoit d’avoir en peu de temps appris beaucoup de choses , & f- > des Mœurs. d'avoir dépensé mille écus pour payer lès maîtres. Quelqu’un de ceux qui étoient présens, lui répondit Si vous trouvez cent écus de tout ce que vous avez appris , je vous conseille de les prendre sans hésiter. Le plus grand plaisir qu’on puisse faire aux personnes vaines n’est pas de les louer, c’est de les écouter paisiblement le louer elles-mêmes. Mais c’est une complaisance qu’on a rarement leur vanité choque, & nous nous plaisons à l’humi- lier. Un Journaliste subalterne disoit dans une compagnie, qu’il distribuoit la gloire. Oui , Monsieur , lui répondit quelqu’un , vous ladijlribuez fi généreusement, que vous n'en gardez point pour vous. L’Abbé de Marolles, connu par ses mauvaises traductions d’excellens Auteurs anciens, ne traduisoit pas seulement les Poètes, il faisoit lui-même des vers; & en parlant de l’injustice du siede , il disoit qu’en dépit du public il avoit publié de compte fait cent trente-trois mille cent vingt-quatre vers. Comme il se vantoit un jour à Liniere que ses vers lui coû- toient peu Ils vous coûtent ce qu'ils valent , répliqua Liniere. Ceux qui se louent, ne sont guere loués; fussent-ils d’ailleurs dignes de l’être. On rqkule à l’orgueil ce qu’on doit au talent. Du Perrier , Gentilhomme Provençal A ;6s L’ É c o L E très-bon Poëte latin du dernier siede, mais encore plus vain, disoit un jour Il n’y a que les fous qui n’estiment pas mes vers. Stultomm infinit us est numerus, lui répliqua M. d’Herbelot s . Santeuil, disciple de Du Perrier, & égal ou même supérieur à son maître en poésie & en vanité , se trouvant avec lui dans un repas, on parla de leurs vers latins. Santeuil dit qu’il y avoit autant de différence entre ses vers & ceux de Du Perrier, qu’il y en avoit entre un astre & un météore. Du Perrier s’offensa de la comparaison, & dit à Santeuil qu’il ne sa voit que ce qu’il lui avoit appris. Santeuil répondit qu’il nedevoit fa poésie au’à lui même, qu’à son génie; & en supposant , ajouta-t - il, que vous me l’avez apprise , fi en ai appris plus que vous n’en saviez. Pour preuve de cela , je parie dix pijioles que je vais faire des vers mieux que vous. Du Perrier accepta le pari. L’argent sut mis entre les mains de Ménage, qu’ils choisirent pour juge. Au bout de huit jours, ils lui apportèrent leurs vers qu’ils avoient faits fur le sujet qu’il leur avoit donné. Ménage ne voulant point se brouiller ni avec l’un ni avec l’autre , dit que leurs pièces étoient également * Le nombre dessous efi infini. Eccï. I. des Mœurs. 361 également bonnes. Il leur rendit leur argent mais ils rie s’en tinrent pas là. Ils allèrent trouver le Pere Rapin, Jésuite, qui a fait lui-même un si beau Poëme latin sur les Jardins , & ils le prièrent de les juger. Ils le rencontrèrent à la porte de l’Eglise. Après avoir lu leurs pièces, il leur dit qu’elles ne valoient rien, qu’ils dévoient rougir de faire cet assaut de vanité , & qu’il faîloit apparemment qu’ils eussent trop d’argent pour faire un semblable pari. Les pauvres, ajouta-t-il, profiteront de P inutilité de votre dispute & du superflu de votre bien c’efl une juste punition de votre orgueil. En disant cela, il entre dans l’Eglise, & lâchedans le tronc les dix pistoîes que les deux Poètes lui avoient consignées. Pour être applaüdi de ce qu’on fait, il lie faut pas trop s’en applaudir soi-même. Le vrai moyen de n’avoir l’approbation de personne , c’est de la mendier par nos paroles ou par nos regards. La vanité rend toujours odieux ; & si elle n’est pas jointe au mérite , elle rend de plus ridicule. Un mauvais Prédicateur disbit à quelqu’un sur la fin du Carême Je ne sais comment j’ai pu résister à la fatigue de prêcher tous les jours , & encore * avant-hier ma Paillon dura deux heures & demie ; cependant je me porte bien n’admirez-vous pas ma force? Oui, lui Tome II. Q_ ;6r V É c o l e répondit l’autre, mais f admire encore plus celle de vos auditeurs. Le Pere d’Arruis , Jésuite , parloit de lui-même & de ses prédications bien plus modestement. Il disoit Lorsque le Pere Bourdaloue prêcha à Rouen, les Artisans quittoient leurs boutiques pour l’aller entendre, les Marchands leur négoce , les Avocats le Palais, les Médecins leurs malades. Pour moi, lorsque je prêchai l’année d’après, je remis toutes choses dans l’ordre personne n’aban- .donnoit plus son emploi. On n’en estime que davantage celui qui sait ainsi se rendre justice. Mais s’il est des occasions où il y a du courage & de la grandeur d’ame à oser dire de soi des vérités peu flatteuses, il en est austi où l’on peut dire modestement du bien, de soi-même. La nécessité de se justisier ou de se faire connoître, une grande utilité pour soi ou pour les autres, l’honneur & la gloire de Dieu permettent de le faire ; pourvu que ce soit le plus brièvement qu’il est poisible, & que la vanité ne paroisse pas s’y mêler. Il est pour l’ordinaire aulsi inutile que dangereux de se donner des louanges on n’est pas cru d’ailleurs fur sa parole, & l’on ne fait que donner plus de matière à la critique & à la plaisanterie. Deux freres, l’un Poète & l’autre Musicien, parloient aveç b e s Mœurs* âoge de leurs talens. C’est mon frere, dit l’un, qui fait les vers, & je les chante. Et moi, ajouta Despréaux ennuyé de leurs fades discours ,je les siffle. On fait assez, dit la Rochefoucault, qu’il ne faut guere parler de la femme, mais on ne fait pas assez qu’on devrait encore moins parler de foi. Les personnes qui fe vantent, ne font guere plus aimées dans les compagnies, que celles qui sentent mauvais. Evitez donc avec foin de parler de vous-même; & fl la politesse des autres vous force de répéter quelque événement dont le détail vous fait honneur, soyez bien court, & parlez-en avec une pudeur infinie. Une Dame demandoitau Comte Maurice de Nqjsiau , célébré par le grand nombre de victoires qu’il remporta fur les Espagnols, quel étoit le plus grand Capitaine de son siede. La modestie de ce Prince ne lui permit pas de fe nommer j l’amour de la gloire, & cette noble estime de foi-même qu’a un grand homme qui ne peut s’ignorer, lu! défend oient de céder ce rang a aucun autre. Il répondit Aladame , le marquis de Spinola est le second. C’étoit le Général des armées d’Espagne dans les Pays- Bas, & le plus grand homme de guerre de son temps, s’il n’avoit pas eu en tête le L’ É C O L E Comte Maurice, contre lequel néanmoins il se soutint avec gloire. Cette maniéré de se louer, en louant son rival , est sort adroite ; elle blesse beaucoup moins que la vanité toute nue ou la modestie affectée de ces faux humbles qui, aimant à se louer & n’osant le faire ouvertement, emploient l’artifice usé de dire du mal d’eux mêmes. La vanité perce à travers le voile dont ils veulent la couvrir; & ils ne gagnent par cette hypocrisie qu’un redoublement de mépris. Un fat parloit toujours de lui- même , & contoit très-modestement ses défauts; mais ses défauts se réduisoienfe à être trop franc, trop véridique, trop libéral, trop bon, trop courageux. Quelqu'un qui l’entendoit, piqué de cette orgueilleuse confeilion, lui .dit que le dénombrement des vices dont il s’accu- soit avec tant de franchise & de pudeur, étoit une assez bonne preuve qu’il avoifc les vertus contraires. C’est contre un de ces faux modestes qu’on a faitl’épigramme suivante LorPqne Lubin me dit, pour se Faire encenser, Qu’il n’est qu’un ignorant en l’art le bien écrire, Il me le dit sans le penser » Je le pense sans le lui dire. En général, à moins que ce ne soit par le sentiment de l’humilité chrétienne, des Mœurs. 5 6 s évitez autant de vous blâmer que de vous louer observez la sage maxime à'Arijiote , qui disoit souvent qu’il ne saut parler de soi ni en bien ni en mal, parce qu’il y a ordinairement de la vanité à se louer, & de la folie à se blâmer. Dire , sans une julle raison, du bien de nous-mêmes, c’est fatuité en dire du mal, c’est inutilité; allez d’autres s’en chargeront & s’en acquitteront mieux que nous. - v- Soyez humble modcße au milieu des juccès. Les Hollandois parurent oublier cette belle maxime, dans les heureux succès de la guerre où ils eurent part au sujet de la succession d’Espagne. L’Abbé de Polignac, un des Négociateurs de la paix, indigné de la hauteur avec laquelle ils le traitoient aux conférences de Gertruidenberg 6, leur dit Mejßeurs, vous parlez bien comme des gens qui ne foui pas accoutumés à vaincre. Il le leur lit encore mieux sentir deux ans après au Congrès d’Utrecht. Les Plénipotentiaires Hollandois voyant que la face des affaires étoit 6 Ville du Brabant Hollandois , où se tinrent- les conférences en 1710» as Z 66 L’ É C O L E changée par la réunion des Cours de Versailles & de Londres , & s’appercevant qu’on leur cachoit quelques - unes des conditions du traité de paix, déclarèrent aux Minières du Roi de France, qu’ils pouvoient se préparer à sortir de la Hollande. L’Abbé de Poiignac, qui n’avoit pas oublié la hauteur avec laquelle ils lui avoient parlé aux conférences de Ger- truidenberg, leur dit Non , Mejßeurs , nous ne sortirons pas d’ici nous traiterons chez vous , nous traiterons de vous,. E-f nous traiterons fans vous. Cet Abbé , qui possédoit au suprême degré le talent de la négociation , donna lui-même un bel exemple de la modestie qu’on doit avoir dans les bons succès. Louis XIV l’ayant nommé Auditeur de Rote, il partit pour Rome en cette qualité. Le Cardinal de la Tremouille y étoit alors chargé d’une négociation importante il manda au Roi qu’il ne pouvoir réuffir fins le secours de l’Abbé de Poiignac. Le Roi le nomma pour Adjoint, & il obtint tout du Pape. Le Cardinal écrivit au Roi comme la chose s’étoit passée l’Auditeur de Rote assura le Prince que le succès de la négociation étoit uniquement dû au Cardinal. Le Roi .étonné & charmé tout ensemble d’un procédé R noble & si rare de la part de ces deux Minisires, ne différa pas un moment à des Mœurs. 357 en instruire toute la Cour. Ce Prince satisfait des services & du mérite de l’Abbé de Polignac, lui obtint dans la fuite le chapeau de Cardinal. La modestie de M. de Turenne dans les heureux succès , étoit encore plus admirable , parce qu’elle ail oit jusqu’au sublime. Il n’avoit été vaincu que dans un combat , où il ne commandoit même qu’en second. Cependant quand il avoir remporté quelque victoire, & qu’on l’eu félicitoit, en lui disant qu’il étoit toujours victorieux Vous avez fans doute oublié , répondoit-il, que fai été battu a Mariendal. Mais personne ne porta peut-être jamais plus loin la simplicité de la modestie que le célébré M. de Catinat, un des grands Généraux de Louis XIV. En envoyant à la Cour la relation de la bataille de Staffarde, qu’il venoit de gagner, tous les Colonels y étoient nommés, & le Roi, au rapport du Général, avoir à chacun d’eux une obligation particulière. La Cour n’apprit les propres exploits de M. de Catinat que par les lettres de dis- férens particuliers. On fut que son cheval avoir été tué sous lui, qu’il a voit reçu plusieurs coups dans ses habits St une contusion au bras gauche. Il étoit si peu question du Général dans sa relation, qu’une personne qui en avoir écouté la ?68 L’ E c o l E lecture, demanda M. de Catinat êtoit-il à cette bataille ? Le lendemain étant allé remercier le Régiment de Grancey, dont la valeur n’avoit pas peu contribué à la victoire , plusieurs soldats qui jouoient aux quilles à la tête du camp, quittèrent leur jeu pour s’approcher du Général mais M. de Catinat leur dit avec bonté de retourner à leur partie. Quelques Officiers lui proposèrent d’en faire une il l’accepta, & sa mit à jouer aux quilles avec eux. Un OEcier- général qui se trouvoit présent, Voulut en plaisanter , & dit qu’il étoit bien extraordinaire de voir un Général d’armée jouer aux quilles après une bataille gagnée Vous vous trompez-, répondit M. de Catinat, cela ne ferait étonnant que dans le cas ou il l’auroit perdue. Que cette modération & cette tranquillité d’ame, dans un moment qui seroit pour tant d’autres un moment d’ivresse, peignent bien le héros & le grand homme! On a vu encore dans le même siede, mais dans un autre genre, un rare exemple de cette modeltie de sentimens, qui caractérise les antes supéiieures. Le Pere Sébajlien , cet excellent Mécanicien dont nous avons déjà parlé, avoit enrichi les manufactures de plusieurs belles découvertes, & il avoit inventé ces tableaux mouvans, qui firent l’admiratiotj des Mœurs.' g 69 de ia Cour. Il reçut la visite du Duc de Lorraine, de Pierre le Grand , & de plusieurs autres Piinces. Mais la réputation dont il jouiiloit & qui étoit répandue dans toute l’Europe, ne le changea point ; & le Grand Coudé difoic de lui , qu’il étoit autii simple que ses machines. Tel étoit auiîi le P. Mabillon , savant Bénédictin. Sa modestie étoit encore plus grande que là science, qui pourtant étoit immense. M. le 'sellier, Archevêque de Reims, dit à Louis XIV, en le lui présentant Sire , s ai P honneur Ae présenter à Votre le Religieux le plus /avant N le pins humble de votre Royaume. La modestie est toujours inséparable du vrai mérite, & ne le trouve guère qu’avec lui. Les singes des grands hommes affichent la modestie , parce qu’ils ont ouï dire qu’elle rehauifoit la gloire. Ils sont humbles & modestes par orgueil. Mais leur vanité se trahit elle - même par la joie qui se répand sur leur visage le témoignage des yeux dément celui des levres. La vraie modestie est dans le cœur encore plus que dans les paroles. Elle doit en quelque forte nous faire ignorer nos avantages , & s’ignorer elle-même. Cochin ayant plaidé avec son éloquence ordinaire la cause d’une femme de qualité, cette Dame ne put as 370 L’ É C 0 L E s’empêcher de lui dire en pleine Grande- Chambre Vous êtes si supérieur aux autres hommes que , si c’étoit le temps du Paganisme, je vous adorerois comme le Dieu de l’éloquence. Dans la vérité- du Christianisme, répondit l’humble Orateur , l’homme n’a î rien dont il puisse s’approprier la gloire. Ce n’est pas seulement la religion qui nous défend de nous attribuer la gloire de nos heureux succès, d’en être vains & orgueilleux ; la raison nous tient le même langage. Elle nous dit qu’il y a des héros de fortune encore plus que de mérite; qu’il y a peu de grands événe- mens qui soient dus à la prudence ou à l’habileté des hommes» & que c’est presque toujours le concours des circonstances qui fait le succès ou le défaut de réussite des grandes actions. L’homme modeste, au milieu des plus grands applaudissemens , se dit à lui- même ce qu’un héraut répétoit de temps en temps au vainqueur Romain dans la marche de son triomphe Souvenez-vous que vous êtes homme. Comme s’il eût dit Souvenez-vous que cette gloire qui vous environne & qui brille à vos yeux avec tant d’éclat, s’évanouira comme un songe. Ces titres magnifiques dont on vous honore, font vains avec eux vous gafferez, & vous dilparoîtrez comme eux» des Mœurs.' qji Ces statues qu’on élevé à votre mémoire, feront de peu de durée, & vous durerez eneore moins. Peut-être le peuple inconstant qui vous prodigue aujourd’hui- fès acclamations & son encens, renversera-t-il demain son idole & la foulera-t-il à ses pieds. Mais , dulîiez-vous être plus heureux que tant d’autres , êt jouir d’une prospérité plus constante , souvenez-vous que la mort triomphera de vous plus fièrement que vous ne' triomphez de vos ennemis elle ensevelira dans le même tombeau & votre puilsance & vos grandeurs. Quand la fortune seroit auflî cons» tante & aulli assurée qu’elle l’est peu» on devroit encore» même pour ses propres intérêts, être humble & modeste. La gloire est la compagne de la modestie y & l’humiliation l’est de l’orgueil. Mène-* erate , Médecin de Syracuse, se saifoit toujours suivre par quelques-uns des malades qu’il avoitguéris, & se donnoit' orgueilleusement le surnom de Jupiter Il écrivit à Philippe, pere d’Alexandre le Grand, une lettre avec cette adresse i Ménêcrate-Jupiter au Roi Philippesalut* Ce Prince, pour se moquer de sa lotte vanité , lui répondit Philippe à Mèné~ träte santé U bon sens* Il n’y a point de vice qu’il nous soit plus important dans l’usage du monde 375 V È C O L E de tenir au moins caché , si nous en sommes atteints , que l’orgueil, parce qu’il n’en est point qui nous rende plus odieux. On méprise ceux qui s’enivrent de leur bonheur & qui s’oublient. La fiert qu’ils prennent les expose au ridicule , & fait croire qu’ils font au-dessous de leur fortune , puisqu’ils savent si peu la soutenir. Leur modération au milieu des succès les feroit paroître plus grands que les choses qui les élevent; à làns rien perdre de leur gloire, ils auroient encore celle de la modestie. Ainsi l’Histoire loue ü admire avec raison le beau trait de l’Empereur Frédéric IV. Ce Prince ayant été couronné a Rome, alla rendre visite au Roi de Naples & d’Aragon , Alphonse V , surnommé le Sage U le Magnanime. Comme on n’approuvoit pas qu’il eût fait cette démarche Il eft vrai , dit-il, que le rang d’Empereur est au-dessus de celui de Roi , mais Alphonse eji plus grand que Frédéric. La modestie donne un nouvel éclat à la grandeur. On s’empresse à lui rendre ce qu’elle veut s’ôter à elle-même. EUe force les autres hommes à voir sans jalousie fa gloire & ses avantages. La hauteur & la Serté ne font au contraire qu’augmenter le nombre des ennemis & des jaloux, qui triomphent avec un mépris insultant, quand ce colosse de grajçw des Mœurs. 375 âeur vient à tomber, comme il arrive souvent. C’est ce qui a sait dire à un Ancien , que ceux-là nous donnent un bon conseil, qui nous avertissent que plus nous sommes élevés au-dessus des autres, plus nous devons être humbles & modestes. Mais qu’il est difficile d’être humble & grand tout ensemble ! Il est si naturel à l’homme d’avoir de l’orgueil & de s’enfler de ses luccès , que cela arrive à ceux même qui font les plus convaincus des avantages de la modestie. L’esprit a beau leur conseiller de faire du moins semblant, pour leu - gloire , de se tenir dans une même égalité d’ame le sentiment du cœur l’emporte sur les lumières de l’esprit. La gloire éblouit, les heureux succès aveuglent, l’élévation fait oublier fa ballèiiè ; on se croit plus grand , parce qu’011 est plus éleve ; & la tete tourne fur les hauteurs. C’est ce qui arriva au Cardinal d'Es- pinojd , premier Ministre de Philippe il, Roi d’Kspagne. Ce Ministre dont on a dit qu’il avoir l’arne ausii vaste que la Monarchie qu’il gouvernoit, ne put soutenir tout le poids de fa fortune elle le remplit d’orgueil, & l’orgueil fut ia cause de sa chute. 11 avoir piis un tel ascendant fur le plus impérieux de tous les Princes, qu’il usoit avec ce Monarque 374 V É c o l s d’un ton absolu. Le Roi sortoit cîe îk chambre pour le recevoir, ôtoit son chapeau pour le saluer, & le faisoit asseoir comme son égal. Philippe II se lassa enfin d’être en tutelle. Il lui dit un jour .• Cardinal , souvenez-vous que je fuis Préfident de Castille. Il le dégradoit par-là de cette première dignité de la Monarchie d’EL pagne. Ce fut pour lui un coup de Foudre. Il en tomba malade ; & la haine qu’on, lui portoit, hâta sa mort. Dans une foi- blesse qu’il eut, on se pressa tant de l’ouvrir pour l’embaumer , qu’il porta là main au rasoir du Chirurgien; & son cœur palpita encore, après qu’on lui eut ouvert l’estomac. Cette opération précipitée fut l’eflet de la crainte qu’on eus qu’il ne revînt en santé. des Mœurs. 37s XXIII. Surmonte [ les chagrins oh l'esprit s f 4~ bandonne . X./ES sujets de chagrins font si fréquens dans le cours de la vie, qu’on ne peut guere se flatter de les éviter tous il n’est permis qu’à un fou de croire qu’il n’en aura jamais. Quand on est jeune encore & fans expérience, on ne marche que fur des fleurs tout rit, tout est beau. On se persuade que ce bonheur durera toujours. Mais une si douce erreur ne séduit pas long-temps. Bientôt on se trouve en butte à la dureté, à la trahison, aux. faux jugemens, à l’iniquité ou à la bizarrerie des hommes, & à tous les événement fâcheux dont notre triste vie a tant de peine à se défendre. Il est donc à propos de s’y préparer de bonne heure. Amassez, dès la jeunesse , allez de bon esprit, assez de vertu, pour pouvoir un jour vous familiariser avec la patience. Le temps, viendra que vous en aurez besoin. Si jamais l’injustice renverse vos projets , empoisonne votre conduite, vous préfère d’indignes concurrent ; si elle vous enleve une partie de vos bieus > si elle attente à voti» 37 & quelquefois au désespoir. Ceux à qui ce malheur arrive, sont comme inconsolables. Leur perte est fans cesse devant leurs yeux, finis considérer que des biens si fragiles ne devraient pas leur être si chers ni les attacher si fort. Sannazar , excellent Poète latin, eut cette foiblesse ; le Comte de Nassau , Général des troupes de l’Empereur en Italie, ayant pillé fa maison de campagne, il en conçut un tel chagrin , qu’il contracta une maladie dont il mourut. C 2 .. • Namquc -s[>retA exolrftunt-i ß trascare , agnito- niisntwr* 3&0 V É C O L E C’est une grande folie de se laisser mourir pour des biens mille fois moins précieux que la vie. Mais la plupart des hommes y font si attachés, qu’il n’y a qu’un grand fonds de raison ou de religion, qui puisse en faire supporter la perte avec fermeté. M. de Valincourt ayantperdu sabib'io- . theque , dans l’incendie qui consuma sa belle maison de Saint-Cloud, répondit à ceux qui cherchoient à le consoler de ce malheur J'aurais bien mal profité de mes livres , fi je »’avais pas appris à savoir m'en passer. On sait avec quels sentimens héroïques de la résignation la plus soumise , le saint homme Job apprit la perte de tous ses biens. Tandis que le bras de Dieu s’ap- pesantissoit sur lui, il bénilsoit la main qui le frappoit. Plein de reconnoissance pour les biens qu’il avoit reçus, il les rendit fans murmure au Maître souverain qui les lui redemandent. On put lui enlever ses trésors, mais il en étoit un plus cher que tous les autres, qu’on ne lui enleva point, le respect & la soumis, sion qu’il devoit à son Dieu. Ne croyez pas être souverainement malheureux , lorsque vous éprouverez comme lui plusieurs revers. Combien dans le monde de millions d’hommes cent fois plus malheureux & plus à plaindre que vous ! Mais tout ce qui nous des Mœurs. zZi •regarde , nous le grossissons toujours. Il nous semble que personne n’éprouva jamais une disgrâce telle que la nôtre. Cette idée même de singularité dans nos malheurs nous plaît , parce qu’elle autorise nos murmures. Nous voudrions que les hommes ne fussent occupés que de nos peines, comme si nous étions les seuls malheureux fur la terre. Nous ne pensons qu’au bonheur dont nous avons joui ou dont nous pourrons jouir nous ne jetons nos regards que fur la félicité vraie ou apparente de ceux que nous en croyons moins dignes; au lieu déconsidérer ceux qui font plus infortunés que nous , ou de faire réflexion que nous aurions pu être encore plus malheureux. Alors vraiment nous nous trouverions heureux au sein même de notre malheur. Un pauvre de la basse Thébaïde en Egypte, n’avoit, dans la plus grande rigueur de l’hiver qu’une petite natte de jonc, dont il mit la moitié fous lui, & il se couvrit avec l’autre comme il put. Le froid le faisant trembler , il se consoloit lui-même en disant Je vous rends grâces, mon Dieu car combien y a-t-il de riches qui , à cette heure-ci, font en prison U qui ont les fers aux pieds , fans pouvoir jouir de la moindre liberté , au lieu que je puis du moins aller où bon me semble. Il n’est guere donné qu’aux pauvres de 5§a L’ Ê c o l b souffrir ainsi avec résignation. Le partage des riches, des heureux du siede , dans les maladies & dans les autres afflictions qui leur arrivent, est assez souvent l’impatience qui augmente les maux, le chagrin qui les aigrit, le désespoir qui y met le comble. Un Ecclésiastique de beaucoup de mérite nous a raconté qu’étant jeune encore , un homme zélé lui dit Venez avec moi , que je vous fasse voir différentes especes de maladies & la maniéré dont on les supporte. Il le mena d’abord chez plusieurs pauvres , dont il admira la patience, la tranquillité, la joie même au milieu de leurs maux. Il le conduisit ensuite chez une Dame très-riche & malade ils ne tardèrent pas à-être témoins de toutes ses impatiences dans les douleurs, de ses plaintes ameres contre les Médecins qui ne la soulagement pas, de ses emportemens contre ses domestiques. Ce fut la même chose chez d’autres Grands qu’ils visitèrent, & qu’ils trouvèrent également occupés à s’affliger, à se plaindre, à se rendre encore plus malheureux qu’ils ne l’étoient. Nous voulons ne rien souffrir mais le bonheur parfait est-il donc fait pour des êtres imparfaits ? Darius , Roi de Perse, ayant perdu la plus chérie de ses femmes, enétoit inconsolable. Démocrite lui promit de la rejsusciter. s’il pouvoir trouver des Mœurs. dans ses Etats trois personnes qui n’eussent jamais eu aucun sujet d’affliction. Après une recherche exacte 5 on reconnut qu’il étoit impossible de trouver ces trois hommes heureux. Cette réflexion consola le Monarque. Nous ne devons pas nous attendre en eette vie à une félicité fixe & complété. Ce monde n’est le paradis terrestre que pour un très-petit nombre de personnes, qui payeront peut- être bien cher un jour les délices d’un bonheur dont iis ont si peu de temps à jouir. C’est un grand malheur de n’être jamais malheureux une prospérité constante corrompt,amollit , remplit d’orgueil. Philippe , Roi de Macédoine, ayant reçu trois bonnes nouvelles en un jour, s’écria O Fortune , envoie-moi quelque petit malheur, pour interrompre un bonheur fi continu ! Il est rare qu’on soit obligé de former de pareils souhaits ; & telle est la vicisiitude des choses humaines , que les biens font presque toujours précédés ou suivis de quelques maux. Le plus heureux des hommes est celui qui a le moins de malheurs. Attendez-vous donc à en avoir , & lorsqu’ils arrivent, soutenez- les avec courage. Si la perte qui fait le sujet de votre chagrin , vient de quelque accident que votre prudence n’a pu ni prévenir ni 584 L’École parer, supportez-la avec résignation. Le chagrin ne remédie à rien, & fait souvent beaucoup de mal il deffeche, il mine, il consume, il dérange la tète & précipite au tombeau. Un homme ayant perdu la vue par un accident, n’en parut pas plus triste ; il disoit au contraire plaisamment pour se consoler Auparavant y allais seul , çf? maintenants irai toujours en compagnie. Si l’accident peut se réparer , & qu’il reste encore quelque lieu à l’espérance, fortifiez-la par la pensée d’un avenir plus heureux. Souvent les affaires qui parois! sent prendre un tour peu favorable, avec le temps deviennent fort avantageuses. Un mal peut amener un bien. Fais tête au malheur qui t’opprime* Qu'une espérance légitime Te munisse contre le sort. L’air fifiie , une horrible tempête Aujourd'hui gronde sur ta tète, Demain tu seras dans le port. R O US SE A IA Espérez donc que l’orage dont vous êtes surpris pall’era vite ; & pendant qu’il dure, enveloppez-vous de votre vertu. „ Ne renonçons jamais au bonheur, dit le Poète Sadi les sources du bien & du mal sont cachées, & nous ignorons laquelle doit s’ouvrir pour arroser l’espace de des Mœurs. âela vie. O homme, dans le malheur fois patient, & efpere C£ . L’espérance est la plus grande consolation des malheureux. Elle tarit les larmes, elle donne du courage, de la patience, de la joie. Saine Charles Borromée , qui n’étoit pas encore bien rétabli d’une -longue maladie, fut obligé d’aller à Rome pour l’élection d’un Pape. Il partit en litiere avec toutes les provisions deremedes que ses Médecins lui avoient prescrits. Lorsqu’il fut près de Bologne, le mulet qui étoit chargé de ces drogues, se laissa tomber en passant une riviere. Tous les pots furent cassés , & le reste des remedes fut emporté parle courant de l’eau. Le saint Cardinal, loin de s’en fâcher, n’en fit que rire ; & fans permettre qu’on retournât en chercher d’autres, il dit en riant, que cet accident étoit un heureux présage qu’il n’en auroit plus besoin. Avant qu’un malheur arrive, détour- nez-le, s’il est possible ; usez de prudence & de précaution. Mais quand il est arrivé, il faut s’en faire une raison, & l’oublier le plutôt qu’on peut. Quand on craint qu’un malheur ne nous fuisse arriver, C’est alors qu’il y faut rêver. Y penser après, c’est folie Maxime sage & peu suivie. RICHEAk Tonte IL R 33 6 V É C O L E C’étoit la maxime de l’Empereur Frir- dsric IV surnommé le Pacifique, dont bous avons déjà parlé. Jamais l’Allemagne ne fut plus cruellement déchirée par les guerres civiles que fous son regne. Il tâcha de dissiper les factions mais n’ayant pu y réussir, ni empêcher le Roi de Hongrie de prendre sa Capitale, il s’en consola en voyageant. Il écrivoit fur les murailles des endroits où il lo- geoit Herum irrecuperandaruni oblivio summa félicitas, c’elt-à-dire Les choses» mes amis, qu’on ne peut recouvrer, Le souverain bonheur est de les oublier. Philippe II, Roi d’Espagne, étoitde même. Ayant mis en mer une flotte de soixante vaisseaux & de dix mille hommes contre l’Angleterre, elle fut entièrement détruite par la tempête & par l’habileté des Anglois. Toute l’Espagne en fut dans la plus grande consternation. Le Roi seul apprit cette perte sans changer de visage. II. écrivoit quelques lettres , lorsque le Courier entra pour lui apprendre ces tristes nouvelles. Je n'avais point cru, répondit-il., ma flotte capable de vaincre la violence des vents V la fureur de la mer j mais je remercie Dieu de m'avoir donné assez de pouvoir U de force , pour remettre en mer une flotte aussi puissante e s Mœurs. 403 que des ingrats ; & ceux à qui il donne le plus, font pour l’ordinaire ceux qui pensent le moins à lui. Mais ménage-t il quelque malheur, quelque disgrâce on tourne ses regards & ses pensées vers le Ciel, on revient à ses devoirs, & l’on rentre dans le sentier de la vertu qu’on avoir quitté. L’adversité eltun des plus sûrs moyens que Dieu ait pour nous rappeler de nos égaremens. Parlez à la plupart des hommes de renoncer à des pallions qu’ils chérissent ils vous regarderont comme un censeur importun. Les remontrances les plus touchantes, les menaces les plus terribles des jugemens de Dieu ne feront qu’une foible impression. Mais vient-on à être atteint des traits de l’adversité îs charme disparoît, & l’on voit les objets d’un tout autre œil. Consumé par une fievre lente, déchu du rang où l’on étoit monté, trahi par d’infidelles amis, dépouillé de ses biens, on reconnoît que ce corps paré avec tant de luxe & nourri avec tant de délicatellè, ce teint si brillant dont on avoit été si idolâtre, n’étoit qu’une fleur passagère ; que ses grandeurs humaines dont on avqit été si épris , n’étoient que néant ; & que tout ce qui avoit le plus flatté nos espérances n’étoit que mensonge & vanité. L’adversité nous détrompe A nous inltruit. 4Ö4 L’ É c o i e Eclairés du flambeau delà religion,nous découvrons, dans les afflictions qui nous arrivent, la peine du péché, l’exécution des arrêts d’une juilice infiniment sage , de salutaires amertumes répandues fur les objets de nos affections , pour en détacher notre cœur, & l’attirer vers des biens plus solides. Elles font encore dans les principes de la Foi, & c’est un second avantage infiniment précieux des souffrances, elles font des épreuves passagères qui, après avoir épuré nos vertus, augmenté nos mérites,consommé notre sanctification, doivent être suivies d’une gloire & d’un bonheur éternel. Aulsi l’Evangile, ce livre divin qui doit être la regle de nos fentirnens ainsi que de notre conduite, appelle -1~ il heureux ceux qui souffrent, ceux qui sont calomniés & persécutés pour la justice. Que n’a pas souffert Jesus-Ümst lui-même, notre Législateur & notre maître! Dans le dessein qu’il a eu de nous servir de modele & de guide pour nous rendre heureux, eût-il choisi les souffrances, & nous eût-il fait un précepte de porter la croix après lui, si les souffrances n’étoient pas la vraie route du bonheur. Cependant vous vous croyez le plus malheureux des hommes & le plus à plaindre, vous poussez de honteux fou» DES Mœuhs. 4of pirs, vous éclatez en plaintes, vous répandez des torrens de larmes fur votre malheureux fort. Ingrats, arrêtez ces larmes indignes & excessives, elles font; injure à Dieu. En vous plaignant de vos maux , vous vous plaignez de ce qu’il vous donne une des preuves les plus certaines de son amour. Parce que vous étiez agréable à} Dieu, dit l’Ange à Tobie , il a été nécejfaire que vous fujfiez éprouvé par la tribulation y. Ce n’est pas que je condamne absolument vos soupirs je ne prétends pas que vous foyiez de bronze , ni que vous ressembliez à ces Philosophes orgueilleux , qui fe faisant gloire d’être insensibles, vouloient fonder leur farouche vertu fur les ruines de l’humanité. Je fais que vous êtes homme, que difficilement on fe fait à souffrir, & qu’il y a des momens où l’on sent la nature ébranlée qui frémit. Versez des larmes , j’y consens, mais versez-les en Chrétien , versez-les dans le sein de Dieu. Alors elles adouciront vos amertumes, elles calmeront vos aigreurs, & peut-être, ainsi qu’on l’a vu dans les Apôtres & dans plusieurs autres Saints, viendront- ? X&ia accès tus iras Dcû t nccejsc suit tcntatit çrcbarette. Job. LL. § L’ Ê c o l î elles même jusqu’à vous rendre heureux dans vos peines. Il faudroit pour cela souffrir avec patience & avec fbumilfion mais que faites- vous '{ Au lieu d’acquiescer humblement, de vous courber avec respect sous la main qui vous trappe, de recevoir avec résignation ce qu’il faudra toujours malgré vous que vous receviez ; vous souffrez souvent avec une opiniâtre opposition aux ordres du Ciel, avec un orgueil qui, tout abattu qu’il est fous la main de Dieu, fait effort pour se soulever contre lui. Vous souffrez sans aucun repentir, fans entrer dans les vues de miséricorde & de salut que Dieu se propose en vous châtiant. Combien n’en voit-on pas même qui souffrent, & qui en même temps s’abandonnent auxmouvemens de la vengeance, dans le désir de perdre celui qu’ils croient la cause de leur malheur ; aux transports de la fureur, pour exhaler l’humeur chagrine & dévorante dont ils font la proie ; quelquefois aux excès du blasphème & du desespoir , parce que leurs maux, loin de finir* croissent & redoublent! O mon frere, ô mon ami! car plus vous êtes malheureux , plus vous m’êtes cher & plus je m’intéresse à vos maux j dires-moi, que gagnez-vous à vous impatienter, à vous révolter contre Dieu? des Mœurs. 427 Rétablissez-vous par-là votre santé, votre fortune, votre crédit, votre honneur? Par vos emportemens furieux remédiez- vous à quelque chose ? non. Tout ce que vous gagnez au contraire, c’est d’enfoncer plus avant le trait qui vous déchire, c’est de changer en poison le remcde salutaire que la Providence vous offroit, c’est de vous creuser dès-à-présent un enfer, en attendant cet enfer encore plus affreux où vous vous précipitez. Plus je pense à votre fort, plus il m’attendrit & me pénétré. Car enfin qu’un coupable fortuné , qu’un homme de plaisir & de bonne chere se perde ; à perte m’est sensible, & je le plains, mais du moins il a goûté quelques douceurs, douceurs fauflès & trompeuses, douceurs pailàgeres & fugitives, je le lais ; douceurs cependant qui l’ont amule, & qui lui ont fait couler quelques jours dans une agréable iyresse. Mais vous, après une vie traversée par de funestes acci- dens, déclarée par les peines, & passée dans les pleurs, si vous venez à vous perdre, si vos maux deviennent par votre faute une anticipation des flammes éternelles , si du prix dont vous pouviez acheter le. Ciel vous vous creusez un affreux abyme ; est-il un fort plus déplorable que le vôtre , & ne peut-on pas vous nommer tout à la fois le plus 4og V É C 0 L s insensé & le plus infortuné des hommes ? En souffrant comme un désespéré & malgré vous, ne vous faites-vous pas mille fois plus de mal que la malignité des hommes ou toute la vivacité de la douleur ne peut vous en faire ? Quelle tranquillité , quel repos pouvez-vous avoir parmi les agitations , les convulsions qui vous déchirent ? Certes, vous écoutez bien peu votre raison & votre religion. Puisque c’est une néceflitéde souffrir, que ne mettez-vous à prosit vos souffrances & vos peines? que n'amassez-vous des trésors pour le Ciel ? que ne vous assurez - vous un bien que les hommes ni la fortune ne vous enlèveront pas, & qui est infiniment plus grand que celui dont la perte est peut- être aujourd’hui ce qui vous afflige si fort ? Bientôt viendra le moment où vous ferez charmé de n’avoir pas été plus heureux. Cette Providence que vous êtes tenté de condamner fur la terre, lorsque les voiles seront levés, vous la bénirez éternellement. L’Empereur Maurice ayant refusé par avarice de racheter douze mille de ses sujets , qu’un Roi Arabe a voit fait prisonniers, quoiqu’il n’ëxigeât pour leur rançon que quatre oboles 6 par 6> LYbole étnit la sixième partie du denier Romain', 40Î valoit environ 10 à Iî C. de France, selon M. Roilin, des Mœurs. 40 s par tète , ils furent tous passés au fil de l’épée. Maurice, touché de fa sauce, demanda au Seigneur d’en être puni en ce monde ; instruit par la religion, que les plus grandes souffrances de cette vie ne sont rien, comparées à celles que la Justice divine réserve en l’autre. Phocas, qui de .simple Centurion étoit parvenu aux premières dignités de l’armée, se fit proclamer Empereur, massacra la femme & les enfans de Maurice en sa présence, & le fit ensuite égorger lui-même. Ce Prince, pendant ces tristes exécutions » ne se plaignit point il prononqoit souvent ces paroles de David, en levant les yeux au Ciel Vous êtes jufle , Seigneur , £*? votre jugement est équitable C 7 . Que des accidens ou l’injustice des hommes viennent donc renverser votre fortune, que des traits calomnieux attaquent votre réputation, que des maladies longues & violentes vous fassent ressentir leurs atteintes, que la mort impitoyable vienne moillonner vos plus cheres espérances ou vous tn’ever votre plus solide appui victime des miséricordieuses rigueurs du Ciel, ranimer 7 Julius es , Domine , St rclium est judisium tuusVr î'k. 118. Tome H 8 41© L' É C O L E votre courage, & fortifiez-le par les motifs de la religion que nous venons de vous exposer ; motifs infiniment supérieurs à tous ceux que la raison & la sagesse humaine pour oient donner. Cel- les-ci ne font le plus souvent que sus. pendre pour quelques momens la douleur , fans la guérir elles adoucissent les petits chagrins, & laissent aux grandes peines toute leur amertume. La religion feule peut nous consoler véritablement dans tous nos chagrins , quelque grands qu’ils soient. Elle peut calmer toutes nos peines, adoucir toutes nos afHictions, & rendre à notre courage ébranlé par les malheurs les plus accablans toute fa force. L’histoire d ’Eiéonor, cette pieuse Impératrice dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, nous en offre un édifiant & noble exemple. En i6g?, année fatale qui remplit d’épouvante toute l’Europe , une formidable armée de Turcs laissant de fortes places derrière elle, pat une 4e ces heureuses témérités qui réussissent quelquefois contre toutes les réglés de la guerre, s’avança à grandes journées pourfondre furVienne. A cette nouvelle, toute la Cour fut dans la consi ternation on tint conseil, & il fut arrêté d’abord que l’Empereur & l’Impératrice se retireroient au plutôt, pour ne pas exposer dans leurs augustes personnes je DES M E 0 î 8. 4M salut & la majesté de l’Empire. Le 7 de Juillet, sur le soir, Léopold avec toute se maison sortit de Vienne du côté que le Danube mettoit à couvert des Turcs, Les ennemis se présentèrent devant la place , tandis que l’Empereur en sortent du côté opposé. On peut juger quels durent être dans cette suite précipitée les sentimens de PinfortunéeEléonor, quand elle vit à travers les ombres de la nuit au-delà du Danube les villages en feu, les armes étincelantes de l’ennemi, les campagnes inondées d’une armée innombrable de Turcs & de Tartaros , la ville impériale exposée à un assaut prochain, l’Empire à deux doigts de fa perte , & elle-même contrainte de fuir malgré une grossesse avancée, fans appui, fans secours, avec un époux tendrement aimé, dont elle ressentoit vivement l’infortune , & avec des enfans qui n’étoienfe- pas encore en âge de sentir leur malheur. La première nuit, ils arrivèrent à un petit village, où ils essuyèrent tout ce que l’indigence a de plus affreux. Ils surent obligés de le retirer dans une chaumière déserte & dépourvue de toutes choses on n’y trouva ni lits , ni chambres , ni vivres. C’étoit un spectacle capable d’attendrir, que de voir ces augustes personnes qui commandoient un fi 4u L’ Ê c o t e vaste Empire, exilées dans leurs propres Etats, & réduites dans une misérable cabane aux horreurs de la pauvreté. Un courage moins terme enauroit été abattu ; mais au milieu de l’épouvante universelle & de la consternation où étoit toute la Cour, on voyoit Lléonor intrépide, & le vertueux Léopold avec une majesté aussi sereine & ausii paisible que s’ils eussent été dans leur palais au sein de l’abondance & en pleine fureté ils songeoient, dit l’Auteur de la Vie de cette Princesse, à l’état encore plus malheureux où leur Dieu & le Roi des Rois s’étoit réduit lui-même en naissant. Dans cette extrémité des affaires de l’Etat, la feule chose qui ébranla un peu l’invincible constance d’Eléonor, fut le parti que prit l’Empereur d’aller malgré tous les périls joindre l’armée, qu’on ïassembloit contre les Turcs. Le jour même de son départ, l’Impératrice avoit accouché d’une Princesse. Ses couches furent très-heureuses, malgré tant de voyages , d’inquiétudes, de frayeurs & de calamités, qui faisaient craindre pour elle ; mais elle en dut le succès moins encore à la bonté de son tempérament qu’à la fermeté de son esprit incapable d'être abattu par la continuité des malheurs, auxquels toute autre femme dans l'a situation auroit infailliblement suc- des Mœurs. 413 combé- Le Ciel récompensa enfin tant de courage & de vertu par une victoire signalée, qu’on remporta sur l’armée Ottomane , & qui fut suivie de la levée du siege de Vienne. Quelle consolation plus douce que celle de la religion , pour une personne malheureuse, en proie aux douleurs & aux miseres de l’humanité î Et qui pou- roit ne pas applaudir aux beaux senti- mens d’un Philosophe Stoïcien.' 1 ,, C’est Dieu qui m’a formé, disoit EpiBete puiiîé-je à mes derniers momens lui dire O mon Maître, ô mon Pere, tu as voulu que je souffrisse, j’ai souffert avec résignation tu as voulu que je fusse pauvre, j’ai embrassé la pauvreté tu m’as mis dans la bassesse, & je n’ai point voulu ki grandeur tu veux que je meure, je t’adore en mourant C£ . Ce héros de la patience païenne étoit esclave d’Epaphrodite , Capitaine des Gardes de Néron. Il prit un jour fantaisie à ce maître barbare de s’amuser à tordre la jambe de son esclave. Epictete s’appereevant qu’il recommençoit avec plus de force, lui dit en souriant & fans s’émouvoir Si vous continuez, vous me causerez infailliblement la jambe. Ce qui étant arrivé en effet Ne vous l’avois-je pas bien dit , reprit tranquillement Epictete ? Cesse le Philosophe ayant opposé 4*4 V E c o l 2 ce trait de modération aux Chrétiens ? en disant Votre Christ a-t-il rien fait de plus beau à fa mort ? Oui , dit làinfc Augustin , il s’’ ist tu. La religion feule nous fait recevoir tout ce qui peut nous arriver de plus fâcheux, avec une patience, une résignation, une joie même, que ne connut & ne donna jamais le superbe stoiffsme, / lui qui se ro'dissant contre le sentiment intérieur par la honte de paroître foiüe, cachoit un désespoir rée isous une apparente tranquillité. Eh ! comment enesict les infortunés auroient-ils trouvé des consolations dans un système qui acca- bloit l’homme souffrant sous le joug insurmontable du Destin, & ajoutait à ses afflictions la néceisité plus affreuse encore de cacher ses larmes ? La religion Chrétienne, bien différente de cette orgueilleuse philosophie, ne travestit pas la vertu fous de belles, mais chimériques idées. Elle ne se fait pas une fâusse gloire de rendre insensible. Mais elle soutient, elle anime par les plus grands exemples, par les plus consolantes promesses ; & ce que le monde & la philosophie n’ont jamais vu, elle montre dans un Chrétien affligé un homme heureux dans ses peines & dans ses souffrances. Toutes mes tribu - ht ions , disoit l’Apôtre, me remstlijfetiS dbs M Œ u X s; 41s S’iitie jähe que je ne puis ni exprimer ni tontenir S. Qui que vous soyez qui souffrez, qui êtes en proie à l’afRiction, à la douleur, au chagrin jetez-vous de même dans les bras de la religion, & vous éprouverez les mêmes sentimens, la même consolation. Mais, que puisse être votre état, gardez-vous fur-tout de fatiguer le public du détail" de vos peines. , 11 n’y a que de l’orgueil ou de la puérilité à seplaindre continuellement de ses malheurs. N’en parlez qu’à vos amis les plus intimes & les plus capables de vous consoler encore le feront-ils bien moins que Dieu, Si vous avez assez de force, ne confiez vos peines qu’à lui seul. Les hommes, pour l’ordinaire, méprisent les malheureux ou en font peu touchés. On n’est guere sensible qu’à ses propres maux. Souvent la sensibilité qu’on nous témoigne n’est que fur les lèvres, ou n’est, comme celle des amis de Job, qu’une pitié orgueilleuse, plus cruelle' même à supporter que les plus grands malheurs. Un Marchand qui venoit de faire une perte considérable, recommanda à son fils de garder le secret. Le 1 8 Super/tbuntlo giudi» in emni tribulations -nijßmj IX. CutiiiUi. r. § 4 * 4iS L’ I e o i e fils promit d’obéir, mais il pria son pere de lui dire le motif de cette recommandation. C’ejlafn, mon fils, lui répondit le pere, qu'au lieu d'un malheur nous rien ayions pas déux à supporter, celui d’avoir fait cette perte , l’autre de nous voir consoler par des gens qui n’ accordent' leur eßime qu’à ceux qui réujjisfent. Si ce sont des désordres & des chagrins domestiques, il est encore moins a propos de s’en plaindre. Ceux qui les souffrent doivent rougir d’en parler, autant que ceux qui les font. On a toujours tort d’en instruire le public. Un mari qui essuyoit souvent la mauvaise humeur de sa femme, ne lui opposoit d’autres armes que le silence. Un de ses amis lui dit On voit bien que vous craignez votre femme. Ce n’ejlpoint elle que je crains, reprit le mari, c’efl l’éclat , qui fer oit son déshonneur U le mien. •===^iui!f==’==tc Ne faites rejaillir vos peins s fur personne. Ds quelque source que viennent vos chagrins , ce ferait une grande injustice de les faire retomber fur les autres. Ce ferait imiter ces animaux furieux qui se jettent sur tous ceux qui ont le malheur de les rencontrer. Ne confondez pas les innocens avec lès coupables, & n’affligez b e s Mœurs. 417- pas les autres parce que vous avez du chagrin. Quelle triste consolation, que de rendre malheureux ceux qui vivent avec vous ! Voyez cet homme qu’un revers imprévu accable ou que la bile suffoque. Il ne rentre dans fà maison qu’avec toutes les marques de la fureur. L’œil en feu, l’air menaçant, les paroles foudroyantes à la bouche, il décharge son courroux sur tout ce qui se présente. Ce spectacle vous révolte & vous indigne gardez-vous donc de le donner jamais. Evitez aufli de ressembler à ces grondeurs éternels, espece d’hommes inquiets & turbulens , qui exhalent fans celle, & contre tout le monde, leur mauvaise humeur. Quoique ce défaut semble appartenir aux vieillards, comme un effet de la faiblesse ou des infirmités dont la nature est alors assaillie, & comme un reste d’autorité qui expire avec un long murmure ; il est pourtant de tous les âges, sur tout dans les personnes nées avec une bile prompte à fermenter & à s’enflammer. Ceux qui ont ce défaut, le fâchent fans sujet, crient pour une faute légère, & s’emportent quand on leur répond il n’est pas même permis d’avoir raison avec eux. Ont-ils reçu quelque sujet de mécontentement de la part de certaines personnes à qui ils 4*8 L’ È c o l s doivent des égards dès qu’ils se trouvent en liberté au milieu de leur famille , ce sont des cris , des plaintes, des injures, des menaces, une tempête d’autant plus violente, qu’elle a été resserrée & grossie par la contrainte. Leur bile qui fort à grands flots , se répand sur leurs amis même que pouroient-ils faire de pis à leurs plus grands ennemis ? Aussi tous fuient dès qu’ils le peuvent, & les laissent seuls. Ils n’ont pas même la consolation qui reste souvent aux malheureux, celle d’être plaints le mal qu’ils font empêche de compatir au leur. Ceux qui font souffrir les autres de leurs chagrins, font d’autant plus injustes , que souvent ils ne doivent les imputer & les attribuer qu’à eux-mêmes. Ils se sont attiré par leur faute les maux qui leur arrivent, ils font les premiers artisans de leurs peines. On les a insultés d’une maniéré atroce, parce que peut- être ils ont pour tout le monde des fiertés & des hauteurs' qui révoltent. Ils viennent de perdre un procès qui les ruine 5 c’est qu’ils l’ont eux-mêmes intenté, & que par une cupidité aveugle ou par une' haine obstinée, ils n’ont voulu fe prêter à aucun accommodement. Ils ressentent dans tous leurs/-membres des douleurs aiguës & cruelles, parce que, déterminés à & livrer fans ménagement à tous leurs > BBS Mœurs. 415? $Iaisifs, ils ont fait des excès capables de ruiner le tempérament le plus fort. Puisqu'ils ne font malheureux que par leur faute, n’y a-t-il donc pas autant de folie que d’injustice à s’en prendre aux autres & à vomir contre eux, comme il arrive souvent, tout le venin de leur mauvaise humeur? Ne dites pas que votre mal est un ds ceux dont 011 ne peut être guéri qu’en changeant de tempérament & de corps. Ce préjugé naît du découragement auquel on se livre, lorsqu’on a éprouvé la difficulté qu’il y- a de contredire son amour-propre & ses pallions. Mais il est faux qu’on ne parvienne pas à fè corriger du défaut dont nous parlons ici * lorsque, sans se rebuter, on s’applique sincèrement à le faire. L'impossibilité qu’on prétexte n’ell qu’un manque de courage, une lâche foibleise, qui nous fait céder à l’humeur, parce qu’il en coù- teroit d’abord un peu pour se rcidir' contre elle & la vaincre. Mais en voulant s’éviter une courte peine qui feroit bientôt triompher , on nourrit & l’on entretient des ennemis domestiques, qu» renaiisent sans cesse & se multiplient 9 parce qu’on n’a pas voulu les dompter. On s’abandonne à son naturel vicieux ? ©n n’oppose rien au penchant , on le Iaido' .maîtriser par l’humeur, & on lui cedô 410 L’ É C 0 L î honteusement le domaine que devoir avoir la raison. Mais qu’en arrive-t-il ? Cette mauvaise humeur qu’on a flattée , ménagée, devient pour l’homme qui s’ÿ livre son plus cruel tyran. Quel trouble ne cause- t-elle pas dans l’esprit! quelle tempête n’excite-t-elle point dans le cœur! Ses moindres effets font d’obscurcir les jours les plus sereins , d’empoisonner tous les plaisirs de la vie , & de nous rendre même Duc de Milan, aiîiégé dans un château par les Florentins qui le pressoient vivement, ne trouvoit aucun mets à son goût lorsqu’il étëit à table. Il en querelloit souvent son Cuisinier,qui,après plusieurs autres excuses, lui dit enfin Voulez-vous, Monseigneur, que je vous parle nettement ? Les viandes font bonnes N bien préparées , mais ce font les Florentins qui vous dégoûtent . des Mœurs. 4%i XXIV. Supporte £ les humeurs £ j 9 les défauts d’autrui. O N est obligé de vivre avec toute* sortes de caractères & d’humeurs il fera plus aisé de nous conformer aux humeurs des autres, que de conformer les autres à la nôtre; & d’ailleurs, c’est un fort, mauvais caractère que de ne pouvoir supporter celui des autres. Heureux ceux qui font nés avec le moins d’imperfections! car nous en avons tous, & celui qui croit être fans folie n’est guere sage. Puisque chacun de nous a ses foibleflès & ses défauts, pourquoi refuserons - nous aux autres la même indulgence que nous attendons d’eux, & dont nous avons également besoin ? Mais l’amour - propre qui nous donne tant de complaisance pour nos défauts^ nous rend ceux des autres insupportables. envers nos pareils, & taupes envers nous* Xous nous pardonnons tout, & rien aux autres hommes.. Un Philosophe Païen répétoit souvent à ses disciples cette belle maxime ; Pardonnez, tout aux autres , & ne vou? tzrr L’ È c o l 3 pardonnez rien à vous-mêmes. Quand oft s’étudie bien & qu’on s’applique à se connoitre , on se trouve ii rempli de défauts, qu’on n’a pas de peine à excuser dans aut> ui ceux qui paroiüfent les moins excusables à moins que par devoir on ne soit obligé de les corriger & de les punir Encore l’homme sage & compa- tilîànt aux foibleflcs de l’humanité , le fait-il avec beaucoup de modération & de douceur > & il pardonne d’autant plus facilement, qu’il n’ignore pas qu’il a souvent lui-mème besoin de pardon. Mais que cette bonté indulgente est rare, & qu’il est difficile à la plupart des hommes d’être comens de quelqu’un î Ils font si remplis d’amour propre, qu’ils ne font guere satisfaits que d’eux-memes ; & telle est leur injustice, que ceux qui font le plus souffrir, sont presque toujours ceux qui veulent le moins souffrir des autres. La iagesse doit nous découvrir nos défauts, & la charité doit couviir à nos yeux ceux du prochain. Si nous ne pouvons nous empêcher de voir des défauts marqués, parce que ce fer oit manquer d’esprit, ne les voyons que pour ne pas en avoir de pareils ; & jetons auffi-tôt les yeux fur nos propres f’oiblt liés, afin d’apprendre à supporter les leurs. Lorsque vous rencontrez des per- des Mœurs. 423 sonnes qui vous déplaisent, cachez soigneusement votre aversion la faire sentir, ce seroit manquer de bonté & de politeflè. Aimez les gens d’esprit, les sages & les personnes aimables mais sousi'rez lés sots, les fous & les fâcheux, puitqu’ils font si communs. C’elt une grande foibleilé » que de souffrir impatiemment celles des autres. Rire de ceux qui ont quelque difformité dans la figure, c’est une petitesse qu’on ne pardonne pas aux enf’ans. Ne devroit-il pas en être de même des défauts du caractère '{ Est-on moins à plaindre d’avoir le cœur gauche, l’esprit tortu, l’humeur raboteuse, que d’être boiteux ou bossu ï 11 est vrai qu’on ne peut ni s’alonger la jambe ni se redresser la taille, & qu’on peut corriger les défauts du caractère. Mais on doit convenir que la chose est difficile; & la peine que les hommes ont à se corriger, n’est-elle pas un accroissement à leurs défauts , qui demande de nous un redoublement d’in- •dulgence ? Il regne dans la société une si grande contrariété d’humeurs , que c’est une nécessité , un devoir de charité & de justice de se supporter mutuellement; & puisque dans ce conflit d’humeurs & de ca. racteres si différeras , il est impossible de s’accorder parfaitement > fâchons, da 424 V E C O L E moins nous rapprocher & nous unir pair les liens universels de la charité & de l’indulgence. Cette vertu est absolument nécessaire quand on veut vivre avec les hommes mais elle est d’un usage bien plus indispensable & plus fréquent entre les proches & les personnes qui demeurent ensemble. Socrate , dont on a déjà vu l’étonnante modération à l’égard de ses ennemis, peut encore servir ici de modele. Sans sortir de chez lui, il trouva de quoi exercer sa patience. Il avoir une femme d’une humeur bizarre, emportée, violente. Il laconnoissoittelle, & il disoit qu’ill’avoit choisie exprès , parce que s’il venoit à bout de supporter ses brusqueries , il n’y auroit personne avec qui il ne pût vivre. S’il l’avoir prise dans cette vue, il dut certainement en être content. Elle lui faisoit toutes sortes d’outrages & d’avanies. Dans la colereelle lui arra- choit son manteau en pleine rue , & même un jour, après lui avoir dit toutes les injures que la fureur peut suggérer à une femme de ce caractère, elle lui jeta un pot d’eau sur la tête. Il ne s’en émut pas, & dit seulement qu'il fallait bien que la pluie tombât après un fi grand tonnerre. La douceur, la patience, l’indulgence pour les défauts de leur époux n’est pas des Mœurs. moins nécessaire aux femmes, & peut- être même Pest-elle encore plus. Elles doivent avoir le courage de soutenir le dégoût, la colere, les mauvaises façons, les mépris même de leurs maris. Une femme tendre, vertueuse & raisonnable, qui, malgré tous ses efforts, se voit en butte à la mauvaise humeur d’un époux ; une femme qui n’a jamais la satisfaction de s’entendre applaudir fur les meilleures actions ; qui même est obligée de les cacher & de paroitre quelquefois avoir tort ; qui dérobant son malheur à tous les yeux étrangers, tâche de sauver les dehors & de cacher au public tout ce qui peut l’être; qui souffre sans se plaindre , & qui excuse ce qu’elle n’a pu prévenir ni empêcher d’éclater que cette femme est grande ! qu’elle est estimable ! & quel est le mari assez dépourvu de sentiment & de raison, pour ne pas céder enfin à tant de vertu ! Ce triomphe , le plus glorieux pour une femme, fut celui de Vincentine Lo~ melin , cette illustre Génoise, Fondatrice des Annonciades-Célestes , dont nous avons déjà loué ailleurs la charité bienfaisante. Mariée avec Etienne Centurion, Gentilhomme de Gènes, elle trouva, dit l’Historien de fa vie, au commencement de son mariage plus d’épines que de roses. Quoique son mari eût beaucoup 426 L’ É C O t S d’estime & d’affection pour elle, il la fît extrêmement souffrir, parce qu’il étoit naturellement prompt & colere, difficile à contenter, trouvant à redire à tout ce qu’elle disoit ou faisoit, & souvent sans avoir aucun sujet, ainsi qu’il l’avouoit lui-même. Elle ne lui opposa que la patience, la douceur, la complaisance, qui le firent enfin rougir de ses humeurs & de ses brusqueries ; il reconnut que fa femme, toujours égale, toujours prévenante , ne 'méritoit que l'a tendresse. Bientôt le calme & la paix succédèrent aux tempêtes & aux querelles. Chérie & respectée de son époux, elle eut encore le bonheur de le voir, comme elle, le donner tout entier à Dieu , & partager ses bonnes œuvres & ses pieux exercices. Si les époux doivent supporter mutuellement leurs défauts & leurs mauvaises humeurs, à combien plus forte raison les enfans doivent-ils supporter ceux de leurs parens, & avoir en quelque forte un respect aveugle pour eux, lors même qu’ils en ont le plus à souffrir. Un Grec maltraitait son fils j parce que, difoit-ily il n’avoit rien appris à l’école de Zenon. Le fils, qui soulfroit ce mauvais traitement làns murmurer, lui répondit Mon pere , ’ ai-je pas beaucoup profité, puisque j'ai appris à souffrir avec patience ? Le trait suivant n’est pas moins beau* des Mœurs.’ 427 Une Dame vieille & laide étoic venue dans une afïèmblée, coiffée comme une folle. Un étranger qui étoit au parterre rioit en la voyant. Le fils de cette Dame fe trouva par hasard auprès de lui. Cet étranger lui demanda fans le connoffre Ne trouvez-vous pas cette vieille bien ridicule dans fa coiffure ? Je penser oi \ là- iejsus comme vous > répondit le fils, fi elle 11 étoit pas ma nitre. Ce que les enfans doivent faire pour leurs parens, nous devons avec quelque proportion le faire les uns pour les autres. C’est le moyen de rendre le commerce de la vie plus agréable & plus doux. Notre ménagement pour les autres nous en attirera de leur part. Notre indulgence à supporter les défauts d’autrui nous rendra nous-mêmes plus supportables ; elle rendra nos liaisons plus constantes, & l’accomplissement de nos devoirs plus gracieux & plus facile. Nous devons travailler tous, pour le bonheur de la société & pour notre propre bonheur, à nous rendre tellement maîtres de nous- mêmes , que nous sacrifiions volontiers nos inclinations & nos pallions à celles des autres. Si nous voulons suivre les nôtres en tout & ne rien souffrir de personne , outre qu’il nous fera impossible d’y réuHir,^! est encore plus impossible çue nous ns mécontentions les autres, 428 L’ É C O L E & que tôt ou tard le contre-coup ne retombe sur nous. Il faut donc par nécessité nous attendre à souffrir des autres, & travailler fans cesse a nous en faire uns douce A salutaire habitude. La patience, cette vertu si nécessaire, & que nous perdons si souvent pour rien , s’acquerra par l’exercice , & nous procurera les plus doux fruits. Non-feulement elle nous fera aimer des autres, niais aussi elle émoussera le sentiment des peines au lieu que l’impatience les multiplie , les rend plus sensibles, & fait qu’on ne souffre jamais tant, que lorsqu’on ne veut rien souffrir. Dans la société , c’est la raison qui doit se plier la première ; & puisque les fous font le plus grand nombre, les sages doivent leur céder dans les choses indifférentes & permises c’est quelquefois le meilleur moyen de leur faire sentir- & reconnoitre leur folie. Le Maréchal de la Ferté voulant donner du chagrin à M. de Turemie , roua de coups un de ses Gardes, qui ne manqua pas d’en porter ses plaintes à son maître. Vous êtes un fripon V un coquin , lui dit M. de su-, renne M. de la Ferté ne vous eut pas frappé , fi vous ne Paviez mérité. Il le fit mener ensuite à M. de la Ferté, pour s’en faire telle justice qu’il souhaiterait. Le Maréchal qui par cette action ne des Mœurs. 42s Put s’empêcher de reconnoître la prudence de M. de Turenne, dit dans une espece de dépit contre lui-même Morbleu? cet homme sera-t-il toujours sage, b ni0! toujours fou ? C’eitque Turenne avoit encore, dans une autre occasion, sait éclater là modération & là stgeise, à l’égard du même Maréchal. Un jour qu’il se préparât a attaquer les lignes d’une place assiégée, il trouva qu’il lui manquoit quelques outils; & se souvenant que jÿi. de ia Terré, qui commandoit avec lui, en avoir de superflus, il lui en envoya demander par un de ses Gardes. Celui-ci revint fort troublé, rapportant plusieurs choses désagréables que ce Maréchal lui avoir dites en refusant de donner des outils M. de Turenne se tournant vers les Officiers qui étoient auprès de lui Puisqu'il ejl en colere Çf? de mauvaise humeur , dit-il , il faudra nous en passer & faire comme fi nous les avions. 11 attaqua les lignes, les força, & eut-toute la gloire du succès , qui ne le vengea pas moins du Maréchal jaloux, que la môdé-5 ration qu’il avoit fiait paraître. Hke-Zk 4;s L’Éco le ^r » Soyt{ des malheureux le plus solide appui. Les Grands doivent aux petits &aux foibles l’appui de leur autorité & de leur puissance les riches doivent aux pauvres & aux malheureux l’appui de leur crédit & de leurs richesses. Nous avons déjà eu lieu de parler ailleurs de cette double obligation que la loi divine & naturelle leur impose mais on ne sauroit trop remettre sous les yeux les devoirs, qu’on se plaît si souvent à oublier ou à mécon- noître. Puisse le nouveau jour sous lequel nous allons tâcher de les présenter, faire encore plus d’impresiion,& achever de gagner à l’humanité des cœurs qu’elle réclame ! Le souverain Maître des hommes a voulu qu’il y eût des Grands & des petits, des hommes qui commandassent & des hommes qui obéissent ; parce que la subordination est nécessaire au maintien de la société , & qu’une indépendance totale seroitune source continuelle d’usurpations & de meurtres. Mais il a tempéré cette inégalité si grande qui se trouve entre les conditions, en voulant que l’avantage que l’on a d’être au-dessus du commun des hommes, ne fût qu’un engagement à être tout entier pour eux, a e s Mœurs. 4^1 Les Grands, ainsi que ne craignoitpas 4 e le leur dire le célébré Evêque de Clermont , ne doivent leur élévation qu’aux besoins publics ; & loin que les peuples soient faits pour eux, ils ne font eux- mêmes tout ce qu’ils font que pour les peuples. La Providence se décharge sur euxdusoindesfoibles & des petits. Ils ne font que les ministres de fa bonté & de fa Providence ; & ils perdent le droit & le titre qui les fait Grands,dès qu’ils ne veulent l’être que pour eux-mêmes 9 . Dieu u’éleve les Grands au-deifus des autres , que comme il a élevé le soleil au- dessus des hommes , pour être leur bien- faicteur universel. Dans ses desseins le Grand doit être le consolateur des affligés, letuteur desfoibles , l’homme destiné à faire des heureux parmi les autres hommes. Tel a été dans ce siècle le vertueux Duc d'Orléans, fils du célébré Régent delà France, fous la minorité de Louis XV. Il fut vraiment le pere de tous les pauvres & de tous ceux qui étoientdans le quelque âge, de quelque sexe, de quelque condition que fussent les malheureux, ils étoienfc assurés de trouver de la compassion dans le coeur de ce Prince, & une ressource 'y Petit Carême de Maffillon* 4?r L’ É c o l e dans ses libéralités. Presque tous les jours il leur donnoit audience ; & tous y étaient admis. 11 les écoutoit avec bonté fk ans chagrin, il leur répondit avec douceur, il s’attendrissoit fur leurs misères ; & lorsqu’il ne pouvoir les renvoyer tous satisfaits, on voyoit que son cœur leur accordoit ce que la nécessité l’obligeoit de refuser. On ne sauroit croire, dit un auteur qui l’avoit connu particuliérement, les sommes qu’il employa à faire élever des enfans, à marier des filles, à doter des Religieuses, à faire apprendre des métiers, à rétablir des Marchands ou à prévenir leur ruine, à faire guérir les malades dont il examinoit fui-même les plaies, & qu’il alloit souvent , suivi d’un seul domestique, chercher jusque dans les greniers. Ce qui fit dire , lorsqu’il mourut, à une auguste & pieuse Princesse Que âétait un bienheureux, qui laisser oit après lui beaucoup de malheureux . i o . Comme lui, li vous êtes né Grand, que io. Les Auteurs infidelles d’un nouveau Diction» aire Historique, ont faussement soupçonné ce Prince d’avoir été ans des femimens contraires aux décisions de l’Eglise. On p*ut voir sa justification complété, nans l’Avertissnjcnt qu’a mi' M Lauvocat à la. tête de la seconde édition de son Diéimntire litjtQTViHt » p. KXij» / des Mœurs. 435 que votre tendresse généreuse [& bienfaisante soit l’asile de tous les malheureux. Loin de fuir ceux qui implorent votre secours, prévenez leurs vœux & leurs prières, hue ce plaisir si noble, si vertueux, soit le plus doux charme de votre cœur. Ecoutez les soupirs de l’humble & modeste indigence. N’imitez pas ces Grands & ces Riches , toujours fà-» cheux & chagrins, ou fiers & dédaigneux , qui n’opposent à leurs prières que des rebuts déselpérans, quelquefois des reproches amers, comme si c’étoit un des privilèges de la fortune & de la grandeur de pouvoir impunément insulter aux petits & aux malheureux. N’est- ce donc pas déjà pour eux un aflèz grand fardeau , de vivre dans la mifere & dans la dépendance? faut-il encore leur appesantir le joug par une dureté inexorable & par une fierté méprisante ? Ne croyez pas que ce soit vous avilir, que de regarder les affligés & de permettre qu’ils viennent pleurer devant vous. Pensez au contraire que les regards des Grands fur les malheureux augmentent leur gloire ; & que s’ils ont de la compassion & de la miséricorde , ils n’en seront que plus grands devant les hommes , & sur-tout aux yeux de celui dont ils ont fur la terre l’honneur de tenir la place. Servez de pere aux orphelins , dit le Tome II. T 454 L’ É c o l ë Sage, & d'époux à leur mere; U vous ferez comme le fils chéri du Très-Haut , qui aura pour vous plus de tendrejje quünc mere n'en a pour son fils. il. L’honnête homme que vous sauvez de la milere; l’orphelin dont vous accommodez le procès qui alloit le ruiner ; le débiteur indigent à qui vous avancez de ouoi satisfaire un créancier dur & impitoyable qui le presse; ce serviteur que vous traitez avec bonté, dont vous preC nez foin dans sa maladie, que vous récompensez, que vous établissez ; les affligés dont vous essuyez les larmes ; les indigens dont vous soulagez la misere voilà des panégyristes zélés , y qui publieront par-tout vos vertus. Pere des pauvres, des orphelins, des malheureux que ce titre est beau ! Vous êtes tout ensemble le maître, le pere & l’ami de tous Chacun s’intéresse à vos peines, à vos disgrâces , à vos maladies chacun prend part à vos joies, à vos plaisirs, à vos succès. Vous lisez sur tous les visages l’amour qu’on a pour vous. C’est là ce qui a concilié les cœurs des François à une auguste Princesse, que son inclination bienfaisante, encore plus que les charmes de fa personne, rend si digne Il Estapupillis mifiriccrs ut pater, CV, Eccli. 4- des Mœurs. 45s de partager avec Louis XVI l’amour de la nation. Parmi plusieurs beaux traits qui font tant d’honneur à son humanité, nous distinguons celui-ci. Elle traversoit un village près de Paris , lorsqu’elle appelant une vieille femme infirme, qu’en- touroient plusieurs petits en fans. Ce tableau qui ostroit à l’a me compatissante de cette Princesse, ce que la nature humaine dans ses deux extrémités a de plus touchant, l’émut auflî-tôt, & lui fit suspendre fa marche. La Reine s’approcha de la vieille, l’interrogea avec autant de douceur que de bonté, & apprit que cette femme, grand’mere des enfans qui l’en- vironnoient, étoit, dans fa caducité & malgré fa mifere, Punique appui de ces orphelins de pere & de mere. Ce ne fut point assez pour cette Souveraine généreuse, de lui faire distribuer fur le champ des secours d’argent Elle jeta des yeux attendris fur le plus jeune de ces orphelins , âgé de trois ans, & déclara qu’elle se chargeoit de lui & qu’elle en feroit prendre soin. Si vous 11’avez pas le cœur assez tendre , assez sensible pour aimer à servir de consolation & d’appui aux infortunés, ne l’ayez pas du moins assez dur & assez cruel pour être de ces hommes inhumains, qui aggravent des maux qu’ils devroient soulager, & font couler des pleurs, au 4; 6 L’ É c o l e lieu de les tarir. Barbares, craignez les plaintes des malheureux, elles pénètrent les deux, & en font descendre la vengeance. Le Seigneur , dit l’Ecriture , ne fera acception de personne , U il exaucera la priere de celui qui souffre l'injure . Il ne méprisera point l’orphelin qui prie , ni la veuve qui répand ses gémissement devant lui. Les larmes de la veuve ne coulent-elles pas de ses joues, & ne crient-elles pas vengeance coudre celui qui les tire de Jes yeux 12 ? L’opprcilion du pauvre est un de ces grands crimes qui sollicitent la vengeance divine & l’attirent. Une chute soudaine, l’écroulement fatal & imprévu de la plus brillante fortune, apprennent aux hommes qu’il y a au-deilüs de nous un Etre suprême, qui en abattant ces tètes altières qui abusaient de leur puis, sauce, lait craindre au méchant effrayé que la foudre qui gronde encore ne vienne le frapper à ion tour. Ainsi l’on a vu dans ce siede le fameux Gouverneur de Pondycheri, après s’être engraiilé du rang des malheureux Indiens, expier honteusement sur un échafaud les larmes qu’il avoir fait répandre, comme pour il Non accipitt Dominus personam in pauperem, &c. Eccli. 35. des Mœurs. 437 vérifier ce que dit l’Esprit-Saint T que le Seigneur je rendra le défenseur de la cause du pauvre , U qu’il percera ceux qui auront percé son ame j $ . Vous crédit que vous donne votre rang ou vos richesses, vous persuade que vous n’avez rien à redouter des lois humaines} & la Justice divine armée de toutes ses menaces, ne vous effraye point, parce que l’opulence n’enfante que trop souvent l’incrédulité qui refuse de les croire, ou l’indifférence qui refuse d’y penser. Mais votre cœur fera- t-il également sourd à la voix de la nature, qui vous crie que les pauvres font vos frétés & vos semblables ? Dans l’intervalle immense qui vous sépare des malheureux, vous les regardez comme des êtres d’une espece, pour ainsi dire, & d’une nature toute différente de la à quelque distance de vous qu’ils paroissent, fous ces dehors mépri- iàns où ils se montrent, l’humanité vous dit que ce font vos semblables. Ils n’ont, il est vrai, aucune de ces distinctions arbitraires, de ces titres fastueux, jeux du hasard ou de l’opinion , amusemens de la vanité, & dont on ne fait si fou vent 13 > Et configet soa e s Mœurs. 4 41 de donner, & la gloire d’imiter sa bonté par vos bienfaits. Il a prétendu que vous auriez foin de vos frétés malheureux comme il a eu foin de vous, que vous tiendriez fa place à leur égard , & que vous leur serviriez de peres & d’appuis» Lorsqu’ils implorent votre secours, c’est donc moins une grâce qu’une dette qu’ils sollicitent; les refuser, c’est se rendre coupable d’injustice & d’inhumanité. On doit, disoitM. deFontenelle, Je refuser le superflu , pour procurer aux autres le nécessaire} & il répondoit à ceux qui le louchent d’une action de charité Cela se doit. Quel qu’un témoignoit un jour à Eveil- Ion, Chanoine & Grand-Archidiacre d’Angers, là surprise de ce qu’il n’avoit aucune de ses chambres tapüïees. Quand en hiver j entre dans ma maison, répondit-il , mes murailles ne me disent point, quelles ont froid} mais les pauvres qui font à ma porte tout tremhlans, me crient quils ont besoin de vctemcns. Si nous sommes obligés d’être les soutiens & les appuis de tous les malheureux , qui nous font unis par les liens communs de la nature ; à combien plus forte raison devons-nous l’ècre de ceux qu’elle a joints avec nous par des liens encore plus étroits, par ceux du même sang. Vous donc qui aspirez à la qualité Tome IL V 442 L* Ê C O L B d’honnête-homme,& qui voulez remplir toute l’étendue des obligations que ce titre fi honorable & si beau vous impose, secourez en tout temps, en toute occasion & de toute façon, ceux de vos pareils qui ont quelque droit de compter fur vous. Courez au-devant de leurs besoins. Que toutes leurs affaires soient les vôtres. Répondez à la bonne opinion qu’ils ont de vous,quand ils vous croient moins dur que le commun des hommes car il est rare qu’un malheureux ait des amis,plus rare encore qu’il ait des pareils. Le pauvre , dit Salomon, fera odieux à ses proches même , mais les riches ont beau = coup d’amis 16 . Nous avons dans notre cœur des ennemis de nos parens qui se trouvent dans le cas d’avoir besoin de nous notre dureté & notre dureté, nous abandonnons un parent malheureux à fa mauvaise fortune ; mais nous ne tardons pas à en être punis. Ce parent délaissé nous déshonore, ou s’il fait fortune par l’entremise d’une main étrangère, il laissera ses biens à des étrangers & ne reconnoîtra ni nous ni les nôtres. Dans l’état florissant de notre prospérité, nous • Ci 6 Etîam proximo sue pauper odiosus, erii i amicl vero divitum multi 9 Froy. L 4 - des Mœurs. 445 refusons par orgueil d’avouer un parent honnête qui nous réclame, & nous craignons de lui tendre la main ; mais nous tomberons à notre tour , & nous ne serons relevés ni secourus par personne. Nous resterons ensevelis fous notre ruine, A ceux qui auront été témoins de notre conduite orgueilleuse, applaudiront à la vengeance divine. Homme droit, obligez vos parens par justice & par bonté de cœur c’est votre sang. Homme prudent, secourez-les par précaution vous pouvez un jour avoir besoin d’eux. Homme dur, aidez-les par politique, de crainte qu’ils ne vous déshonorent par leur conduite, ou qu’ils ne vous couvrent de confusion par leurs plaintes & par leurs reproches. Nous supposons ici que ceux qui vous réclament ont une conduite sage & ré- si ce sont d’indignes sujets,dont la vie est une espece de déshonneur pour votre famille , refusez-leur, à moins qu’ils ne se trouvent dans une extrême nécessité , tout secours , tout service ; n’ayez plus avec eux ni commerce ni liaison , qui ne soient absolument indispensables. Mais s’ils ne font que pauvres ou malheureux , ne rougissez pas de les secourir , hâtez-vous de le faire, ne souffrez pas qu’un autre vous prévienne & vous enleve cette gloire. Imitez le riche 444 L’ É c o l E & vertueux Booz , en qui la sage Ruth trouva un consolateur charitable, un protecteur déclaré, un digne & puissant époux. L’histoire de Portugal nous fournit auffiun trait bien héroïque de l’amour qu’on doit avoir pour ses proches. En ip86, des troupes Portugaises qui pas soient dans les Indes, firent naufrage. Une partie aborda dans le pays des Castes, & l’autre se mit à la mer siir une barque construite des débris du vaisseau. Le pilote s’appercevant que le bâtiment étoit trop chargé,avertit leChef,Edouard de Mello , qu’on alloit couler à fond, si Tonne jetoit dans l’eau une douzaine de victimes. Le fort tomba entr’autres fur un soldat, qui avoit aussi son frere dans la même barque. Celui qui avoit échappé au sort étoit le plus jeune. Il tombe aux genoux de Mello, & demande avec instance de prendre la place de son aîné. Mon frere , dit-il, est plus capable que moi il nourrit monpere , ma mere , mes sœurs s'ils le perdent , ils mourront tous de mifere. Conservez leur vie en conservant la sienne , & faites-moi périr, moi qui ne puis leur être d’aucun secours. Mello y consent, & le fait jeter à la mer. Le jeune homme suit la barque pendant six heures enfin il la rejoint. On le menace de le tuer, s’il tente de s’y introduire des Mœurs. 44 f niais i’amour de Ta conservation l’em- po rte sur la menace, & il s’accroche au bâtiment. On voulut le frapper avec une épée il la saisit A la retint jusqu’à ce qu’il fût entré. Sa constance toucha tout le monde on lui permit enfin de rester avec les autres, & il parvint ainsi à sauver sa vie & celle de son frere. Le véritable ami, dit l’Ecriture, aime en tout temps , s-f le frere se connaît dans îaficlion 17. Soyez le frere & l’ami de tous les malheureux, qui ont besoin de votre secours & qui l’implorent. Tâchez de leur faire par les autres le bien que vous ne pouvez faire par vous - même. C’est être bienfaisant & charitable que d’engager les personnes riches à l’être on participe à leur mérite & à leur gloire, on partage leur bonheur. La ville de Verdun ayant été ruinée par les guerres, & ses habitans réduits à la pauvreté la plus extrême, Didier, qui en étoit Evêque , demanda des secours à Théodebert Roi d’Austrasie, fous la domination duquel étoit cette ville. Ce Prince lui envoya sept mille sous , somme considérable pour ce temps-là elle fut distribuée commerce se ranima, 77 Omni tempore âiligit quiamicus est 9 & /rater en angujUis Prev. 17. 44 y à -A» f4 *ar. &i&4 2 * ;- - O .M . U . ' A •J*'-J -> - , ^ - -I T .-0 . • "' V wsa SI! LÉ C O L E DES MŒURS. 4 — - —- TOME TROISIEME. » / L’ÉCOLE DES M à le mortifier. Aussi , loin de lui savoir mauvais gré, on l’estime , on le remercie , & on ne l’en aime que davantage. Vous savez sans doute ce beau trait de M. de Turenne , qui a été souvent cité & qui mérite toujours de l’être. Un jour d’été , il étoit en petite veste blanche & en bonnet à une fenêtre de son antichambre. Un de ses gens survient, & trompé par l’habillement, le prend pour l’aide de cuisine. Il s’approche- doucement par derrière , & lui applique un grand coup fur les fesses. L’homme frappé le retourne à l’instant. Le valet voit en tremblant le visage de son maître il se jette à ses genoux tout éperdu Monseigneur , lui dit-il, j’ai cru que c’étoit Georges. Et quand c'eut été Georges , reprit M. de Turenne en se frottant le derrière, il ne fallait pas frapper si fort. C’est toute la réprimande qu’il fit à ce domestique , & c’est ainsi qu’il enufoit à l’égard des autres. Aussi étoit-il également adoré de ceux qui le servoient & de tous ceux qui servoient sous lui. Le ton grondeur , les paroles aigres, une dure & inflexible sévérité révoltent, aigrissent & attirent la haine mais aussi trop de douceur autorise le mal & fait mépriser. Soyez doux, mais soyez ferme quand il le faut & que vous le devez. C’est être vicieux que de ne pas réprimer A s io L’Égoiï le vice , lorsqu’on est obligé de le faire. C’est se rendre complice du mal, que de ne pas le reprendre fermement & l’arrêter quand on en a le droit & le pouvoir. C’est-là ce qui rend si criminelle la malheureuse & pitoyable foibiesse de ces parens, qui, dans la folle tendresse qu’ils ont pour leurs enfans, dissimulent, détournent la vue pour ne pas appercevoir les fautes les plus grandes , se retirent même & disparoissent, pour avoir un prétexte de ne rien voir & de ne rien dire. Si quelquefois ils se croient obligés de les reprendre de leurs désordres devenus trop grands ou trop publics , c’est avec une foibiesse qui ne remédie à rien» qui augmente même le mal, & rend les enfans plus effrontément libertins ou vicieux. Parens mous & aveugles , votre tendresse cruelle leur est bien plus funeste, que si vous vous armiez, lorsqu’il est nécessaire , d’une juste sévérité. Quand les réprimandes ne produisent rien, quand vous voyez des sautes sérieuses & réitérées, faites parler le devoir , faites-le parler en maître & en vengeur. En corrigeant vos enfans, ils ne vous en aimeront pas moins, mais ils vous respecteront davantage. Leurs larmes eiiuyp^s » ils vous rendront justice, vous remer- des Mœurs. xi Lieront peut-être, & sûrement vous loueront un jour. Ce n’est pas qu’il faille employer fans cesse les réprimandes & les corrections. On ne doit au contraire reprendre & punir que le plus rarement qu’il est possible ce qui est trop fréquent ne frappe plus. C’est de la fermeté qu’il faut, & non de la rigueur. Si l’on savoir mieux conserver son autorité, sans la compromettre mal-à-propos , ou fans laisser prendre à un enfant fur foi un ascendant qu’on ne pcura plus lui faire perdre ; si on l’accoutumoit de bonne heure au res. pect & à l’obéissance, fans lui permettre d’y manquer jamais ; si l’on corrigeoit dans les commencemens les petites fautes , fans leur donner le temps de se changer en habitudes ; on n’auroit pas si souvent besoin dans la fuite d’employer les réprimandes dures qui coûtent beaucoup à l’amour, ni de prendre la voie quelquefois inutile & toujours fâcheuse des châtiment fëveres. Ce que nous venons de dire pour les parens , convient aussi à beaucoup d’égards aux personnes en place. La sévérité qui maintient le bon ordre,, est la gardienne des Etats. Elle est fur-tout absolument nécessaire, quand il faut contenir une multitude qui ne peut être arrêtée que par la crainte, quand il faut réprimer A 6 r r V É c o i, e le vice devenu Top hardi par l’impunité, ou qu’on doit humilier l’orgueil ^d’insolence. C’est cette louable fermeté qui a rendu si célébré le nom de M. de Hurlai. Ce grand Magistrat, dont l’austere intégrité ne déridoit pas même le front pour sourire à la vertu & à l’innocence à qui elle rend oit justice , étoit pour le vice d’une sévérité inflexible qui ne faisoit acception de personne. Il étoit le fléau de la chicane & de l’injustice. Il répondit au Corps des Procureurs qui vinrent le féliciter , lorsqu’il sut fait Procureur- Général , & lui demander sa protection. Ma pi ctecfion , leur dit-il! les fripons ne l’auront pas , les gens de bien n’en ont pas besoin. Mais ce qu’il fit en qualité de Premier Président , prouve encore mieux fa sévère fermeté. Un riche Partisan enlevoit des blés dans une année de disette, pour les revendre plus cher. M. de Har'ai l’envoya chercher. Le Fermier-Général vint dans un carrosse doré & chargé de laquais. Les coursiers sringans, qui fai- soient retentir le pavé , en entrant dans la cour firent un fracas qui imitoit le bruit du tonnerre. Il avoir un habit superbe , relevé d’une broderie d’un goût exquis. M. de Harlai affecta de le laisser se morfondre dans son antichambre. Il le fit enfin entrer. Quand je vqus ai fait des Mœurs. ï? attendre, lui dit-il, j’ai consulté ma vanité ; votre carrosse ornoit ma cour, & votre personne mon antichambre. Son visage serein devint ensuite sombre tout- à-coup. Monsieur, poursuivit-il d’un ton à glacer le coupable d’essroi, je vous ai mandé pour vous dire que j’ai appris que vous prévalant de la cherté des b'és, vous en faisiez de grands amas. Vous prétendez vous enrichir par la misère du peuple & vous engraisser de fa substance, j’arrêterai le cours de vos projets. Si'tous ces blés que vous avez amassés ne font pas vendus dans un mois, je vous ferai pendre. L’or & la faveur ne vous déroberont point à la Justice. Le Fermier-Général interdit se retira. II osa porter ses plaintes au Roi fur le discours du Magistrat. Je vous conseille , lui dit le Roi, d’exécuter les ordres-qu’il vous a prescrits ; car s’il vous a menacé de vous faire pendre , il le fera comme il le dit. Lorsque la nécessité de réparer le scandale , ou l’inutilité des réprimandes sécrétés ne vous oblige pas à reprendre en public, faites-le toujours en particulier. On est mieux disposé à recevoir des avis humilians , quand la vanité en souffre moins. Observez la loi que la charité exige, & que prescrit l’Evangile. Epargnez au coupable une confusion qu’il ne i4 L’Êcou mérite pas; elle servirait plus souvent à l’aigrir qu’à le corriger. Les plus sages d’entre les Païens même ont reconnu l’obligation d’avoir les uns pour les autres ce ménagement. Socrate reprenant un jour en public un de ses amis, Platon lui dit qu’il aurait dù faire cette réprimande en particulier Fous avez raison , lui répondit Socrate , mais vous aujji vous auriez dû me donner cet avis en particulier. Au reste, si vous n’ètes point chargé par état de reprendre les autres , ne le Faites pas facilement, & n’imitez pas surtout l’in discrète vivacité de quelques-uns, qui troublent le repos de tout le monde , parce qu’ils ne font jamais en repos. C’est un mauvais métier que celui de censeur on se fait haïr, & l’on ne corrige personne. Un Philosophe répondit un jour à un de ces censeurs de profession Comment me corrigerois-je de mes defauts , puisque tu ne te corriges pas toi-même de l’envie de corriger ? Il est bien de petites choses qu’on doit se palier mutuellement, &sur lesquelles il n’est ni poli ni même à propos de fè reprendre. En général, la plupart des hommes aiment mieux être applaudis que repris. Nous avons beau protester qu’on ne saurait nous faire plus de plaisir que de nous avertir de nos fautes & des Mœurs. \j dos défauts le plus grand plaisir qu’on puilfe nous faire, elf de n’en pas prendre la peine. Relevez les talens, les qualités, le mérite, mettez dans un beau jour les vertus obscures , approuvez les senti- mens, excusez les défauts , ne faites pas semblant d’appercevoir les vices vous ferez le meilleur ami. Touchez aux imperfections , -aux penchans favoris , aux fautes qu’on aime à se pardonner ou qu’on craint de reconnoître vous déplairez. Cependant un des principaux devoirs de l’amitié, un des plus grands services qu’on puifl’e rendre , c’est d’avertir son ami des lautes qu’il a commises, afin qu’il évite d’y retomber ; c’est de l'éclairer fur ses défauts qu’il ignore, ou qu’il prend pour des vertus par une illusion allez ordinaire à l’amour-propre. Mais la sincérité qui doit être l’ame de l’amitié, est souvent ce qui la fait périr. La plupart des .amis ne veulent pas être repris, ou s’ils permettent quelquefois qu’on le salle , ils exigent tant de ménagement, d’égard, de circonspection, il est si difficile de ne pas leur faire quelque peine,, ils reçoivent si froidement le second ou troisième avis , qu’on prend plutôt le parti de se taire, de dilfimuler, de flatter. Cependant, on l’a dit & il est vrai » un ennemi qui nous reprend même avec T I§ L’ É C O L £ aigreur , nous est plus utile qu’un ami flatteur & trop indulgent, parce que le premier nous dit toujours la vérité, & que l’autre ne nous la dit presque jamais. Un Poëte du dernier siecle a donc eu raison de dire Oue j’aime d’un ami le langage sévere ! Que je hais le discours Hattear D’un esclave, d’un imposteur, Qui me trompe en voulant me plaire ! Perfide , loin de m’éclairer , Tu ne cherches qu’à m’égarer. Par tes discours foibies & lâches , Tu nu livres la guerre, en m'annonçant la paix/ Les vérités que tu me caches, Sont des larcins que tu me fais. L'Abbé Tes tu. Peu de personnes pensent aussi bien sur ce point que M. Helvétius, il avoir un vieux Secrétaire, nommé Ban dot, d’un caractère chagrin , caustique & inquiet. Sous prétexte qu’il avoit vu M. Helvétius dans son enfance, il se permettoit de le traiter toujours comme un précepteur brutal traite un enfant. M. Helvétius l’écoutoit avec patience , & quelquefois en le quittant il disoit à Madame Helvétius Mais eß -il pojjible que j aie tous les défauts U tous les torts quil me trouve ? non , fans doute ; mais» enfin j’en ai un i des Mœurs. 17 peu Hs? qui est -ce qui men parleroit, si je navois pas Baudot ? Aimez de même à être repris & corrigé. Si vous aviez au visage une tache qui vous rendît ridicule, ne seriez-vous pas bien aise qu’on vous en avertit ? Témoignez votre reconnoissance à ceux qui .auront eu assez d’amitié & de confiance pour vous les taches de votre ame. Celui, dit l’Esprit-Saitit, qui cime la correiiion , aime la sciencemais celui qui hait les réprimandes est un insensé l. La honte d’avoir mal-fait devient une vertu , quand c’est le repentir qui la cause. Ne rougissez donc pas d’avouer vos torts. Celui qui a de l’élévation dans l’ame ne craint point de reconnoitre ses fautes & de les réparer. Charles IX, Roi de France, étant à la chasse, vit un Gentilhomme qui couroit devant lui. Il lui cria plusieurs fois de s’arrêter mais celui-ci ne l’entendant point, couroit toujours. Le Roi l’ayant atteint, lui donna quelques coups de houfsine fur les épaules , en lui disant Arrête-toi donc. Le Gentilhomme sensible à ce traitement se tourna vers le Prince & dit En quoi mépris i pesonne. Le mépris éloigne les coeurs, & l’es, time les conciHe. Quoique nous n’aimions pas tou jours ceux que nous admirons & que nous estimons, nous aimons toujours ceux qui nous admirent & qui nous estiment. Mais ,si l’estime ne fait point d’ingrats , le mépris fait des ennemis & souvent des ennemis irréconciliables. Les hommes pardonnent quelquefois la haine & jamais le mépris. Si nous pouvions nous estimer mutuellement , il n’y auroit que de la douceur dans la société. L’inclination malheureuse que nous avons à témoigner le peu de cas que nous faisons des personnes quine font pas vraiment dignes de mépris , est la source de presque tous les désordres & des maux qui y régnent. De là naissent les médisances malignes, les satires mordantes , les manquemens injurieux, qui produisent à leur tour les haines mortelles , les longues inimitiés, les vengeances funestes. Gardons - nous donc de mépriser les autres car il y a des gens qui n’oublient jamais de l’avoir été ; & G c’est une per- \ sonne d’esprit, une réponse piquante & ingénieuse la vengera sur le champ. des Mœurs. L’Abbé Des Fontaines , qui n’étoit, comme tant d’autres Abbés de Paris, Ecclésiastique que de nom, rencontra Piron qui étoit habillé plus magnifiquement qu’à l’ordinaire. Quel habit pour un tel homme , lui dit-il d’un ton méprisant ! Quel homme pour un tel habit , lui répliqua Piron ! C’est , dit La Bruycre , une chose monstrueuse , que le goût & la facilité que nous avons de railler , d’improuver & de mépriser les autres,& tout ensemble la colere que nous ressentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent & nous méprisent. Mettons-nous pour un moment en la place de celui à qui nous voulons taire une offense, & nous ne l’offenserons pas. L’oubli de cette sage maxime , & le désir que nous avons de nous élever au- dessus des autres, nous inspirent le penchant que nous avons à mépriser. Remplis d’ailleurs de la bonne opinion de nous-mêmes, nous aimons à nous comparer, & nous ne nous comparons guere que nous ne nous préférions. C’est de là que naît ce mépris , qui se nomme insolence , hauteur , ou fierté, selon qu’il a pour objetnos supérieurs,nos inferieurs, ou nos égaux. Il ne convient à personne d'être fier & méprisant avec ses semblables c’est sottise , avec les personnes au- dessus c’est folie, & avec celles au-dessous c’est ridicule. R 4 ?L L’ É C O L E Les jeunes gens qui ont de la naiflance & du bien, font presque tous fiers & méprisa» s, à moins que ce defaut n’ait été corrigé par une excellente éducation ; mais souvent ce sont les Gouverneurs même de la plupart de? ensans desGrands, qui fomentent leur orgueil au lieu de le réprimer. On ne les entretient que de la noblesse de leur extraction, de la grandeur de leurs alliances, des prétentions de leur famille , au lieu de leur apprendre à être modestes, polis, humains & affables à tout le monde. Un Gentilhomme avoit été dans la familiarité d’un grand Prince. Quelque temps après la mort de ce Prince , son fils trouvant fur ses terres ce Gentilhomme en équipage de chaise, fit semblant de ne pas le reconnoitre, & lui dit d’un ton méprisant Mon ami, qui t’a permis de chasser ici ? Le Gentilhomme piqué de ce ton qu’il ne méritoitpas, lui répondit J*avois l’honneur d'être l'ami de Monseigneur votre ptre , jignorois que j'eußc L’honneur d’être le vôtre. Le jeune Prince sentit sa faute, & chercha à la réparer par beaucoup d’honnêtetés. Il n’est que trop ordinaire de mépriser ceux qui sont pauvres, & d’estimer les gens à proportion de leurs richesses. Quand Louis fit son entrée à Stras bourg, les Suisses lui envoyèrent des Députés. Un Courtisan qui étoit auprès du des Mœurs, Roi, ayant vu parmi ces Députés l’Ëvê- que de Basle , dans un extérieur qui n’étoit rien moins que brillant, dit à fort voisin C’est quelque misérable apparemment que cet Evêque. Comment ! lui répondit-on , il a six cents mille livres de rente. Oh , oh , c est donc un honnête homme. il lui fit mille caresses. Ce si ainsi qu’on pense & qu’on agit tous les jours. Faut-il s’étonner si les riches fur-tout ont tant de mépris pour ceux qui font dépourvus .des biens de la fortune ? Les personnes qui font prodigieusement , mais nouvellement enrichies, ne fauroient s’imaginer qu’il puisse y avoir d’autre mérite , & méprisent la noblesse , l’esprit, la science, tous les avantages les- plus estimables auxquels les richesses n’ont pas prêté leur éclat. Eblouis comme eux de cet éclat extérieur & séduisant qui environne les grandes richesiès, nous avons de la peine à refuser notre admiration & notre estime à ceux qui les possèdent ; tandis que nous ne jetons qu’un œil dédaigneux fur tout ce qui rampe dans l’indigence. C’est souvent néanmoins dans ces états obscurs que nous méprisons, comme s’il y avoit quel- qu’autre chose de méprisable que le vice, que brillent les plus sublimes nous avons la plupart fies yeux si imbé- ciiies, que nous ne voyous rien de grand / 54 L’ É c. o l e que sous la dorure. Moliere revenoit de la campagne. Il donna l’aumône à un pauvre, qui, un instant après, fit arrêter le carrofle & lui dit Alonsieur , vous n’avez pas eu dessein de me donner une piece d’or. Où la vertu va-t-elle se nicher ! s’écria Moliere. Les conditions baises où le commun des hommes se trouvent placés par la Providence , les fonctions serviles ou laborieuses qu’ils excercent dans la société , ne les dégradent point, & doivent au contraire les rendre précieux & estimables, quand ils s’en acquittent bien. Louis XII , lorsqu’il n’étoit encore que Duc d’Orléans , apprit qu’un Gentilhomme de sa maison avoir maltraité un paysan. Il ordonna qu’on ne servit point de pain à ce Gentilhomme , mais seulement de la viande. Ayant su qu’il en murmurent, il le fit appeler, & lui demanda quelle étoit la nourriture la plus nécessaire. L’Officier lui répondit que c’étoit le pain. Eh ! pourquoi donc , reprit le Prince avec sévérité, êtes-vous assez peu raisonnable pour maltraiter ceux qui vous le mettent à la main ? Un préjugé encore bien commun, surtout parmi les femmes, & qui montre bien de la petitesse d’esprit, c’est de faire moins de cas d’une personne , parce qu’elle n’a pas la taille a tust belle ou la des Mœurs. jy figure auffi avantageuse qu’une autre. Le mérite, accompagné deces qualités naturelles , 11e prévient fiais doute que mieux en fia faveur mais cesse-t-il d'être estimable , parce qu’il en est dépourvu ? Loin d’y être toujours attaché, 11’arrive-t-il pas même qu’il en soit séparé le plus souvent; comme si la nature, jalouse de ses dons , aimoit à les partager ? Le célébré Pélijjon éfoit si difforme, qu’il ab usoit, disoit Madame de Sévigné, de la permiffioii qu’ont les hommes d’ètre laids. Ce qui donna lieu à une aventure assez plaisante. Une belle Dame qui ne le connoissoit point, le prit par la main, un jour qu’il passn t dans la rue , & le conduisit dans une maison voisine. Elle le présenta au maître du logis , en lui disant trait , comme cela. Elle le quitta ensuite brusquement, & s’en alla. Pélisson surpris & peut-être flatté de la distinction que la Dame avoit paru faire de lui, en demanda la cause au maître du logis. Celui-ci, après s’en être défendu , lui avoua qu’il étoit Peintre. J’ai, dit- il, entrepris pour cette Dame la reprê- sensation de la Tentation de Jésus - Christ dans le désert. Nous contestions depuis une heure fur la forme qu’il fallait donner au diable, & elle vient de me dire quelle souhaite que je vous prenne pour modele . Cependant cet homme, si défiguré, étoit 1 * V É C O L E un des plus beaux génies du siede de Louis XIV. Le diamant tombé dans la boue, n’en est pas moins précieux, & la poussiere que le vent éleve jusqu’au ciel., n’en est- pas moins vile. Ne louez pas un homme pour fa bonne mine , dit le Sage; & ne le méprisez point , parce que son extérieur n’a rien qui Le releve. L'abeille esi petite entre les infectes volans , U néanmoins son fruit l'emporte jur ce qu'il y a de plus doux q . Un Officier d’un mérite rare par ses vertus & par ses miens militaires , mais d’une figure petite & mal - faite, ayant éé nommé Gouverneur du Canada , les Iroquois lui envoyèrent des Députés pour renouveler leur alliance avec les François. Arrivé à Québec, ils furent introduits chez le Gouverneur. Le Chef de l’Ambassade avoit préparé un discours, dans lequel il employoit tout ce que sa langue avoit de plus riche & de plus pompeux pour faire l’éloge de la force du corps, de la hauteur de la taille , & de la bonne mine du Général qualités que ces Sauvages estiment de préférence. Surpris de voir toute autre chose que ce 3 Non laudes virum in fpccic sud, neque fpanas hommem in visu sua , ^ c. Eccli. il. des Mœurs. 3* qu’il avoit imaginé, il sentit que sa harangue ne quadroit point au perlonnage. Sans le déconcerter Il faut que tu âges une grande cime , lui dit- il , puisque le grand Roi des François t envoie ici avec un ß petit corps. Le Chancelier Bacon n’avoit pas une idée aussi avantageuse de ces hommes qui ne {ont au - ded’us des autres que par la grandeur de leur taille. Un Ambassadeur de France auprès du Roi d’Angleterre Jacques I, ayant montré dans là première audience plus de vivacité & de légèreté que de jugement & d’esprit, le Roi demanda après l’audience à Bacon ce qu’il peni’oit de l’Ambassadeur. 11 répondit que c’étoit un homme grand & bien sait. Mais , reprit le Roi, quelle opinion avez-vous de là tête? est-ce un homme qui soit capable de bien remplir sa charge ? Sire , répondit Bacon, des gens de grande taille ressemblent quelquefois aux maisons de quatre ou tinq étages , dont le plus haut appariement est d'ordinaire le plus mal meublé. Les petits vases renferment souvent les choses les plus précieuses & les plus estimables. Le Prince de Coudé ayant demandé à un Lieutenant-Général quelqu’un qui pût lui rendre un compte exact de la situation des ennemis, celui-ci lui amena un Soldat de fort mauvaise mine. 38 L’ É c o l e Le Prince le rebuta & en demanda un autre. Le Lieutenant-Général en fit venir sucçeffivement deux de meilleure mine, qui furent acceptés & s’acquittèrent fort mal de leur commiffion. On eut recours au premier, qui rendit un compte si exact, que le Prince satisfait s’engagea de lui accorder la grâce qu’il désireroit. LeSoldat lui demanda aussi-tôt son congé. Lè Prince étonné lui offrit de le faire Capitaine. Monseigneur , lui répondit le Soldat, vous m’avez méprisé, je ne fers plut le Roi. Le grand Coudé, esclave de sa parole , satisfit à la demande du Soldat, en témoignant à tout le monde le chagrin qu’il en avoir. Cette injuste prévention , qui fait estimer ou mépriser les personnes fur le témoignage si équivoque de la figure, prononce aussi de même fur celui des habil- lemens ; car c’est souvent l’habit qui décide de l’estime ou du mépris, comme si la sottise ne se trouvoit jamais fous un habillement riche & de grand prix; ou que le mérite fût incompatible avec un habit auisi simple & aulsi modeste que lui. Les gens sensés n’accordent de la considération à l’habit, que jusqu’à ce qu’ils aient connu la personne. C’est ce que les Russes expriment par ce beau proverbe On reçoit l'homme selon l’habit qu'il porte , & on le reconduit selon B E S M Œ U R S. Vesprit quil a montre. Mais la plupart se Vaillent prévenir par l’extérieur, & jugent du fond par la surface. Un Savant parut à la Cour avec un habit qui n’annonçoit pas l’opulence. Un jeune Prince qui le vit, dit avec mépris Qu’est-ce que ce misérable qu’on laisse entrer ? Prince , lui répondit son sage Gouverneur, cest un homme. 11 lui rappela dans un autre moment tout ce que le nom d'homme renferme d’auguste. 11 lui fit voir à combien de titres celui-ci méritoit plus de considération, que beaucoup d’autres qui fonte magnifiquement vêtus. Le jeune Prince avoir de l’esprit. Il rougit de ce que l’orgueil, lui avoir fait dire. Il fit venir l’honnête homme qu’il avoir d’abord refusé devoir, & lui fit un accueil gracieux. Si l’on réfléchit attentivement sur la réponse de ce Gouverneur, on en sentira bientôt la justesse & la vérité, puis, qu’il n’y a rien dans l’homme de plus grand que sa qualité d’homme. Nous n’approfondirons pas ici cette question nous dirons seulement que puisque nous portons en notre ame l’image de la Divinité, il y a une espece de sacrilège à nous mépriser les uns les autres. Nous nous devons réciproquement un respect inviolable ; & nous ne pouvons fans crime nous refuser le même honneur 4o L’ E c o l e qu’on porte à tout ce qui représente la Divinité ou les Rois de la terre, puisque nous sommes tous la vive image de Dieu, & après lui les Rois de la nature. Si les jugemens d’estime ou de mépris, qu’on prononce d’après l’habillement ou la "figure , font presque toujours auffi faux qu’injurieux ; ceux qu’on porte des différens peuples , ne le font pas moins. Les satires qu’on fait d’une nation , comme celles qu’on fait d’un sexe, sont toujours injustes , parce qu’elles attaquent un nombre infini de personnes à qui elles ne conviennent point. On fût la belle réponse d’un Philosophe Scythe à un Athénien qui lui reprochoit là patrie. Je suis, lui dit le Philosophe , la foire de mon pays , £ tu es la honte du tien. Le -Sage ne se livre point à cette prévention nationale il estime le mérite, sous quelque climat qu’il soit né. Un Ambaisadeur de France, trop prévenu en saveur de sa nation, disoit à un Seigneur de la Grande-Bretagne V Anglois est lien estimable hors de son Isi'e. Il a du moins fur vous , répliqua le Lord , l'avantage de l'être quelque part. La repartie étoit piquante , maïs l’Ambassadeur l’a voit méritée. On a long- temps attaché en France avec beaucoup d’injustice un sens odieux au mot Allemand. Le Maréchal de des Mœurs. 41 Schomberg, qui étoit de cette nation, avoit un Maître-d’hôtel, qui voulant s’excuser d’avoir mal réuffi dans une Commission , dit à son maître Je crois que ces gens-là rri ont pris pour un Allemand. Ils avoient tort , répondit le Maréchal avec beaucoup de flegme, ils dévoient vous prendre pour un sot. - C’est quelquefois, parmi les gens malélevés, uneespecede bel air, de paroitre mépriser les femmes, & d’en dire beaucoup de mal, comme si les vertus, les talens, les belles qualités de l’esprit & du cœur n’étoient pas des deux sexes. C’est d’ailleurs nous déshonorer nous- mêmes, puilque fans elles nous ne serions point, & que nous leur sommes redevables de tant de foins & d’attentions , qu’on ne peut être qu’ingrat en les méprisant. Une Dame entendant un jeune étourdi, qui méprisent tout le sexe , dit aux personnes qui étoient avec elle Ce jeune hunme n’a-t-il point, de mcre ? Que dirons-nous de ceux qui ne parlent qu’avec mépris des personnes spécialement consacrées à Dieu ? Ce n’est pas seulement indécence & irréligion , c’est n’avoir ni équité ni justice. Il y a parmi les Ecclésiastiques & les Religieux des hommes d’un mérite rare, qui les éleve bien au-dessus delà plupart de ceux qui les méprisent. L’Abbé Albéroni , 4L L’É c o l s de Curé d’un village d’Italie, étant devenu, comme nous l’avons dit, Aumônier du Duc de Vendôme, mangeoit à la table des Gentilshommes de ce Prince. Leur orgueil s’en crut humilié , & ils en murmurèrent. Le Duc, qui en lut instruit, ordonna un soir qu’on lui préparât à souper dans là chambre, & qu’on mît deux couverts. Comme il ne loupait jamais, tous les Officiers de l’armée qui venaient lui faire la cour, & tous ceux de fa maison furent surpris de cette nouveauté. Ils le furent bien davantage, lorsque le Maître-d’hôtel ayant servi, le Duc de Vendôme dit à l’Abbé Albéroniqui était présent, de se mettre à table. Quelques personnes , ajouta- 1 - il , font difficulté de manger avec mon Aumônier ; pour moi , je m’enfuis honneur , à cause de son caraêlere de Prêtre xi de son mérite personnel. On traite souvent les Ecclésiastiques & les Religieux, de gens inutiles ; & ceux qui leur font ce reproche, font quelquefois ceux-là mêmes à qui il conviendrait mieux. Un libertin disait un jour A quoi fervent au monde tant de Prêtres , tant de Religieux xi de Religieuses ? A quoi y servez-vous, lui répondit-on ? Ceux que vous regardez comme les plus inutiles , font fur la terre ce que vous devriez y faire & ce que vous n’y faites pas. Ils acquittent pourrons les hommes ses Mœurs. ssj un devoir, que la plupart des gens du monde négligent ou ne veulent pas remplir. Ils font occupés tous les jours à louer , à remercier le souverain Maître de l’univers, le suprême dispensateur de tous les biens. Ils le prient pour la prof, petite des royaumes , des villes & des familles. Cette fonction peut-elle donc paroître vile & méprisable ? En vain allé- gueroit-on quelques désordres, quelques inconvéniens;quelle institution humaine n’a pas les siens ? Quand la chose est bonne en elle - même , & n’a que des abus en petit nombre ou faciles à corriger ; ils peuvent servir de prétexte, & non de raison pour mépriser ou abolir une choie utile 4. Tel est le fonds inépuisable d’orgueil que nous avons dans notre cœur, que rien n’est à l’abri de nos dédains injurieux. Les Ordres même de l’Etat les plus respectables , qui ne devraient s’accorder que de l’estime , fe prodiguent le mépris. 4 On peut voir dans le savant Cathéchisme Philosophique de M. Fléxier de Réva! , ou plutôt le Al. l’Abbé de Feiler, plusieurs avantages réels, que la société civile retire des Maisons Religieu ses avan. tages qui, pjfés dans la bal-ince d’une raison impartiale » ont fuit regretter à des Protestans même qu’on les ait entièrement abolies parmi eux Un uteur Anglois se plaint de la dépopulation en Angleterre, il l’attribue avec raison au libertinage, qui dévaste fluslcsEuîs que le célibatEccléliaitique & Religieux* 44 L’Écolï La grande noblesse méprise la petite ; celle-ci méprise les hommes de Robe & d’Eglise, qui ont soin de lui rendre la pareille. Mais que gagnons-nous à nous mépriser les uns les autres ? S’il est vrai que dans un si étiange commerce, ce qu’on pense gagner d’un côté, on le perd de l’autre, ne vaudroit-il pas mieux renoncer à toute hauteur & à toute fierté qui sied si peu aux soi blés hommes, & convenir ensemble de se traiter tous avec une mutuelle bonté? ce qui, avec l’avantage de n’ètre jamais mortifiés, nous en procureroit un bien plus grand encore, celui de ne mortifier personne. 1 a fierté, le dédain, le rengorge ment , si l’on peut s’exprimer ainsi, nous attirent tout le contraire de ce que nous cherchons , si c’est à nous faire estimer. Regardez dans la société , dit La Bruyere , qui sont ceux que tout le monde méprise ou déteste ce sont ceux qui ont le plus de dédain, de hauteur ou de fierté pour les autres. Si vous voulez vous y faire aimer, que votre commerce soit doux ne faites point sentir votre supériorité. L’esprit, les ta- lens, le mérite, le rang & la foraine font pour les autres un poids assez pesant, sans l’augmenter de celui de l’ostentation. Ces avantages, si vous les possédez, vous feront assez d’envieux, fans que vous vous faisiez encore des ennemis ; & le D E S M Œ U R S. 4s dédain ne manque jamais d’en attirer, On risque toujours beaucoup à mortifier l’amour-propre des autres, comme on ne perd jamais rien à l’obliger. L’humiliation marche souvent à la fuite de l’orgueil l’Oracle divin l’a prononcé, & nous en-voyons tous les jours l’accomplissement. Le monde rabaisse ceux qui s’enflent 5 . Quiconque veut s’élever au-dessus des autres, ne trouvera que ce qu’il fuit. Mais l’orgueil, cette source féconde & malheureuse de nos mépris, est une de ces pallions, dont on ne guérit que bien difficilement la déraciner du cœur, c’est le triomphe de la religion. Les plus excellent remedes , que la raison & la religion nous offrent contre la fierté méprilante que l’orgueil nous inspire , c’est de moins penser à nos bonnes qualités qu’à nos défauts, & plus à ce qui nous manque qu’à ce que nous pollédons. Souvent nous n’estimons si peu les autres , que parce que nous nous estimons trop. Au lieu de ramener notre attention fur ce que nous valons , portons-la fur les bonnes qualités des autres. Pourions-nous encore nous prévaloir de quelque chose , Il nous voulions faire s Omnjs qui se exaltat , kumiliabitur. Luc. 13» $upèibum j'cjUitur humUnas. i'rov. 2 A. 46 L’École réflexion que mille personnes valent mieux que nous ? Si ce sont des qualités naturelles, qui vous inspirent tant de complaisance pour vous-même & tant de mépris pour les autres songez que ces avantages ne font pas le prix de votre vertu ni l’ouvrage de vos mains, mais des présens de l’Auteur de votre être. Ce que nous avons ne vient pas de nous ; & si nous l’avons reçu, pourquoi nous en glorifier ? pourquoi mépriser ceux qui ont été moins bien partagés que nous 6 ? Il est souvent plus dangereux d’avoir ces avantages , qu’il n’est honteux de ne lés avoir pas, parce qu’il est facile d’en abuser ; & l’on en rendra un compte si sévere à celui de qui on les a reçus, qu’on doit plutôt en concevoir de la crainte que de ' la vanité. Est-ce l’étendue de vos connoifsances ou les lumières de votre esprit, qui vous rendent si fier & si méprisant à l’égard de ceux qui en ont, ou que vous croyez en avoir moins que vous? Mais être infatué de foi, dit La Bruycre , & être fortement persuadé qu’on a beaucoup d’esprit , est un accident qui n’arrive guere /6 Ould habcs quoi non accepißi ? ß aut&m accc • flfli , qiïid gloriaris quasi non acceperis ? J. Cor 4. 1t ui ur les mt lîa V lu. >ns >ns ur- ins U. in. air ,& e a ois ye in- ’or- ire deg Mœurs. 47. qu’à celui qui n’en a point, ou qui en a peu. Cet esprit d’ailleurs qui devroit faire notre plus grande gloire , est souvent pour nous un sujet de confuiîon par les préjugés, les entêtemens, les opinions faulles dont il est rempli, par les absurdités & les extravagances, dans lesquelles il se surprend lui-même, & qui lui échappent comme malgré lui. Un rien aulfi peut le déranger ; & ce qui doit bien humilier notre orgueil, c’est que les plus grands esprits ont souvent eu des atteintes de folie. Le célébré Pascal, ce génie sublime , ce profond Mathématicien , eroyoit toujours voir un abyme à son côté gauche , & y faisoit mettre une chaise pour se rassurer. Ses amis avoient beau lui dire qu’il n’y avoit rien à craindre , que ce 11’étoit que les alarmes d’une imagination épuisée par une étude abstraite & métaphysique il convenoit de tout cela avec eux , & un quart-d’heure après il se creusoit de nouveau le précipice qui l’eisrayoit. C’est louer moins qu’on ne croit, que de dire d’une personne qu’elle a beaucoup d’esprit, si l’on ne peut ajouter qu’elle en fait un bon usage. Combien de gens qui, pour avoir trop d’esprit, n’ont pas le sens commun. A l’égard de nos connoilfances dont nous tirons tant de vanité, qu’est-ce que 43 L’ É c o l e savent la plupart des hommes , & comment le savent-ils ? souvent d’une maniéré si trouble & si confuse , que ces prétendues connoiisances ne servent qu’à les jeter dans l’erreur. Le nombre de leurs connoiisances est bien petit, en comparaison de la masse infinie de ce qui leur resteroic à savoir encore ces con- noissances font - elles comme ensevelies dans un amas encore plus grand d’erreurs. Et cependant on s’enfle de l’acquisition de ce ténébreux butin, comme s’il importoit plus de savoir beaucoup que de bien savoir. Je conviens qu’il y en a qui fi vent mieux, avec plus de clarté & de distinction ; ce qui fait les vrais favans, puis qu’une foule de connoiflànces entassées ne fait pas plus un savant, qu’un tas de E ierres rassemblées au hasard ne fait un el édifice. Mais ceux-mèmes qui savent le mieux, ne sont-ils pas les premiers à reconnoitre combien les connoiisances de l’homme font bornées? Ils se trouvent en bien des matières environnés d’abymes impénétrables, de ténèbres, d’incertitudes ; ils ne saur oient faire un pas fans trouver des difficultés. Au lieu d’apprendre ce qu’on ignoroit, on ne parvient quelquefois, à force d’étude, qu’à délàpprendre ce qu’on croyoit savoir. Aulii n’y en a-t-il pas de plus humbles des Mœurs. 49 humbles que ceux qui savent le plus. Les ignorans font vains & hardis, parce qu’ils ne connoissent point leur ignorance le savant ne peut se dissimuler la sienne à bien des égards, & il en est plus disoit un jour au savant Vojsuis , dont la vaste érudition brille dans tous ses ouvrages, qu’on ne pen- soit pas qu’il y eût rien dans les Lettres & dans les Sciences qu’il ignorât. Vous vous trompez fort , répondit-il, je nefais pas le quart des choses que bien des jeunes gens croient savoir. Jules Scaliger, moins savant & plus vain, avoit coutume de dire qu’il igno- roit trois choses D’où provient l’intervalle qui se trouve dans la fievre entre les accès Comment on peut rappeler à la mémoire une chose qu’011 a oubliée Et la cause du flux & du reflux de la mer. Eh, qu’il y avoir de choses qu’il ignoroit, dont il ne se vantoit pas ! Quand on jette de même un regard réfléchi fur les autres choses qui inspirent de la hauteur & de la fierté au grand nombre des hommes, on ne sauroit n’en être pas étonné. N’est-cepas, par exemple, quelque chose de plus ridicuse que tout ce qui nous fait rire, que la broderie & la dorure entrent dans les raisons qu’on a de s’estimer davantage, & qu’on soit en effet pour cela seul plus estimé Tome IIL C f L’ É'C O L E delaplupart? Qu’un homme riche ment vêtu veuille être moins contredit qu’un autre, & réellement le soit beaucoup moins? qu’on prétende à la considération par des chevaux plus fins , par des équipages plus élégàns , par des livrées plus brillantes, par des ameublemens plus précieux, & qu’on l’obtienne i Telle est notre vanité, que nous estimerions peu les richeiîés, fi elles ne nous four- nissoient le plaisir d’avoir ce que les autres n’ont pas, & de l’emporter fur eux. Cette vanité est si grande, que nous la mettons dans les choses même qui, par leur première destination, dévoient servir à couvrir notre nudité & notre honte. Une personne trop recherchée dans ses habiîlemens, & qui fait trop d’attention à ses habits ou à ceux des autres, donne lieu de soupçonner qu’elle 11e connoit pas de plus grand mérite, & qu’elle-même n’en a point d’autre. Si elle en est delàplusfiere & plus méprisante , la chose n’est plus douteuse. Les vètemens magnifiques, en donnant aux petits génies , comme il arrive ordinairement, de la hauteur, de la fierté, du dédain, un certain ton de suffisance & d’amour-propre, ôtent au caractère & à l’esprit, ce qu’ils ajoutent au corps & à la figure. Si cela est, ne peut-on des Mœurs. y t pas dire qu’ils font perdre plus qu’ils ne donnent, & qu’ils rendent souvent plus digne de mépris que d’estime? On doit penser de même des autres choses extérieures, qui ont coutume d’inspirer de la fierté, & qui pourtant n’ajoutent pas le plus petit poids au mérité. Telles font les riciielies. Quoiqu'elles n’aient rien de méprisable, elles n’ont rien aussi de glorieux en elles- mêmes. Souvent,fi l’on vouloir remonter à la source ou examiner l’usage qu’on en frit, on trouveroit qu’elles font plutôt un sujet de honte que de vanité. Mais le riche, qui n’a garde d’approfondir •Ta chose, reçoit les respects extérieurs dont on encense sa vanité , comme un tribut qu’on rend à son excellence. Si les richesses n’augmentent point son mérite, elles augmentent l’opinion qu’il en a. Il ne manque pas de s’agrandir de ce que les autres lui accordent, tandis qu’ils ne s’enrichissent guere de ce qu’il leur donne. De là naissent cette hauteur , cette fierté, ce ton dédaigneux & rnépri. faut, si ordinaire aux nouveaux riches. Mais ils n’ont pas toujours des flatteurs pour leur applaudir, & ils ont souvent la môrtification de voir leur orgueil humilié & confondu. Un ancien Philosophe ayant été invité avec quelques Savans par un affranchi devenu riche p L’École & orgueilleux, cet homme nouveau, pour se moquer des questions que les Philosophes agitent souvent entre eux,lui demanda , d'où vient que d’une feve noire b d’une blanche il sort une farine de même couleur. Le Philosophe indigné, pour lui rappeler sa première condition dont le fouet étoit le châtiment ordinaire, le pria de lui dire auparavant, d’où oient que deux fouets , l’un de lanières blanches l’autre de noires , font les memes marques fur le dos de celui quon châtie. Le Chevalier de CaiW. , dans une de •ses épigrammes, dit auflî fort bien contre un de ces nouveaux riches fiers & dédaigneux Parce qu'un fort grand bien s'est venu joindre au vôtre , A peine à nos discours répondez-vous un mot. Quand on est plus richs qu'un autre, droit d’en être plus sot? Si vous êtes riche & heureux que votre félicité A votre abondance ne vous donnent point de l’orgueil & de la fierté, mais plutôt de la bonté & de la com- paffion. Les misérables que vous voyez, dit l’Auteur des Conseils de la Sagesse , font une image affreuse mais naturelle de ce que vous seriez, s’il plaisoit à la frovidenee divine de vous abandonner , si elle celsoit, comme elle pouroit le des Mœurs. §; faire, de répandre sur vous ses bénédictions & de vous combler de biens. Vous seriez ce qu’ils font, si Dieu n’avoit eu pour vous des foins & des bontés particulières. Qui peut même le flatter de ne pas devenir malheureux ? & qui oseroit se croire inébranlable dans la prospérité ? Celui qui ne craindroit point les revers de la fortune , mériteroit d’en servir d’exemple. Mais comment peut-on se lailser aller aux éblouiflemens de l’orgueil, quand on réfléchit sérieusement fur la fragilité de ces biens fugitifs ? Rien n’est plus voisin de la pauvreté que les grandes richesses. Il faut mille degrés pour monter au temple de la Fortune, il n’en faut qu’un pour en descendre. Une prospérité qui paroissoit inébranlable, est renversée en moins de temps qu’on n’est à le dire. Les plus obscures nuits succedentaux plus beaux jours; & l’orage fond quelquefois dans le moment que le ciel étoit le plus calme. Aufli le Sage nous recommande- t-il de penser à la pauvreté dans le temps de l’abondance, parce que du matin au soir le temps change ; U tout cela , dit-il, arrive en un moment sous les ueux de Dieu 7. 7 . •. Ex htzç omnia citata in oculis Dei, Eccli. 1 8* c - f4 L’.Ê C O L E •q= L Enttndi[ raillent. Quelque chose qu’on vous dise en badinant, ne vous en offensez pas aisément. Entendre raillerie est la plus sûre marque d’un bon esprit. Il n’y a que les petits génies qui se choquent de tout il n’y a guere que ceux qui font méprisables , qui craignent d’être méprisés. Ne relsemblez pas fur-tout à ces caractères pointilleux, qui s’imaginent toujours que c’est contre eux qu’on dirige tous les traits qu’on lance, ou qui se piquent des plaisanteries les plus innocentes. Il n’est jamais permis de badiner avec eux tout les offense , tout est pour eux entouré d’épines , ils se sentent piqués de tout ce qui les touche le plus légèrement. Les politesses même les plus honnêtes, mais un peu libres & familières , choquent ces esprits ombrageux ils y trouvent un certain je ne fais quoi qui les blesse. Vous les voyez soudainement hors d’eux-mêmes entrer en des fougues terribles, parce que vous avez laissé échapper la plus légère raillerie , ou parce que leur imagination blessée a vu dans vos yeux quelqu’un de ces regards équivoques qu’ils n’entendoient pas. Ils se persuadent que vous avez des Mœurs. ss voulu les offenser 7 & ils s’offensent. Quoique vous n’ayez nullement pensé à les insulter ou à leur faire de la peine, ils fe croient attaqués , & ils vous attaquent comme des furieux. Tel étoit Cyrano de Bergerac, auteur du Perlant j'uè. Le nez de Cyrano, qui étoit tout défiguré , lui a fait tuer plus de dix personnes il ne pouvoir souffrir qu’on le regardât fixement, & il faisoit auilî-tôt mettre l’épée à la main. Si son badine de votre figure , riez-en le premier. Le secret d’empècher la raillerie est de la prévenir, & le moyen le plus efficace de l’arrêter est de la bien prendre. C’est ôter à ceux qui veulent rire de nous le plus délicat du plaisir, que d’en rire nous-mêmes , comme faisoit M. Heidegger. Il étoit né dans un village de la Susse. Il vint à Londres chercher fortune , & il parvint à être' Directeur des jeux de la nation. Il avoir beaucoup d’esprit & de vivacité , mais encore plus de laideur. La difformité de son visage étoit affreuse, & la nature lui avoir donné de plus une rotondité excessive ce qui le rendoit monstrueux. Mais il étoit le premier à en plaisanter. 11 fit même un jour une gageure singulière contre Lord Chesterfieid il paria qu’on ne trouveroit point dans tout Londres un visage plus hideux que le s6 V É C O L E sien. Lord Chesterfield, après de pénibles recherches , découvrit enfin une vieille d’une laideur horrible. Cette vieille & M. Heidegger se présentèrent devant les juges du pari, qui, au premier aspect, décidèrent que la vieille étoit la plus laide, & que Lord Chef- terfield avoit gagné. M. Heidegger appela de ce jugement, alléguant que pour qu’il y eût droit égal, la vieille & lui dévoient paroître fous le même ajustement. il se para de la coiffure, & fous cette nouvelle forme il parut si épouvantable aux juges, qu’ils furent obligés de lui adjuger le pari. Il ne convient qu’aux gens fans esprit ou sans éducation , de se fâcher contre celui qui les raille , ou de lui répondre par des injures. Ce n’est pas qu’il faille se laisser moquer comme un sot, ou ßaroitre insensible aux traits les plus piquans. Mais on doit riposter à propos, & tâcher de faire retomber fur ceux qui nous badinent les traits qu’ils décochent fur nous. Un Courtisan , grand dissipateur , voulant se moquer de M. de Lort, Médecin du Cardinal de Richelieu , le pria de lui dire quelle maladie il pouvoir avoir , & pourquoi ne sentant aucune douleur, buvant bien , mangeant bien , dormant tout de même, ses excrtmens étoient toujours verts. Il m des Mœurs. sj faut pas s’étonner de cela, répondit le Médecin, c’esi que vous avez mangé tout votre bien en herbe. Quelques Chevaliers de Malte parvient un jour fur le danger dont ils fembloienc être menacés par les Turcs , qu’on difoic venir fondre fur eux avec cent mille hommes. L’un de ces Chevaliers fe nommoit Samson , mais il étoit de fort petite taille. Quelqu’un de la compagnie dit en riant Messieurs , quelle raison y a-t-il de s’alarmer ? N’avons-nous pas un Samson parmi nous ? il suffira seul pour détruire toute l’armée des Turcs. Ce discours excita une grande risée. Mais le Gentilhomme changea bientôt les rieurs par fa réponse. Vous avez raison, Monsieur , lui répliqua-t-il aufîi-tôt; mais pour faire ce que vous dites , il me faudrait une de vos mâchoires , Es? alors je ferais des miracles. Quoique la repartie ne soit gucre permise à l’égard de ceux qui lont au-dellus de nous, le respect dû au rang n’en met pas toujours à couvert. Le badinage qui place en quelque forte l’agrelfeur & l’offensé de niveau, attire quelquefois aux Grands même des réponses d’autant plus mortifiantes,qu’ils s’y attendoient moins. François Premier fut, comme on fait, vaincu & fait prisonnier par les Impériaux à la bataille de Pavie. Quelque C s 58 V É c O L E temps après être sorti de si prison de Madrid , il demanda par plaisanterie à une Dame sort laide, depuis quand elle étoit revenue du pays de Beauté. J'en revins , Sire, répondit-elle, le même jour .que Votre Majesié revint de Pavic. des Mœurs. 0 XXVI. Fuye{ les libertins, Us fats U Us pêdans. L/ E S libertins scandalisent, les fats ennuient, les pédans assomment. Mais il pouroit vous arriver encore quelque chose de pire, ceseroit de parvenir à leur relsembîer en les fréquentant. Comme ces trois especes d'hommes font un peuple fort grand, & que leur société est très-contagieuse, il esta propos d’entrer dans quelque détail, pour les faire mieux connoître & pour en inspirer plus d’éloignement. L’emploi du Sage &du Philosophe est d’observer les hommes , non pour rire de leurs folies , ou pour en pleurer i, mais pour apprendre à ne pas les imiter. L’étude de l’homme, qui est fans doute une des plus belles & des plus utiles , ne doit pas être feite par pure curiosité, & Ci.' On fait que Dcmocritc rioit continuellement des folies des hommes, Sz qu 'Hiracliu pleuroit saas cesse sur leurs extravagances. Si tous deux auoienc raison pour le fond, tous deux étoieut fous de porter la chose à l'exès. On demande quelquefois lequel étoit le plus fou ; Je crois que c’étoit le second, parce que c’éccit le fou le plus malheureux* C 6 6o L’ É C O L E ' bien moins par malignité. Il faut obier, ver les hommes, pour devenir meilleur & pour aider les autres à l'être. C’est la l’objet important de la morale , & ce qui éleve cette science au-deilus de toutes les autres. Jeune homme, qui aimez à vous former & à vousinltxuire venea donc continuer à les observer avec moi, & apprenez à connoître ici ceux qu’il vous importe le plus d’éviter-& de fuir. Les libertins. Le danger le plus commun & le plus inévitable, auquel vous ferez exposé dans le monde , c’elt le mauvais exemple & les liaisons dangereuses. Il n’est rien de plus éloquent que l’exemple. On balance quelques raomens mais bientôt on dit ce qu’on entend dire, on fait ce qu’on voit faire, on marche à grands pas dans les routes larges & battues de l’iniquité, & souvent même on se sait une saillie gloire de surpasser en libertinage ceux dont on avoir d’abord eu horreur. Saint Clément d’Alexandrie & Eusebe de Césarée, rapportent que l’Apôtre saint Jean faisant la visite des Eglises d’Asie, y trouva un jeune homme qui lui plut; il l’instruisit, & le recommanda particuliérement à l’Evêque de la ville. Cet Evêque lui promit d’en avoir beaucoup de foin, & il le fit au commencement. des Mœurs. 6s Mais ayant laissé dans la fuite trop de liberté à fonéleve, il fut corrompu par des jeunes gens de son âge, qui ne pen- foie nt qu’à fe divertir, & qui le portèrent insensiblement à fe rendre complice, avec eux des plus grands crimes. 11 fit plus encore s’étant mis à leur tète, il forma une troupe de voleurs; & comme il étoit d’un naturel vif & ardent, il devint le plus violent ét le plus cruel de tous. Quelque temps après , saint Jean étant revenu dans la même ville , redemanda à l’Evèque le dépôt qu’il lui avoit confié. Celui-ci lui avoua en rougissant, que le jeune homme étoit devenu un Chef de Brigands, & qu’il s’étoit emparé d’une montagne on il fetenoit avec une troupe de gens semblables à lui. Lelàint .Apôtre , pénétré de douleur, après avoir fait de jultes reproches à l’fivèque, monte fur un cheval, & court au lieu qu’on lui avoir indiqué. Les sentinelles des voleurs fe saisirent de lui. C’ejl pour cela, leur dit-il, que je suis venu qu’on me conduise à votre Capitaine. Celui-ci ayant apperqu & reconnu son ancien Maître, la honte l’obligea de s’enfuir. Saint Jean le poursuivit à bride abattue, malgré la soibleise de son grand âge ; & cri oit apres lui Mon fits , pourquoi me fuyez- vous? pourquoi fuyez-vous voire pc>c , m homme vieux if fans armes ? Ne craignes 6r L’ É c b l e point il y a encore cspctance pour votre Jalut. S’il rß nécessaire , je Souffrirai très- volontiers la mors pour vous , comme Jesus- Chrifl l’a soufferte pour nous tous démeniez , croyez-moi. Le jeune homme, touché de ces paroles , s’arrêta, tenant les yeux baissés en terre il rompit ensuite ses armes ; & voyant que le saint Vieillard approchoit, il alla se jeter à ses pieds, & pleura amèrement. L’Apôtre le releva, l’embrassa , le ramena , & ne le quitta point qu’il ne l’eût entièrement fait rentrer dans le chemin de la vertu, que ses compagnons de débauche lui avoient fait abandonner. On peut dire des mauvaises sociétés ce que l’iicriture dit des mauvais entretiens; elles corrompent les bonnes mœurs , elles détruisent le plus beau naturel, les plus heureuses inclinations 2 . Combien de fois n’a-t-on pas vu les fruits précieux d’une longue & sage éducation, détruits en peu de temps par le fouille em. poifon'né des compagnies dangereuses! C’est ce qui arriva à ce jeune homme de qualité , dont parle le célébré Chancelier Gerson. 11 a voit été long temps un modele d’innocence & de piété mais s’étant r Corrumpunt mgres honos collcquia prayj. X, Cor. 15. D E S M Œ U R S. 6? malheureusement lié avec un libertin, les discours & les exemples de cet ami corrompu Tinsecterent bientôt , & le pervertirent entièrement, il se livra comme lui aux plus grands désordres. Atteint d’une maladie mortelle, le fou- venir de ses crimes le jeta dans le déscié poir. Malheur à celui qui m’ajéduit, dit-il au Prêtre qui l’exhortoit ! mes aimesJcmt trop grands , pour que je puîjse en espérer le pat don. Je vois Un ser ouvert pour me recevoir. Eli prononçant ces dernieres & terribles paroles, il expira ;. Parens , qui avez de la vertu, & qui voulez conserver à vos enfans celle que vous avez tâché de leur inspirer, vous ne sauriez trop les prémunir contre Iss funelles effets que produisent les mauvais exemples. Le jeune homme agité tout à la fois par la sievre qui le dévore, & tenté par les exemples corrupteurs que le monde offre à ses yeux, aura bien de la peine à se soutenir , si vous ne raffermissez. Fortifiez-le donc; armez-le de bonne heure des plus sages conseils; revenez à la charge, à mesure que le péril augmente; ne vous lassez pas de travailler, ? On peut voir ce fait plus détaillé rtstns Y Ami des Enfans ctt ouvrage, écrit avec tint-'élégante simplicité, est rempli d'exccl-entes leçons rio^uéesà la première jeuireü's par un véritable ami. 64 L’ É e o l S jusqu’à ce que le caractère soit tout- à-fait formé. Faites-lui sur-tout bien con- noître ceux dont il doit le plus éviter la compagnie ; & dites-lui avec ce zele que doit vous donner votre tendresse, & ce ton persuasif qui est celui de l’amour O mon fils, j’ai travaillé fans relâche jusqu’à présent à jeter dans votre aine les précieuses semences de toutes les vertus, & à les faire éclore. Je sens mon amour croître avec vos heureuses inclinations. Mais plus je vous aime , plus je tremble pour vous que vous ne veniez à former des liaisons suspectes & dangereuses. Vous désirez savoir quelles font celles dont vous devez principalement vous défendre. Ce souhait, qui est pour moi d’un si heureux augure, je me hâte de le satisfaire. Evitez fur-tout ces affronteurs de profession , qui vivent aux dépens du public, qui ne font jamais si contens d’eux- mêmes , que quand ils ont trouvé quelque nouveau moyen de tromper l’Ouvrier & le Marchand, de bien manger, de bien boire, & de ne rien payer , d’emprunter, & de ne point rendre, de duper la bonne foi des simples , & d’excroquer l’argent des enfans de famille. Evitez encore tous ces jeunes gens gâtés, fuis mérite & lànstalens, dont les débauches les plus infâmes font les paisirs des Mœurs. 65 les plus délicats , qui se disputent la gloire des excès , & qui se font un jeu de déshonorer les familles, de séduire les femmes , & de les décrier. Evitez avec une égale horreur tous ces vieux libertins , qui déjà un pied dans le tombeau , se plaisent à insinuer à la jeunesse leurs senti mens pervers , comme pour perpétuer après eux leur libertinage , le soustraire au tombeau où ils vont être engloutis , & lui donner une affreuse immortalité. Hélas ! verroit-on, mon fils, dans les jeunes gens tant de corruption , s’il ne se trouvent de ces détestables corrupteurs , qui leur ouvrent malheureusement les yeux fur ce qu’ils devroient toujours ignorer , & les arrachent d’entre les bras de l’innocence, pour les jeter dans ceux de la volupté ? Si vous faites jamais société avec eux, vous êtes perdu, & peut-être pour toujours , comme ce jeune homme, dont je ne puis jamais me rappeler l’histoire fans frémir. Il menoit la vie la plu^ régulière & la plus innocente. Un misérable libertin l’entraîna dans un lieu de débauche, & le précipita dans le crime. Au sortir de là les remords l’afsiegent, la fievre le làisit, les transports lui montent au cerveau , & il meurt le même jour, fins avoir le temps de se repentir & de pleurer son crime. Son corrupteur crut le. '66 V É C O L E voir une nuit au milieu des flammes, & l’entendre lui reprocher fa perte éternelle. O mon fils, si les libertins vous invitent à venir avec eux , souvenez vous de ce terrible exemple, refusez fermement, & résistez avec courage à leurs indignes •sollicitations. Si un malheureux moment vous livre en leur compagnie , & vous jette au milieu d’eux fans le savoir appelez promptement à votre secours toutes les leçons de vertu que vous avez reçues, & fortifiez-vous contre leurs allants, par le souvenir de toute l’horreur que mérite le vice , & du mépris profond que s’attire un débauché. Fuyez le plutôt qu’il vous fera polsibic , & fuyez loin. L’hôpital à trente ans , & à la mort l’impénitence c’cst tout ce qui reste du commerce des libertins. Enfin, mon Fiis, ajoutera ce pere vertueux & chrétien, vous avez des mœurs & de la religion craignez la société de ceux qui peuvent vous les faire perdre. Le libertinage de l’esprit marche a la suite du libertinage du cœur, & il est encore plus contagieux & plus funeste. Ecoutez-en la preuve dans le trait que je vais vous raconter. G égorio Léti , Auteur de plusieurs histoires connues , avoir fait dans fa première jeunesse ses études à Cosence chez les Jésuites. Il fut D E S M Œ U R S. 67 appelé à Rome par un oncle qui vouloir le faire Ecclésiastique mais il refusa d’en, trer dans ses vues. Il revint à Milan la patrie , & y demeura deux ans. Ce fut là qu’abandonné à lui-même, il perdit bientôt, par la compagnie des impies qu’il fréquenta , les principes de religion qu’il avoit reçus. Quelque temps après il se mit à voyager, & passant par Aqua- pendente, dont son oncle étoit devenu Evêque , il alla le voir. Comme il tenoit des propos fort libres fur la religion, ce Prélat lui dit Dieu veuille , mon neveu , que vous ne deveniez pas quelque jour un grand hérétique mais , pour moi , je ne veux plus vous avoir dans ma maison. Ce que craignoit ce sage Prélat, ne manqua pas d’arriver. Léti alla à Geneve fit connoilîànce avec un Calviniste libertin, & de se perdre par ses conversations. Il fit profession publique de la religion Protestante, resta Calviniste toute El vie , se déshonora par des libelles contre les Princes , vécut, quoiqu’avec destalens, destitué de biens & de protections, & mourut presque subitement à Amsterdam. Mais qu’ai-je besoin, mon fils , de vous rapporter des exemples anciens, tandis que vous en avez de si tristes fous vos yeux , dans ce siede malheureux d’impiété ? L’irréiigion marche aujour- §8 L’ É C O L E d’hui la tète levée, & conspire ouvertement contre Dieu. Décorant là fauste sagesse du nom de philosophie , elle a formé l’horrible complot de renverser ies autels, de déraciner la foi, de corrompre l’innocence & d’étouffer dans les amcs tout sentiment de vertu. Résolue de porter à la religion les coups les plus funestes, elle exhorte, par mille discours téméraires & par une multitude d’écrits scandaleux, à briser ses liens, à secouer son joug. Nos prétendus figes voient avec complaisance la jeunesse courir en foule à leurs leçons, & boire avec avidité le poison de l’erreur dans les coupes perfides qu’ils lui présentent. Ils ne comprennent pas qu’ils ne font que les exécuteurs de la vengeance divine , qui se sert d’eux dans la profondeur de ses desseins , pour perdre ceux qui méritent de périr par l’abus qu’ils font des grâces de Dieu. Leurs succès rapides les enhardissent à produire tous les jours de nouveaux blasphèmes. Mais attendons les momens du Seigneur il viendra dans là colere souffler contre cet amas pompeux d’iniquité, & il le réduira en pouffiere. Craignez , mon fils , d’ètre enveloppé dans leur ruine. Fuyez-les avec la même horreur qu’on fuit la vue du serpent prêt à lancer son venin. Puisqu’ils veulent se corrompre & vous corrompre avec eux, des Mœurs. 6 $- fendez la presse, retirez-vous à l’écart, ou allez respirer un air plus pur dans la compagnie des gens de bien. Car, ne vous y trompez pas, mon fils, presque tous les impies font des libertins publics ou cachés. Une expérience journalière, bien honteuse pour le parti de l’impiété, ne nous apprend elle pas que les doutes, par rapport à la religion, ne surviennent dans l’esprit, que quand les pallions font devenues les maîtresses du cœur ? On n’entre dans les voies de l’irréligion qu’après avoir abandonné celles de l’innocence. Pour un homme peut-être irréprochable dans ses mœurs, que l’incrédule produira de son côté, on lui en opposera mille, livrés aux excès delà plus honteuse licence, L qui sont comptés parmi ses héros. Aussi une personne qui en avoit vu beaucoup & qui les connoissoit bien , assuroit-elle qu’elle n’avoit point connu d’homme plus scandaleux dans fa façon de vivre & de penser qu’un impie de profession. En faut-il davantage, mon fils, pour les avoir en horreur, les fuir & les détester ? Ainsi parlera un pere sage & vertueux ; & ne doutons pas que de telles leçons, soutenues de toute la force de son exemple , ne fassent de profondes impressions fur un fils bien né & docile. 70 L’ É c o l ï — - —— î> Les fats. Le fat ouïe petit-maître est l'espece d’homme la plus vaine & la plus méprisable qui végété fur la surface de la terre. Un Ecrivain moderne 4 a fait du fat une peinture bien reslemblante. iNous allons en rappqrter les traits les plus faillans & les plus propres à faire sentir tout le ridicule de ce caractère. Combien de jeunes sots mal-élevés poliront s’y reconnoître ! Un fat elf un homme dont la vanité feule forme le caractère, qui n’agit que par ostentation, & qui voulant s’élever au-dessus des autres , fait tout ce qu’il faut pour être méprisé de tous. Familier avec ses supérieurs, important avec ses égaux, impertinent avec ses inférieurs, il tutoie, il protégé, il méprisé. Vous le saluez, & il ne vous voit pas; vous lui parlez , & il ne vous écoute pas ; vous parlez à un autre, & il vous interrompt. Il lorgne, il persifHe au milieu de la compagnie la plus respectable & de la conversation la plus sérieuse. Soit qu’on le souffre , soit qu’on le chaise, il en tire 4 M. de Mafiis y dans le Dictionnaire Encyclopédique, ouvrage plus pernicieux qu'utile, auquel on pouroit appliquer ces de Martial Sunt bona a unt qutzdam mediocria , suni mata, mulia. des Mœurs. 7s également avantage. Il öftre une place dans fa voiture, & il laide prendre la moins commode. Il n’a aucune commis lance , cependant il donne des avis aux Savans & aux Artistes. Il parle à l’oreille de ses gens. Il part vous croyez qu’il vole à un rendez-vous, il va souper seul chez lui. Il se fait rendre mystérieusement en public des billets vrais ou supposés. Il fait un long calcul de ses revenus, il n’a que soixante mille livres de rente, il ne peut pas vivre. Il consulte la mode pour ses travers comme pour ses habits, pour ses indispositions comme pour ses voitures , pour son Médecin comme pour son Tailleur. Il n’ose avouer un parent pauvre ou peu connu il se glorifie de l’amitié,d’un Grand, à qui il n’a jamais parlé ou qui ne lui a jamais répondu. Pour peu qu’il fût fripon, il seroit en tout le contraste de l’homme de mérite. En un mot, c’est un homme d’esprit pour les lots qui l’admirent, c’est un sot pour les gens sensés qui le méprisent. Ajoutons encore à ce portrait quelques couleurs & quelques nuances, afin de rendre la ressemblance plus entière & plus sensible. La passion favorite du petit- maître, est de se distinguer par la bizarrerie de ses goûts , par la vanité de ses habillemens il lui faut des folies changeantes, des idées toutes neuves * 7L ' L’ Ê C O L B des plaisirs tout frais. C’est un courtisan des Dames, un agréable, & en même temps un philosophe un esprit tort; & tandis qu’il se raille de la Religion, des Prêtres & des Moines , il pirouette fur un pied ou le regarde dans toutes les glaces. Le fat est enchanté de lui-même auffi aime-t-il à fe montrer. 11 croit plaire à tout le monde, & être admiré de ceux même qui fe moquent de lui. Quoiqu’on n’apperqoive en lui rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même, il est tout rempli de son prétendu mérite , & croit que personne ne le vaut. Il a la plus haute idée de ses talens, & il est le plus content du monde de fa personne. Un fat qui ressembloit à celui dont nous venons de parler, mena un jour chez une Dame de considération le jeune Marquis de TierceviUe , dont la physionomie peu spirituelle n’annonçoit pas autant d’esprit qu’il en avoir. Il dit en entrant Madame, je vous présente M. le Marquis de TierceviUe, qui n’est pas si sot qu’il le paroît. C'ejl , Madame , reprit aussitôt le jeune Marquis , la différence quily a entre Monjicur U? moi. Le fat est entre l’impertinent & le sot il n’a ni l’insolence du premier, ni la bêtilè du second, mais, comme tous les deux, il choque, il rebute, il dégoûte. Le Le sot n’a pas assez d’esprit pour être fat, le fat n’a pas assez de jugement pour être homme d’esprit. Le fat qui a quelque esprit, en abuse, & ne sait pas s’en servir à propos. Il elf affecté dans ses expressions comme dans ses maniérés. Un jeune fat disoit devant M. de Montai, que M. de Turennc étoit un joli homme. Et moi , lui dit-il, je vous trouve un joli sot de parler ainfi d’unfi grand homme. Le fat qui a peu d’esprit s’en console, en méprisant ceux qui en ont c’est un dédommagement qu’on ne doit pas lui envier. Un fat de cette espece se plai- gnoit dans une compagnie, de la grande dépense qu’il étoit obligé de frire pour nourrir dix chevaux. Au lieu d’avoir tant de chevaux dans votre écurie, lui disoit- on , que ne réservez-vous une parcie de votre revenu, pour vous procurer la compagnie des gens d’esprit. Le fat qui ne sentoit pas le bon conseil qu’on lui donnoit, répondit Mes chevaux me traînent , mais les gens d’esprit .... Les gens d’esprit, lui repartitauffi-tôt quelqu’un, vous porteront fur Leurs épaules. Un Philosophe Anglois rapporte un trait qui montre bien ce que les gens de la plus basse condition pensent eux-mêmes de l’espece d’hommes dont nous parlons. Il dit que rêvant un jour dans une des promenades publiques de. Tome III. D 74 L’ t C O L E Londres , un laquais vint le distraire de ses réflexions profondes. Il portoit dans ses bras un petit chien , qu’il posa doucement fur l’herbe précisément devant notre Philosophe. Il l’invitoit à marcher , mais l’animal capricieux, trop gras d’ailleurs, trop indolent, étoit sourd aux prières, & demeuroit nonchalamment étendu sur le gazon. Donnez-lui un coup de pied, lui dit le Philosophe, il vous suivra , je vous le garantis. Je le crois, Monsieur, répondit le laquais; mais si j’avois l’audace de frapper Célàr, jeserois infailliblement chassé il est le favori de ma maîtresse. Votre maîtresse nest pas mariée, je suppose. Elle l’est depuis dix ans. A-t-cÛe des enfans ? Elle n’en a que sept. Et ce vil animal est son favori! je ne lui suppose pas même une ame supérieure à celle de son chien. Une telle condition peut-elle vous plaire? Monsieur, la Providence m’a mis dans la nécessité de servir ; je remplis ma destinée , & je fuis toujours content de l’emploi que me donnent mes maîtres. J’avoue qu’il n’est pas agréable d’être le conducteur d’un chien ma précédente condition étoit cependant pire encore, je fer vois un fat il n’y avoit pas de tourmens que ses caprices & ses hauteurs ridicules ne me fissent endurer j’étois dans la dure nécessité de me soumettre à tout. Viens, viens des Mœurs. ici, mon pauvre César; va, je dois l’avouer , ii vaut encore mieux te garder que de servir mon premier maître. Il se bailla , pritl’animal, & bourdonnant un air, il continua de promener César. La philosophie de cet homme,ajoute l’Auteur , valoir mieux que la mienne. Il est quelquefois néceilaire de comparer son état avec un état plus malheureux ; c’est le moyen d’être toujours content. Mais savoir s’accommoder à une condition servile , à une condition aussi humiliante que celle de conduire un chien ou d’obéir à un fat en vérité c’est l’effort de la sagesse ". Qu’il nous soit permis d’ajouter aussi une réflexion, que nous fait naître l’histoire que nous venons de uniquement des animaux, comme font aujourd’hui tant de personnes, les caresser tout le jour, avoir pour eux des foins, des attentions qu’on n’auroit peut- être pas pour des hommes est-ce là être homme loi-même? Leur prodiguer des friandises, des douceurs qui seroient bien plus nécessaires à de pauvres malades est-ce avoir de l’humanité & de la religion ? Les femmes fur-tout ont un foible extrême pour les petits animaux qu’elles ont pris en amitié. C’est une vraie petitesse , qui ne leur fait pas beaucoup D 2 76 L’ Ê C O L £ d’honneur dans l’esprit des gens sensés; mais combien font-elles encore plus inexcusables, lorsqu'elles se portent à de ridicules excès d’affliction ou à de vio- lens transports de colere, si elles viennent à les perdre ! L’envie de les guérir, s’il est possible, de cette double folie, qui n’est pas moins déshonorante pour leur sexe que la fatuité de nos petites- maîtresses , & qui souvent est ausix fâcheuse pour les autres que pour elles- mêmes, nous engage à leur rapporter ici un beau trait, bien digne de leur imitation en pareil cas. La Princesse d’Orange , qui vivoit fur la fin du dernier siecle, avoir un petit perroquet tout blanc avec une huppe & une queue couleur de feu il ne faisoit pas moins de plaisir à l’entendre qu’à le voir. Ausii la Princesse avoir-elle pour lui un attachement inexprimable. Un jour que .rentrant chez elle au retour d’une partie de chasse, elle couroit pour le revoir, elle trouva scs filles baignées de pleurs & qui se jeterent à ses pieds. Où est mon perroquet , dit la Princesse P Ah! répondirent- elles , fa cage s’est ouverte, & il s’est envolé ; nous n’avons jamais pu le retrouver , quelque recherche que nous ayons faite. Les pleurs redoubloient pendant ce récit. Elles avoient sujet de tout craindre du caractère plein de feu de la V J des Mœurs. 77 Princesse & de son attachement pour l’oiseau. Quel sut leur étonnement, lorsqu’elles entendirent cette Princesse leur dire avec bonté Vous êtes bien folles de pleurer pour cet animal..il n y en a point , quelque beau quil soit , qui mérite nos larmes. Il faut fe consoler de ce petit malheur. Je vous ordonne de ne pas nous en chagriner plus que moi. Je ne vous en veux aucun mal , car fans doute ce nefl pas votre faute. Non assurément, Madame, s’écrièrent ces filles. Hé bien , repartit la Princesse, ne pleurez donc pas. Elle passa ensuite dans son appartement, d’où elle renvoya encore ordonner à scs filles de ne point s’affliger de la perte du perroquet. =======^S£S!ÎS====a=-8.. Et les pédans. Nous entendons par pédant un savant grossier, opiniâtre, qui a plus l’usage des livres que du monde , & plus de lecture que de jugement. Le pédant aime à faire parade de fa science, il l’étale aux yeux designorans , & sailit. toutes les occasions de la montrer. Il débite gravement ses pensées ou plutôt celles des autres, car il ne pense guere, il se contente de savoir ce que les autres ont pensé ; c’est un mulet chargé du bagage d’autrui. Il cite sans celle quelque Auteur ancien ou moderne. Il parle latin D 1 78 L’ É C O L E devant les femmes , & grec devant ceux qui ne savent que le latin il a raison , car il est souvent de son intérêt qu’on ne l’entende pas. Pétri d’orgueil & de vanité , il n’ouvre la bouche que pour contredire , il ne respire que la dispute & la chicane, il dit son sentiment d’un ton décisif & magistral. 11 raisonne peu , quoique grand raisonneur. Il est, en un mot, tel que Boiltau le dépeint Un pédant enivré de sa vaine science , Tout hérissé de grec, tout bouffi d'arrogance, Et qui de mille Auteurs retenus mot pour mot, Dans fa tête entafïes, n’a souvent fait qu’un sot. Un pédant de cette espece disoit un jour au Poëte Théophile Vous avez beaucoup d’esprit, c’est dommage que vous ne soyez pas savant. Vous êtes fort savant, repartit Théophile , c’est dommage que vous n ayez pas d’esprit. Il ne faut pas s’étonner si la science produit d’ordinaire beaucoup de vanité un érudit doit naturellement être plus vain qu’un homme d’esprit , de génie même. Le génie inventeur a une sphere d’aisez peu d’étendue. L’esprit qui produit , qui combine, est toujours mécontent de lui - même, & l’on fait ce beau vers de Dejpréaux , si admiré deMoliere Il plaît à tout le monde, & ns saurait se plaire. des Mœurs. 79 Mais l’érudition est inépuisable, c’est un pays immense 011 y voit tous les jours augmenter ses richesses ; & l’on met là. gloire à jouir d’une science , louable sans doute à quelques égards , mais qui ne vaut pas toujours le temps qu’on emploie à l’acquérir , & qui rend quelquefois ridicule par l’importance qu’on y attache. Le Comte de Gonàomar , Ambaflà- deur d’Espagne auprès de Jacques I, Roi d’Angleterre, s’entretenoit en latin avec ce Prince, qui parloit fort correctement cette langue. Le Monarque savant se mit à rire de quelques sautes que le Comte faisoit. L’Ambassadeur piqué lui dit Le hitin que je parle est le latin d'un Roi , U celui de votre Majesté est le latin d'un pédant. C’est sans doute dans les Colleges & parmi les précepteurs , qu’il est plus ordinaire de trouver les pédans dont nous parlons. Ils en portent quelquefois le nom, & il faut convenir qu’il y en a qui le méritent. Accoutumés à parler d’un, ton magistral & absolu , ils prennent insensiblement & sans qu’ils s’en apper- qoivent un certain air de pédantisme. Mais il faut avouer auisi que la pédanterie y est beaucoup plus rare aujourd’hui qu’autrefois. Parmi ceux qui font chargés de l’emploi d’instruire la jeunesse. So L’École on en voit souvent qui réunissent les lumières de l’esprit & le goût des bienséances , les connoissances littéraires & l’usage du monde, la politesse & les. talens & leur exemple fait voir que ce n’est pas la science qui gâte l’esprit, mais l’esprit faux ou tourné à la pédanterie qui gâte la science. La pédanterie étant, selon la remarque de la Roches mcault , un vice de l’esprit, encore plus que de la profelfon, il n’est pas rare de trouver , même dans les personnes du monde , des pédans d’une autre espece , & qui ne se doutent peut-être pas qu’ils le soient. Ce sont ceux qui aiment à faire voir qu’ils savent & qu’ils ont lu , qui relevent avec foin une erreur d’histoire ou de géographie échappée dans la conversation , un mot mal prononcé, un terme peu exact, une expression impropre ou inusitée comme ce Grammairien pédant, qui osa reprendre l’Empereur Tibere sur un mot que ce Prince avoitdit. Un de ses Courtisans ayant soutenu par flatterie que le mot de libéré étoit latin L’Empereur , répondit-il , peut bien donner le droit de citoyen aux hommes , mais non pas aux mots. Malherbe Ht beaucoup mieux dans une occasion à peu près semblable. Henri IV yant .dit un cuiller d’aryent , tous iès des Mœurs, 8i ßourtisans se regardèrent. Il consulta Malherbe , & lui demanda si cuiller étoit masculin. Ce mot , répondit Malherbe , Jera toujours féminin , ju squ à ce que Votre Majcjlé ait fait un Edit , qui ordonne fous peine delà vie qu il devienne masculin. Henri IV sourit, & sut bon gré auPoëte de ne lui avoir pas déguisé la vérité. Celui qui montre sa science mal-à- propos , ne fait voir que sa vanité. On doit aimer la science, & travailler à en acquérir, mais il ne faut pas chercher à en faire parade. Ce défaut n’est peut- être pas maintenant beaucoup à craindre, fur-tout par rapport à l’érudition profonde. On donne au contraire dans un autre excès. C’est une espece de mérite aujourd’hui que de faire peu de cas de l’érudition , & c’est même un mérite que bien des gens le contentent d’avoir, Depuis que de beaux esprits se sont plu à jeter un ridicule fur les la va ns & fur la science qu’ils traitent de pédanterie, on a craint une qualification si injurieuse ; & l’on iê garde bien de se donner la peine d’acquérir de l’érudition , qui mettroit en butte aux traits des mauvais plaisans. Les hommes pourvus de quelque esprit, mais paresseux, ont saisi avec empressement ce prétexte ; & pour excuser ou justifier leur ignorance, ils n’ont D 5 8r L’ E c o l e pas manqué de dire qu’il valoir mieux travailler à polir l’esprit & à former le jugement, qu’à entaiser dans à mémoire ce que les autres ont dit & pensé ; comme lî la meilleure terre pouvoir produire long-temps fans engrais , ou le feu le plus vif subsister fins aliment. Incapables de travailler à s’instruire, ou trop inappliqués pour le faire, ils ont blâmé ou méprisé les savans qu’ils ne pouvoient imiter ; car le moyen le plus ordinaire de se consoler de son ignorance, est de mépriser ce qu’on ne sait pas. Mais malgré la critique amere de ces censeurs ignorans , les gens sensés feront toujours cas du savoir. Celui qui ne sait rien , peut-il être estimé ? Il naît tous les jours des occasions , où l’amour-propre souffre vivement de l’ignorance; on est honteux & comme déshonoré. La science orne l’esprit, étend les lumières., fournit à la conversation. Quelqu’un a fort bien dit que l’homme sage doit employer la première partie de fa vie à s’entretenir avec les morts, la seconde avec les vivait s , & la troisième avec soi-même. Quiconque néglige le commerce des morts, ne fera jamais agréable aux vivans. Ce n’est pas qu’il faille s’enterrer dans son. cabinet, ni ambitionner une vaste & profonde érudition. Trop d’étude rend D E S M Œ U R S. 8? sombre & abstrait , trop de retraite rouille & engourdit. Il faut savoir, mais préférablément à tout , il faut savoir un milieu judicieux entre l’ignorance & le profond lavoir. Ayez l’esprit plus orné que chargé. Cultivez votre mémoire fans l’accabler. Etendez vos connoissances, mais fur-tout ne les prodiguez point, .& n’en faites jamais ostentation ; ménagez l’amour - propre des autres, & que votre science se. montre comme malgré vous. Ne donnez pas dans le pédantisme d’un savantasse , mais encore moins dans l’esprit futile & romanesque de nos petits-maîtres. Imitez plutôt la louable modestie de Platon , qui retournant un jour de Sicile en Grece, & passant par la ville d’Olym- pie pour en voir les jeux, s’y trouva logé avec des étrangers de distinction. Il mangea & demeura plusieurs jours avec eux. Les jeux finis , ils allèrent ensemble à Athènes , où il les logea. Ils le prièrent de les mener voir le grand Platon , disciple de Socrate. H leur dit en souriant que c’étoit lui-même. D 6 84 L’ É C 0 L E S r-r,. Choisissei vos amis. Soyez, s’il se peut, aimé cîe tout le monde, mais n’ayez qu’un certain nombre d’amis, & choisissez-lesbien. L’impie, le ju. eur, le libertin amis pernicieux. Le joueur de profeflion , l’intrigant amis dangereux. L’homme vain, celui qui veut faire fortune à quelque prix que ce soit ami-, faux. Le mauvais plaisant, celui qui veut fui avoir de l’elpiit, le diseur de riens amis ennuyeux. Le médilant, le satirique amis à craindre. Le flatteur, le donneur de mauvais conseils amis funestes. Le caractère fantasque & bizarre celui qui se fâche aisément & qui s’ciisensesans sujet amis difficiles. L’humeur capricieuse, l’esprit dur, celui qui vous fait trop acheter ses services amis tyranniques , dont la haine seroit moins insupportable que l’amitié. Ne comptez pas non plus beaucoup sur l’rmitié des gens flegmatiques ils ont si peu de sentiment, qu’ils n’en ont guere que pour eux-mêmes. En fait d’amis, les gens vifs font ceux qui valent mieux , parce qu’ils ont ordinairement le cœur bon. Ne mettez pas au nombre de vos amis ces gens de bonne chere, que vous des Mœurs.’ croyez avoir un grand cœur parte qu’ils ont un grand appétit, & une vraie amitié parce qu’ils ont un vaste estomac. Ils vous feront les plus grandes protestations d’amitié , quand ils seront à table ; ils vous promettront tout, quand ils se divertiront avec vous & à vos dépens ; mais après cela ils ne se souviendront plus de rien. Les festins pour l’ordinaire ne servent à nourrir que des flatteurs & des ingrats. Un parasite de cette espece disoit beaucoup de mal de la personne même chez laquelle il venoit de bien dîner. Attendez du moins, lui dit quelqu’un , que vous ayez fait la digestion. Admettez encore moins dans votre amitié ceux qui croient qu’aimer, consiste à aider à rire effrontément dans les débauches, & à faire le mal avec plus de hardiesse & d’insolence. Ce sont des meurtriers qui le servent de votre propre main , pour vous porter la mort dans le cœur. De tels amis font plus dangereux que des ennemis déclarés. Ils excusent tout, applaudissent à tout, donnent des conseils pernicieux , portent à d’indignes excès. Que pouroit faire davantage un ennemi qui voudroit se venger ? L’amitié, cette douce union des cœurs nepeutëtre véritable & solide, que quand elle a pour fondemens l’honneur & la 86 L’ É c o t e vertu qui attache, est une chaî ne que rien ne peut rompre. Faites-vous donc une maxime inviolable de ne choisir pour amis que des gens de bien , car il n’y a point d’autres vrais amis, & ces amis précieux ne font que pour ceux qui leur ressemblent. Attachez-vous à l’homme droit & vrai, qui n’aime ni les déguisemens, ni les détours de la finesse, incompatibles avec la sincérité & l’ouverture que demande l’amitié. Cherchez une humeur douce & facile, qui fait le plus grand agrément des liaisons, un caractère complaisant, & qui sympatise avec le vôtre , car il n’y a que la conformité de caractère qui pu lise rendre les unions durables ; c'est la sympathie qui rapproche les cœurs & qui resserre les liens de l’amitié. Si celui dont vous voulez faire votre ami, joint à ces qualités un bon cœur ; quand il auroit quelques petits défauts, ne balancez pas, le marché ne saurait manquer d’être excellent pour vous. De quelle utilité n’est pas un bon ami ! La fortune peut nous élever assez, pour nous affranchir d’une infinité de besoins j mais quelque pouvoir qu’elle ait, elle ne fera jamais qu’on puitse se passer d’un fidelleami. Plus nous serons heureux, plus il nous fera nécessaire , quand ce ne seroic que pour nous donner de bous DES M E'u R S. 8? conseils, pour nous dire la vérité , pour nous avertir de nos défauts. La Fortune qui eit aveugle, rend aveugles ses favoris ; & comment nous corrigeroit-elle de nos vices , puisqu’elle commence par nous ôter nos vertus ? Dans un rang supérieur, où l’on se croit tout permis, queue se permettra- t-on point? dans quelles fautes impardonnables , dans quels vices déshono- rans ne tombera-t-on pas , Il l’on n’a un ami fideile , qui, nous présentant le miroir de la vérité , nous la falle con- noître, nous éclaire, nous soutienne par ses conieils, nous arrête fur le bord du précipice où nous allons nous jeter ? Mais on ne sent jamais il bien la nécessité d’un te! ami, que lorsqu’on l’a perdu. Augujk le sentit & l’avoua. La Fortune, qui l’avoit comblé de ses faveurs , y ajouta la plus précieuse de toutes , celle de deux bons & hdelles amis. Lorsqu’il ne les eut plus, il connut alors tout leur prix & le besoin qu’il en avoir. Ayant fait une démarche inconsidérée, il ne tarda pas à voir sa faute tSt à se repentir de son indiscrétion Ce malheur , dit-il, ne me seroit pas arrivé , ß Mécène ou Agrippa vécu. Ayez donc des amis, cherchez-en ; ils font une source d’agrémens & de bons conseils mais encore une fois, sachez 88 L’ É c o l e les distinguer & les choisir. N’ambitionnez pas d’en avoir un grand nombre. Quoiqu’on ait dit qu’une femme, quelques enfans, moins de serviteurs, beaucoup d’amis , faisoient la félicité d’une maison, ne croyez pas la multitude d’amis nécessaire au bonheur de la vôtre. Celui qui appelle toutes sortes de personnes ses amis, n’en a point. Contentez-vous d’en avoir deux ou trois d’un commerce fur, ailé & agréable, avec qui vous puis- siez retirer tous les avantages & goûter toutes les douceurs de l’amitié. .Bornez- vous même à un seul, si vous n’en trouvez qu’un fur lequel vous publiez compter. Un seul bon ami vaut mieux que beaucoup d’amis équivoques. Il y en a tant de ceux-ci, & les vrais amis font si rares 1 Un jeune homme , à qui son pere de- mandoit d’où il venoit, ayant répondu qu’il venoit de voir un de ses amis Vous en avez donc pfißeurs , dit le pere! Ah! que vous êtes infiniment plus heureux que moi i puf pi en soixante tÿ dix années qu’il y a que je fuis au monde , à peine ai-je pu en trouver un ! Il est aussi difficile de trouver de véritables amis, qu’il l’est de trouver des personnes qui aiment nos intérêts autant & plus que les leurs , qui nous fassent connoitre & supporter volontiers nos défauts, qui nous pré- yiennent&nous secourent dans le besoin. des Mœurs. 89 On ne parle que d’amitié dans les sociétés, dans les compagnies, chez les Grands & parmi le peuple. On ne voit qu’elle fur les visages & fur les levres. Elle elt par-tout, excepté dans les cœurs. Ce que l’Auteur du Portrait de l’Amitié lui fait dire, elt très-vrai Mon abord est civil, j’ai la bouche riante, Et mes yeux ont mille douceurs Mais quoique je fois belle , agréable & charmante» Je regne fur bien peu de cœurs. Il est vrai qu’on m’exalte & presque tous les hommes Se vantent de suivre mes lois Mais que j'en connois peu dans le siècle où noü$ sommes, Dont le cœur réponde à la voix! Perrault, Quels font en effet la plupart des amis, tels que nous les voyons aujourd’hui & qu’on les a vus dans presque tous les temps ? Des amis passagers, qui ne le font qu’en la riante saison , & qui difpa- roiifent avec les beaux jours de. la fortune semblables aux hirondelles, qui viennent en foule avec le printemps , & s’envolent quand l’hiver approche. Des amis intéréilés , qui recherchent & cultivent votre amitié tandis qu’elle leur elt utile ou nécessaire, & qui la négligent lorsqu'ils n’eu ont plus besoin, ou qu’elle 50 L’ É c o 1 E ne peut leur procurer aucun avantage semblables à ces animaux domestiques, qui accourent pour recevoir leur nourriture , & se retirent auifi-tôt qu’ils l'ont prise. Des amis fanfarons, qui vous font mille offres de services dans tous les cas où vous aurez besoin d’eux, & qui ne peuvent ou ne veulent rien faire lorsque le temps est arrivé ; comme ces arbres qu’on voit chargés de fleurs, & qui ne donnent point de fruits. Que dirai-je enfin ? Des amis orgueilleux , qui se glorifient de votre amitié tandis qu’elle leur est honorable, & qui en rougissent, fl vous venez à décheoir, ou que la fortune les éleve au-defl’us de vous semblables à ces chevaux fiers & superbes, qui s’enorgueillissent sous le cavalier qui- les monte, & s’enfuient lorsqu’il tombe. Un homme alla voir un de ses amis, qui venoit d’être élevé à une grande dignité. Celui - ci aveuglé par sa nouvelle fortune , méconnut son ami just qu’au point de lui demander qui il étoit. L’ami indigné répondit au nouveau parvenu , qu’au lieu de complimens de félicitation il croyoit devoir lui en faire de condoléance, fur le malheur qu’il avoit eu de perdre tout d’un coup le jugement & la mémoire , puisqu’il ne recomioiiîoit pas ses meilleurs amis & qu’il ne se eonnoiifoit plus lui - même. des Mœurs. 91 „ Je connois , dit M. de Claville, un maraud qui a fait fortune il me demandent il y a quarante ans l’honneur de ma protection ; & ma protection étoit assurément la plus petite chose du monde dix ans après il m’appela son ami aujourd’hui il ne me salue pas. J’ai connu un autre homme pire que le premier, parce qu’il de voit avoir l’ame plus belle; il avoir été mon intime ami, mais tout- à-coup il devint plus grand seigneur qu’il ne l'avoir espéré. A la première entrevue il ne se souvint plus que de notre connoissance, à la seconde il en rougit & l’oublia “. Nous pourions rapporter beaucoup de traits pareils. Mais à ces exemples trop communs & toujours déshonorans, opposons-en un autre ; & par l’amour de l’équité autant que pour la consolation des âmes sensibles aux charmes de l’amitié, faisons voir que dans ce liecle même où l’on ne sacrifie guere que fur l’autel de la Fortune, il s’eit trouvé des cœurs nobles & généreux, qui se sont fait gloire de sacrifier à l’Amitié pure & constante. Clément XIV , 11’étant encore que simple Religieux, voyoit souvent un Peintre Italien fort médiocre. Il aimoit son caractère , ses mœurs, & lui dans la plus grande intimité. Elevé au Cardinalat, il devint IL L’ É C 0 L E pour le pauvre Artiste un grand Seigneur dont , suivant l’usage ordinaire, l’abord devoir être fort difficile. Auffi le Peintre n’osa-t-il pas aller chez le nouveau Cardinal , ni lui demander sa protection. Son ami pensoit bien différemment. Etonné de ne pas le voir pa- roître à ses audiences , le Cardinal se rendit chez lui dans toute la pompe de sa dignité. L’Artiste surpris de cette visite inattendue ,1e fut bien plus encore, lorsqu’il vit Son Eminence se jeter à son cou, le presser dans ses bras , & l’assurer qu’elle n’avoit pas oublié leur ancienne amitié. Venez donc me voir , lui ditaftec- tueusement le Cardinal , mon palais vous fera toujours ouvert , je ferai toujours visible pour vous , & je ne cefjerai jamais de vous aimer. Lorsqu’il sut élevé à la Chaire pontificale , on présenta, selon la coutume, au nouveau Souverain l’état de sa maison, sur lequel le Cardinal-M jor avoir placé l’un des plus fameux Peintres d’Italie. J’approuve l’état, dit le Saint Pere, à l’exception de l’article du Peintre. Celui que vous me proposez est finis doute excellent ; mais ma figure n’est point assez distinguée , pour que les portraits qu’il en se roi t, puilent ajouter à sa réputation il est riche d’ailleurs & peut bien se passer de moi, Je comtois un Peintre ô e s Mœurs. 9; moins célébré, beaucoup moins opulent, qui m’a toujours été ami, & que j’aime également je le prends pour mon premier Peintre. Imitez un si bel exemple & si jamais la fortune .vous élevé, fadelle au conseil du Sage , consa vez dam votre cœur le souvenir de votre ami , U ne ïoubliez pas lorsque vous ferez devenu riche.s. Sacrifiez toujours volontiers l’orgueil ou l’intérêt à la tendre amitié ; & ne ressemblez jamais à aucun de ces faux amis dont nous venons de parler. Que ce soit le cœur seul qui vous attache à vos amis, fins aucun égard à leur bonne ou à leur mauvaise fortune. Quelque chose qui leur arrive, souvenez-vous que se déclarer l’ami de quelqu’un , c’est s’engager à l’étre dans tous les temps, dans toutes les occasions , dans toutes les situations de la vie. Aulîi supérieure aux revers qu’inaccesiible à l’envie, la vraie amitié partage l’infortune comme la félicité c’est même dans le malheur qu’elle iè montre avec plus d’éclat. La prospérité donne des amis , l’adversité, les éprouve, comme le dit encore l’Au- 5 Non obliviscaris amici lui in animo tuo , & non immemorfis illius in opibus luis. Eccli. ZI. 94 L’Écoie teur du Portrait, que nous avons déjà cité On m'accuse souvent d'aimer trop à paroître Ou l’on vôit la prospérité ; Cependant il est vrai qu’on ne me peut connaître Qu'au milieu de l’adversité. C’est ce que ce Poëte éprouva lui- même. Il avoir été fait Contrôleur-Général des Bâtimens par M. Colbert, qui l’honoroit de fa confiance & de fou estime. Trop content de faire valoir les talens & le mérite des autres , de solliciter & d’obtenir des grâces pour eux, il bornoit au seul établilfement de leur fortune tout l’avantage de la grande faveur. Elle finit avec la vie du Ministre ; & en perdant son protecteur, il perdit aussi son emploi. Il connut dans cette occasion, ce qui n’est que trop ordinaire, l’ingratitude de plusieurs faux amis. Sa maison si fréquentée auparavant, devint solitaire. Quoique la fidélité constante dans les malheurs & les disgrâces soit bien rare , il s J én trouve néanmoins quelquefois des exemples; & les fastes de fâmitié nous en ont conservé, qui méritent de servir de modèles. En voici deux qui nous ont le plus frappé. Le Philosophe Caüiflhene ayant suivi Alexandre dans ses conquêtes, fut accusé des Mœurs. 95 de trahison auprès de ce Prince , qui le fit mutiler, & le condamna à être enfermé dans une cage de fer à la fuite de l’armée. Lysimaque , l’un des Capitaines d’Alexandre, & l’ami fidelle de Callisthène, ne discontinua cependant point de venir le voir. Ce Philosophe , après l’avoir remercié de cette attention courageuse , le pria au nom des Dieux, que ce fût pour la storniere fois. Lailfez- moi, lui dit-il, soutenir mes malheurs, & n’ayez pas encore la cruauté d’y joindre les vôtres. Je vous verrai tous les jours, répondit Lysimaque si le Roi vous favoit abandonne des gens vertueux , il nauroit plus de remords , & comnien- ccroit à vous croire coupable. Oh! j’es- pere qu’il ri aura pas le plaisir de voir que la crainte d’encourir fa disgrâce , triait fait abandonner un ami malheureux. Le deuxieme trait que nous avons à rapporter, ne fait pas moins d’honneur à l’amitié. Freind, premier Médecin de la Reine d’Angleterre, s’étoit élevé avec force dans le Parlement contre le Minis- tere. Cette conduite ayant indisposé la Cour , on lui suscita des affaires , & il fut renfermé dans la tour de Londres. Environ six mois après,le Ministre tomba malade. Il envoya chercher le célébré Médecin Aféad. Celui-ci, après s’être mis au fait de la maladie,dit au Ministre qu’il lui A6 L’ Ê C 0 L ß répondoit de sa guérison, mais qu’il ne lui donneroit pas seulement un verre d’eau , que Freind son ami ne sût sorti de la tour. Le Ministre , quelques jours après, voyants maladie augmenter, sit 'supplier ie Roi d’accorder la liberté à Freind. L’ordre expédié, le malade crut que Méad alloit ordonner ce qui convenait à son état ; mais ce .Médecin persista dans sa résolution, jusqu’à ce que son ami fût rendu à sa famille. Ce qui ayant été fait, Méad-traita le Ministre, & lui procura en peu de temps une guérison parfaite. Le soir même il porta h Freind environ cinq mille guinées, qu’ilavoit reçues pour ses honoraires, en traitant les malades de son ami pendant sa détention, & l’obligea de recevoir cette somme. Heureux ceux qui trouvent de tels amis! Vous mériterez d’en avoir, si vous êtes vous-même ami fidelle & constant. Avez-vous fait un choix que ce soit pour toute la vie; vous vous en trouverez mieux. Ne quittez pas un ancien ami , car le nouveau ne lui fera pas semblable 6. Ce n’est pas que s’il s’offre une nouvelle amitié à faire, on doive toujours 6 , Ne dereVnquas amicum anti & l’on n’aime guere à savoir que pour avoir le plaisir de l’apprendre à d’autres. La légéreté naturelle les empêche de faire réflexion à leurs paroles ; & elles oht médit presque avant de s’en appercevoir. L’oisiveté & l’envie de parler font chercher dans la médisance des sujets d’entretien ; fans la médisance , combien de personnes n’au- roient rien à dire î Il y en a aufii qui ne parlent si volontiers des défauts des autres , que pour faire croire qu’ils ne les ont point ou qu’ils n’en ont pas de si grands. Mais l’amour-propre est souvent ici la dupe; car on ne manque guere de venger sur leurs défauts ceux qu’ils ont censurés dans les autres. N’invitons pas la malignité à chercher dans nous de quoi nous humilier & nous confondre. Il est bien difficile de ne pas lui donner prise par quelque endroit ; & il n’y a guere d’occasions où l’on fît un mauvais marché de renoncer au bien qu’on -dit de 1X4 L’ É G O L E nous, à condition de n’en point dire de mal. C’étoit donc une fanfaronnade, ou une défaite de l’amour-propre, toujours ingénieux à fe tromper, que la réponse de Boileau - Desprc'aux. Lorsqu’on lui représenta que s’il s’attachoit à la satire, il se feroit des ennemis qui auroient toujours les yeux fur lui &ne chereheroient qu’à le décrier Hé bien , répondit-il, je ferai honnête homme , &je ne les craindrai point. Mais ignoroit-ildonc qu’il est bien difficile d’être toujours honnête homme dans le métier qu’il faifoit? Le meilleur Poëte satirique ne manque-t-il pas essentiellement à la probité, lorsqu’il outre les choses, & que sans égard il immole ses contemporains à la risée de son siede & de la postérité, comme on a reproché, avec assez de justice, à Despréaux de l’avoir fait? Aussi ce Poëte, qui s’est immortalisé par son Lutrin , son Art Poétique & ses Epltres , auroit-il une gloire plus pure , s’il n’eût pas composé ses Satires. Ce n’est pas qu’il ne soit quelquefois permis, qu’il ne soit utile même, de critiquer les mauvais Auteurs,& de prendre en main la défense du bon goût contre ses ennemis , comme on peut démasquer l’erreur, l’hypocrisie pernicieuse, & faire connoître les gens dangereux, afin qu’ils des Mœurs. irf ne nuisent à personne. Mais c’est qu’un Satirique ne reste presque jamais dans les justes bornes. La satire, d’abord modérée & légitime, devient bientôt outrée, piquante , personnelle & partiale. Sous prétexte de venger le bon goût, on se venge soi-mêmeon satisfait son ressentiment & sa haine. Pour réjouir le lecteur, on aiguise les traits de la satire, on mord, on déchire sans ménagement. On n’épar gne plus, lorsqu’une fois on se voit applaudi de ses premiers essais , & malheureusement la satire ingénieuse l’est presque toujours. Elle plaît à notre malignité , qui aime fur-tout à voir tourner en ridicule , parce qu’il n’y a guere d’abaissement plus grand, ni qui soit plus sans retour; car on a honte d’estimer dans la fuite ceux dont on s’est moqué. C’est pour cela que la réparation de Qui~ nault a encore aujourd’hui tant de peine à le rétablir, & que celle de Cotin n’a pu se relever. Qu’on lise néanmoins l’hiC. toire de l’Académie Françoise, & l’on verra que les Cajjagne , les Cotin , dont les noms remplissent si souvent les mor- dans hémistiches de ce cruel & trop ingénieux Satirique, méritoient, à plusieurs égards, l’estime publique qu’il leur a fait perdre. Cajjagne étoit assez bon Poëte , & Prédicateur estimé. L’Ode qu’il fit à la 1 16 L’ É C O 1 E louange de l’Académie Françoise, l’y St recevoir à l’âge de vingt-sept ans; A le, Poëme qu’il publia l’année suivante, où il introduit Henri IV", donnant des instructions à Louis XIV, lui acquit l’estime de M. Colbert. Il étoit fur le point de prêcher à ta Cour, lorsque Boileau ayant rnis son nom avec celui de Cotin dans sa troisième satire , ce trait piquant le fit renoncer à la Chaire , & l’interrompit au milieu de sa course. Après avoir fait les derniers efforts pourregagner l’estime du public par ses ouvrages, il succomba ious le poids de l’étude & du chagrin. Ses pareils avertis que sa tète se dérangeoit, furent contraints de le mettre à Saint- Lazare , où il mourut âgé seulement de quarante-six ans. Triste effet de la satire, & qui devoir bien rendre amer pour l’Auteur lui-même le plaisir qu’elle pouvoir d’ailleurs lui donner ! Quant à l’Abbé Cotin, peut-être il auroit eu le tranquille fort de tant d’autres Ecrivains qui ne valoient pas mieux que lui ou qui peut-être valoient moins. Pendant leur vie on les laisse jouir de la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes , & après leur mort leur mémoire est ensevelie avec leurs cendres dans un même tombeau. Au fond, Cotin n’étoit pas si méprisable que la satire l’a voulu faire croire. Il savoir les langues, étoit des Mœurs-. uy efoéri dans les plus illuRres compagnies où l’on ne fai soit guere accueil qu’au mérite , & prêcha seize Carêmes dans les meilleures Chaires de Paris. Qu’on lise ce qu’il a écrit on conviendra non-feulement qu’il étoit versé dans la Philosophie & dans la Théologie, mais que fà prose a quelque chose d’aife , de naïf & de noble, & que ses poésies même ont de quoi plaire en bien des endroits aux personnes les plus délicates. Mais il eut le malheur de se brouiller avec Moüere & Boileau. Il avoit offensé le premier, en publiant à l’Hôtel de Rambouillet, que le Duc de Montanster étoit joué dans le Misanthrope; & ce Seigneur qui le crut ainsi, en fit arrêter la représentation. Il avoit blâmé Boileau de son goût pour la satire, & il étoit intime ami de Gilles Boileau brouillé alors avec le Poëteson cadet. Selon l’Auteur des Anecdotes Litte. . raires , ce fut la fatale nécessité de la rime , qui attira fur l’Abbé Cotin les traits du Poste satirique. Celui - ci réci- toit à Furniere la satire du Repas, & se trou voit arrêté par un hémistiche qui lui manquoit Si l'ou n’est plus à î’aife ?His en un festia. Qu’aux fermons de Caslagne. Vous voilà bien embarrassé, lui ditFure- tiçre, que n’y mettez-vous l 'Abbé Cotin ? ïig L 5 École Il ne fallut pas le dire deux fois. Quoi qu’il en soit, Moliere & Boileau attaquèrent le malheureux Cotin de la maniéré que tout le monde fait ; & Cotin accablé des traits perçans du Satirique & de la Scene de Trijsotin , ne put s’en relever. Il bailla tellement, que ses pareils agirent pour qu’il fût mis en curatelle. Boileau avoit donc plus de raison qu’il ne pensoit, de dire lui-même au commencement d’une de ses Satires îyiuse, changeons de style, & quittons la satire.; C’est un méchant métier que celui de médire. Ce qu’il ajoute n’est pas moins vrai A l'Auteur qui l’embraste il est toujours fatal. I,e mal qu’on dit d’autrui, ne produit que du mal. C’est ce qui est arrivé à une infinité de Satiriques, & en particulier à Sotade , ancien Poëte Grec. Ses poésies étoient pleines de médilànces & de satires mordantes contre les personnes les plus respectables. Ptolémée Philadelphe^ Roi d’Egypte , contre lequel il avoit osé écrire , le fit enfermer dans un coffre de plomb , & jeter dans la mer. Si vous êtes jaloux de votre propre honneur & de l’estime des hommes , ne médisez point. Il y en a qui croient des Mœurs, HA. plaire ou briller par-là , mais on les déteste & on les méprise. Et qui le mérite mieux ? Car fi c’est l’envie ou la haine qui fait parler le médisant, comme il arrive presque toujours ; quelle bassesse ! Si c’est de sang-froid & sans intérêt, qu’il fait , contre des personnes de qui il n’a reçu aucun mal, tout ce que l’emportement & la vengeance pouroientlui suggérer de plus cruel contre des ennemis déclarés ; quel caractère noir ! De quelque côté donc qu’on envisage le médisant, on ne peut que le mépriser & le haïr. Le médisant ne plaît qu’à ceux qui ont beaucoup de malignité ou des raisons particulières encore aiment-ils toujours plus la médisance que le médisant. 11 leur apprend ce qu’il peut faire contre eux par ce qu’il fait contre les autres & qui est-ce qui n’a pas à craindre les traits d’une mauvaise langue ? On la hait donc au fond, de quelque caractère qu’on soit. Les gens malins, ennemis ou jaloux, ne l’écoutent que pour en nourrir leur malignité , leur haine ou leur envie ; & ils la percent à son tour des mêmes traits dont elle a percé les autres. Les gens de bien qui réfléchissent fur l’indignité de ces sortes de discours , se bouchent les oreilles pour ne pas les entendre ils s’indignent contre celui qui leus ï2 L’É C 0 L ! apprend ce qu’ils ne voudroient p&S' savoir. C’est ce que tout le monde doit faire. Car ce n’est pas assez de ne point médire , on doit encore fermer l’oreille à la médisance. Celui qui l’écoute est presque aussi coupable que celui qui la dit il en est le criminel complice. Aulfi le Sage nous recommande-t-il de ne point prêter l’oreille aux langues médisantes Faites , dit - il, comme une haie d’épines à l’entrée de' vos oreilles , è? n’écoutez pas la méchante langue. Le plus fur moyen de la faire taire est de ne pas l’écouter. Le vent d’aquilon diffipe la pluie , dit Salomon, le visage triste fait taire la langue médisante i . Une personne voulant dire à une autre quelque chose au désavantage du prochain, celle - ci lui fit ce compliment qui la surprit & qui ne lui plut guere Il y a déjà long-temps que je me fuis rnis en pojjejjton de n entendre ja- rÈais parler mal de personne. Si vous avez quelque chose de hon à me dire de la personne en queßion , je £ écouterai avec plai- sir ; sinon je vous prie de me dispenser d’une audience qui me serait peine. M. de Chanscuil de Grandpré se trouva un T Sept tiares tuas fpînls t lingnan n'equazt nohs- audire . Lseli. r2. PrüfTa*. des Mœurs. xai si jour dans une maison respectable , où un Lieutenant-de-Roi d’une ville de province, fort médisant, parloit très- désavantageusementde son Gouverneur, avec qui il étoit brouillé. Monsieur, lui dit M. de Grandpré, vous déchirez à tort une personne que j estime ési à qui j’ai mille obligations vous me faites l'honneur d’avoir quelque bonté pour moi si vous avez bien résolu de briller à ses dépens , vous m’obligerez beaucoup de ne pas m’en rendre le témoin. Le Lieutenant-de-Roi, confus & charmé de la maniéré honnête de M. de Grandpré, lui dit que puisque le Gouverneur étoit de ses amis, il chan- geroit de ton & d’entretien , & qu’il y avoit tant de plaisir à être dans son amitié qu’il le prioit de lui accorder cette grâce. Je vous l'offre , lui répondit M. de Grandpré , mais à condition que les abfens pour qui je mintéresfe , ne seront jamais impunément déchirés en ma présence. Ceux qui ont autorité, font obligés de fermer la bouche au médisant. „Ne permettez pas, disoit Saint Louis à son fils, que personne ait la hardiesse de prononcer devant vous aucune parole qui puisse porter qui que ce soit au péché , ni d’attaquer par la médisance la réputation des autres , soit qu’ils soient présens ou abfens”. Louis XIV, qui avoit toutes Tome III. F 122 V É C O L E les qualités cî’un grand Roi, ne s’étoit pas feulement interdit la médisance, toujours indécente dans la bouche d’un Prince ; mais il la désarnioit lorsqu’elle osoit pa- roître devant lui. Un petit-maître voulant jeter un ridicule sur l’incapacité d’un jeune Seigneur, dit à ce Prince qu’on seroit un gros livre de ce que ce Seigneur ne savoir pas. Le Roi prenant un airsévere, dit à ce railleur Et l’on ertr fcroit un fort petit de ce que vous savez. Si vous avez entendu quelque parole contre la réputation du prochain, gardez-vous de la répéter, & comme dit P'Espric-Saint, faites-la mourir dans vous- même 2 . Le mal que nous apprenons des autres , doit être enseveli chez nous, quand il n’y a pas de preiiante nécellité, à le redire. Lorsqu’on disoit à la vertueuse Reine de France, Epouse de Louis XV", quelque chose qui biesîoit l’honneur du prochain, elle refusoitd’a- hord de le croire. La chose devenoit- elle publique elle excusoit ou plaignoit la personne, 8c n’en parloir plus. On ne doit pas moins respecter la mémoire des morts que la réputation des vivans. On parloir en présence de Milord l Audifii verbam advenus proxlmum tuum ? com» msnatnr in te, £ cc!i. 19. des Mœurs. 125 'Bolimjbrohe , de l’avarice dont le Duc de Marlborough avoir été acculé, & l’on citoit des traits fur lesquels on appeloit au témoignage de Bolingbroke, qui avoit été l’ennemi déclaré du Duc. C'étoit un si grand homme , répondit Bolingbroke» que fai oublié ses vices. g - îM - y. Badine^ prudemment les personnes présentes. Il es si rare & si difficile de rire des autres fans les choquer, qu’il vaudraic mieuxs’enabsienir entièrement. I/amour- propre est si délicat, qu’il est presque imposable de le toucher fans le blesser, à moins qu’on ne le fasse avec beaucoup de légèreté & de prudence. Il faut que le badinage soit mêlé de tant d’égards & d’estime, que la personne qui eu est le sujet, en soit moins offensée que flattée. On doit aulsi bien examiner ceux avec qui on badine. Les greffiers, les igno^ rans & les sots font toujours prêts à se fâcher, & à croire qu’on se moque d’eux ou qu’on les méprise. Il ne faut jamais, dit la Bruycre , hasarder la plaisanterie même la plus douce & la plus permise, qu’avec des gens polis ou qui ont de l’esprit. En général, il faut rarement badiner. Il est vrai que le badinage, quand il est- F A 124 L’ É C O L E juste , léger & finement renvoyé , est le leide la conversation, qui devient insipide & ennuyeuse , quand on n’y rit pas. Mais trop de ce sel, dit l’Auteur des Conseils de la Sagesse , est bien pis que point du tout, & en ce genre le trop n’est pas loin du peu. Il faut bien de la prudence pour se tenir dans la modération & pour ne point passer jusqu’à l’excès ; il faut bien du jugement pour ne rien dire de déplacé, & beaucoup d’attention fur ses paroles pour ne pas laisser échapper le moindre mot qui puisse blesser. Ne vous mêlez donc pas de rire ni de jouer avec les autres, si vous n’ètes extrêmement sage, & si vous n’avez l’art de le faire discrètement & avec grâce. Usez d’une grande circonspection. Observez soigneusement l’humeur, le temps, le lieu, les occasions ce qui est bien reçu aujourd’hui ne le fera pas demain. Assaisonnez le badinage avec une louange en mettant de son parti l’amour-propre des autres, on est sûr de ne jamais déplaire. Mais c’est-là précisément ce qu’on ne fait pas. Les badinages les plus doux, les plus modérés , les plusinnocens, dégénèrent presque toujours. Parmi les traits que fait partir une humeur enjouée, il y en a toujours quelqu’un de plus perçant qui pénétré jusqu’au cœur. des Mœurs. ,ir§ Il en eil de ces jeux d’esprit comme des jeux de main. On gagne souvent beaucoup à supprimer un bon mot, & l’on s’expose toujours à en risquer un dangereux. Ne faites jamais aucun badinage qui puisse déplaire ; & quel qu’il soit, n’en faites pas souvent, de peur d’en contracter l’habitude. On dit quelquefois bien des sottises, quand on veut faire le rieur & le plaisent. On cherche les rieurs, &'moi je les Évite Cet art veut fur tout autre un suprême mérite. Dieu ne créa que pour les sots Les méchans liseurs de bons mots.. La Font', Celui qui aime à plaisanter ne fera pas long-temps estimé; & s’il y joint la raillerie , comme il arrive ordinairement, il se rendra méprisable & odieux. Le plus mauvais de tous les caractères est celui de railleur. Il se fait beaucoup d’ennemis , & n’a aucun ami. Souvent même il change .les meilleurs amis en ennemis irréconciliables. Un Anglois de beaucoup d’esprit, nommé Thomas Fuller , & de ces hommes qui auraient mieux aimé perdre vingt amis qu’un bon mot, fait quelques vers fur une femme grondeuse. Le Docteur Confius , son 3 126 t’É C O l E bienfaicteur, les ayant entendu réciter, lui en demanda une copie. Rien de plus juste , lui dit Fuller , puisque vous avez 'Foriginal. Le Docteur fut d’autant pius piqué de l’épigramme, que fa femme ne passoit pas pour être douce. Il cessa de protéger Fuller , & devint son ennemi. On pardonne , ou rend quelquefois son amitié à ceux qui ont fait quelque injustice ou quelque affront ; mais la raillerie est de toutes les injures celle qui se pardonne le moins , parce qu’elle est •le langage le plus certain du mépris. Elle porte à l’amour - propre le coup le plus sensible , parce qu’elle nous ôte la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, & qu’elle veut nous rendre ridicules aux yeux des autres & à nos propres yeux. C’est une injure déguisée ; & ce qui la rend encore plus humiliante, c’est qu'en même temps qu’elle nous abaisse , elle semble élever celui qui nous raille au- dessus de nous ; elle le rend pour ce moment en quelque forte notre supérieur & notre maître. C’est pour cela qu’il est si dangereux de railler les Grands. La raillerie qui les attaque devient souvent funeste , & bien des bons mots ont coûté cher à leurs auteurs. Un certain Théocrite avant offensé le Roi Antigonus qui croit borgne, ce Prince promit de lu pardonner, s’il I des Mœurs. 127 venoit lui demander fa grâce. Ses amis , pour l’y engager, lui disoient Ne craignez rien, votre grâce est assurée, dès que vous aurez paru aux yeux du Roi. Ah ! dit - il , ßje ne puis obtenir ma cjrace , fans paraître à scs yeux , je fuis perdu . "Cette raillerie fut rapportée au Prince, qui le fit mourir. Le déiir de la vengeance est toujours le premier fruit, que produit la raillerie dans le cœur de celui qu’elle oiseuse. Philippe 7, Roi de France, aimoit à se railler de l’embonpoint & du gros ventre de Guillaume le Conquérant, Duc de Normandie. Il demandoit quelquefois en riant à ceux de sa Cour quand Guillaume accouehcroit. Ce Duc, qui étoit à Rouen,,1e fut. 11 lui fit dire quil n attendait que l'heure de scs couches , & que quand il scroit relevé , il viendrait faire ses remcrcîmcns à sainte Génevieve de Paris avec dix mille lances au lieu de chandelles. En effet, il désola quelque temps après le Vexin François , força la ville de Mantes, la réduisit en cendres , & en fit tuer tous les habitans. Si la mort ne l’eût arrêté , il aurait pu conquérir toute la France , comme il avoit déjà conquis l’Angleterre. La raillerie qui peut offenser, est indigne de tout honnête homme; mais elle convient encore moins à un Prince qu’à F 4 A 128 L’ É C 0 1 E tout autre, parce qu’elle pique plus vivement. Henri IV voyant un Gentilhomme Provincial, qui considéroit la magnifique galerie de Fontainebleau avec des yeux itupides , s’approcha de lui, & lui demanda à qui il appartenoit. A moi-même , répondit le Provincial. Vous avez un sot maître > lui dit le Roi. Louis XIV n’au- roit pas dit ce bon mot, quand il se seroit oisert à lui il ne se permettait pas la moindre raillerie désobligeante. Il savoit mettre dans ses paroles & dans ses actions plus de dignité & de décence que Henri IV, qui avoit le cœur bon , mais l’esprit trop vif. Plus on est élevé au-dessus des autres par son rang , moins on doit se permettre la raillerie, parce qu’elle est plus cruelle. Il y a d’ailleurs peu de gloire à espérer de ces badinages piquans , & beaucoup de honte à craindre , en s’exposant à une repartie d’autant plus humiliante qu’on devoit moins se mettre dans le cas de la mériter. Un Courtisan avoit été plusieurs fois envoyé en ambassade. Son Prince lui dit un jour en le raillant, qu’il ressembloit à un bœuf. Je ne sais à qui je ressemble , répondit-il, mais je fais bien que j'ai eu l’honneur de vous représenter en plusieurs occafîons. La raillerie est toujours mal reçue de celui à qui elle s’adresse, & n% fait guere des Mœurs. i*9 d’honneur à celui qui raille. Avec des inférieurs ou de petits génies, c’est uns honte avec un grand ou un supérieur, il y a du risque à l’égard des égaux, ils la rendront avec usure, & couvriront souvent le rieur de confusion. Car lors, que celui contre lequel on lance le trait, sait le renvoyer adroitement à celui qui l’a fait partir, il l’expose à la risée , & le charge lui-même du ridicule qu’il vouloit jeter sur un autre. Louis XIII , supportant avec beaucoup de patiehee une harangue ennuyeuse à la porte d’une petite ville, un de ses Courtisans qui s’imaginoit de faire plaisir au Roi en interrompant l’Orateur, lui demanda de quel prix étoient les ânes de son pays. L’Orateur lui dit, après l’avoir regardé depuis la tète jusqu’aux pieds Quand ils font de votre poil & de votre taille , ils valent dix écus. Le ton moqueur & méprisant est dangereux on s’expose à entendre des paroles fort offensantes. On ad mir oit dans une compagnie l’esprit vif & formé du jeune Pic de la Mirandolc. Un Cardinal dit d’un air de raillerie & de mépris, que plus les enfans avoient d’esprit dans leur première jeunesse, moins ils en avoient dans un âge plus avancé. Si ce que vous dites est vrai , repartit aussi-tôt l’enfant, F s J}0 L’ É C O L E il faut que Votre Eminence en ait eu beaucoup étant jeune. Il ne faut pas railler ses amis même , fi l’on veut les conserver. Racine aimoit à railler, & il étoit alors amer & piquant. Ses meilleurs amis ne trouvoient pas grâce auprès de lui, quand il leur échappoit quelque chose qui lui donnoit prise. Despréaux accablé un jour de ses railleries, lui dit après la dispute Avez- vous eu envie de me fâcher ? Dieu m’en garde, répondit son ami. Hé bien , reprit Despréaux , vous avez donc tort , car vous m’ave 2 fâché. Une autre fois Despréaux ayant avancé à l’Académie quelque choie qui n’étoit pas julte , Racine ne s’en tint pas à une simple plaisanterie, qui part souvent du premier feu de la dispute, mais il la poufia si loin que Despréaux fut obligé de lui dire Je conviens que j’ai tort , mais j’aime mieux avoir tort que d’avoir raison comme vous t’avez. 11 y a des gens qui ne peuvent parler fins railler, ni railler fans offenser. Leurs mots âcres & mordans, leurs railleries mêlées de fiel & d’absinthe les rendent odieux. Car si l’on rit quelquefois d’un trait satirique & piquant, on dételle presque toujours ceux qui le disent. Il y a de petits défauts qu’on abandonne volontiers à la censure, & dont des Mœurs. J31 nous souffrons facilement qu’on nous raille. Ce font de pareils défauts que nous devons choisir pour railler les autres. Encore faut-il bien de l’esprit & de la finesse pour badiner joliment, & beaucoup de supériorité sur la personne qu’011 badine, afin qu’elle n’ait pas droit de s’en offenser, ni lieu de croire qu’on 'manque au respect qui lui eil dû. Voici deux railleries qui ont les conditions que nous venons d’exiger. Un Historien Romain 5 rapporte qu’un Vieillard demanda un jour une grâce à l’Empereur, qui ne voulut pas la lui accorder. Ce bon homme croyant qu’on K lui refusoit à cause de sa vieillesse, s’avisa d’u'»e plaisante invention pour tromper le Prince, lise fit peindre les cheveux en noir, & retourna ainsi déguisé à la Cour. L’Empereur reconnut l’artifice , & lui dit en plaisantant Ce que vous demandez , je P ai déjà refusé à votre pere. Un Courtisan s’adressa au Roi AL phonsc , surnommé le Courageux, & lui dit j’ai songé cette nuit que Votre Majesté me fnsoit un riche présent. Le Roi lui répondit Ne savez-vous pas que V» Spanien , de qui nous avons les Vies d'Adrien » de Ciracaila ^ de quatre autres Empereurs. F 6 L’ É C O L E les Chrétiens ne doivent point ajouter foi eux soupes ? On a dit que la fine raillerie étoit la fleur d’un bel esprit. S’il y a des occasions où elle puisse être permise, c’est principalement lorsqu’elle renferme une satire ingénieuse & délicate d’un vice ou d’un ridicule. En voici des exemples. Barnevelt , célébré Pensionnaire de Hollande, ayant embrassé le parti opposé à celui de Maurice, Prince d’Orange , on l’accusa d’avoir voulu livrer le pays aux Espagnols, & il eut la tète tranchée à l’âge de soixante & douze ans. Les Juges qui le condamnèrent à mort, eurent chacun pour leurs vacations deux mille quatre cents florins. Quelque temps après cette injuste exécution, un célébré Avocat dit à l’un des juges On dit de vous deux choses que je ne saurois croire la première, que vous n’-avez guere d’eC. prit ; la deuxieme, que vous êtes avare. La première ne sauroit être vraie , car vous avez su trouver le Pensionnaire coupable d’un crime digne de mort ce que les plus habiles Jurisconsultes n’ont pu faire. La deuxieme n’est pas moins fausse, car vous avez aidé, pour deux mille quatre cents florins, à rendre une sentence que je n’aurois pas voulu rendre pour tous les biens du monde. On demandoit à un Ambassadeur nou- des Mœurs. i?? vcllement arrivé , ce qu’il pensoit de la beauté de plusieurs Dames, qui étoient toutes extrêmement fardées. Dspcnsez- moi d'en juger , répondit-il, je rte me con- nois pas en peinture. Un bon mot, quand même ilseroit un peu piquant, n’est jamais mieux employé que lorsqu’on s’en sert pour humilier la vanité & l’orgueil. Un fanfaron ayant eu avec un Officier une querelle qui ne s’étoit pas terminée à fa gloire, alla chercher son adversaire dans un café où il savoit sans doute qu’il n’étoit pas. Il dit tout haut que, s’il l'avoir trouvé , il lui auroit donné des coups de canne. Quelqu’un qui savoir son histoire lui répondit C'etoit apparemment une restitution que vous vouliez lui faire. On peut rire d’un homme vain & orgueilleux, qui va , pour ainsi dire, au- devant de la raillerie. Mais il y a de la honte à se moquer d’un sot, comme il y a de la puérilité & de la sottise à se railler des difformités du corps. Celui qui insulte à la nature, mérite qu’on lui fasse un reproche plus grand & plus sensible , celui de n’avoir ni esprit ni savoir-vivre. Un Seigneur à cordon-bleu, dont le génie paffoit pour être fort petit, voyoit briller un gros diamant au doigt d’une Dame qui n’étoit pas belle, & qui avôit lamainassez maigre & décharnée. Il dis 13+ L’Écol e en riant à un de ceux qui étoient avec lui J’aimerois mieux la bague la main. Et moi, repartit la-Dame qui l’a'voit entendu ,j aimerais mieux le licou que la bêle. Le vrai usage de la raillerie, lorsqu’on peut l’employer, ne doit être que de montrer le ridicule d’un vice ou d’un défaut dont on peut se corriger. Quel sujet de railler n’est-ce pas néanmoins pour certaines gens , qu’une personne dont le corps a quelque difformité, quelque imperfection! quelle matière à la plaisanterie! quel champ pour faire briller leur esprit, eu plutôt pour montrer qu’ils n’en ont point ! un sot railloit un homme d’esprit sur la longueur de ses oreilles Il est vrai , lui répondit la personne raillée, fai des oreilles trop grandes pour un homme j mais convenez aussi que vous en avez de trop petites pour un âne. Consulte £ volontiers. Cette maxime renferme un des conseils les plus prudens que puisse donner la sagesse en le suivant, on évitera de fuite bien des sottises. Ceux qui font tout , avec conseil , dit le plus sage des Rois , sont conduits pur la sagesse I . A tout âge, en tout état, fur toute matière, on peut tirer un grand fruit des conseils des autres. Quelque habile & quelque éclairé qu’on soit, on est souvent, pour ses propres affaires, comme un médecin malade qui a besoin d’en consulter d’autres. On voit des gens très-habiles prendre l’avis des personnes d’un esprit inférieur, mais capables de réflexions judicieuses , qui peuvent échapper aux plus éclairés. Le moins habile peut quelquefois instruire celui qui l’est le pstts. L’homme d’esprit, qui que ce soit qui parle , écoute ce qu’on lui dit, & en profite. Il sut tirer de chacun quelque étincelle ou quelque rayon de lumière ; & de ccs petites lumières I Oui agiint omnia cum confiho, rcfsuntur sapïen* jia. Frov. 13. 1z6 1/ É C O L E réunies, il fait naître autant6e jour qu’il lui en faut pour bien se conduire dans ses entreprises. Ecoutez tout le monde, afiîdu consultant Un fat quelquefois ouvre un avis important. V ES PR. Aimez donc à demander conseil, & prenez pour maxime de ne jamais rien faire de conséquence, sms avoir consulté. Plus les intérêts font grands & les suites importantes, plus le conseil est nécessaire. Un conseil sage empêche souvent de faire de grandes fautes. Tandis que la pailion tient nos yeux attachés à regarder notre but, nous ne voyons pas ce qui est autour de nous & ce qui nous fuit un ami fidelle & éclairé nous le fait voir. Henri IF, n’étant encore que Roi de Navarre, vouloir épouser la Comtesse de Guiche qu’il aimoit. Il demanda à d’Aubigné son sentiment sur ce mariage; &• contre la sage maxime de ne faire jamais connoître à ceux que l’on consulte, de quel côté on penche, il lui témoigna la grande envie qu’il avoir de prendre ce parti. Il lui allégua l’exemple de plusieurs Princes, qui avoient trouvé leur bdnheur en épousant des femmes qu’ils aimoient, quoiqu’elles fussent au-dessous d’eux par leur condition. Ce Prince en / des Mœurs. i?7 disôit assez pour déterminer d’Aubigné à lui donner un conseil conforme à son inclination. Mais incapable de le flatter & de trahir son devoir , d’Aubigné lui répondit avec une noble hardiesse. , 3 Sire , ces excuses ne peuvent vous convenir. Ces Princes jouifloicnt tranquillement de leurs Etats , ils n’avoient point d’ennemis qui les inquiétassent ils n’étoient point, Sire , errans comme vous , qui ne conservez votre vie & ne soutenez votre fortune que par votre vertu & par votre renommée. Vous devez aux François de grandes actions & de beaux exemples. Les mauvais exemples que vous avez cités , je ne vous les impute point; je fais que vous n’aimez pas la lecture ils vous ont été fournis par des Conseillers infîdelles , qui ont voulu flatter votre paillon. U faut que vous soyez ou César ou rien ; que vous vous rendiez afîidu dans votre Conseil que vous abhorrez ; que vous consacriez plus de temps aux affaires nécessaires ; que celles qui font essentielles aient la préférence fur les autres , & particuliérement fur le plaisir ; que vous surmontiez les foiblesses que vous avez dans votre domestique, & qui font indignes d’un grand Roi. Le Duc d’Alençon est 158 L’ É c o l E mort 2 . Vous n’avez plus qu’un pas à faire pour monter fur le trône. Si dans le temps que vous êtes fur le point d’y arriver, vous faites une action qui vous déshonore , elle vous éloignera pour toujours du trône où vous deviez être placé. Si vous devenez-l’époux de votre -maîtresse , le mépris que vous ferez rejaillir fur votre personne , vous fermera fans ressource le chemin du trône. Quand vous aurez subjugué le cœur des François par vos grandes actions , & que vous aurez mis votre vie & votre fortune à l’abri, vous pourez imiter alors, fi vous le voulez , les exemples que vous avez allégués. “. Henri IV ne s’offensa point de'la liberté avec laquelle d’Aubigné lui avôit’ parlé. Y le remercia même de son conseil généreux, &, ce qui est encore plus grand, il le suivit. Quel trésor pour un Koi qu’un Conseiller de ce caractère ! C’est ce même d’Aubigné , qui fe défendit d’écrire l’histoire de Henri III, à laquelle ce Prince vouloir l’engager. Je suis , dit-il, Sire , trop votre serviteur pour écrire votre histoire. n’est pas ainsi , leur dit le Maréchal, que se boit le vin de l’étrier , cest dans la botte. En même temps il tira une de ses bottes, & la fit remplir de vin. Il y but à grands traits , & tous les Députés après lui. On trouve encore quelquefois aujourd’hui, mais plus rarement, de ces héros bachiques. Pour boire à leur santé, on est obligé d’altérer la sienne, &il saut s’enivrer pour leur prouver qu’on les aime. C’est là sans doute une amitié bien raisonnable, qui ne se prouve qu’en perdant la raison. Si vous en rencontrez de tels , n’ambitionnez pas d’acheter à ce prix leur amitié ; & pour quelque chose que ce soit, ne vous enivrez jamais. C’est un principe, dit M. de Claviüe , dont il ne faut pas s’écarter en aucun cas. Si dans des lieux, si dans des maisons, où la vraie politesse n’est pas encore connue, on veut vous forcer, soyez inébranlable. Echappez aux sollicitations, usez de rules, laissez boire les autres, & si c’est chez vous-même, ne ménagez pas votre vin , mais ménagez-vous. Soyez à table gai & de bonne humeur, mais soyez prudent. 210 L’£ C O L E Ce n’est pas que , quand un heureux hasard vient alonger le plaisir , quand tous les cœurs, fe développent, quand la conversation devient plus, brillante & plus vive sans cesser d’être polie, on ne puisse jouir dë l’occasion & se livrer davantage. Mais les gens d’un goût fin savent animer un repas , fans le rendre tumultueux & bruyant. Tout y est délicat. Le feu du vin fait briller le feu de leur imagination & fait éclore d’heureuses faillies. Tant qu’ils savent répandre de l’esprit & jouir délicieusement de celui des autres, ils ne craignent rien pour leur raison. Mais ils cessent de boire , dès qu’ils s’apperçoivent que leur tête commence à s’embarrasser ; & ils préviennent le nuage qui obscur droit leur raison. Le vin , dit le Sage, a été créé dès h commencement pour réjouir L'homme & non pour l’enivrer. Le vin pris avec modération , est la joie de famé & du cœur. La tempérance dans le boire est la santé de l'espt it tS du corps 7 . L’effet de l’intempérance , au contraire , est de ruiner la fortune & la santé elle dégrade l’homme , aliéné au C” ... Sanïtas efi animez Ce font-là trois écueils en naufrages fameux. L A pasiion des femmes, du vin & du jeu, est le funeste écueil, où la fortune & la vertu de plusieurs font un triste naufrage. Le jeu est un abyme profond, où les plus grandes richesses vont tous les jours s’engloutir & se perdre. Les excès du vin ne font pas moins pernicieux , parce que non-seulement ils troublent la raison & privent l’homme pendant un certain temps du plus bel appanage de notre nature, mais ils altèrent la santé, abrutissent l’esprit, détruisent le plus heureux naturel, & portent, dit l’Esprit-Saint, à la colere, à la violence & à la luxure n , L’amour criminel ne produit pas toujours , il est vrai, des désordres si sensibles , mais les conséquences n’en font H Luxuriös* res vinum , Ö* tumultuosa elriftas . Prov. 2o Le vin pris avec!excès, dit un Moraliste, nun à la iHauté, à la santé & à la chasteté. K 2 rro L’ É c o l e pas moins dangereuses ni moins funestes. L’amour est l’ivresse du cœur , & il est rare que le penchant à ce vice ne conduise pas à la perte de toutes les vertus. La volupté infecte le corps , empoisonne Tarne, mené à l’irréligion, ferne dans les familles les soupçons , les défiances , les divorces scandaleux,& quelquefois même en cause la ruine entière. Comme c’est l'écueil le plus dangereux & le plus commun, le vice de tous les âges, de tous les états , de toutes les conditions , on nous permettra bien de revenir encore une fois fur cet objet, un des plus im- portans de la morale. Tandis qu’une infinité de livres obscènes présentent partout à la jeunesse la coupe fatale, où elle va boire avec avidité le poison impur, n’est - il pas de notre devoir de lui faire entendre ici la voix salutaire de la sagesse , & de la prémunir contre un mal fi contagieux & si funeste, en lui mettant fous les yeux le vrai & trop affreux tableau des désordres & des crimes, qu’enfante ce monstre malheureusement fécond ? Jetez les regards fur la vaste scene du monde. Par-tout où ce vice regne , vous verrez marcher à sa suite les vols domestiques, les noires perfidies, les infidélités sacrilèges, les événemens tragiques,& les scandales éclatans. Au milieu de ce des Mœurs, rrs triste cortege, vous appercevrez les maladies honteuses, les douleurs aiguës, l’af- soibiissement des tempéramens les vigoureux, la corruption du sang, la jeunesse languiüante , la vieillesse prématurée , la mort tantôt lente qui frappe de mille coups redoublés sa victime , tantôt précipitée qui moissonne quelquefois dans leur printemps les plus cheres espérances des familles. Vois ces spectres dorés s’avancer à pas lents, Traîner d’un corps usé les restes chancelans, Et fur un front jauni qu’a ridé la mollesse» Etaler à trente ans leur précoce vieillesse. C’est la main du plaisir qui creuse leur tombeau, A quels excès cette malheureuse passion ne porte-t-elle pas ! Pour la satisfaire , il faut de l’argent. C’est au poids de l’or qu’on acheté les criminels plaisirs. Il faut parer l’idole & fournir à toutes ses folles dépenses. Deux Espagnols se diC- putoient la conquête d’une courtisane,' l’épée à la main. Messieurs , leur dit-elle, ce neß point avec le fer , c est avec l'çr qu'on se bat chez moi. Plus jalouses des dons de leurs amans que de leur tendresse , ces especes d’animaux voraces persécutent à toute heure avec une avidité importune. Où trouver de quoi ras. sasier une cupidité insatiable? Où trouver de quoi jeter incessamment dans uji 222 L’ É C O L E gouffre immense, qui absorbe toujours fans se remplir ? Que fera-t-on ? On prendra de toutes mains & par toutes sortes de voies. Un fils dépouillera secrètement la maison paternelle un pere lailscra ses enfans fans entretien , fans éducation un maître refusera la nourriture & les gages à ses domestiques on ne payera ni le créancier ni l’artisan malheureux, que le besoin réduit au désespoir on sera insensible aux cris des pauvres, à la misere des indigens. Ainsi, pour contenter sa passion, on foulera aux pieds l’humanité , la jus. tice, l’intérêt de sa famille , les devoirs de sa condition, les bienséances de son état, le foin même de son honneur & de sa réputation. Ce n’est pas tout. Est-on supplanté ou traversé par un rival à quelle violence de jalousie & de rage ne se laisse-t-on point aller ? La calomnie, le poison , les poignards, les combats singuliers fournissent des armes à la fureur & à la vengeance. Qui pouroit dire tous les meurtres , tous les assassinats , dont cette funeste passion a rempli l’univers ? Mais voici des excès plus affreux encore. Combien de personnes du sexe, pour conserver un reste d’honneur après avoir perdu ce que leur honneur avoir de plus précieux , ont détruit le fruit de leur crime par un crime plus grand, & des Mœurs. 22; sont devenues parricides avant que d’être meres ! Combien d’hommes aveuglément impies, dans l’ivresse de leur passion , ont fait, de celle qui en étoit l’objet, leur divinité, lui ont protesté que toute leur vie, & à la mort même, ils n’en au- roient point d’autre, & n’ont été que trop fidelles à leurs fermons ! Et l’on appellera une telle pasiîon , foiblesse, bagatelle, galanterie, amusement ! Car c’est sous ces expressions adoucies que souvent on désigne un si grand mal. Mais depuis quand donc est- il permis de traiter de foiblesse pardonnable & de bagatelle , ce qui conduit presque toujours aux plus grands crimes , ce qui rend un objet d’horreur aux yeux de Dieu, ce qui, dépouillant l’homme des traits augustes de sa ressemblance avec la Divinité, le réduit à la condition des bêtes, le fait même descendre au-dessous d’elles, par les honteux excès auxquels on ne rougit pas de s’abandonner ? Que dans le Paganisme , où cette passion étoit en quelque sorte consacrée par la religion & divinisée par l’exemple des Dieux , elle ait trouvé desprotecteurs & des apologistes, on ne doit pas en être surpris. N’est-il pas même étonnant que, malgré les préjugés de leur religion , tant de Païens aient eu fur ce point des K 4 224 L’ É C O t E idées si pures , aient donné des exemples si admirables de continence & de chasteté ? Mais n’est-il pas plus étonnant encore, que dans une religion aulsi sainte & auffi chaste que la nôtre, des hommes qui se disent Chrétiens, entreprennent de justifier l’amour criminel, d’alïoiblir les traits odieux qui le caractérisent, & de lui prêter un nom qui le rend presque innocent & permis ? O vous qui, dans le sein du Christianisme , vous faites gloire d’avoir ce que vous appeliez des inclinations , des attache mens, des intrigues, qui mettez votre honneur à ravir à une jeune personne le sien, à dépouiller une honnête femme de sa sagesse, & qui vous faites un indigne trophée de ces honteuses victoires, libertins voluptueux , venez à l’école des Païens même vous instruire ou vous confondre ! Scipion l'Africain , un des plus grands hommes de la République Romaine, ayant été envoyé en Espagne, soumit ce pays aux Romains en moins de quatre ans. Au milieu de ses victoires, on lui amena une jeune captive de là plus rare beauté. Scipion étoit dans l’âge où les paffions se font sentir avec le plus de force. Mais plus vainqueur encore de lui-même que des nations qu’il avoir domptées, il ne voulut point la retenir. des Mœurs. rrf Il fitvenir celui à qui elle ctoit promise , la lui remit entre les mains , & ordonna qu’on augmentât fa dot de la rançon qu’on étoit venu offrir pour elle. Ce que fit dans une occasion à peu près semblable Gonsalvc- Ferdinand de Cor- doue, surnommé le grand Capitaine , n’est pas moins beau, ni moins digne de servir de modele à toutes les personnes du même état. L’honneur dont on y est si jaloux, devroit leur rendre celui des autres également cher ; & la grandeur d’ame dont on y fait profession, devroit les faire souvenir qu’il y a bien peu de gloire à triompher du sexe le plus foible. Ceux d’entre eux qui blâmeront le beau trait que jious allons rapporter, ou qui liefe sentiront pas le courage de l’admirer , n’ont pas l’ame faite pour les grands sen- timens ni pour la vertu. Gonlàlvepassoifc souvent devant la maison de deux Demoiselles, filles d’un Ecuyer qui avoit peu de part aux faveurs de la fortune. Leur pere s’étant apperçu qu’il paroifl’oit avoir eu 1 que inclination pour elles à cause de leur grande beauté, crut que c’étoit une occasion favorable de sortir de l’indigence, il alla trouver le grand Capitaine, & le pria de lui donner le soin de quelque affaire hors de la ville. Gon- salve comprit d’abord l’intention du pere, & lui demanda Quelles personnes laissez- LL6 L’ É C 0 L E vous dans votre maison ? Deux jeunes Demoiselles , mes filles , répondit l’Ecuyer. Attendez-moi, reprit le Capitaine , je vais vous expedier votre commision. Il alla prendre deux bourses, dans chacune desquelles il mit deux mille ducats, il les donna au pere, en lui disant Voilà les provisions que je vous donne , mariez - en vos filles au plutôt } fë? pour vous , j’aurai foin de vous donner de l’emploi. Nous l’avons déjà dit, & l’on ne sautoir trop le répéter, ce n’est que dans la pratique de la vertu & dans la fidélité à les devoirs, qu’on trouvera les vrais plaisirs. Toutes les voluptés sensuelles ne Talent pas la noblesse des sentimens. Qui de nous en effet, s’il n’a pas eu le malheur de recevoir en naissant une ame vile, ne préférèrent aux plaisirs brutaux d’un voluptueux, la douce joie que donne une action vertueuse, telle que celle de Gonsalve, ou de ce jeune homme , dont nous allons rapporter le beau trait. Peu de temps après son entrée dans le monde, il fut tenté d’aller chez une courtisane, qui vendoit à grand prix ses faveurs. Prêt de frapper à Ta porte, il se sent arrêté par une voix secrete , qui lui crie au fond du cœur Ton vieux Gouverneur languit dans la mifere. Il retourne sur ses pas , court chez le vieillard , & verse entre ses mains l’or qu’il destinoit à fa passion. des Mœurs. 327 Quelle satisfaction délicieuse , envoyant des larmes de joie couler des yeux de son Maître, ne dut-il pas goûter lui-même en ce moment ! satisfaction d’autant plus agréable & plus douce, qu’elle est plus pure & n’est jamais suivie du remords ni du repentir ; au lieu que les plaisirs criminels le font toujours. On fait ce que répondit un Païen à une courtisane qui lui demandoit dix mille drachmes, c’est- à-dire, environ quatre mille livres de France Je n’acheté pas ß cher un repentir. Les plus belles fleurs de l’amour sont entourées d’épines cruelles, qui piquent & qui déchirent, comme est forcé de l’avouer lui-même leChantre d’Epicure 12. C’est ce quifaisoit dire à un ancien Philosophe, qu’il s’abstenoit des voluptés par volupté. En effet, elles font presque toujours empoisonnées elles trouvent dans elles- mêmes leur supplice & par un secret jugement de Dieu , qui punit dès cette vie même par les douleurs les plus aiguës les plaisirs les plus criminels* souvent elles ne font pas moins funestes au corps qu’à l’ame du voluptueux. Combien de libertins ne voit-on pas aujourd’hui, T2 ... Usque adeo de fonte îeporum Surgit amari aliquid , quod in ipfis fioribvs" awjat ! L U Ç R L T. E 6 228 L’ É e o l e dont les membres infectés par un mal contagieux, après avoir été les inilrumens de leurs crimes, le deviennent d’une punition auili juste qu’elle est terrible. Ayez foin, dit Eellegarde 13. De réprimer vos désirs Souvent, si l’on n’y prend garde, On périt par ses plaisirs. Jeune homme, si jamais vous êtes sollicité par des compagnons libertins ou par vos passions, à goûter les plaisirs de l’impureté, rappelez-vous alors la leçon frappante qu’un pere donna un jour à son fils. Cet homme de beaucoup de bon sens & plein de religion, voyant le tempérament naissant de son fils le porter aux femmes,, 11’épargna rien pour le contenir. Mais enfin, malgré tous ses foins, le sentant prêt à lui échapper , il s’avisa de le mener dans un hôpital, destiné à la guérison de ces maladies infames qui font le triste fruit du libertinage. Sans le prévenir de rien, il le fit entrer dans une salle, où une troupe de ces malheureux ex ploient , par la cure la plus douloureuse, leurs crimes & leurs débauches. A ce hideux aspect qui révoltoit à la fois tous les sens , le jeune homme frémit d’horreur, pâlit, A fut près de tomber. tJ3 Auteur de plusieurs Ouvrages de Moiale., DES'MœüES; L 29 Va, miserable, débauché, lui dit le pere d’un ton véhément, suis le vil penchant qui t'entraîne bientôt tu feras trop heureux d’être admis dans cette salle , où victime des plus infames douleurs , tu forceras ton pere à remercier Dieu de ta mort. Ce peu de paroles , jointes à l’énergique tableau qui frappoit Iff jeune homme, lui firent une impression qui ne s’effaça jamais. Destiné par Ion état à passer la jeunesse dans des garnisons, il aima mieux essuyer toutes les railleries de ses camarades , que d’imiter leur libertinage. Use distingua tou jours par ses mœurs, autant que pat fa bravoure. Lorsqu’il racontoit cette histoire dans fa vieillesse J’ai été homme , ajoutoit-il, j’ai fait des fautes ; mais parvenu jusqu’à mon âge, je n’ai jamais pu regarder une fille publique fans horreur. Je fuis Chrétien, difoit un autre Officier , & je crois un enfer mais n’y eût-il pas d’enfer pour punir ce crime ,. ce que j'ai vu dans les hôpitaux de Lodi, quand nous étions en Italie , fuffiroit pour m’est donner une invincible horreur. jeunes gens, lî de telles leçons ne vous frappent point, si la crainte d’une si honteuse contagion ne peut servir de frein à votre incontinence, il ne me reste plus rien à vous dire. Car inutilement ouvrir ois-je à vos yeux ces abymes, fpé- 2ZO L’ E c o i ï cialement destinés par la vengeance divine à punir les coupables voluptueux. Continue donc, téméraire jeunesse, continue de t’applaudir de tes honteuses débauches. Tes plaisirs passeront vite, & ils seront suivis d’une éternité de tour- mens qui ne passera point. Tes feux cri. minels seront l’aliment & la proie des feux vengeurs, allumés par le souffle de la colere céleste. Celui qui rit de ces terribles châtimens, n’en est que plus digne , & ses railleries n’éteindront pas les flammes qui lui font préparées. Si l’on eipere de les éviter un jour par les larmes du repentir, pourquoi veut-on vivre comme on ne voudroit pas mourir? Ne fait-on pas auffl qu’un des effets les plus ordinaires de l’impureté , est de conduire à l’irréligion, à l’endurcissement , à l’impénitence ? L’habitude se forme, & l’on traîne julqu’à la fin de sa vie des chaînes qu’on n’a plus la force de porter. Je re le lais que trop, dans le cours du bel âge , Quand la nature ardente, échauffant nos désirs , Nous rend C propres aux plaisirs, Il est mal-aisé d’être sage. Cependant malgré tant d’attraits, On ne peut trop le dire & le faire connoître , C’est dans ce temps-là qu’il faut l’être, Ou l’on court grand danger de ne l’être jamais. P av ll o s. des Mœurs. 2;r Je déplore le malheur d’un jeune homme qui, entraîné par la fougue de ses pallions, se laisse aller à un criminel E enchant. Mais je plains encore plus ces onteux vieillards qui, courbés fous le poids des années, conservent, comme on n’pn voit que trop souvent, dans des membres glacés, le feu qu’une jeunesse libertine souffla dans leurs veines objets de risée & de mépris aux yeux des hommes , objets d’horreur & d’abomination aux yeux de Dieu. C’est une terrible pafîion que l’amour si vous le laissez croître & se fortifier, il se jouera de toutes vos résolutions ; & dans le temps même qu’il vous déchirera le cœur ou qu’il vous couvrira de honte, vous ne pourez vous résoudre à vous en détacher. Rompez donc courageusement vos fers, tandis qu’il en est temps encore, & rentrez généreusement dans la voie de la vertu. Mais pour cela, interdisez-vous absolument tout commerce. Tant que vous continuerez de voir cette personne qui a blessé votre cœur , le poison se glissera de nouveau, & il viendra un moment où votre repentir vous abandonnera. Un feu mal éteint se rallume de lui - même. Pour vaincre plus sûrement, implorez à l’exemple de l’Auteur du Livre de la SageJJ'e > le secours de celui qui peut seul L?2 L’ÉCOIE donner la continence 14. Faites défi cendre du Ciel , par l’ardeur de vos prières, ces armes puissantes qui vous feront triomphèr. Employez souvent les remedes que la religion vous présente ; & pourquoi rougirois-je de le dire '{ pourquoi dans ce siede même craindrois - je de parler le langage de la religion, puisque je parle à des Chrétiens? Non, ce 11’est que par l’usage fréquent des Sacre, mens , qu’on poura résister à tous les assauts de l’Esprit impur, & remporter la plus difficile de toutes les victoires. Si l’on néglige ces sources abondantes de grâces, si l’on s’en éloigne > exposé fans force & sans défense à de continuelles attaques, & abandonné à fa propre foi- biesse, on ne se soutiendra pas longtemps, & l’on retombera bientôt dans les mêmes désordres dont on avoit eu tant de peine à sortir. Celui qui a fait plusieurs fois la triste expérience de fa fragilité, ne saur oit être trop réservé & trop prudent il y auroit plus que de la témérité à compter encore fur ses forces. Les plus sages même se sont perdus , parce qu’ils ne se sont pas assez défiés de leur soiblesse. Pour vaincre 14 Ut scivi quoniam aliter non pojsem eße Conti- Tiens j nifi Dtus dit , ÖV. Sap. 8, des Mœurs. rqz dans ces> sortes de combats, il Laut craindre & fuir nous ne sommes forts que loin du danger. Quelque solide, quelque inébranlable qu’ait été jusqu’à présent votre vertu, fi vous comptez fur elle» vous périrez. Il y a, pour la chasteté des femmes surtout, des tentations bien fortes & desmo- mens bien critiques. La fuite des occasions leur est peut-être encore plus nëceC faire qu’aux hommes, parce qu’elles font plus sensibles & plus foibles. Aussi une Dame célébré par la délicatesse de Ion esprit , la leur recommande-t-elle dans une petite Piece de vers , que nous les exhortons à relire souvent. Contre l’amour voulez-vous vous défendre? Empêchez-vous & de voir & d’entendre Gens dont le cœur s'explique avec esprit Il en est peu de ce genre maudit-, JVIais trop encor pour mettre un cœur en cendres Quand une fois il leur plaît de nous rendre D’amoureux foins, qu’ils prennent un air tendrëi On lit en vain tout ce qu'Ovide écrit Contre l’amour. De la raison il n’en faut rien attendre Trop de malheurs n’ont su que trop apprendre Qu’elle n’est rien, dès que le cœur agit, La feule fuite. Iris, nous garantit C’est te parti le plus utile à prendre Contre l’amôur, V£S Rpuz - 554 L’ É c o l e Si /’'on faisait avec moi, disoit une autre Dame très - sage, un pas de trop en avant , j en ferais deux en arriéré. C’est la froideur, ajouta-t-elle, qui est la sauvegarde delà vertu il n’y a point de meilleur retranchement contre les attaques du vice, elle éteindra les flammes de l’amour , comme l’eau éteint le feu. Quelque dangereux que soit pour les femmes le commerce des hommes trop fréquent & trop familier, celui des femmes l’est encore plus pour les hommes. Ce sexe à qui les grâces & la douceur font échues en partage, & dont le délir est, dans tous les pays, de plaire aux hommes , est d’autant plus séduisant & plus à craindre pour eux, qu’il les enchaîne en se jouant, & les maîtrise en parodiant les flatter. Henri IV, voyant dans une fête un bel escadron de Dames, habillées en amazones , & parées de tous leurs charmes , avouoit qu’il n’avoit jamais trouvé d’escadron plus redoutable. Qui que vous soyez , si vous voulez conserver votre vertu, craignez le péril, & fuyez avec soin toutes les occasions dangereuses. Puissiez-vous n’éprouver jamais de quel courage il faut être, armé pour ne pas céder alors ! Evitez de vous trouver seul avec la personne dont vous avez touché le cœur , ou qui a gagné le vôtre. Voyez-la le plus rarement qu’il des Mœurs. agf est possible. Ne craignez pas de manquer à la politesse, ne craignez que de manquer à votre devoir. Si l’on veut vous solliciter au crime, dérobez-vous par la fuite, & laissez plutôt votre manteau que votre innocence. Imitez le vertueux Orégius. Né à Florence de parens pauvres , il alla faire ses études à Rome. Il demeuroit dans une petite pension bourgeoise. Il y éprouva les mêmes sollicitations que le chaste Joseph. 11 s’enfuit de la maison de son hôtesse, & il aima mieux passer une nuit d’hiver dans la rue fans habits , que d’y rentrer. Le Cardinal Bellarmin, instruit de la vertu de ce jeune homme, conçut de l’affection pour lui, & le fit élever dans un college avec des pensionnaires de la première qualité. Il devint dans la fuite Cardinal & Archevêque de Bénévent. Juste récompense de son amour héroïque pour la chasteté ! Plus l’attaque est violente, plus il faut s’armer de courage pour défendre ce qui est plus précieux que tout l’or du monde. Mais si vous voulez le conserver encore plus sûrement, évitez le plus que vous pourez les assauts d’un ennemi, qui n’est que trop d’intelligence avec les penchans de votre cœur; & ne négligez aucune des précautions , qui font comme les gardiennes de l’innocence. L;6 L’ È c o L E Veillez sur vos sens, & particuliérement fur vos yeux. Ne Iss arrêtez point , dit le Sage , fur une plie , ds peur que fa beauté ne devienne pour vous une occafon de chute. Détournez vos regards d’une femme parée , U ne considérez pas curieusement une beauté étrangère. Plusieurs se sont perdus par la beauté de la femme , ési en la regardant , la passion s’allume comme un feurig. Faites, ainsi que Job, un pacte avec vos yeux, afin qu’ils ne iè portent fur aucun objet qui excite dans votre cœur des désirs criminels. Ce n’est pas qu’il faille avoir toujours les yeux baissés ; mais regardez, ne fixez pas, contemplez encore moins. Saint François de Sales a voit été en conversation avec une belle Dame. On lui demanda ce qu’il pensoit de sa beauté. Je fai vue, répondit-il, mais je ne l’ai pas regardée. Interdisez-vous aussi la lecture de ces ouvrages licencieux, qui, déchirant le voile de la pudeur, étalent avec uns liberté cynique les images de la volupté. Ils salissent l’imagination par des portraits voluptueux, qui s’y impriment d’autant plus facilement qu’elle est plus pure ou plus vive ; & ils laissent dans la » SV. Kscïi. s. 15 Virpnçm ne confeiciai des Mœurs. L;/ mémoire des traces importunes qui ne s’effacent jamais. Malheureux ceux qui aiment à lire de ces sortes d’ouvrages ! mais plus malheureux encore ces Au leurs lascifs, qui se plaisent à exhaler toute la corruption de leur cœur, pour la communiquer aux autres, ou pour se faire goûter des lecteurs aussi corrompus qu’eux ! C’est en vain qu’ils se flattent d’arriver à la gloire par la voie de l’infamie.. Le public, en admirant lestalens & le génie de quelques-uns d’entre eux, en condamne l’abus, en plaint la prostitution ; & les sages qui seroient bien fâchés de lire leurs ouvrages les plus vantés en ce genre, seroient encore plus fâchés de les avoir faits. Ne vous laissez pas attirer par les charmes du style. Ce font des appâts brillans, qui n’en font que plus propres à faire tomber dans le siege. Quand ces ouvrages seroient encore mieux écrits qu’ils ne le font, il y a, Pour celui qui les lit, beaucoup moins à gagner qu’à perdre. Ils opèrent insensiblement sur l’ame , & la corrompent, comme ces poisons doux & lents, qui donnent peu-à-peu la mort. Faites-vous donc une loi de n’en lire jamais. Evitez encore ces divertillemens nocturnes , ces assemblées bruyantes, où se réunissent un grand nombre de personnes de l’un & de l’autre sexe pour se divertir, L?F L’ÉCOLÏ où le moindre crime est de passer les nuits au milieu des plaisirs & des pompes du monde , & d'où l’on fort presque toujours moins pur qu’on n’y étoit entré. Le préjugé pour les danses & les bah, ainsi que pour les spctfacks , est si universel & si fort, que ce seroit sans doute trop nous flatter, que d’elpérer pouvoir faire revenir de leur prévention la plupart de ceux que le prestige a séduits. Mais il est de notre devoir & du but de cet Ouvrage, de faire connoitre & de combattre tout ce qui peut corrompre les mœurs. Si beaucoup de personnes regardent comme purs &innocens, ou du moins comme indifférais, les plaisirs dont nous parlons ; il en est un grand nombre d’autres dont la décision doit paroître bien moins suspecte,, qui les regardent avec fondement comme une des principales sources de la corruption générale. Par une multitude de témoignages que nous pourions rapporter ici, bornons-nous à quelques-uns, qu’on ne puisse récuser. L’autorité de personnes même du monde connues & estimées, fera d’un plus grand poids que la nôtre. Poura-t-on, si l’on n’est point obstinément décidé à se justifier & à se permettre tout ce qu’on aime, ne pas se rendre à ce que dit sur les dangers des bals un des Mœurs. rz- homme qui vivoit au milieu du monde, qm en tous les plaisirs, qui en avoir vu par lui-même tous les dangers , en un mot, un Militaire & un Courtisan, qui, par caractère autant que par état, étoit bien éloigné de condamner les divertissemens permis ? Nous parlons du Comte de Bujsi - Eabutin , si célébré par ion esprit & par ses disgra* ces. Dans la réponse qu’il fit à M. de Noaiîles, alors Evêque de Châlons, qui savoir consulté avant que de donner à son peuple une instruction sur cette matière , il lui dit „ J’ai toujours cru les bals dangereux. Ce n’a pas été seulement ma raison qui me l’a fait croire, q’a encore été mon expérience ; & quoique le témoignage des Peres de l’Eglise soit bien fort, je tiens que fur ce chapitre celui d’un Courtisan doit être de plus grand poids. Je fais bien qu’il y a des gens qui courent moins de hasard en ces lieux-là que d’autres cependant les tempéramens les plus froids s’y échauffent. Ce ne font d’ordinaire que de jeunes gens qui composent ces sortes d’assemblées , lesquels ont assez de peine à résister aux tentations dans la solitude , à plus forte raison dans ces lieux-là, où les objets, les flambeaux, les violons & l’agitation de la danse échauf- feroient des Anachorètes, Les vieilles 54 L'Éc o Lï gens qui pouroient aller au bal fans intéresser leur conscience , seroient ridicules d’y aller, & les jeunes gens à qui la bienséance le permettroit, ne le peuvent sans s’exposer à de trop grands périls. Ainsi je tiens qu’il ne faut point aller au bal, quand on est Chrétien, & je crois que les Directeurs seroient leur devoir, s’ils exigeoient de ceux dont ils gouvernent la conscience , qu’ils n’y allassent jamais cc . M. de Claville , tout porté qu’il est à permettre aux jeunes gens les plaisirs , convient lui-même qu’une mere qui mene sa fille au Bal, fans songer à tous l,es périls qui l’environnent, prouve bien qu’elle aime plus ses propres plaisirs que la vertu dans ses enfans. Quelle envie de plaire, ajoute-t-il, toujours dangereuse dans une personne libre, & souvent criminelle dans celle qui ne l’est plus, inspirent ces sortes d’assemblées ! Un autre Auteur , quia écrit avec le plus grand succès pour l’éducation de la jeunesse , Madame le Prince de Beaumont, en permettant la danse entre personnes du même sexe , condamne le bal sans exception ; & ses raisons paroissent bien fortes. „Ecoutez, dit-elle aux jeunes Demoiselles qu’elle instruisoit, & parlons franchement. Nous naissons toutes subies, & portées au mal. Parmi les penchans des Mœurs. ajt penchans corrompus qui dominent dang notre cœur , celui de plaire est fans doute le plus violent. C’est lui chez les femmes l’amour de la parure, la jalousie , la vanité. Or le lieu où ce désir déplaire prend une nouvelle force, c’est le bal. On n’y va guere que pour cela , si l’on s’examine à tond. Croyez-vous de bonne foi que , parmi ce grand nombre d’hommes auxquels vous tâcherez de plaire , il ne s’en trouvera pas quelques- uns qui vous plairont à leur tour, & peut-être qui vous plairont trop ? „ Ce n’est pas tout. Vous vous accoutumerez à aimer le bal vous aurez un violent désir d’y aller le plus souvent que vous pourez. Qu’en arrivera-t-il ? vous vous échaufferez le sang, vous détruirez votre santé eu changeant les heures du sommeil. Pendant que vous dormirez » vos enfans, si vous en avez, vos dornest tiques auront toute liberté vous ne pourez veiller au bon ordre de votre maison il faudra l’abandonner à un autre ; & vous deviendrez coupables de toutes les fautes qui se commettront chez vous Enfin , & ceci est de la derniere importance , au bal, où souvent avec une plus grande multitude entre plus de licence , & où les visages ne se masquent que pour montrer les cœurs plus à découvert , les hommes se permettent des Tome III. L ll% L’ É C O L 2 discours, qu’ils n’oseroient tenir ailleurs c’est un lieu de plaisir, de liberté. Votre imagination échauffée par le tumulte du bal, par l’action de la danse, ne vous permettra pas de vous appercevoir fur le champ de l’indécence des discours qu’on vous y tiendra ; & qui poura vous répondre que vous ne tomberez pas alors dans quelqu’un des piégés, que tend en ces lieux le démon de l’impureté ? Celui qui aime le péril , y périra. Il ne faut pourtant pas porter les choses à l’excès ; & en condamnant, avec les Auteurs que nous venons de citer, la plupart des bals, qui, comme le disoit saint François de Sales dans son style simple & naïf, ressemblent aux champignons dont les meilleurs ne valent rien, nous ne voulons, pas proscrire généralement la danse. C’est un exercice salutaire, agréable, propre à la vivacité des jeunes gens, & qui leur apprend à se présenter les uns aux autres avec grâce. La morale la plus austere ne peut défendre de s’égayer en commun par une honnête récréation, pourvu qu’on prévienne ou qu’on empêche les principaux abus qui pouroient en naître. Car il ne faut rien dissimuler, les danses même publiques , font souvent la cause de bien des péchés, & de beaucoup de désordres & de scandales. Plus les piaf des Mœurs. 24? sirs font vifs & bruyans , plus il est ordinaire & naturel à l’homme d’en abuser. C’est ce qui faisoit désirer à un Auteur célébré 16 , qu’on n’accusera certainement pas d’une doctrine trop, scrupuleuse & trop sévere, non - seulement que les danses se fissent toujours en public & au grand jour, parce que celui qui veut faire mal, craint la lumière, & que le vice est ami des ténèbres ; mais il voudrait encore que les peres & meres y asti fiassent, pour veiller fur leurs enfans , pour être témoins de leur grâce & de leur décence , des applaudissemens qu’ils auraient mérités, & jouir ainsi du plus doux spectacle qui puisse toucher leur cœur. Il voudrait aussi qu’une personne respectable par son âge ou par son rang ne dédaignât pas d’y présider, afin d’imposer par sa présence aux acteurs trop enclins à s’échapper , une gravité convenable & une joie modeste, dont ils n’oseroient sortir un instant. Sans ces précautions & d’autres également sages, qu’il voudrait qu’on apportât , mais qu’il est rare qu’on apporte, 16 J. J. Roujscau , dans fa Lettre à M. d’AIembert fur les Spectacles. Quoiqu’on y trouve un grand nombre d'excellentes choses, bien vues & supérieurement dites, nous n’en croyons la lecture utile qu'aux personnes éclairées & capables de démêler le vrai du faux. L A 244 é École toutes les danses, fur - tout si elles font fréquentes & entre les jeunes gens des deux sexes, seront toujours dangereuses , & souvent ausii funestes à l’innocence & à la pudeur que les bals même. Madame le Prince de Beaumont, qui les interdit si sévèrement à la jeunesse qu’elle veut élever & former aux bonnes mœurs, n’approuve pas davantage la fréquentation des speBacles. • „ Je trouve , dit-elle, qu’à la Comédie on dit bien des sottises. Il est vrai qu’il n’y en a pas dans les tragédies ; mais dans les meilleures , il y a des sentimens bien opposés au chriC. tianisine on y approuve la vengeance, on y loue l’ambition ; & puis au commencement de la plus pure tragédie, il y a un prologue qui quelquefois ne l’est guere, & à la fin une petite Piece qui ordinairement est infame. Je soutiens qu’une personne qui aime son salut, ne doit point aller à ces sortes de Pièces “. Mais, ajouterons-nous , quand on aime les spectacles, est-on fort, scrupuleux sur le choix des Pièces qu’on doit y représenter , & ne va-t-on pas à toutes ? Vous dites que vous n’y faites point de péché, & qu’il n’y a de mal à la Comédie qu’autant qu’on veut y en prendre. 11 est moralement impossible que vous n’çn preniez. pas , comme lejprouve des Mœurs. 245 sans réplique l’Auteur des Lettres fur les Spectacles 17. Le théâtre, de l’aveu même de ses plus zélés partisans, n’est-il pas destiné à remuer & à enflammer les pallions ! N’y justifie, & n’y anoblit-011 pas souvent l’amour criminel & la volupté ? N’y dis- pose-t-on pas l’ame à des sentimens trop tendres,qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu ? Quand il seroit vrai, comme le disent faussement les partisans du théâtre , qu’on n’y représente qu’un amour légitime , ou du moins toujours puni, lorsqu’il est coupable ; s’ensuit-i! de là , dit le Citoyen de Geneve.i 8 , que les impressions en soient plus foibles, que les effets en soient moins dangereux ï 17 M. Defyre\ de Roißy , Avocat au parlement de Paris. L’accueil que le public a fait à cet Ou» vrage, dont on vient de faire une Uxieme Edition, & qui a même été traduit en Italien & en Latin , fait honneur à la vérité & à celui qui l’a fi bien, défendue. L’Université de Paris en a fait un livre classique, persuadée que la fréquentation des spectacles est l'écueil où échouent souvent les meilleures éducations. Nous exhortons aussi à lire avec attention l’excellente Lettre qui est fur ce sujet dans le Comte âc Valmont. C’est la vingt-neuvieme Ju tome II. 1 8 i Dans fa Lettre à M. d’Aiembert, que nous avons déjà citée il y réfute victorieusement le Redacteur Encyclopédique, partisan du théâtre, & y prouve sans .réplique, que les spectacles , tel» -même qu’ils font aujourd’hui, ne peuvent être que très-dangereux & très - funestes pour les mœurs, • L 5 246 L’Ecoit comme si les vires images d’une tendresse innocente étoient moins douces, moins séduisantes , moins capables d’échauffer* un cœur sensible, que celles d’un amour criminel, à qui l’horreur du vice sert au moins de contre-poison. Quand le Patricien Manilius fut chassé du Sénat de Rome, pour avoir donné un baiser à là femme en présence de sa fille ; à ne considérer cette action qu’en elle-même, elle n’avoit sans doute rien de répréhensible. Mais les chattes feux de la mere en pou- voient inspirer d’impurs à la fille. Les circonstances qui rendent la chose honnête . s’effacent de la mémoire , tandis que ï’imprtffion d’une paffion si douce reste gravée au fond du cœur. Voilà l’effet des amours, permis du théâtre. En y ad. mirant l’amour honnête, on se livre à l’amour criminel. Tout le théâtre François ne respire gucre que cette paffion j & qu’on nous peigne l’amour comme on voudra , .il séduit, ou ce n’est pas lui. C’est là encore que la jeunesse de l’un & de l’autre sexe s’instruit à fe jouer de la simplicité ou des volontés de ses parens,& à suivre, pour un engagement de toute la vie, un aveugle penchant. C’est là qu’on fait passer une vigilance légitime pour une jalousie intolérable, & une connivence criminelle pour un air de galant homme. N’est-ce pas là auffi qu’on enseigne aux des Mœurs. 247 domestiques à ne rougir de rien, à servir les passions d’autrui, à entretenir dans de jeunes cœurs des amours défendus, à prêter leur ministère à d’indignes intrigues pour tromper la sagesse ou la'bon- liommie de leurs maîtres ; comme si en leur apprennant à dérober pour les autres , on ne leur apprenoit pas en même temps à le faire pour eux - mêmes ? .N’est-ce pas là enfin qu’on cherche souvent à flatter l’imagination licencieuse des spectateurs par des images voluptueuses , & à exciter les éclats du peuple par de prétendus bons mots, qui ieroient. rougir la pudeur, si elle n’étoit bannie de ces lieux ? Nous avons connu un Magistrat de Province , plein de probité & de religion. Etant allé à Paris pour voir les beautés de cette grande ville , il fut curieux d’assister à quelques représentations des divers théâtres , dont on lui vantoit beaucoup la pureté & la décence. Il y remarqua avec surprise que les endroits auxquels on applaudissoit le plus T étoient souvent ceux qui étoient les plus indécens, ou qui ne cachoient l’obscénité que sous le voile transparent & plus dangereux de l’équivoque. Mais peut - ou applaudir au mal, fins se rendre complice & coupable du mal même? C’est donc parce qu’on- cherche à se faire- illusion, qu’on voudrait se per, L 4 248 L’ É C O L E suader ou persuader aux autres que le théâtre est aujourd’hui très-épuré. Le venin n’en est seulement quelquefois que plus enveloppé, préparé avec plus d’art, & souvent par-là même plus funeste. Le poison le plus fin n’est-il pas le plus mortel ? & les traits les mieux affilés ou lancés avec le plus d’adresse , ne font-ils pas les plus perçans ? Les mauvaises leçons , les maximes corrompues qui révoltent d’abord , perdent insensiblement , & à force d’être répétées , ce qu’elles avoient de plus révoltant on les adopte, presque sans qu’on s’en apperçoive l’esprit se gâte & le cœur 4b corrompt peu-à-peu , comme le visage se noircit au soleil. Mais quoiqu’on ne fente plus la corruption d’un air infect, parce que l’organe est Vicié ou qu’il y est fait, en est-il moins contagieux & moins funeste à la santé ? En vain nous ferez-vous valoir quelques foibles avantages, qu’on peut retirer des spectacles , & nous direz-vous qu’on peut abuser de tout. Mous vous répondrons avec le Philosophe de Geneve Lorsque le bien surpasse le mal, la chose doit être admise malgré ses inconvéniens mais lorsque le mal surpasse le bien, comme dans les spectacles , il. faut la rejeter même avec ses avantages. Quand, ce qui est presque impossible, vous ne des Mœurs. 249 prendriez point de mal à la représentation des Pièces j comptez-vous pour rien celui que vous faites , en contribuant avec les autres à entretenir une profession frappée des anathèmes de l’Eglise, & digne de l’être par la vie scandaleuse & libertine de la plupart de ceux qui l’exercent, par tous les désordres secrets ou publics dont ils font la cause ? Une personne du monde disoit à un Religieux, recommandable par son esprit & par ses lumières, qu’elle ne croyoit pas qu’il y eût du mal à fréquenter la Comédie. Si l'onfaisoit une quête , lui répondit-il, pour entretenir dans le crime & dans le libertinage des courtisanes ou d’autres personnes de mauvaise vie, ne vous croiriez-vous point coupable d'y contribuer ! Je vous entends , reprit l’autre ; mais est, il défendu de contribuer à l’amusement du public ? Oui , fans doute , répondit le Religieux, lorsque cet amusement est une occaßon de péché pour plusieurs. S’il est quelquefois permis de tolérer un mal pour en empêcher un plus grand , il ne i’est jamais d'y coopérer , même pour faire un bien jy. Cette personne qui avoit beau- 19 Ne fcclamvs mala ut venlant bona. Rom. 3- Loi de l’Esprit Saint, sur laquelle ies tari Iles maximes du monde ne prévaudront pas. L s 2sO L’ Ê C 0 L E coup de jugement & de droiture, convint qu’il avoir raison. On encourage, par l’attrait du gain & des applaudissemens , les auteurs delà corruption publique. On s’inquiète peu qu’ils se perdent & en perdent une infinité Lautres avec eux, pourvu qu’ils divertissent & qu’ils amusent. Elt-ce être Chrétien!' elt-ce même être homme? Une de nosPrincesses filles de Louis XV, Madame Henriette de France , disoit un jour aune personne qu’elle honoroit de fit confiance, qu’elle ne concevoir pas comment on pouvoir goûter quelque plaisir aux représentations du théâtre, & que c’étoit pour elle un vrai supplice. Si-tôt, ajoutoit-elle, que je vois paroître les premiers acteurs fur la scene , je tombe tout-à-coup dans lapins profonde tristesse. Voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui sc damnent de propos délibéré' pour me divertir. Le nombre ni la qualité des personnes qui vont aux spectales , ne peuvent servir d’excuse ni rassurer. La multitude ou la dignité des coupables poura-t-elle enchaîner le bras puissant de la Justice divine? & que servirontlcsrichesses, les titres & la grandeur, qu’à lui préparer de plus grandes victimes ? Si des hommes, qui par état devroient s’interdire leslpectacles, y aiîistent, c’est des Mœurs. 2 fi un scandale de plus, & non une justification. Combien déshonorent leur état par leur conduite , & agissent contre les réclamations de leur conscience, avec laquelle on ne peut disputer, sans avoir tort ! Nous avons connu une personne en place elle répétoit souvent, quelque temps avant sa mort, qu’une des choses qui lui faisoient le plus de peine, étoit d’avoir dans sa jeunesse, à l’exemple des autres, lréquenté les spectacles. Qu’il est doux aux derniers momens de fi vie de n’avoir rien à se reprocher ! Mais quel jugement terrible n’auront pas alors à craindre les peres & les meres, qui par leurs leçons ou par leur exemple, auront inspiré à leurs enfans le goût & l’amour du théâtre ! Obligés encore plus- que les autres à s’interdire la fréquentation des spectacles & des bals, li pernicieuse sur-tout pour la jeunesse, ne le rendent-ils pas coupables devant Dieu de toutes les suites qu’elle peut avoir à l’égard de leurs enfans ? & n’elt-ce pas fur eux principalement que tombe la malédiction lancée par Jcsus-Christ contre ceux qui font une occasion de chute pour les petits & les foibles? Peres foibles , meres imprudentes, gouverneurs & guides indignes de l’être , en conduisant aux spectacles vos enfans ou vos éleves 3 2zr L’ É c o l e vous leur présentez vous-mêmes la coupe empoisonnée du plaisir & de la volupté! N’y boiront-ils donc pas assez tôt fans vous? Leurs paillons ne s’éveilleront- elles pas assez d’elles - mêmes? faut-il encore les faire naître d’avance ou les irriter ? On ne veut, dira-t-on, les y conduire ou y aller soi-même qu’une fois, pour satisfaire fa curiosité. Mais si le théâtre est défendu à celui qui fait profession d’être Chrétien, il l’est pour cette fois même que vous voudriez en excepter; & où en ferions-nous pour les mœurs , si fous ce prétexte il fall oit tout connoître & tout voir? Qui peut d’ailleurs fe répondre que ce qui est attrayant de fa nature, ne fera pas naître en nous le désir de le voir plus souvent? A pour-' quoi fe donner un désir de plus, pour avoir ensuite tant de peine à le réprimer, ou pour s’exposer au danger d’y succomber encore ? Alipe , cet ami de saint Augustin, dont nous avons déjà parlé, étudioit le droit à Rome. Quelques - uns de ses condisciples lui proposèrent un jour d’aller avec eux à l’amphithéâtre. Il avoit autrefois aimé^passionnément les spectacles , & saint Augustin l’avoit guéri de cette passion. Alipe résista aux invitations & 'aux sollicitations pressantes de DES M Œ U Tt S. 2fZ ses amis, qui l’entraînerent de force. Il ferma constamment les yeux pendant le spectacle. Mais tout-à-coup fur la fin un cri extraordinaire frappa lès oreilles, & excita fa curiosité. 11 ouvrit les yeux. A peiné vit-il le spectacle, qu’il s’y sentit intéreifé. Ravi, transporté, il mêle ses cris & ses applaudisiêmens à ceux des autres spectateurs, & fort enfin plus épris que jamais de l’amour du théâtre. A la place de ces grands plaisirs, trop dangereux pour n’ètre pas souvent criminels, & trop vifs pour être longtemps agréables, substituez les plaisirs purs & toujours satisfaisans de l’esprit & de l’ame. Ceux-ci sont bien au-deisus de toutes les satisfactions , qu’on cherche & qu’on trouve si rarement dans les divertissemens du monde. Ces divertisse- mens peuvent bien charmer pour un moment nos chagrins, interrompre un peu le cours de nos ennuis, & fixer quelques instans la joie fugitive mais ce n’est que pour rendre nos chagrins plus insupportables, nos ennuis plus ac- cablans, & nos regrets plus amers, ils glifl’ent, pour ainsi dire, fur la superficie de notre ame sans la pénétrer, & ne font qu’agiter le cœur fans le remplir. Iis n’offrent qu’une image trompeuse du bonheur, & non le bonheur lui-même, qu’on ne trouvera jamais que dans i’exex- 2s4 L’ Ê c o l a cice de la vertu. C’est à elle qu’il appartient de faire goûter des plaisirs infiniment plus agréables & plus flatteurs que tous ceux que peuvent donner les vains amusemens du monde ou la satisfaction brutale des sens. Quelle joie douce & pure naît fur-tout de l’attachement inviolable à son devoir, & du renoncement aux plaisirs défendus! Elle est inaltérable comme la vertu qui la produit, & n’est jamais sujette à de fâcheux retours. îlrillans amusemens d'un monde corrompu, Valez - vous ces vrais brens que donne la vertu? Non , malgré vos attraits , les ennuis, les alarmes Assiègent le coupable enivré de vos charmes Même au sein des plaisirs, son destin est affreux. La vertu seule a droit de faire des heureux* Sans vouloir interdire les délaflemens & les plaisirs permis, il faut du moins qu’ils le soient, il faut qu’ils ne nuisent point à la piété ni aux mœurs, qu’ils n’aient rien de contagieux, qu’ils n’inspirent point le goût de la frivolité , de la diiîipation, & l’oubli de ses devoirs. Une ame belle & sensible , dit l’Auteur du Comte de Vaïmont , n’a-t-elle pas au sein de ià famille , dans la société d’amis vertueux comme elle, dans les tendres épan. ehemens de la confiance, dans le goût des Mœurs. même des Lettres & des Arts, des plaisirs plus purs qu’elle puisse se permettre ? Si elle est plus belle & plus vertueuse encore, n’a-t-elle pas des spectacles plus intéressans qu’elle puisse se procurer celui des malheureux qui souffrent & qu’elle va consoler? N’a-t-elle pas des larmes plus douces à verser, celles de la pitié pour des indigens qu’elle va visiter & soulager ? N’a-t-elle pas un emploi plus noble & plus touchant à faire de ses richesses ,. en les ménageant pour des œuvres qui honorent l’humanité & la charité ? Ah ! ce sont-là des plaisirs bien plus dignes de nous, que tous ces faux plaisirs des bals & des spectacles, qu’on n’aime & qu’on ne recherche avec tant d’ardeur, que parce qu’ils flattent & nourrissent !e penchant & le goût qu’on a aux plaisirs criminels de la volupté 2,0. Pour vous, plus éclairé & plus sage, laissez aux hommes efféminés ou stupides & grofliers des plaisirs qui leur font communs avec la bë;e, des plaisirs qui les dégradent & les avilissent, & qui font bien plus une preuve de l’infirmité 20 Presque toutes nos pièces de théâtre sent sondées fur une intrigue amoureuse, ses femmes qui parenr nos speciacits * dit M. de Voltaire , ne veulent point iouffrir qu*on leur parle d’autre chose que d’amour, parce que c’elslà sans doute ce qu’elles entendent le mieux. Lf6 L’ É C O L E humaine, qu’une marque de la distinction & de l'élévation de l’homme. Ne mettez jamais votre gloire dans ce qui fait votre honte, & ne cherchez pas dans la défense même un nouvel attrait à la volupté. Placés fur la terre, comme dans le jardin destiné au séjour du premier homme, si l’Auteur de notre être, pour de justes & sages raisons , nous défend l’usage d’un fruit, acceptons avec reconnoissance ceux qui ne nous font point interdits. Jouissons de ce qui nous est offert, fans nous croire malheureux par ce qui nous est refusé. Gardons- nous de porter une main téméraire à l’arbre qui nous est défendu, & d’en cueillir le fruit, qui deviendroit pour nous un fruit de mort. Respectons la loi. Nous devons à la Majesté de Dieu le tribut d’une soumission parfaite à ses ordres nous devons à fa sagesse l’hommage d’une persuasion intime que , s’il daignoit nous découvrir les mystères de ses conseils, nous applaudirions aux motifs de fa conduite. Ces fentimens respectueux , un sentiment de plaisir les accompagne, une heureuse tranquillité les fuit, & en est dès cette vie même la récompense. des Mœurs. 2 S 7 XXXI. Sobre pour le fav-il , le sommeil £ 5? la table , ïesprit libre £ sf /s/ & extmplodUici disciplinant, J?rov. 6 & 24. des Mœurs. 267 Profitez-en de même, vous qui lisez ceci ; & si jamais il vous arrive de rester au lit trop tard, représentez-vous Salomon qui paroît tout-à-coup dans votre chambre, & qui vous tirant par le bras , vous adresse les mêmes paroles qu’il adressoit aux paresseux de tous les siècles Jusqu’à quand, ô paresseux, dormirez- vous ? Quand vous réveillerez-vous de votre sommeil ? N’est-ce pas assez frotter vos yeux pour les ouvrir, assez tordre vos bras & les étendre, vous soulever & puis retomber fur le chevet tandis que la malédiction de Dieu laisse entrer dans votre maison, avec le désordre & le libertinage, la pauvreté qui ne vous craint pas, non plus qu’elle n’a pas craint d’autres maisons plus riches que la vôtre. La Paresse va si lentement, que la Pau» vreté l’atteint bientôt. Ce que la Sagesse vous recommande encore, si vous voulez dormir heureusement & paisiblement, c’est d’éviter tout ce qui pouroit ouvrir les portes à l’insomnie les inquiétudes de l’esprit, les mouvemens tumultueux des passions, les excès de l’intempérance. C’est bien assez d’ le jour à vos occupations & à vos affaires donnez la nuit à votre repos & à votre tranquillité. Lorsque l’heure est venue de vous mettre au lit, faites en forte que vos desseins, M 2 1 68 V Ê c o l e vos entreprises, vos espérances, vos peines même, s’il est possible, & vos tris, tesses s’endorment avec vous, & qu’il y ait un grand silence dans votre arae ainsi que dans votre maison. Le savant M. Huet avoit pour maxime de ne lire jamais ses lettres le soir avant de se coucher , ni à midi avant de se mettre à trouve ordinairement dans les lettres, disoit-il, bien plus de mauvaises nouvelles que de bonnes &,en les lisant, on se prépare à soi-même des sujets d’inquiétudes , qui troublent le repos & le repas. La juste mesure du repos, la régularité & la tranquillité du sommeil, sont un des plus fermes appuis de la santé. Celui qui ne dort que ce qu’il faut, & dans le temps le plus propre au sommeil, celui dont l’ame n’est agitée par aucune passion violente, ni le corps surchargé par aucun excès , se couche & s’endort dans le même moment. Son sommeii est tranquille & profond il est difficile de l’en tirer. Mais aussi-tôt que la nature est satisfaite & que ses forces sont réparées , il se réveille, il est frais , sain, vigoureux & gai, comme on le voit d’ordinaire dans les artisans & dans les gens de la campagne. Il n’en est pas de même des personnes du grand monde, & de ces désœuvrés qui, pour prendre ou prolonger leur repos, consultent plus la des Mœurs. r§9 mollesse que la nécessité , la paresse que le besoin , & le caprice que la nature. C’est en vain qu’ils attendent le sommeil, il fuit loin de leurs yeux ; leur impatience même ne sert qu’à l’éloigner davantage. Voyez aussi ces riches, ces voluptueux, ces hommes importans qui , chargés de veiller au repos des autres, n’en prennent jamais. Agités par les foins, les affaires , les projets, les plaisirs, les regrets du jour ; échauffés par les alimens & les boissons , ils se couchent avec un esprit inquiet, & un pouls précipité, un estomac chargé. L’inquiétude, l’embarras , la fievre se couchent avec eux , & les tiennent long-temps éveillés. S’ils s’endorment, c’est d’un sommeil léger, inquiet, troublé par des rêves effrayans & des réveils brusques. Ils se lèvent avec des palpitations, de la lassitude, de l’abattement, de la mauvaise humeur. Chaque nuit ainsi passée , au lieu de réparer leurs forces, les épuise; leur sang, loin de se purifier & de se rafraîchir, s’épaissit & s’enflamme leur santé s’altere, se mine peu-à-peu ; il survient quelque grande maladie, dont le terme est le tombeau. Voulez-vous donc que le sommeil porte dans vos membres la santé & la vie fuyez la multitude des affaires, modérez M ; a 7 o L’ É C 0 t E vos pallions, évitez les excès, & usez sobrement du sommeil même. Il ressemble aux remedes qui, trop multipliés ou réitérés trop souvent, ne font plus aucun effet. Une Dame consulta un jour un célébré Médecin, & lui dit qu’elle étoit le soir sans appétit il lui ordonna de dîner peu. Elle ajouta qu’elle étoit sujette à des insomnies ; il lui prescrivit de n’ètre au lit que pendant la nuit. Elle lui demanda pourquoi elle devenoit pesante, & quel remede il lui falloir prendre il lui répondit qu’elle devoir se lever avant midi, & quelquefois se servir de ses jambes pour marcher. A combien d’autres ne pouroit-on pas faire les mêmes réponses ? î- 7——J ». La table. Ne ressemblez pas à ceux qui paroissent n’avoir point de plus importantes affaires, que de dîner le matin & de souper le soir, & qui ne semblent nés que pour la digestion. Ne vivez pas pour manger, mais mangez pour vivre. Aimez les bonnes choses plus pour les autres que pour vous, & consultez moins votre goût que le leur. Préférez le plus sain au plus friand. Le choix & le goût desalimens, lorsqu’on n’a pour but que d’entretenir la santé & de se mettre en état de remplir ses devoirs, ne font des Mœurs. 271 pas interdits par la Sagesse ils entrent même dans l’intention bienfaisante du Créateur, & l’on sait la réponse que fit un jour Descartes à ce sujet. Un Riche, dont les connoissances écoient fort bornées , lui voyant manger quelques mets délicats Eh quoi ! dit-il, les Philolophes mangent-ils de ces morceaux? Pourquoi non , répondit Descartes ! vous imagines- vous que la nature nait fait les bonnes choses que pour les ignorons ? Gardez-vous pourtant d’être ou de paroitre trop délicat. Bien des gens font les délicats par vanité. Loin de donner dans une telle petitesse , quand vous auriez vraiment le goût fin , sachez l’oublier à table, ou du moins le cacher. On ne trouve rien de bon, quand on est trop difficile on souffre & on fait souffrir les autres par une délicatesse trop raffinée. Si un ragoût moins bon ou un plat moins bien accommodé vous donne de l’humeur , ceux que vous prétendez régaler ne pouront-ils pas dire de vous, comme le Poëte comique C’est un fort méchant plat q\ie fa sotte personne^ Oui gâte â mon avis tous les repas qu’il lionne. M O L I £ R Er Ce seroit encore pis , si vous portiez ce caractère chez les autres peu de gens voudraient vous recevoir ; & quelque M 4 27» L’ E C O L E foin qu’on prît , quelque bonne chere qu’on vous fit , vous vous croiriez toujours mal régalé. Le vrai savoir-vivre est de savoir s’accommoder aux temps & aux lieux. Les choies les plus délicates ne font pas toujours les plus agréables ou ne le font pas long-temps , parce qu’il est difficile de les goûter avec'cette modération qui augmente le plaisir en le réglant. La sage nature, qui nous avertit ordinairement avant de nous punir , a mis dans le plaisir de la table, comme dans tous les autres, le dégoût à côté de l’excès. Ce qui est trop délicat ou pris fans mesure, ne flatte plus, parce qu’il a trop flatté. Voulez-vous donc goûter dans toute fa pureté le plaisir de la table ne le prenez que des mains de la Sagesse & dans les vues honnêtes qu’elle permet. Ne donnez jamais fur-tout dans aucune dés folies qui portent beaucoup de jeunes gens à prodiguer leur santé. Quand ils font fur le retour de l’âge, ils voudraient bien, autant par plaisir que par religion , racheter les excès de la jeunesse. Prévenez ces regrets inutiles n’attendez pas que l’expérience vous instruise trop tard, & vous serve plutôt de châtiment que de remede. Ne mettez point votre tempérament à trop d’épreuves usez, mais n’abufez point jouissez, mais ne dissipez pas. des Mœurs. 27z Il est permis, il est louable même, fans avoir un foin inquiet & scrupuleux de sa santé , de ne pas la prodiguer. C’est fans contredit le plus précieux de tous les biens qui servent à la vie, celui que les hommes estiment le plus , & que souvent ils ménagent le moins. Sans la santé, la vie est à charge ; & c’est une grande extravagance d’abréger sa vie, ou de la rendre plus triste, par tout ce qui n’est fait que pour la conserver ou pour l’égayer. Rien ne ruine plus la santé & n’abrege plus les jours que les excès de la bouche; ils font plus meurtriers que l’épée. Vous avez fans doute entendu parler de cette jeune Princesse , qui fs livroit à tous les plaisirs de la table elle prenoit avec excès tout ce qui fiat- toit son goût. Quand on l’avertissoit qu’elle jouoit à abréger sa vie, èlle ré- pondoit en riant Courte g? bonne. Elle mourut en effet dans la fleur de son âge. Alexandre , que tant de combats , de travaux, de fatigues , n’avoient pu vaincre , fut vaincu par le vin & par la débauche. Il mourut à Babylone au milieu des plaisirs , à trente - deux ans. Ne connoître & ne goûter de plus grands plaisirs que ceux de la table, est un vice qui dégrade. Ne sommes-nous donc faits que pour manger & pour boire ? & 11e sommes-nous nés pour riea M f 274 L’École de plus élevé & de plus noble , que pour les plaisirs animaux ? Quelle gloire honteuse que celle qu’on tire de la capacité du ventre ou d’un appétit glouton ! L’Empereur Wenceslaç fit Gentilhomme un fameux buveur ; & la récompense étoit digne de ce Prince. Henri IV ne fit pas de même. Un homme qui man- geoit autant que six, se présenta un jour à ce Monarque, dans l’espérance qu’il en obtiendroit de quoi entretenir un si beau talent. Le Roi, qui avoit entendu parler de cet homme , lui demanda s’il étoit vrai, qu’il mangeât autant que six» Oui, Sire, répondit-il. Et tu travailles à proportion , ajouta le Roi ? Sire, répliqua-t-il , je travaille autant qu’un autre de ma force & de mon âge. Ventre- saint-pris, dit ce Prince, 7* savais beaucoup d'hommes comme toi dans mon Royaume , je les ferais pendre de tels coquins l'auroient bientôt affamé. On reconnoît un gourmand à ses propos de table , à la profonde théorie de la cuisine qu’il se plaît à développer, à ses transports , au feu qui brille dans ses yeux lorsqu’il parle des différens vins & de leurs qualités, des maisons où l’on traite avec le plus de goût, de délicatesse & d’abondance. Mais peut-on avoir pour lui d’autres sentimens que dessen- timens de mépris ? 7 des Mœurs. 27 f C’est en effet un défaut bas & honteux , qui rapproche l’homme de la bête ne pcut-on pas même dire qu’il le met au-dessous? Les bêtes le plus souvent se bornent au nécessaire. Si elles trouvent quelque chose qui ne répugne pas à leur goût, elles s’en contentent, n’en prennent qu’autant qu’il leur en faut, & ne cherchent, rien de plus. Elles ne se provoquent pas au vomissement, pour manger de nouveau. Elles n’avalent pas des liqueurs fortes, pour hâter la digestion, afin de pouvoir satisfaire encore un appétit artificiel & plus que brutal. Croiroit- on que des hommes , des femmes même, scient capables de pareils excès? & n’est- ce pas là, selon l’expression énergique de l’Ecriture , faire son dieu de son ventre ? Celui qui a été .bien élevé.* n’aura jamais un vice si déshonorant, & il ne mettra point au nombre de ses plaisirs ce qui le confondroit avec les plus vils animaux. D’ailleurs ces plaisirs grossiers conduisent souvent à de plus grossiers encore. Le vin & la bonne chere font les ali- mens de la volupté. C’est ce qui a fait dire aux Anciens Sine Baccho b Cerere * Venus friget. Eh! quepouroit Vénus, faits Bacchus & Cérès ?' Le Poète que nous avons déjà cité-,, M 6 L6 L’ É C O L E dit aufïï dans le Portrait du Roi de Suede Une sage frugalité , Dont il donne l’exemple avec autorité , De son camp bannit la mollesse , Et le défend lui - même, au feu de la jeunesse* D’un écueil plus à redouter , Aue tous les ennemis que son bras fut dompter. Ce Prince étoit 'd’une sobriété qui ne contribua pas moins que l’exercice à rendre son tempérament fort & robuste. Jamais il ne se plaignit que ses mets luisent peu délicats ou mal apprêtés. Après un repas frugal, il faisoit à cheval de longues courses , & le soir en campagne il couchoit sur de la paille étendue par terre , tête nue, sans draps , couvert seulement d’un manteau. Il avoir acquis par-là un tempérament de fer, que les fatigues les plus violentes ne purent abattre. Qui doute en effet que la force & la santé ne soient le partage de la sobriété A de l’exercice , comme la foiblesse & la maladie le sont de l’inaction & des excès de la table ? Pourquoi voit-on une si grande différence pour le tempérament ,, la santé & la force, entre le laboureur ou l’artisim , & le riche, le voluptueux, l’homme de bonne chere ? des Mœurs. 277 N’en doit-on pas chercher la principale cause dans, la différence de leurs alimens & de leurs boülons ? Le pain le plus gr'olïier , les mets les plus simples, la boisson naturelle , font la nourriture des premiers. Le besoin, qui en fait tout l’agrément , en regle aussi la quantité; & comme ces choses n’ont par elles- mêmes rien d’attrayant, on n’en prend jamais au - delà du nécessaire la digestion se fait aisément & sans douleur; au bout de quelques heures le besoin renaît, & 011 le satisfait avec le même plaisir. Il n’en est pas de même des riches & des personnes du grand monde. On voit fur ces tables où régnent la magnificence , le luxe & la somptuosité , des viandes succulentes, des gibiers de haut goût, des pâtisseries délicates , des mets variés de différentes façons & rendus plus échauffans par des aromates prodigués. Les vins les plus fumeux & les plus violens, l’eau-de-vie masquée sous les formes les plus agréables & les plus dangereuses , se trouvent à tous leurs repas. L’impression flatteuse de toutes ces choses détermine souvent à en prendre au-delà du besoin , & le trop en ce genre nuit encore plus que le trop peu; l’effomac surchargé digéré mai, & toutes les fonctions du corps se dérangent 2/8 L’ É C O L s Mais ce n’est pas tout encore. Le moment d’un nouveau repas arrive on se met à table , quoique le besoin réel n’existe pas. On veut manger j l’odeur, la couleur , la saveur des mets y invitent. On paroît décidé pour un plat, on en est servi, on le goûte, on le renvoie on en essaie un grand nombre , on mange de quelques-uns l’ensemble fait un volume , & est composé d’une infinité de choses différentes, dont la réunion offre les plus grands obstacles à la digestion. De - là un long séjour sur l’estomac, une corruption plutôt qu’une digestion , une indisposition habituelle qui fait que, sans être malade , on ne se porte jamais bien. La sobriété , au contraire , rend le Corps dégagé & dispos , & l’entretient dans une santé ferme & vigoureuse. Un Roi de Perse envoya , dit - on , au Calife Mustapha un Médecin très-habile. Celui- ci , en arrivant, demanda comment on vivoit à cette Cour. On ne mange, lui répondit-on, que lorsqu’on sent la faim , & on ne la satisfait pas entièrement. Je me retire , dit - il, je liai que faire ici. On a dit d’un goutteux Ta manges des ragoûts exquis , Tune Lois que du fin Champagne, Et tu joins aux liqueurs d'Espagne îLes vins que le Turc a conquis. 279 / des Mœurs. Sous une housse d’écarlate , Tes rideaux fout d’un gros damas La Hollande a filé res draps. Et tes matelas font d’ouate. Dois- tu, Géronte, t’étonner De voir qu’une Goutte cruelle , Qui traîne fa sœur la Gravelle, Ne veuille point t’abandonner ? Je la trouverais ridicule De quitter tes festins avec ton lit mollet > Pour s’en aller jeûner avec un Camaldule , Ou coucher fur la dure avec un Récollet* La tempérance qui est la source delà santé , l’est aussi de la longue vie. L’excès de la bouche , dit le Sage, en a tué plusieurs mais [homme Jobre vivra plus long-temps 4. On a remarqué qu’on voyoit plus de vieillards en Italie qu’en France ce qu’on n’attribue pas seulement à la salubrité defsair & à la douceur du climat, mais à laTobriété des Italiens. Uii Poëte Anglois dit ingénieusement dans une de sesEpigrammes latines! Si tarde cupis esse senex , utaris oportet Vel modico medisä; vel medico modlet. . Sumpta , ci bus tanquam , ladit falutemt At fimptus pro deß , ut mediàna, cibus, Ow Z '4 Propter crapu ’nm multi obierunt qui auum abßi* nens eß , adjiciet vitam , Ecdi. 37- 2go L’ Ê C O L E On a ainsi traduit ou plutôt imité cette Epigramme Peu de Médecin, Peu de médecines Point de chagrin, Sobre cuisine. Si tu prétends Vivre long-temps. La tempérance & le travail, dit le Philosophe de Geneve , font les deux vrais médecins de l’homme ; le travail aiguise son appétit , & la tempérance l’empêche d’en abuser. Un Médecin ayant demandé au Pere Bourdaloue quel régime de vie il observoit. Ce Pere lui répondit qu’il ne faisoit qu’un repas par jour. Gardez - vous , lui dit le Médecin , de rendre public votre secret vous nous ôteriez toutes nos pratiques. Saint Charles Borromée étant tombé malade à Rome , so vit obligé de consulter les Médecins. Mais comme ils ne convenoient pas entre eux fur sa maladie, il profita de leurs contradictions pour ne pas se mettre entre leurs mains, A pour se faire lui-même un régime de vie. Il commença par retrancher de sa table tout ce qui tenoit de la délicatesse, & qui ne servoit qu’à flatter le goût ; & s’étant accoutumé peu-à-peu à une vie jure & sobre, il fut bientôt délivré de des Mœurs. agi fa pituite, de fa toux , de ses fievres & de ses autres incommodités ordinaires. Il devint même si robuste qu’on est surpris de la force avec laquelle il supporta les plus rudes travaux de l’EpiC- copat, auxquels son zele le livroit. La vie humaine, déjà si courte, semble tous les jours, pour la plupart des gens du monde, le devenir encore plus. On regarde avec raison les épiceries & les aromates, présens funestes du Nouveau- Monde , comme une des principales causes de ce raccourcissement, parce que tout ce qui hâte les battemens du cœur, fait qu’il battra moins long-temps & que les organes s’useront plus vite. A ces poisons , que l’art des cuisiniers prépare & varie en mille maniérés, comme s’ils craignoient qu’on n’en prît pas assez, joignez ces boissons fortes & brûlantes , qui achèvent de porter le ravage & la flamme dans les entrailles ; & il vous fera facile de juger quels effets pernicieux tout cela doit produire. Doit-on être surpris de tant de morts prématurées , de tant de morts subites, dont nous entendons parler maintenant. Si vous aimez votre santé & votre vie, aimez la sobriété, n’oubliez jamais le précepte que vous donne ici la Sagesse. Les plaisirs de la table pris fans modération, ne font agréables que pour 282 L’Ècotü le moment on les acheté souvent bien cher ; & la nature ne tarde pas à se venger, quand on la force de prendre ce qu’elle ne demande point. La frugalité au contraire flatte moins dans le moment, mais les suites en font douces & agréables. Timothée, illustre citoyen d’Athenes , avoit fait chez Platon un souper frugal, où il avoit eu beaucoup de plaisir. L’ayant rencontré le jour suivant Ami , lui dit-il, vos repas me plaisent beaucoup , parce quon s'en trouve bien , même encore le lendemain. . L’Auteur de £ Ecclésiastique se sert de la même raison, pour nous porter à la sobriété. Si vous êtes astis, dit-il, aune grande table , ne vous laiflez pas aller à l’intempérance de votre bouche usez, comme un homme tempérant, de ce qui vous est servi, & ne demandez pas le premier à boire. Un peu de vin n’est- il pas plus que suffisant à un homme réglé? Ainsi vous n’aurez point d’inquiétude durant le sommeil, à vous ne sentirez point de douleur. L’insomnie, la colique 8e les tranchées font le partage de l’homme intempérant. Celui qui » mange peu, aura un sommeil de santé i il dormira jusqu’au matin , A à son ré-, veil il Te Félicitera lui-même du bon état où il se trouve. Ne soyez pas , dit-il encore ailleurs , des derniers à vous lever des Mœurs. 283 de table , V bénisjez le Seigneur qui vous, a créé U qui vous comble de ses biens s • Voudra-t-on nous permettre de faire ici une réflexion ? On se pique d’être ou de paroître reconnoiisant envers les hommes , & on oublie de l’être, on rougit de le paroître envers Dieu ! Pourquoi dans tant de maisons où l’on se dit Chrétien , a-t-on abandonné la religieuse coutume de nos peres, d’élever son cœur & ses pensées vers le ciel avant & après le repas , pour en faire descendre la bénédiction & y faire monter ses actions de grâces , pour sanctifier & anoblir par la religion ce qui nous confond avec les animaux? Faisons-nous toujours gloire de reconnoître & de remercier la main bienfaisante qui répand sur nous ses dons avec tant de bonté & quelquefois avec tant de profusion plus elle est généreuse à notre égard, plus nous devons être reconnoissans, & moins fur-tout nous devons abuser de ses bienfaits. Nous l’avons dit plus haut, & nous le répétons on se trompe , si l’on croit que les plaisirs de la table consistent dans la quantité ou dans la délicatesse. Plus on court après les sensations exquises , plus O ... . Dcrmiet ufqut marie , anima illius cum ipso delMabitur. Eccîi. Z r. Et super his omnibus fane» dicite Dominum , £7V. Eccli. 32., 284 L’ É c o l E on s’en éloigne. Les organes deviennent difficiles, à mesure qu’on les flatte. Ce n’est qu’en restant dans une juste simplicité , qu’on peut s’assurer de goûter confi tamment ce plaisir agréable destiné par la nature à nous faire prendre la nourriture convenable & nécessaire. Celui qui ne mange que du pain bis & ne boit que de l’eau , les trouve toujours bons. L’homme qui veut des mets succulens, des vins exquis , est toujours dans le cas d’en désirer de nouveaux. Le sentiment s’émousse tout ce qui n’est pas piquant & extraordinaire, devient indifférent ou insipide; & de là souvent un dégoût total , dont le meilleur & le plus sûr remede est la dicte & la sobriété. Artaxerxès , Roi de Perse, ayant perdu une bataille, fut contraint dans sa retraite de manger des figues seches & du pain d’orge. 11 trouva excellons ces mets grossiers. O Dieux ! s’écria-t-il, de quel plaisir je m’étois privé jusqu’à présent par trop de délicatesse ! Il y a long-temps qu’on l’a dit, l’appétit est le meilleur de tous les assaisonne mens ; mais il faut se le procurer par la tempérance. Pour faire un souper délicieux , disoit un Philosophe, faites un dîner frugal. Socrate à la sobriété joi- gnoit l’exercice. Quelqu’un lui demandant pourquoi tous les jours il se pro- menoit à grands pas jusqu’à la nuit Je des Mœurs. 2gf prépare ainsi, pour mieux souper, report- dit-i!, le meilleur de tous les ragoûts , un bon appétit. L’exercice est après la sobriété un des plus ordinaires & des plus excellens conservateurs de la santé. Une vie trop sédentaire accumule les humeurs , rend l’estomac paresseux, le corps délicat & souvent peu propre aux fonctions communes de la vie. L’action, au contraire, & le mouvement entretiennent la vigueur du corps, raniment celle de l'es, prit, & garantissent de beaucoup d’infirmités. Mais ce qui vaut peut être encore mieux, c’est la gaieté, cette aimable effusion de l’ame , qui tient souvent lieu d’esprit dans la société, de compagnie dans la solitude, & de remede dans les maladies. Ce qui est certain , c’est que la Médecine n’a point de plus excellens remedes pour prévenir les maux, que l’exercice, la tempérance & la joie. On demanda un jour à Léoniccni, célébré Médecin Italien, par quel secret il avoit conservé pendant plus de quatre-vingt- dix ans, sa mémoire , tous ses sens, un corps droit & une santé pleine de force. Il répondit qu’il devoit la vigueur de son esprit à la pureté de mœurs dans laquelle il avoit toujours vécu, & la santé de son corps à {à sobriété & à sa gaieté. Celle- »86 L’ E c o l 2 ci-, pour être pure & constante, doit avoir sa source dans le contentement de l’esprit & dans la tranquillité de la cous- cience. La bonne conduite est la mere de la gaieté, & la gaieté la mere de la santé. y des Mœurs. L87 XXXII. Joucç pour le plalfîr, perdez noblement^ L E jeu est pour bien des personnes uhe des plus amusantes distractions. Il corrige par fa douceur l’amertume des peines, & par son agrément il délasse de la fatigue des affaires. Il est donc quelquefois permis , il est utile même de jouer. Mais on ne doit, selon la belle pensée d’un saint Pere 1 & l’esprit du Christianisme, prendre le jeu que comme une médecine, pour le besoin seulement, ou lorsque les circonstances en font comme une espece de devoir à l’égard d’un malade , d’un ami ou d’un étranger qu’il est de la politesse d’amuser quelques mont eus. Un sage Païen, dont toutes les maximes de morale semblent avoir été dictées par la plus faine raison, ne permet de jouer qu’après une grande application & des occupations importantesz. Qu’eût-il dit de ces personnes du monde, qui emploient ou plutôt qui perdent tous les jours tant d’heures au jeu, fans qu’au- . Sans prodigalité, dépensa prudemment. Que de regrets on se prépare , quand on ne veut pas apprendre le secret de mesurer sa dépense sur sa fortune ! La cause la plus ordinaire de la ruine de bien des personnes, c’est qu’elles règlent des Mœurs. 29/ leur dépense sur leur état & non sur leurs moyens , fur leur ambition & non fur leurs richesses. Le luxe , enfant de la mollesse & de la vanité, conduit à la pauvreté par des chemins brillans & agréables; mais il n’y a que les fous qui le suivent. Une elpece de luxe modéré entre dans les vues de la nature , qui a répandu fur la terre comme dans les deux une magnificence égale à fa grandeur elle n’a pas prodigué tant de bienfaits aux hommes , pour leur en interdire l’usage. Mais ce que la raison nous défend , c’est un luxe excessif ou ruineux, c’est toute jouissance superflue, qui n’est prescrite ni par le rang , ni par l’usage légitime de la nation où l’on vit, & dont le retranchement ne peut que mériter l’approbation des gens sensés. A quoi bon cette multitude de laquais infolens & pardieux, qui jouent & dorment dans une antichambre ? Que sert aux femmes cet excès ridicule de parures , cette folle passion des modes & des nouveautés qui coûtent si cher & qui passent si vite ? Je fais que la Sagesse permet' de suivre les modes qui ne font qu’indissérentes, & qui ne .blessent point les mœurs ni ne-dé- rangent la fortune. Quoiqu'elles ne naist sent le plus souvent que de l’inconstance & du caprice, les personnes les plus sages \ se trouvent quelquefois obligées de s’y N 4 296 L 5 É C O L E conformer & de s’y soumettre , pour ne point paroître ridicules. Xa mode est un tyran dont rien ne nous délivre A son bizarre goût il faut s’accommoder Mais fous ses folles lois étant forcé de vivre» Le sage n'est jamais le premier à les suivre» Ni le dernier à les quitter. Pavillon, S’il est permis à certaines conditions de porter des habits riches & magnifiques , il est plus glorieux & plus estimable de rester un peu au-dessous de son état. La modestie & la pudeur seront toujours, pour les femmes même , le plus bel ornement & la plus noble parure. C’ctoit celle de la vertueuse Epouse de fleuri III, Louise de Vaudemont. Au milieu du luxe & du faste le plus indécent, elle ne se distinguoit que par la simplicité de ses habits. Ce qui donna lieu à une aventure assez singulière qui lui arriva. Passant un jour par la rue Saint-Denis, elle entra dans la boutique d’un Marchand de soie. Elle y trouva la femme d’un Président, magnifiquement parée & fort attachée au choix de quantité de superbes étoffes. La Reine l’observa quelque temps dans cette occupation ; & voyant qu’elle ne pas seulement garde qu’elle étoit dans la boutique , elle s’approcha de cette Dame , & lui demanda qui elle étoit. La Présidente qui se voyoit sans des Mœurs. 297 comparaison beaucoup mieux vêtue que la Reine, & qui avoir tous ses sens occupés à considérer la beauté des étoffes qu’elle avoir fous ses yeux, lui répondit brusquement, qu’on l’appeloit la Présidente une telle. La Reine lui dit alors en riant Madame la Présidente , vous êtes bien brave pour une femme de votre qualité. La Présidente répliqua fans détourner la vue de dessus les étoffes Ce n'est pas à vos dépens, Madame. Quelqu’un de la fuite de la Reine avertit la Présidente de prendre garde à qui elle parloir. Elle leva les yeux fur le visage de la Reine, & l’ayant reconnue, elle se jeta à ses pieds , en lui demandant pardon. La Princesse l’ayant relevée, lui fit avec douceur une remontrance fur le luxe de ses habits, & lui donna des témoignages de sa bienveillance. Les jeunes gens puissamment riches, & ceux qui le font devenus en peu de temps , font ordinairement prodigues, parce qu’ils ignorent le vrai usage des richesses. Ils s’imaginent aussi que la fortune , qui les a traités si favorablement , ne les abandonnera jamais ils croient la tenir enchaînée dans leur maison ; mais déliée bientôt par leur main prodigue, elle s’envole & ne revient plus. Nous devons nous ouvenir que, quelque maîtres que nous soyons des biens 'n r 289 L’Écols que nous possédons légitimement, nous avons nous-mêmes un Maître de qui nous les tenons nous lui en rendrons un compte rigoureux, soit que par notre avarice nous les ayons rendus inutiles à nous & aux autres , soit que par notre prodigalité nous en ayons fait un mauvais usage, & nous nous soyons mis dans l'impuissance de faire du bien aux malheureux. Quoique la dissipation ne soit pas aussi universellement méprisée que l’avarice, parce qu’elle a quelque chose d’éclatant, qui frappe les yeux de la multitude & les éblouit ; le prodigue qui a tout dissipé & qui n’a plus rien , est peut-être encore plus méprisé que l’avare. Dans le temps même de son abondance, ses profusions ne le garantissent pas toujours du mépris qu’il mérite. Entouré de faux amis & de fourbes, qui feignent de l’estimer & de l’honorer , il reçoit l’encens trompeur —d’une foule de libertins qui se divertissent à ses dépens , d’adulateurs parasites qui le louent & le dévorent , de mendians galonnés qui luisent l’honneur de manger son bien avec lui, & le méprisent. Il s’attire, par une dépense excessive & par un faste ridicule , la raillerie de toute une ville qu’il croit éblouir, & il se ruine à se faire moquer de lui. Deux prodigues sembloient disputer entre eux lequel / des Mœurs. 299 seroit de plus folles dépenses. Il me semble , dit une personne d’esprit, que je les vois se faire des complimens à la porte de l'hôpital , pour s'inviter l’un & l'autre à y entrer le premier. Il en est de la prodigalité comme du feu , qui se consume en dévorant la matière qui doit l’entretenir. Réduit à une mendicité imprévue, le prodigue est bien* tôt obligé d’avoir recours aux autres. Mais toute ressource lui manque ; car lî la libéralité fait des amis, la prodigalité ne fait que des ingrats. Ceux qu’il a nourris , engraissés , ne le connoissent plus. Des amis p!us nobles qui l’auroient secouru, s’il n’avoit été que malheureux, l’abandonnent. Livré à lui seul &àses réflexions , le souvenir de sa premiers situation le déchire à tous momens mille fois plus malheureux que l’avare, parce qu’il sent tout son malheur ; parce qu’il est nécessairement & malgré lui, ce que l’autre du moins est librement & par choix ; parce qu’il souffre d’autant plus d’ètre dénué de tout, qu’il a plus agréablement joui. Diogene voyant un prodigue qui n’avoit que des olives pour son souper Si tu avois , dit-il, toujours diné de la forte , tu ne foupcrois pas ß mal. Le prodigue dépense comme s’il devoir bientôt mourir, & l’avare épargne comme s’il toujours vivre. Plus N 6 }üO L’ E C O L E même Ü avance vers ce moment fatal où tout doit lui être ôté , plus il s’y attache. Mais la mort vient enfin l’enlever au milieu de ses trésors, & le force de les abandonner à des héritiers avides , qui les attendoient avec impatience, & qui les dissiperont peut-être aussi facilement & aussi vite qu’il avoit mis de peine & de temps à les amasser. N’auroic-il pas fait bien plus sagement, d’employer pendant sa vie ses richesses à se procurer les choses nécessaires & utiles, à soulager les indigens, à faire plaisir à ses parens & à ses amis. 11 ie seroit du moins fait honneur de ce qu’il possédoit il auroit mérité l’estime & la reconnoissance des hommes, & ses bienfaitsl’auroientrendu heureux , comme le dit unPoëte, qui ajoute aussi très- bien A quoi bon cet amas frivole? Pourquoi tant de biens superflus ? Tout l’or qu’entraîne le Pactole, Ne vous rasiafieroit plus. L’avarice à l’homme fatale, Est ie vrai tableau de Tantale Oui brûle de soif dans les eaux* Toujours esclave inséparable L’un bien qui la rend misérable, Elle n'aime que ses bourreaux 3 f 3 Î1 semble qu’il eût fallu mettre son bourreau, a le fdilant rapporter au bien , qui est Je tourment des Mœurs. 301 Äh ! faisons un phis doux usage Des biens qui nous viennent des Lieux. Les richesses aux yeux du sage Sont comme un vin délicieux Cette liqueurenchanteresse, Prise avec prudence & sagesse , Ranime nos goûts & nos cœurs; L’excès dégénéré en ivresse , La privation en tristesse. L’abus de tout fait nos malheurs. Ode à l'Avarice , Par AL de Forces , AbbédeVaïmont , L’homme est si facile & si ingénieux à se tromper soi-même, que le prodigue ne se croit que généreux , & l’avare ne se croit que ménager. Soyez vraiment, toujours & tout ensemble , ce que tous deux se flattent d’être & ce qu’ils ne font pas ; ne soyez jamais ce qu’ils font. Tenez le milieu entre les deux excès. Soyez ménager pour l’ordinaire, & généreux dans l’occasion ; vous vous ferez honneur, & vous ferez toujours en état de vous le faste. Un Prodigue se plaignoit à Socrate qu’il n’avoit point d’argent. Empruntez-en de vous-même, lui répondit ce Philosophe , en retranchant de votre dépense. le l’avarice. Mais on sent aufli l’entendre les trésats eu monceaux d’or 8c U argent. ZVL V É C O L E Uiie sage économie qui sait retrancher , quand il le faut, les dépenses peu nécessaires ou superflues , soutient les familles & les fait prospérer. La gloire & les richesses y entrent avec elle. Un fils disoit un jour à son pere qui avoit acquis beaucoup de bien Comment, mon pere, avez-vous fait pour avoir une si grande fortune ? pour moi, j’ai peine à gagner le bout de l’année avec tous les revenus du bien que vous m’avez donné en mariage. Rien nest plus facile , lui répondit le pere en éteignant une des deux bougies qui les éclairoicnt cest de se contenter du necessaire , & de ne brûler qu'une bougie quand elle suffit. Conserver son argent pour n’en faire jamais un bon usage , c’est une avarice criminelle ne le conserver dans un temps que pour s’en servir à propos dans un autre, c’est une économie louable. Nous avons dit qu’il falloit être généreux dans l’occasion car ce n’est pas être prodigue que de l’être à propos. Cette noble maxime étoit celle àejean Daens , célébré Marchand d’Anvers. Il étoit extrêmement riche. Ayant prêté à Charles-Quint deux millions, il invita ce Monarque à un grand repas qu’il lui donna chez lui. Il le régala somptueusement mais nul me*s ne lui fut plus agréable, que celui qu’il lui servit à la des Mœurs. 30? fin. Il se fit apporter sur un grand plat un petit fagot de bois odoriférant. Il y mit le feu, & y brûla le billet que Charles-Quint lui avoitfàit. Grand Prince , lui dit- il , vous m’avez payé en me faisant Vhonneur de venir manger chez mo}i. Une dépense bien placée a été pour plusieurs la source de leur fortune. C’est toujours la marque d’une personne qui pense bien ; & la gloire qu’on en retire , vaut infiniment mieux que la dépense qu’on a faite. Mais si l’on excepte quelques occasions rares, la prodigalité est le défaut d’un fou, qui dissipe son bien & n’en fait aucun. Le prodigue pour l’ordinaire n’elt pas un homme bienfaisant. On en voit qui font des dépenses en sottises de toute espece, & qui laisser oient périr un malheureux pour un écu. Celui qui aime les bonnes actions, conserve son bien, pour être toujours en état d’en faire , pour ne se point manquer à lui-même, pour n’è- tre pas à charge aux autres. Il préféré les actions de justice aux actions d’éclat il aime mieux payer une dette qu’une pension , & s’acquitter que de donner. Mais un prodigue, qui veut passer pour généreux , comble de biens des indignes , donne avec ostentation à qui il ne doit rien, & meurt chargé de dettes car combien de prodigues, qui en mourant ne payent qu’à la nature 1 ?c>4 L’École Si vous voulez ne pas leur ressembler, évitez la dissipation puérile qui ne fait rien retenir , la vanité ridicule qui veut égaler les Grands ou surpasser ses égaux par le tasse & par la dépense , les générosités excessives & déplacées , les fantaisies trop tôt satisfaites, dont on se repent ensuite & dont la fortune souffre presque tou jours. Une jolie chose qu’on acheté, en demande quelquefois dix autres , afin' que l’assortiment soit complet. Quand même la dépense de chacune seroit peu de chose, celle de toutes ensemble est considérable ; & d’ailleurs ce qui coûte peu est toujours payé trop cher, lorsqu’on n’en a pas besoin. Une Dame achetoit tout ce qui lui paroilsoità bas prix elle fit tant de bons marchés, qu’elle se ruina. Tâchez de vous tenir toujours également éloigné de la prodigalité & de l’avarice. A la fuite de celle-ci marchent les inquiétudes outrées, les défiances injurieuses à la Providence divine, les frayeurs anticipées, les plaintes ennuyeuses & trop souvent répétées fur le malheur des temps , fur la facilité avec laquelle l’argent s’en va & la lenteur avec laquelle il vient, les petites attentions & les idées mesquines, la régularité servile à se rendre compte de presque rien, les détails déshonorans, & les épargnes minutieuses qui ne grossissent guère la des Mœurs. 30 f fortune , & causent mille fois plus de peine qu’elles ne valent. Le bien nous a-t-il donc été donné, pour nous rendre malheureux ? Une Dame de notre con- noissance , qui jouit d’une fortune assez honnête, & qui a encore plus de bon sens , nous disoit à ce sujet J’acheté tous les ans mon repos & ma santé par lesacrifice de quelques centaines de francs , dont j’aime mieux diminuer mon revenu , que de me tourmenter moi £ j? les autres, par une vigilance inquiété à ne rien perdre, Nous avons vu au contraire un Seigneur très-riche, qui n’étoit pas avare , mais minutieux. Les plus grandes pertes ns l’affectoient presque point ; & les plus petites dans le détail du ménage dont il se mêloit trop, ou dans des journées d’Ou- vriers , le jetoient dans des vivacités & des emportemens qui le rendoient odieux & insupportable , & qui, en lui boule- versantfréquemment les humeurs , n’ont pas peu contribué à abréger ses jours. On se rend souvent misérable dans la crainte de le devenir. On s’attire quelquefois de grands maux , en se refusant quelques petites dépenses soit dans des voyages, ou dans des commencemens de maladies , qui ensuite occasionnent des frais bien plus considérables , & peut- être la mort même. Ce fut une de ces épargnes sordides , qui causa celle de tz oS L’ É C O L E Chapelain ; car à beaucoup de mérite, il joignoit une extrême avarice , qui ne le rendit pas moins ridicule que son Poëme de la Puce lie. Quelques Académiciens l’appelloient , en riant, le Chtva'ier de P Ordre de l’Araignée , à cause de l’habit rapiécé & recousu qu’il portoit. S’étant mis en chemin, un jour d’Académie , pour se rendre à l’assemblée & gagner deux ou trois jetons, il fut surpris par un orage. Ne voulant pas donner quelques liards , pour palier le torrent formé par la pluie fur une planche qu’on y avoit jetée, il attendoit que l’eau fût écoulée. Mais voyant qu’il étoit près de trois heures, il passa au travers de l’eau, & en eut jusqu’à mi-jambe. La crainte qu’il eut qu’on ne soupçonnât ce qui étoit arrivé, l’empêcha de s’approcher du feu à l’Académie. 11 s’alsit à un bureau , & cacha ses jambes dessous. Le froid le saisit, & il eut une oppression de poitrine dont il mourut. On trouva chez lui après fa mort cinquante mille écus comptant. L’argent est un bon serviteur & un méchant maître. L’or qu’on tient renfermé dans ses coffres , est de nul prix il ne vaut qu’autant qu’on le fait valoir & qu’on s’en sert on l’a comparé au fumier, qui n’est utile que lorsqu’on le répand. Denis , Roi de Syracuse, ayant appris qu’un de ses sujets avoit caché des Mœurs. 107 dans la terre un trésor, lui commanda de le lui apporter. Le Syraeusain ne lui en donna qu’une partie ,8c s’en alla avec le reste dans un autre pays, où il vécut plus libéralement qu’il n’avoit fait. Denis qui en fut instruit , le fit revenir il lui rendit ce qu’il lui avoit pris, & lui dit A présent que vous savez bien user de vos richesses , vous méritez de les avoir. Ne pas se servir, dans l’occasion, de l’argent ou des commodités qu’il a plu à Dieu de nous accorder, & se prodiguer soi-même pour ménager ce qui n’est fait que pour nous, c’est être en même temps avare & prodigue , c’est une double folie. Celui qui a un beau cheval , le monts rarement, n’ose le mettre en haleine, craint de le travailler, s’en refuse l’usage, tandis que lui - même s’échauffe jusqu’à gagner une pleurésie. Il nous reste encore à dire un mot fur les dépenses de la table. Il y a des gens qui croient faire bonne chere, quand ils la font grande. Mais excepté certains repas de cérémonie, où la qualité des personnes, la multitude des convives demandent plus d’apparat & d’ostentation, préférez plutôt de suivre ce que dit un Poëte Bonnes façons & peu de plats; Sans somptuosité, de la délicatesse,. Propreté, ton vin, politesse C'est ce $u’il saut dans ua repas- zc-8 U É c o L E Ayez donc dans les repas que vous donnez à vos amis & il faut rarement en donner à d'autres , beaucoup de propreté fans affectation, beaucoup de liberté sans manquer à la politesse, une table servie selon votre état & vos moyens , mais jamais de somptuosité. Socrate ayant un jour quelques personnes à recevoir , répondit à un de ses amis , qui paroissoit étonné de ce qu’il n’avoit pas fait de plus grands préparatifs Si ce sont d’honnêtes gens , j'ai afjez pour eux } s’ils ne le font pas, j'en ai trop. Il y a autant de fatuité à faire le magnifique , quand on ne doit pas l'être, que de petitesse à faire mal les honneurs de chez foi. Un fastueux, qui fait grande chere par orgueil, croit imposer ; mais il se trompe on ne paye que de mépris une magnificence mal placée. Rien cependant n’est plus commun aujourd’hui. On charge les tables de mets. Chacun se pique d’émulation & d’honneur. On donne des repas magnifiques, où rien ne manque que la gaieté on mange somptueusement & ennuyeusement. Nos peres étoient bien plus sages que nous. Usmangeoient moins magnifiquement & plus agréablement. Ils n’admet- toient de profusion que dans la joie. Ils »voient peu de plats, mais beaucoup de des Mœurs. 30* gaieté, que nous avons remplacée par une abondance de mets. Il semble qu’on ne s’inyite que pour manger. L’usage a tellement prévalu , que les plus avares même se piquent de magnificence, & préfèrent, à la honte de pa- roître avares , le supplice d’être prodigues. Donnez à manger fans prodigalité, mais toujours de bon cœur, & noblement quand il le faut. C’est manquer à ses convives que de les mal régaler ; on n’invite pas les gens pour leur faire faire mauvaise chere. Un avare donnant un repas fort mesquin , disoit à ses convives Mon repas ne vous causera point d’indigestion. On lui répondit Vous vous trompez , car un pareil repas ejljvrt difficile à digérer. Si vous êtes surpris par des convives que vous n’attendiez pas, donnez de bon cœur ce que vous avez. Il vaut mieux leur donner un peu moins , que de leur faire acheter par la faim & l’impatience quelques plats de plus. Dites-leur ce que disoit en pareil cas un homme d’esprit Fuispic vous n avez pas jugé à propos de me faire avertir , ou de venir plutôt , vous ûinerez avec moi; mais ff une autre fois j en fuis prévenu , je dinerai avec vous. £IQ L’É C O LE XXXIII. Ne perdes point le temps à des choses frivoles. D è s qu’on a passé le premier âge de la vie, destiné par la nature presque tout entier pour le corps , & que la raison commence à se dégager des ténèbres de l’enfance, le temps devient précieux. Celui de la jeunesse l’est infiniment. Les peres en seront comptables devant Dieu & devant les hommes, encore plus que leurs enfans, parce que c’est à eux de leur en faire faire un digue usage. Pour vous, jeune homme, qui voulez paroître un jour avec honneur dans le monde, raccourcissez le temps de la bagatelle ; ce doit être le premier fruit de la réflexion. Préparez-vous à remplir dignement les emplois que la Providence vous destine, faites des provisions pour l’âge mûr & pour la vieillesse. Le temps de la jeunesse est le temps de semer, si l’on veut recueillir. Du bon emploi de ce temps dépend pour l’ordinaire le bonheur du reste de la vie. Profitez des leçons de vos maîtres les momens font chers -, si vous attendiez plus tard, vous n’y reviendriez des Mœurs. Zu point. Qui sait si la fortune ou les honneurs ne vous attendent pas au bout de la carrière , pour couronner votre diligence & récompenser votre ardeur ? Le célébré M. Rollin a voit un talent singulier pour former des jeunes gens & les animer à l’étude. M. le Premier Président Portail se plaisait quelquefois à lui reprocher qu’il l’avoir excédé de travail. Il vous si cd bien de vous en plaindre , lui répondit M. Rollin , cefl cette habitude au travail qui vous a distingué dans la place dé Avocat-général , N qui vous a élevé à celle de Premier Président vous me devez votre fortune. Appliquez-vous donc à l’étude dans votre jeunesse c’est le seul chemin qui conduise au mérite & à la gloire. Aimez le travail, & ne soyez pas de ces jeunes désœuvrés , qui se lèvent le matin pour se coucher le soir , & qui, promenant tout le jour leur pénible existence , ne savent que faire de leur temps ni d’eux- mèmes. Après avoir ainsi commencé leur honteuse & ennuyante carrière , ils la continuent de même, & meurent sans avoir vécu. Imitez encore moins ces jeunes efféminés qui perdent une grande partie de leur temps à leur toilette & à celle des femmes. L’homme est-il donc fait pour placer une mouche ou nouer des ;i2 L’ É C O L I rubans? L’important & honorable emploi , que celui de se rendre assidûment chez ces Dames qui n’ont guere d’autre occupation que celle de leur parure, pour s’en occuper des heures entières avec elles, ou pour fuir l’ennui, qui semble courir après les désœuvrés & les suivre par-tout. Chaque femme de Paris, dit le Philosophe de Geneve, rassemble dans son appartement un sérail d’hommes plus femmes qu’elle, & lâchement dévoués aux volontés du sexe que le nôtre doit protéger & non servir. Voyez-les dans ces prisons volontaires se lever , se rasseoir, aller & venir sans cesse à la cheminée, à la fenêtre, prendre & poser cent fois un écran, feuilleter des livres, parcourir des tableaux, tourner , pirouetter par la chambre, tandis que l’idole, étendue fans mouvement dans sa chaise longue, n’a d’actif que les yeux & la langue. Imaginez quelle peut être la trempe de l’ame d’un homme uniquement occupé de l’importante affaire d’amuser les femmes , & qui passe sa vie entière à faire pour elles ce qu’elles devroientfaire pour nous, quand épuisés de travaux , dont elles font incapables, nos esprits ont besoin de délassement. Livrée à ces puériles habitudes, à quoi notre effémince&frivole jeunesse pouroit- elle des Mœurs. 313 die jamais s’élever de grand l Celui qui ne fort qu’après avoir passé deux ou trois heures devant un miroir à s’ajuster, àfe parfumer, à fe farder, à le donner les airs qu’il croit être à la mode, fait honte aux femmes en les imitant, & fe déshonore en voulant fe faire admirer. Heureux les jeunes gens qui connoif. sent mieux tout le prix de l’application & du travail, & qui savent mettre à profit tous les momens du plus bel âge de leur vie ! Mais il 7 a pour la jeunesse un temps fur-tout bien critique ; c’est celui où les jeunes gens livrés à eux-mêmes, fe félicitent d’avoir secoué le joug de l’éducation , & font consister la liberté à éviter toutes les occupations sérieuses. Leurs études & leurs exercices finis, quelquefois avant que l’âge soit arrivé de prendre un établissement, ils ne savent quelle occupation fe prescrire, pour remplir le vide que leur laisse le dé, faut d’emplois & d’astaires. Je le leur ai déjà dit qu’ils faflènt des provisions pour l’avenir. Qu’ils préparent tout ce qui leur fera nécessaire pour l’état auquel ils fe destinent ; & s’ils- ont du temps de reste, qu’ils le consacrent à la lecture elle est le plus utile des amufemens. Lorsqu’on proposoit à une Princesse de beaucoup d’esprit le jeu ou quelque autre partie de plaisir S Terne III. O 3 r'4 L’ É e o l b elle refusoit, disant que cela n’apprenoifc rien. Mais que ferez-vous, lui dit - on ? Je lirai, répondit-elle , ou je me ferai lire chez moi. Quels heureux effets ne produit pas la lecture ? Elle enrichit la mémoire, embellit l’imagination , rectifie le jugement , forme le goût, apprend à penser, éleve l’ante & inspire de nobles senti- mens. Les bons livres font des conseillers aimables , qui nous instruisent sans nous ennuyer , nous avertissent de nos défauts sans nous offenser, & nous corrigent fans nous déplaire. Alphonse, Roi d’Aragon , disoit que les livres étoient les conseillers qu’il aimoit le mieux, parce qu’ils ne flattoient point, & qu’ils lui apprenoient ce qu’il devoit faire. Ce font des amis complaisans , qui s’entretiennent avec nous quand il nous plaît, & que nous quittons quand nous voulons. Au milieu d’un peuple rustique & grosser , ils nous font trouver les douceurs de la société la plus charmante, ils nous offrent les richesses les plus précieuses de l’esprit humain, & les découvertes de tous les siècles. Ils font une source d’agrémens dans tous les états, dans toutes les situations de la vie ; ils procurent mille plaisirs dans tous les âges, dans celui même qui n’en goûte des Mœurs. ?if presque plus plaisirs qui se renouvellent fans cesse , que nous trouvons par-tout, que nous pouvons à tous les instans nous procurer. La lecture suspend le sentiment des peines dont la vie humaine n’est jamais exempte , & fait oublier, au moins pour un temps , les chagrins qui se font sentir dans tous les états. Elle est dans bien des occasions une grande ressource contre l’ennui. On n’est pas toujours avec des personnes qui plaisent, & il vaut mieux être seul qu’avec des gens qui ne plaisent pas. Mais la solitude est bientôt à charge, quand on ne sait pas s’y occuper. Qu’elle est douce, au contraire, qu’elle est agréable , quand on fait tour-à-tour l’amuser par le travail & par la lecture ! Livres enchanteurs , que d’heures & de jours vous m’avez dérobés à l’ennui! que d’heureux momens vous m’avez fait couler dans le sein pur & innocent des plus doux plaisirs ! O vous pour qui j’écris, si j’ai pu faire naître en vous l’amour delalecture, que d’avantages inestima- blés ne vous aurai-je pas procurés! La lecture est pour l’esprit ce que l'aliment est pour le corps. C’est ce que fit entendre ingénieusement le Duc de Vivonne à Louis XIV, qui lui deman- doit un jour à quoi pouvoir lui servir toutes ses lectures Sire , répondit ce 1X6 L’ E C o i E Seigneur qui avoit de belles couleurs & de l’embonpoint, les livres font à mon ejprit ce que vos perdrix font à mes joues. Les bons livres nous font part des lumières de ceux que la distance des lieux nous empêche de voir & de consulter. Ils nous rendent présens les plus grands hommes de l’antiquité, qui, dans leurs ouvrages immortels, semblent converser avec nous & nous instruire. Ils procurent mille connoissances utiles ou agréables , & nous servent comme de flambeau pour nous conduire dans le cours de la vie. Mais pour recueillir plus sûrement ces fruits précieux, lisez avec choix. La vie est trop courte pour lire toutes sortes de livres. Il y en a d’ailleurs de si dangereux, de si obscènes , de si impies, fur-tout dans ce siede , qu’il y a beaucoup à craindre pour celui qui lit au hasard. Mais que dis - je ? ne sont-ce pas ces livres-là même qu’on recherche avec le plus d’empressement, qu’on dévore avec le plus d’avidité? Que voit-on pour l’ordinaire entre les mains des jeunes gens ? De misérables romans , dont la lecture, si souvent dangereuse pour les mœurs par le penchant à l’amour qu’elle inspire , seroit toujoùrs un grand mal, quand elle n’auroit d’autres effets que de corrompre le goût, de nourrir la \ B E S M E U RS. paresse naturelle de Pesprit, & de dégoûter des lectures plus sérieuses & plus utiles des brochures frivoles , qui n’ont d’autre mérite que celui de la nouveauté des livres effrontément cyniques, qu’on ne lit que pour apprendre à ne plus rougir de rien , & qui n’apprennent que ce qu’on devroit toujours ignorer des ouvrages impies , qu’on se hâte de lire, parce qu’on espere y trouver de quoi calmes ses remords , parce qu’ils font bien écrits , souvent parce qu’ils font rares & défendus. N’y a-t - il donc pas d’autres bons livres, où Ton puisse se former l’esprit, se perfectionner le ityle., s’amuser agréablement ? ou les a-t-on lu tous "i Un jeune homme , qui avait reçu une excellente éducation, ayant un jour trouvé un livre obscene, n’en eut pas plutôt lu quelques lignes, qu’il le jeta au feu. Ayez le courage d’imiter cet exemple , & perdez plutôt un mauvais livre que de vous perdre vous-même. Mieux il est écrit, plus il est dangereux. Le serpent cachéssous des fleurs, n’en est que plus à craindre. Ce n’est pas assez de lire avec choix , il faut lire avec réflexion. Lisez moins de livres, & lisez-les bien. 11 ne reste rien des lectures trop rapides. Il en est des livres comme de la nourriture , qui O ? Zl8 L’ Ê C O L E ne profite que quand elle est prise lentement & bien digérée. U-n homme se vantoit à Arittipe d’avoir beaucoup lu Ce ne sont pas , répondk ce Philosophe, ceux qui mangent davantage qui font les plus gras & les plus sains , mais ceux qui digèrent le mieux. Il ne faut pas, si l'on veut se former l’esprit, lire beaucoup de livres , mais lire beaucoup le même livre, quand il est excellent. Prétendre à une universalité de connoissan- ces, est une illusion de l’amour-propre, & la folie de notre siede. La manie de tout savoir ou de savoir un peu de tout, ne fait que des esprits superficiels & de présomptueux ignorans. Lorsqu’on veut trop savoir, on ne peut rien approfondir. JSe lisez pas pour les autres, mais pour vous voyez ce qui vous convient, & ce qui peut vous servir de regle de conduite. Lisez , non pour devenir plus savant, mais pour en être meilleur. C’est ainsi que vous devez lire l’histoire même, & non par un simple amusement ou par curiosité. Que vous servira d’être néaprès tant de grands hommes , si vous ne les prenez pas pour modèles ? Que vous servira d’être né après tant de fous & de scélérats, si vous n’en devenez pas plus sage & plus vertueux ? Enfin, lisez quelquefois avec un ami judicieux, & communiquez-vous mutuel- des Mœurs. 519 lement vos réflexions vous en lirez avec plus de plaisir & avec plus de fruit. Èn lisant à haute voix, vous aurez encore l’avantage de vous exercer à bien lire talent rare , que la nature refuse souvent aux hommes même qu’elle a comblés des dons du génie. Saint - Evremond disoit qu’il n'a voit pas vu en fa vie trois personnes qui luisent bien lire. Le grand Corneille lifoit tout-à-fait mal. Racine, au contraire , lifoit très - bien auflï Louis XIV aimoit-il à l’entendre lire, parce qu’il avoir un talent singulier pour faire sentir la beauté des ouvrages qu’il lifoit. On devroit peut-être moins négliger cette partie de l’éducation. On peut se trouver souvent dans le cas de lire à haute voix, & il est auili honteux pour foi que désagréable pour les autres de le faire mal. Le sage efl ménager du temps S? des paroles. On a dit qu’on devoir être ménager de son bien & de sa confiance on ne doit pas l’être moins de son temps & de ses paroles. La feule avarice qui soit permise est celle du temps. Il ny a rien de si cher que le temps , disoit Théophraste, U ceux qui le perdent font les plus condamnables de tous les prodigues . Auiïi *io L’École le Sage est-il toujours occupé. Il aime l’application & le travail, qu’il regarde somme un de nos plus grands besoins, comme l’ami des hommes & leur consolateur aussi il l’aime & s’en occupe. Il se délaiîe d’un travail par un autre, ou par des lectures instructives & agréables, qui, en ornant son esprit d’utiles connoissances, Je garantissent de l’ennui inséparable de l’oisiveté ou de ces conversations osseuses plus pernicieuses encore. Il a de bonne heure accoutumé son esprit à penser & à pouvoir se suffire. Il aime mieux pour l’ordinaire s’entretenir avec lui-même qu’avec les autres , parce qu’il n’est jamais moins seul, comme le disoit un Ancien , que lors, qu’il est seul ; & que d’ailleurs il a remarqué plus d’une fois avec une personne de beaucoup de piété, qu’il n’avoit presque jamais été avec les hommes, qu’il n’en fût revenu moins homme. Comme lui , fuyez les longues conversations, parce qu’elles font presque toujours ou inutiles, ou ennuyeuses, ou criminelles. Les choses indifférentes ne plaisent guerre, & celles qui donnent du plaisir ne font pas toujours innocentes. Il faut avoir dans l’esprit bien de la ressource, pour entretenir plusieurs heures de fuite une conversation, sans répétitions, fans bâil- lemcns, fans médisances i & l’on réduîroit des Mœurs. ; Li au silence bien de grands parleurs? si on les obligeoit à ne dire que de bonnes choses. Le peuple le plus heureux & le plus sage , fut celui où l'on parloir le moins , & où l’on savoir le mieux employer le temps. Quelle République fut jamais plus florilsantc & plus admirable que celle des Lacédémoniens ? Mais dans quel Eta-t fut-on plus avare du temps & des paroles? Ils étoient si concis dans leurs réponses, que leur style est devenu l’expresiion de la Un peuple voisin les ayant fait menacer que s’il entroit dans leur' pays , il mettroit tout à feu & à sang, ils répondirent, Si. On voit souvent, dans leur histoire, que pour toute réponse aux dépêches les plus importantes ils n'emp'oyoient qu’un monolyllabe , parce que rien n’approche plus du silence, que Lycurgue leur avoir si souverainement recommandé. Un peuple qui avoir tant de soin de ménager les paroles , n’a voit pas moins d'exactitude à ménager je temps. O nie regardoit à Sparte comme le plus précieux de tous les biens on le révéroit comme une chose sacrée ; parce qu’il s’enfuit & nous échappe avec la plus grande rapidité, parce qu’une fois perd il Lest pour toujours. Mais quelque rapide que soit le temps, combien de perlonnes le trouvent encore O T ZL2 L’ Ê C O L E troh long, parce qu’elles ne savent â quoi le passer ! On le déchire ! on le perd à ne rien faire ou à faire des choses qui ne valent guere mieux. Voyez tous ces désœuvrés , espece d’hommes ou de femmes qui font la partie la plus brillante & la moins utile de la société, quel usage en sont-ils ? A un long repos, que la mollesse aime à prolonger, succèdent l’habillement & la parure , dont la vanité s’occupe des heures entières. Le reite de la journée se dissipe , tantôt dans de longues parties de jeux, où l’on cherche à écarter l’ennui qui assiégé toujours ceux qui n’ont rien à faire, tantôt dans des entretiens stériles &. dans des visites , où l’on ne cause que pour se dire des riens, que pour s’apprendre réciproquement des choses dont on est; également instruit , ou dont il importe fort peu qu’on le soit, rtlîemblées, visites , conversations, ajustemens, parties multipliées de plaisirs ou de jeu , foins profanes, occupations frivoles ; n’est-ce pas là tout ce qui compose la vie de tant de personnes du grand monde , qui regardent cette vie oisive comme un des privilèges de leur condition, & qui la croient fort innocente , parce qu’il leur semble qu’ils ne font pas beaucoup de mal? Il seroit facile de leur faire vois qu’ils sont dans l’erreur, & qu’une telle des Mœurs. 325 vie est souvent beaucoup plus criminelle qu’ils ne pensent, parce que tout y fa*- vorise les pallions , y nourrit la volupté & la mollesse , y produit la négligence & l’oubli de ses devoirs les plus essentiels. Ce qui a fait dire à une personne d’esprit , en parlant du temps que les Dames mettent à leur toilette qu’elles employoient la moitié du jour pour fè préparer à perdre l’autre & à se perdre elles - mêmes. Et en effet, quand il n’y auroit dans une vie oisive que la perte du temps,, ne seroit - ce pas assez pour la rendre condamnable devant Dieu ? Nos années ne s’écoulent pas en vain. Toutes les minutes' de la vie vont frapper à la porte de l’éternité. Les heures , disoit un Ancien , s’envolent au Ciel, pour y rendre compte de l’uiage que les hommes en ont fait. Dons à peine obtenus qu’ils nous font emportés' âîoïnens que nous perdons, St qui nous font comptés r . 1 Si la vie oisive & inutile est condamnée par les Païens même , combien plus doit-elle l’être par des Chrétiens, qui savent qu’une destinée éternellement I Et nobis fereuiit £ 7 impinan’ur. Martial O 6 3*4 L’É C O L E heureuse ou malheureuse , selon l’usage qu’ils auront fait de la vie, les attend à la fin de la courte carrière où ils marchent ! Un Auteur Persan , voulant rendre plus sensible & plus frappante cette importante vérité, l’a , suivant le goût des Orientaux , enveloppée fous le voile transparent d’une allégorie ingénieuse. Un Etranger, dit-il, ayant été jeté par la tempête dans une Isle inconnue, y fut proclamé Roi. Etonné d’abord de sa brillante fortune, il se familiarisa bientôt avec elle , & il ne songeoit qu’à jouir des plaisirs qu’elle lui offroit, lorsque le Chef de îa religion, qui est revêtu dans cette Isle d’une grande autorité,vint le trouver, & lui dit Je crois, Prince, devoir vous avertir que rien n’est plus chancelant que le trône où vous êtes placé. Au moment que vous y penserez le moins, on vous en fera descendre vous serez dépouillé des ornemens royaux, & revêtu d’habits greffiers. Des soldats impitoyables vous traîneront fur le bord de la mer , & vous jetteront presque nu sur un vaisseau , qui vous conduira dans une autre ïsle fort éloignée de celle-ci. Telle est la loi immuable de cet Etat, & aucun de vos prédécesseurs n’a pu la changer ni s’y soustraire. Mais quoiqu’ils ne l’eussent pas ignorée. des Mœurs. ?2f la plupart d’entre eux n’ont pas eu le courage de fixer fur un avenir désagréable des yeux éblouis par l’éclat qui environne le trône ils n’ont pas su prévenir la fin qui les menaçoit, & le jour fatal est toujours venu , fans qu’ils eus sent rien sait pour adoucir leur funeste & inévitable sort. Les plus sages ont agi autrement. Quont - ils fait , reprit vivement le Roi , & que faut - il que je fasse moi-même ? Ils ont fait passer, répondit le Ministre de la religion., dans î’isle qui leur étoit destinée, toutes sortes de bonnes provisions & de secours, pour y mener une vie agréable & heureuse. Imitez leur exemple , le temps presse, & l’instant échappé ne renaîtroit plus. Souvenez - vous fur-tout que vous ne trouverez dans cette Isle que ce que vous y aurez sait transporter d’ici dans le peu de jours peut-être qui vous restent. Le Monarque suivit un si sage conseil il envoya dans le nouveau séjour qui l’at- tendoit, autant de magasins de toute espece qu’il en crut nécessaires pour se le rendre agréable. Tout ce qui lui avoit été prédit lui arri va il fut dépouillé de la couronne, & conduit dans sa nouvelle Isle il y arriva heureusement, & y vécut plus heureusement encore. Qui doute que les femmes ne soient pas moins obligées que les hommes à, ;r6 L’Écoiî faire un bon usage de leur temps ? Ne diroit - on pas néanmoins , à voir & à entendre presque toutes celles du grand monde , qu’elles m’en font que solidement persuadées ? elles ne savent que faire , ni comment occuper le loisir que leur procurent le bonheur de leur nais sauce & l’agrément de leur fortune. Tout leur soin elf de chercher à se dérober à l’ennui inséparable d’une vie oisive ? & l’on est sûr d'avoir un mérite de plus auprès d’elles , dès qu’on a le talent d’abréger les heures & de les faire cou’cr plus rapidement. Quoiqu’elles aient la plupart une famille à régler . des enfans à élever, un ménage à conduire , des domestiques à surveiller ; cette occupation si utile, si louable & si digne d’elles , n’est pas ce qui leur plaît ni ce qui les amuse. La toilette, le jeu, les visites, font leurs occupations les plus ordinaires & le cercle uniforme qui environne le vide de leur vie. filles font de tous les plaisirs, elles volent à tous les spectacles , elles aiment à briller, à voir, & encore plus à être vues. L’ill ustre Génoise que nous avons déjà plusieurs fois proposée aux Dames pour modele , Vincmtine Lomelin , faisoit de son temps un emploi bien plus läge. Son époux ayant été fait Gouverneur de la des Mœurs. 327 Principauté da Meise au Royaume de Naples, Vincentine employa les treize années qu’elle demeura dans ce pays à soulager les pauvres, à faire régner dans sa maison la paix, l’union & la piété. Elle voulut élever ses enfans elle-même, & dès que leur âge le permettait, elle leur apprenait les préceptes de la religion , & les formait de bonne heure à la vertu. Sa maison était une des mieux réglées de Naples. Semblable à la Femme forte de l’Ecriture , elle y offrait un modele toujours présent de sagesse dans les paroles , de douceur dans la conduite , de vigilance dans les moindres choses ; & tandis que son époux remplilsoit avec honneur les fondions de st charge & maintenait le bon ordre dans son Gouvernement , elle entretenait dans sa famille l’ordre , l’abondance & la paix elle était persuadée que ce foin important regarde fur-tout la femme , comme celui de bien administrer les affaires du dehors doit être l’emploi de l’homme. Toujours en action, mettait les autres. Chacun savait son ouvrage & le fallait. Elle avait l’œil à tout fans embarras, fans inquiétude, & il ne le pa£ soit rien qu’elle ne le liât. Sa bonté s’étendait sur toute sa famille sans exception , fur ses domestiques même. Elle 328 L’ É C O L E n’étoit pas seulement leur maîtresse, elle étoit leur mere. Elle avoit soin que rien ne leur manquât & qu’ils ne manquassent à rien elle croyoit que l’exactitude des domestiques saisoit également & leur éloge & celui des maîtres. Elle ne se bornoit pas à veiller & à commander. Jamais oisive, elle donnent dans fa maison l’exemple du travail. Bien différente de ces femmes , qui regardent le travail comme quelque choie de trop au-dessous d’elles ou de trop pénible, elle ne dédaignoit pas de prêter ses mains aux ouvrages de son sexe , & de travailler à l’aiguille ; donnant ainsi des leçons & des exemples aux autres Dames, qui venojent l’admirer & s’instruire à son école. Quelque rares que soient aujourd’hui de si beaux exemples, on voitnéanmoins encore, malgré la corruption des mœurs, de ces femmes vertueuses & vraiment estimables, qui mettent leur bonheur à se passer de ce que le monde appelle les plaisirs. Ellesfont consister leur gloire à vivre ignorées , convaincues que la femme la plus louable est celle dont on parle le moins. Elles s’applaudissent de leur journée , non lorsqu’elles se sont bien amusées , mais lorsqu’elles ont bien rempli tous leurs devoirs. Renfermées dans ceux de femme & de mere, elles DES M ï TJ R S. ?2§ consacrent leurs jours à la pratique des vertus obscures. Occupées du gouvernement de leur famille, elles régnent fur leur mari par la complaisance, sur leurs enfans par la douceur, fur leurs domestiques par la bonté. Leur maison est la demeure des fentimens religieux •, de la piété filiale , de l’amour conjugal ., de la tendresse maternelle, de l’ordre, de la paix intérieure, du doux sommeil & de la santé. Economes & sédentaires, elles se plaisent à gouverner leur famille, à en écarter les besoins , & ne goûtent nulle part plus de plaisir que chez elles. jLe grand monde & la compagnie des hommes n’ont aucun attrait pour elles elles savent que d’ordinaire la moindre perte qu’on y fait est celle du temps, que les discours y sont encore plus pernicieux que les exemples , & que ce qu’on appelle société, n’est souvent qu’un amas de ridicules & de vices colorés d’un vernis brillant, une scene mêlée de sérieux & de comique, où les passions font mouvoir, l’intérêt fait agir, & l’envie fait parler, où l’on se loue, sans s’estimer, où l’on se déchire de sang-froid, & où il n’y a presque rien de fincere que la haine & le mépris réciproque. Laissant aux folles, dont elles font entourées, la coquetterie, la frivolité, les caprices, les jalousies, toutes ces petites passions, ??° L’Égoie toutes ces bagatelles qui paroissent à quelques-unes si importantes & qui le font si peu elles ont un caractère de sagesse & de vertu quijes fait estimer, de réserve & de dignité qui les fait respecter , d’indulgence & de sensibilité qui les tait aimer. Ce temps, dont les autres Dames de leur condition ne savent que faire , elles en destinent une partie à essuyer les larmes des infortunés, à visiter les malades , à découvrir & à soulager la vertueuse indigence, que la honte condamne à dévorer ses pleurs en secret. Ce n’est pas ici un portrait d’imagination que nous venons de tracer, pour servir de modele aux meres de famille & aux jeunes personnes destinées à l’être un jour. Il est peu de villes où il ne se trouve des Dames austi respectables par leur rang que par leur sagesse , qu’on pouroit y reconnoître & dont la conduite est louée de celles même qui leur ressemblent le moins. Mais pour suivre le conseil du Sage 2 , & ne parler que de celles , dont les vertus, soutenues constamment jusqu’à la fin de leur carrière , ont, si l’on peut s’exprimer ainsi, été couronnées par les mains de la Mort , 2 Ante monem ne laudes hominem qucmquam , Bs-li. il. des Mœurs. telle fut dans le dernier sieele Madame la Présidente de Boivault. Née avec tous les avantages qui dcMnent un rang distingué dans le monde, son esprit, sa figure, & les grâces séduisantes répandues surfa personne, la rendoient l’idole des cercles. Mais à peine eut-elle apperçu les pénis auxquels ces avantages extérieurs exposent une jeune personne , qu’elle en fit hommage à celui qui l’eu avoit si libéralement pourvue. Méprisant le ridicule que le monde attache à la dévotion , elle pratiqua hautement la vertu, & la fit aimer. Devenue veuve par la mort de son mari, qui étoit Président au Parlement de Dijon r elle se livra toute entière aux bonnes œuvres. Elle étoit la mere des pauvres, l’appui des orphelins, le refuge des malheureux. Tandis qu’elle se contentoit pour elle- même d’un simple potage & souvent d’un morceau de pain , elle nourriisoit de pauvres & vertueuses familles des mets qui couvroient fa table. Elle remplit jusqu’à la mort tous ses jours de bonnes œuvres & de mérites Elle n’en perdit aucun, parce qu’elle lavoit qu’il lui en faudrait rendre compte. Le temps où il vous faudra le rendre, ce compte redoutable , qui que vous soyez, n’est pas fort éloigné. On meurt à tous les instans, à tous les âges, & L’Écolï la plus longue vie est bien courte. Mais prévenus, dans notre jeunesse, de ce préjugé si faux, que cinquante ou soixante ans de vie font une eipece d’éternité , semblables aux enfans qui regardent une piece d’or comme une fortune inépuisable, nous ne pensons alors qu’à jouir des délices & des agrémens de la vie présente, sans songer à celle qui doit suivre, sans oser penser à la mort, dont la triste & affligeante idée troubleroit nos plaisirs. Cependant elle arrive au moment que nous l’attendions le moins , elle vient nous surprendre comme un voleur, elle nous dépouille des titres passagers & des richesses fugitives que nous possédions. Mais quand tout disparoît & s’anéantit autour de nous, éclat, dignités, fortune, amis, famille, société ; nos œuvres seules ne nous abandonnent pas, elles nous accompagnent dans les régions de l’éternité. Voilà le seul trésor que nous emporterons dans le monde nouveau qui doit nous recevoir en sortant de celui-ci. De quelle importance n’est-il donc pas pour nous de songer à nous les procurer , ces richesses précieuses ? Si l’on considéroit bien que ..chaque moment de cette vie peut nous mériter une éternité de bonheur, pouroit- ©n se résoudre à le perdre si facilement? des Mœurs. ftos jours passent rapidement; L’heure de notre mort s’avance ; Et malheureux jouets d’une Folle espérance» Sans prévoir l’avenir» nous perdons le présent*, Aeunes, nous négligeons le seul lien nécessaires Le temps, ce trésor salutaire, S’enfuit, échappé de nos mains Au sortir des jeux enfantins, Les plaisirs , les honneurs, les richesses Frivélêü Agitent tour-à tout nos désirs incertains. Mais , ô funeste erreur ! têtes vaines & folles ! Pendant que nous comptons nos trésors superflus, La mort vient nous abattre au pied de nos idoles ; La mort ! .... que de momerrs perdus ! Combien de personnes du grand monde meurent, après avoir passé presque toute leur vie dans une espece de prestige éblouissant & d’enchantement agréable en apparence, qui les a comme endormies & fait oublier leur véritable destinée ! Mais si elles n’ont à présenter au tribunal du Dieu de vérité que des illusions & des songes, quel jugement doivent- elles en attendre , & quel fer* leur étonnement à leur réveil ! 3*4 L’ É c o l s XXXIV. Saches à vos devoirs immoler vos plaisirs. .Avant que de développer cette belle maxime de la Sagesse , il ne sera peut- être pas inutile d’examiner ici une question importante de la morale. On demande quelquefois si son peut aimer les plaisirs , les divertissemens ; & si l’Evangile, qui prononce anathème contre ceux qui vivent dans la joie & dans les ris, en même temps qu’il canonise ceux qui souffrent-& qui pleurent, ne semble pas avoir décidé le contraire. Nous avouerons, & tout homme qui a de la religion avouera certainement avec nous, que la vie d’un Chrétien fur la terre doit être une vie de mortification & de pénitence. 11 faut porter fa croix, renoncer à soi-même, se faire une guerre continuelle, & marcher sans cesse dans cette voie étroite qui feule doit conduire au Ciel. Mais craignons de donner dans le rigorisme d’une morale outrée , d’être plus sages qu’il ne faut. Gardons-nous de représenter la religion comme un tyran dur & cruel, qui ne se plaît qu’à entendre des gémissemens A à voir couler des larmes une telle des Mœurs. idée ne servirent qu’à inspirer de l’aversion pour elle. Si l’Ecriture nous dit qu’il vaut mieux aller dans une maison de deuil & de tristesse, que dans une maison de festins & de divertissemens, parce que dans la première on apprend quelle fera la fin de tous les hommes & ce que nous deviendrons nous- mêmes ; elle nous dit aussi que nous pouvons jouer , nous délasser & nous récréer , pourvu que nous le faisions dans l’innocence i . „ La sagesse , disoit Mentor à son éleve, n’a rien d’austere ni d’affecté c’est elle qui donne les vrais plaisirs ; elle feule fait les assaisonner, pour les rendre purs & durables elle fait mêler les jeux & les ris avec les occupations graves & sérieuses elle prépare le plaisir par le travail, & elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n’a point de honte de paroître enjouée quand il faut “. Il est donc certain, & il est admis dans la morale la plus exacte, que les divertissemens honnêtes ne font pas incompatibles avec la véritable sagesse. Mais si nous voulons que nos plaisirs soient dignes d’elle , & qu’elle les approuve, il ne faut pas y placer notre bonheur, ni les goûter pour eux-mêmes. Nous i Avocare, lüde , U âge conceptions tuas , fis non in delittis. Eccli. ZL. • / L’ É C O L 8 devons les épurer, les anoblir par la pureté de nos motifs , & les réduire dans les bornes du délassement ou du remede. Ne les proscrivons pas tous fans réserve,mais suffi ne les admettons pas tous fans distinction ne les rejetons pas entièrement, mais ne nous y livrons pas fans mesure. Dans la morale, c’est entre les deux extrémités qu’est le chemin de la sagesse. Laissons donc les sectateurs d’une Philosophie sombre & mélancolique s’élever contre les plaisirs même les plus conformes à la raison. Je ne prends point pour vertu Les noirs accès de trHlessc D’un loup-garou revêtu Des habits de la sagesse Reu S s E A Ct Philosophes misanthropes, n’enviez pas aux hommes, qui ne font déjà que trop malheureux > quelques amusemens passagers , qui les aident à supporter les maux de cette triste vie. Eh,quoi! destinés , comme ils le font, par la nature à travailler & à souffrir, leur arracherez- vous encore ce qu’elle a bien voulu leur laisser pour adoucir l’amertume des peines , pour rendre plus léger le fardeau des affaires, & délasser des fatigues d’un travail pénible? Qui est-ce qui n’éprouve jamais, au sein même du repos & au des Mœurs 337 milieu eu travail, certains momens de dégoût & d’ennui, qui accableroient l’eiprit & le jetteroient dans la langueur , s’il n’appeloit à son secours les délasse- mens & les distractions ? Ils le tirent de son abattement, ils le réveillent, le raniment, & lui rendent toute son activité. Mais si quelques plaisirs sont néceso faires , il en est fans doute de dangereux. 11 y en a de si flatteurs , qu’il est bien difficile de ne pas s’y livrer avec excès, & de ne leur jamais rien sacrifier de ce qui est dû à la vertu & au devoir. Il y en a dont le poison est si subtil & si trompeur, qu’on le prend avec avidité , & que, lors même qu’on en éprouve les funestes eftets , on insulte à la simplicité de ceux qui les redoutent Aies fuient, fl y en a qui par des routes semées de fleurs, conduisent aux plus horribles précipices. II faut donc savoir les choisir avec sagesse & les goûter avec modération. L’abus des plus innocens même est aufli funeste que l’ufige modéré en est gracieux. Déridez la sagesse, à la bonne heure, & égayez la vertu, mais consultez - les toujours dans tous vos divertissemens les plaisirs les plus agréables font ceux que le rs. mords n’accompagne jamais. Préférez les plaisirs doux & tranquilles on les goûte mieux, quand ils ne Tome III . P q;8 L’ÉCOL! sont pas si vifs d’ailleurs la joie immodérée est courte, les sentimens violens ne durent pas , l’ame ne peut y suffire, & le corps s’en ressent. Les plaisirs bruyans ne seront jamais ceux du Sage. On les cherche pour se désennuyer , & l’on ne s’ennuie jamais tant qu’aprèsles avoir pris. Ils laissent un vide, qu’on croit remplir par de nouveaux plaisirs mais on s’en dégoûte bientôt comme des premiers. On court de plaisirs en plaisirs , parce qu’on ne peut être rendu un moment à soi - même , fans éprouver un ennui, mille fois plus insupportable que celui qu’on a voulu éviter. Le malheur est encore que ces grands plaisirs rendent tous les autres insipides ; & l’on devient si à charge à soi-même, qu’on ne peut plus s’en passer. Ainsi ce qui ne devroit être qu’amusement, se change en paillon. Ce qui n’étoit destiné qu’à délasser & à réparer les forces, fatigue , épuise, ruine la santé & abrege les jours caria vie s’use autant, & souvent plus, dans les plaisirs que dans les travaux. Démocrite disoit qu’il étoit parvenu à une extrême vieillesse en ne donnant rien aux plaisirs du corps. LeSage , qui fait que la nature nous a rendus plus sensibles à la douleur qu’à la joie, renonce aux grands plaisirs, pour éviter les maux qui en font la fuite ordinaire, des Mœurs. Imitez son exemple vous ne vous repentirez jamais de l’avoir suivi. Ne courez pas inconsidérément après toutes sortes de plaisirs; & ne prenez pas trop souvent ceux même qu’il vous est permis de prendre. Privez-vous-en quelquefois , vous les trouverez plus délicieux car telle est la triste destinée de l’homme jusque dans les plaisirs même, que plus on les prend, moins on les goûte. Soyez toujours allez maître de vous-même, pour ne pas vous y livrer avec trop d’ardeur. Il vient un temps, où l’on est bien fâché de les avoir sentis avec trop de force A de paflion. Les jeunes gens qui se forment des plaisirs l’idée la plus riante, croient qu’ils ne les goûteront jamais assez tôt ni assez souvent. Ils ont dans la fuite tout le temps de reconnoître qu’ils se sont trompés. Ce n’est pas que nous voulions leur défendre les plaisirs de leur âge, & que •nous trouvions mauvais qu’ils se divertissent ils doivent avoir cette aimable gaieté, qui convient si bien à la jeunesse. Mais ce que nous leur recommandons, c’est de ne pas employer la première partie de leur vie à rendre l’autre misérable , c’est d’allier toujours la sagesse avec leurs divertissemens. Il faut , disoit un ancien Philosophe, être jeune dans fa vieillesse , £•? vieux dans fa jeunesse, P 2 54° L’ É c o i e être toujours gai & toujours sage- A quelque âge 8c de quelque état qu’on {oit, il faut se prêter aux divertissemens, fans s’y livrer; n’en prendre jamais que de permis, & qui ne puissent nuire ni à soi- même ni aux autres. Louis XVI, n’étant encore que Dauphin , en donna un jour un exemple aussi beau que rare dans un âge & dans un rang, où l’on ne commît guere d’autre regle de ses plaisirs que de n’en point avoir. Il n’avoit que quatorze ans, & suivoit le Roi à la chasse avec les Princes ses frétés. On entend crier tout-à-coup que le cerf étoit aux abois. Les Princes, par cet empressement si naturel à leur âge , veulent être présens à la mort du cerf. Le Cocher, pour servir leur impatience , veut traverser un champ de blé. Le Dauphin qui s’en apperçoit, se précipite à la portière, & commande au Cocher de prendre un autre chemin. Ce blé, dit-il, ne nous appartient pas , nous ne devons point ïendommager. On s’écria rempli d’admiration Ah! que la France est heureuse d’avoir un Prince ! Ce que fit dans fa jeunesse, & avant de porter la couronne, Henri V, Roi d’Angleterre , est aussi très-beau. Ce Prince s’amuloitavec d’autres jeunes gens de son âge à arrêter les passait s, à les voler, & à jouir de la peur qu’il leur des Mœurs. 341 faisait. Un de scs compagnons de débauche fut cité en Justice. Le Prince osa l’y accompagner, & frapper le Magistrat qui venoit de condamner le coupable. Le Juge ordonne , d’un air grave & tranquille , de conduire le Prince en prison. Les asiistans frémissoient 011 trembtoit pour le Juge. Mais le Prince, comme s’il eût été tout-à-coup terrassé par la majesté des lois, avoue son tort, se soumet à la sentence , & se laisse conduire en prison. Lorsqu’il monta sur le trône, il congédia les compagnons de ses plaisirs. Allez , leur dit-il, changez de conduite ; je vais vous en donner l’exemple le temps m’apprendra quand je pourai vous rendre mon amitié à un titre plus honorable. Quant à présent, voici les amis dont j’ai besoin , ajouta- t-il en montrant les Ministres sages & séveres, qui avoient le plus hautement- condamné fa vie licencieuse. Le Juge qui l’avoit fait mettre en prison , n’osoit paroitre devant lui. Il le fit venir. Ce seroit à moi, lui dit-il, à redouter votre présence pour vous , vous avez acquis des droits éternels à mon estime, je vais travailler à mériter la vôtre. Il dit ^ux Grands , qui vouloientlui rendre hommage avant la cérémonie du couronnement Attendez pour me jurer obéijjance , la bonté de ce Prince que son amour pour la justice. Un vieux cheval abandonné de son martre, vint se frotter contre le mur , & fit sonner. Qu’on ouvre , dit le Roi, & faites entrer. Ce n’est que le cheval dû Seigneur Capece , dit le Garde en rentrant. Toute rassemblée éclata de rire. Vous ries , dit le Prince 5 sachez que l’exacte justice étend ses foins jusque sur les animaux. Quon appelle Capece. Ce Seigneur étant arrivé Qu est- ce que c'est que ce cheval que vous Laissez errer , lui demande le Roi ? Ah ! mon Prince, répond le Cavalier, ç’a été un fier animal dans son temps ; il a fait vingt campagnes fous moi mais enfin il est hors de service , & je ne suis pas d’avis de le nourrir à pure perte. Le Roi mon pere , reprit le Prince , vous a cependant bienrécompenfi. 11 est vrai, j’enfuis comblé. Et vous ne daignez pas nourrir ce généreux animal , qui eut tant de part à vos services ? /liiez de ce pas lui donner une place dans vos écuries qu’il soit tenu à l’égal de vos autres animaux domestiques fans quoi je ne vous tiens plus vous-même pour loyal Chevalier , & je vous retire mes bonnes grâces. Loin de nous les satires ameres , les censures outrageantes contre ceux que nous devons honorer & que nous res. pectons. Mais le défit de rendre cet 3fO L’ Ê C O L B Ouvrage utile à toutes les conditions, où, si l’on veut, à la jeunesse qui doit remplir un jour les différens états de la société , nous invite à vous adresser aussi la parole, ô vous à qui les Princes ont confié une des plus importantes & des plus redoutables parties de leur puissance. Chargés d'être parmi nous les interprètes de la loi, les organes de l’équité , les arbitres de la fortune, de l’honneur & de la vie des citoyens, vous devez approfondir les affaires portées devant vos tribunaux, étudier les droits, discuter les preuves, éclaircir les nuages que l’artifice & la chicane ont le talent de répandre , & peser mûrement toutes les raisons dans la balance de la Justice. Combattez , détruisez l’hydre de la chicane, Veillez pour l’orphelin, secourez l’innocent, Remlezlur tout au foible une prompte justice Qu’aux yeux de la beauté, qu’à la voix du puissant, Le flambeau de Thémis jamais ne s’obscurcisse. Aux devoirs d’un û mble emploi Immolez vosplaiflrs, vous-même Sachez qu’on ne s’élève à la gloire suprême Qu’autant qu’on ne vit pas pour soi. Voilà, Juges de la terre, vos obligations. Mais si vous vous livrez à vos plailirs , que deviennent ces respectables engagemens ? Pour entrer dans ces discuisions aussi désagréables qu’elles font dès Mœurs. ? fi épineuses , il faudroit retrancher à ces plaisirs qui vous flattent, des raomen* qu’ils sollicitent en leur faveur ; on seroit obligé d’abréger ce jeu , dont on s’est fait une occupation régulière & périodique ; il seroit nécessaire de supprimer ces visites superflues , où l’on n’est conduit que par la crainte de s’ennuyer avec soi-même. Mais de pareils sacrifices semblent trop rigoureux on se les épargne., ou ferme les yeux fur ses obligations, on ne compte pas si scrupuleusement avec le devoir ; & si les plaisirs l’çxigent, on le leur sacrifie. Content de porter à la suite de son nom un titre honorable* qui tient lieu de mérite & suppose les connoiffances, on se dispense de les acquérir. On est de l’avis des autres, parce qu’on est incapable de donner le sien. On prononce au hasard, & l’on porte un arrêt injuste , qui dépouille le maître légitime ou fait gémir l’innocent. Au lieu d’être le protecteur de l’équité contre les entreprises de l’intérêt, de la mauvaise foi, de la calomnie, on éleve de ses propres mains les trophées de l’injustice qui triomphe avec insolence , & traîne enchaînés à son char le bon droit vaincu & l’innocence opprimée. Minis. très infidelles de la Justice, vous êtes à se* yeux plus injustes tSt plus criminels que ceux dont vous avez servi les injustices ?5r L’Écoi e & les crimes, parce que vous deviez les réprimer & les punir. Et vous , chefs de famille, nous vous l’avons déjà dit une de vos principales obligations , c’est de procurer à vos en- fans une éducation qui les empêche, dans un âge plus avancé, de regretter le temps de leur jeunesse, une éducation non-feu- lerftent polie & conforme à leur état, mais vertueuse & devez de bonne heure éloigner de ces âmes pures & innocentes le souffle empoisonné de la contagion , cultiver avec soin leurs talens naturels , & préparer à la patrie , dans ces jeunes éleves , des sujets capables de la servir utilement. Mais pouvez- vous les remplir ces obligations, & les remplissez-vous en effet, lorsque, vous livrant à vos plaisirs, vous leur offrez l’exemple trop persuasif d’une vie inutile & dissipée ; lorsque, pour vous épargner à vous-mêmes les embarras de la vigilance , vous ne leur donnez d’autres fur- veillans que des domestiques qui est auroient eux-mêmes besoin ? Ne pouroit-on pas également demander aux meres , si elles remplissent leurs devoirs à l’égard de leurs enfans, lorsqu’au lieu de veiller assidûment, comme ilferoit nécessaire, fur leurs inclinations naissantes , pour les tourner vers le bien ; au heu de leur donner de sages leçons, des Mœurs. telles que la mere de Salomon en don- noir à son fils , leçons qui dictées par la tendresse & l’amour, passeroient en traits de flamme dans ces jeunes cœurs ; au lieu de se livrer à des foins fl doux pour une vraie mere qui veut doublement en mériter le nom , on les voit ne s’occuper que d’elles - mêmes & de leurs plaisirs ? Que font en effet la plupart de ces femmes du monde, dont nous parlons? Au sortir d’un sommeil dont la mollesse seule regle la durée , elles pensent à l’ajustement , à la parure, y consument les plus belles heures du jour, &, dans ces toilettes où la vanité préside , tiennent une école quelquefois publique de mondanité & d’indécence. Après avoir paré l’idole de tout ce qu’on croit de plus propre?.à lui attirer des adorateurs, & l’avoir assez déguisée pour qu’on ne re- connoisse plus dans les traits du visage la main du Créateur, elles se promènent de compagnies en compagnies, d’où elles ne remportent que la vaine satisfaction de s’ètre montrées & de croire qu’elles ont plu. Le reste de leurs journées, absorbé par le jeu ou par les spectacles, leur laisse à peine le temps de penser qu’elles ont une maison à conduire, des enfans à élever; & peut-on même croire qu’elles y pensent ? ?54 L» E c o l e Cet oubli de ses devoirs les plus essentiels , si ordinaire parmi les Dames du grand monde , fera le plus juste sujet de leurs craintes à la mort & de leur condamnation au tribunal de Dieu. Que pouront-elles lui répondre, lorsqu’il leur opposera l’exemple non-seulement de plusieurs Dames Chrétiennes & de Princesses même, mais de Dames Païennes, dont la conduite fut bien différente delà leur ? On lait le beau trait de Cornélie , fille du grand Scipion. Cette illustre Romaine , d’un mérite aussi distingué que fa naissance , se trouva dans une compagnie de Dames, qui étaloient leurs pierreries & leurs ajustemens. On lui demanda de voir les siens. Elle fit venir ses enfans, qu’elle avoit élevés avec foin pour la gloire de la patrie, & dit en les montrant Voilà mes ornement & ma parure. Y a-t-il en effet au monde, s’écrie avec raison le Philosophe de Geneve, un spectacle aussi touchant, aussi respectable , que celui d’une mere de famille entourée de ses enfans, réglant les travaux de ses domestiques, procurant à son mari une vie heureuse, & gouvernant sagement sa maison! C’est-là qu’elle se montre dans toute fa dignité d’une honnête femme c’est-là qu’elle impose vraiment du respect , & que la beauté partage avec honneur les hommages rendus des Mœurs. ? sf à la vertu. Une maison dont la maîtresse est absente, est un corps fans ame, qui bientôt tombe en corruption. Une femme hors de fa maison perd son plus grand lustre ; & dépouillée de ses vrais orne- mens, elle fe montre avec indécence. Si elle a un mari, que cherche-t-elle parmi les hommes ? Si elle n’en a pas, comment s’expose-t-elle à rebuter par un maintien peu modeste celui qui serait tenté de le devenir ? Quoi qu’elle puisse faire , on sent qu’elle n’est pas à fa place en public. Par-tout on est persuadé qu’il n’y a point de bonnes mœurs pour les femmes, hors d’une vie retirée & domestique ; que les paisibles foins de la famille & du ménage doivent [faire leurs plus agréables occupations & leurs plus doux plaisirs, puisque c’est à cela principalement que la nature les a destinées. Peut - on douter qu’on ne doive sacrifier ses plaisirs à son devoir, puisqu’on doit même , s’il le faut, lui sacrifier son repos, ses-biens, fi vie, tout ce qu’on a de plus cher ? Rotrou , célébré Poëte François , connu par ses Pièces dramatiques , étoit revêtu delà première MagiC. trature de la petite ville de Dreux, fa patrie , lorsqu’elle fut affligée d’une maladie épidémique. Pressé par ses amis de Paris de mettre fa vie en fureté, & de quitter un lieu si dangereux, il Zf6 L’É C O L E répondit que sa conscience ne lui perraet- toit pas de suivre ce conseil, parce qu’il n’y avoir que lui qui pût maintenir le bon ordre dans ces circonstances. „ Ce n’est pas, ajoutoit-il en finissant sa lettre, que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisqu’au moment où je vous écris , les cloches sonnent pour la vingt- deuxieme personne qui est morte aujourd’hui. Ce sera pour moi, quand il plaira à Dieu“. Qu’il est beau, qu’il est grand de penser ainsi ! & quel sort plus digne d’envie, que celui d’une personne qui meurt en faisant son devoir ! •g " - L- Etpour vous rendît heureux modère^ vos deß, -s. Voulez- vous vivre heureux sentez le prix des biens que vous possédez, & sachez en jouir. Mettez des bornes à vos désirs & à vos besoins plus on désire , plus il manque de choses. Contentez-vous du nécessaire la modération vaut mieux que tous les trésors de la fortune ; & la possession des richesses ne donne pas le repos, qu’on trouve à n’en point désirer. Quelqu’un disoit un jour à Ménédemc , Philosophe Grec C’est un grand bonheur d’avoir ce qu’on désire. C’en eß un bien plus grand , répondit-il, d’être content de ce qu’on a. On jouit d’une heureuse dss Mœurs. tranquillité, inconnue à ceux qui sont agités d’une foule de désirs. Ceux-ci en proie à une ambition aveugle ou à une cupidité effrénée, désirent fans cesse & ne font jamais contens. Jouets éternels d’une trompeuse espérance, ils empoisonnent le bonheur de leurs jours pat de vains désirs, qui les dégoûtent de leur état, les empêchent d’en remplir les devoirs & d’en sentir les avantages. bien n’est plus étonnant que de voir les hommes courir fans cesse après le bonheur , fans pouvoir jamais l’atteindre. Au lieu de le chercher dans la modération de leurs désirs & dans la jouissance de ce qu’ils ont,ils croient toujours l’appercevoir dans des postes, des richesses ou des plaisirs , qu’ils n’ont pas ; & lorsqu’ils les ont obtenus , honteux de ne l’y point trouver & non guéris de leur folie, ils continuent toute leur vie à l’aller chercher dans d’autres objets, & meurent avec la douleur de ne fe voir pas plus près du terme, que le jour qu’ils avoient commencé à y tendre. Ces songes d’un homme éveillé, ces souhaits inquiets,qui nous jouent & nous trompent, font bien décrits par l’Auteur d’une Ode morale, intitulée les Défirs L’heureux , s’il en étoit au monde, Ce seroit l’homme sans désirs Dans le sein d’une paix profonde II goâteroit de vrais plaisirs. L’ É c o i ï Mais la cupidité fans celle, L’aiguillon à la main , nous presse, Et nous met tous en mouvement. En courant nous quittons la source D’un bonheur qu’au bout 4e la course Nous nous promettons vainement. Pour un souhait que l’on’ contente Quand on est chéri des destins , On en sent éclore cinquante , Plus irrités & plus mutins. Le mal s’aigrit parle remede; On compte tout ce qu’on possédé, Ou pour peu de chose, ou pour rien; Et les mortels toujours avides, Se trouvent toujours les mains vides, Alors qu’ils regorgent de bien. Malheureux , qui lâchent la bride A leurs désirs immodérés, Qui vont à l’aveugle & fans guide, De la droite voie égarés ? Ah ! qu’il feroit bien plus facile D’empêcher leur foule indocile D’ouvrir la porte & de sortir, Que du milieu de la carrière Les faire tourner en arriéré, Quand on les a laissé partir ! La raison n’est guere écoutée Parmi les agitations D’une multitude emportée D’impétueuses passions. Quand Eolt- a frappé la grote, A quoi te sert, triste Pilote, des Mœurs. ;59 Et ton génie & ton travail ? L’effroyable orage qui gronde, A la violence de l’onde Fait obéir ton gouvernail. Adieu , seul charme de la vis * Sacrifié mal-à-propos ; Adieu, seul bien digne d'envie. Repos » souhaitable repos. En te cherchant, on t’abandonne Par les mouvemens qu’on se donne Pour jouir d’un tranquille sort. Un l’a trouvé , dès qu’on s’arrête. Pour ne plus craindre de tempête, Aue ne se tient-on dans le port? Non, un vaisseau battu d’une tempête affreuse, roulant au gré des flots en fureur au milieu des éclairs , n’est pas plus agité qu’un esprit inquiet, qui se livre à tous ses désirs. Celui, au contraire, qui fait les modérer & les tenir fous son empire, ressemble à un vaisseau qui , poussé parles doux zéphyrs , vole légèrement fur les ondes & arrive heureusement au port. L’Auteur des vers que nous venons de rapporter, demande trop fans doute en voulant que nous vivions fans désirs. L’inquiétude naturelle de notre esprit, les besoins qui nous tourmentent, & notre propre foiblesse , ne nous permettent guere d’aspirer à cet état de q6s L’ É C O L E tranquillité parfaite, où l’on nedésireroit plus rien. Ce qu’on doit donc faire, c’est de tâcher de régler fi bien son cœur, qu’il ne désire rien trop ardemment ; c’est de s’appliquer à se rendre heureux, moins en remplissant qu’en bornant ses désirs. Il faut savoir se borner. 11 y a plusieurs années que vous dites Quand saurai fini cette affaire , je serai content. Vous en avez fini heureusement plusieurs, & vous êtes plus inquiets que jamais. Vous vous flattiez que, lorsque vous auriez obtenu cette place, cette dignité, vous seriez au comble du bonheur. Mais dès que vous l’avez eue, vous en avez désiré une autre plus grande, dont vous vous voyiez plus proche. Le désir augmente, quand on le croit rempli ; & l’on n’est jamais ni heureux ni content. Tous les hommes cherchent le bonheur , & peu le trouvent, parce que la plupart le mettent dans la possession de ce qu’ils n’ont point ou de ce qui ne peut le donner. Il fuit souvent aulsi ceux qui le poursuivent avec trop d’ardeur. Il en est du bonheur en quelque sorte ainsi que de la santé ceux qui le cherchent trop sont ceux qui le trouvent le moins. Modérons nos propres vœux , Tâchons à nous mieux connoître Défirescu d’être heureux , Désire un peu moins de l’être* Voici des Mœurs. z6i Voici commentTai compté. Dès ma plus tendre îeuncflV, La vertu , puis la santé ; La gloire, puis lairichefle» € H A it L £ V A L* Ainsi, peusoit Charleval qui, quoique koste , avoit beaucoup de religion. Sa complexion étoit si foible & si délicate, que, dès son enfance même, ses héritiers regardoient fa succession comme très- .prochaine. Cependant par son bon régime & par sa conduite modérée, il trouva le secret de prolonger sa carrière jusqu’à sa quatre-vingtième année. Peres & meres, qui voulez rendre un jour vos enfans heureux au lieu de leur répéter fans cesse les usages & les maximes du monde, les droits de leur nait sauce, les avantages des richesses, for- mez-les fur tout à la vertu, &apprenez- leur cette précieuse modération dont nous parlons. Iis seront toujours assez polis s’ils font humains, assez nobles s’ils font vertueux, assez riches s’ils ont appris à modérer leurs désirs. Un des plus grands obstacles au bon- heur de la plupart des hommes, c’est le désir trop vif des biens de la terre. Plus on a, plus on veut avoir. On est moins content de ce qu’on possédé, que jaloux de ce qu’ont les autres , & empressé d’en avoir encore davantage. Mais * Tome III. Q_ z 6 r V E c o t b dit Salomon , l’homme qui se hâte de s'enrichir , £ 5? qui porte envie aux autres , ne fait pas qu’il fc trouvera surpris tout d’un coup par la pauvreté 2. On perd souvent tout, en voulant trop avoir. Trois habitans de Balke , grande ville des Tartares, voyageant un jour ensemble, trouvèrent un trésor. Ils le partagèrent , & continuèrent leur route, en s’entretenant de l’usage qu’ils feroient de leurs nouvelles richesses. Ils manquèrent de vivres , & il fallut envoyer à la ville voisine en chercher. Le plus jeune fut chargé de cette commission, & partit. Il se disoit en chemin Me voilà riche; mais je le serois bien davantage , si j’avois été seul quand on a trouvé le trésor mes compagnons de voyage m’ont enlevé deux parts ; ne pourois-je pas les reprendre? Cela me seroit facile je n’aurois qu’à empoisonner les vivres que je vais chercher. A mon retour je dirois que j’ai dîné à la ville mes compagnons mangeroient fans défiance , & ils mourroient. Je n’ai que le tiers du trésor, & j’aurois le tout. Cependant les deux autres Voyageurs étoient assis à l’ombre , & ils se disoient a Vir qui feflinat ditari L" al iis invidtt , ignorât qubd egeflassuperveniet ci. Prov. 28» des Mœurs. Nous avions bien affaire que ce jeune homme vînt s’associer avec nous. Nous avons été obligés de partager le trésor avec lui sa part auroit dû nous appartenir, & c’est alors que nous serions riches. 11 reviendra bientôt. Nous avons de bons poignards. Le jeune homme revint ; ses compagnons l’assustinerent. Ils mangèrent ensuite des vivres empoisonnés ; ils moururent, & le trésor n’appartint à personne. Ce qui devroit satisfaire l’avarice, ne fait que l’irriter ; c’est la soif de l’hydro- pique. L’avare, au milieu de ses trésors, est toujours malheureux, toujours pauvre, parce qu’il ne fait ni se borner ni jouir. Lesage, au contraire, l’homme modéré, avec peu est toujours riche, toujours noble & libéral, toujours heureux. Si vous voulez rendre quelqu’un vèri . tablcment riche , disoit un ancien Philosophe , il ne faut pas ajoutera ses biens , mais seulement retrancher de ses defrs U de ses cupidités. Savoir jouir de ce qu’on a, Ne rien souhaiter au-delà, Ne craindre en ses procès l’argent ni la cabale , Un bon livre, un ami voilà le vrai bonheur, La modération du cœur Est la pierre philosophale. Rzcxizr DesuarztsI Z 64 L’ É c o l ï L’Auteur de ces vers Pavoit trouvée, & c’est à elle qu’il dut le bonheur de jouir de toute fa santé & de tout son esprit „ au-delà de quatre-vingts ans, comme il le dit lui-même Soumis aux lois, libre >1» reste, Je me Cuis proposé toujours De Cuivre le tranquille cours D’une vie égale St modeste, Où m’accommodant à mon sort, Ne comptant pour rien de paraître. Et de lues délits tendu maître , Je vécusse à moi même , en attendant la mort. Maintenant , grâces ù mon âge , Grâces à la droite raison, Qui ne luit jamais davantage Que dans notre arriere-CaiCon, Exempt de crainte, exempt d’envie, Satisfait d’un modique bien, Je commence à mener la vie D’un homme qui n’aspire à rien. Je ne fais la cour â personne , De la paix de l’esprit je goûte les plaisirs, Et je jouis dans mon automne. De l’indépendance que donne De retranchement des désirs. L’homme heureux n’est pas celui qui n’a besoin de rien, mais celui qui peut vivre fans ce qu’il n’a pas, & que la privation de ce qui lui manque n’alfecte des Mœurs. z6s {joint. Un Solitaire avoit mis fur la porte de fa solitude Dans un lieu , du bruit retiré , Où, pour peu qu’on soit modéré, On peut trouver que tout abonde , Sans amour, fans ambition , Exempt de toute pafïion, Je jouis d’une paix profonde ; Et pour m’assurer le seul bien Que l’on doit estimer au monde, Tout ce que je n’ai pas je le compte pdur rien. Il est plus facile de réprimer un premier désir, que de satisfaire tous ceux qui viennent ensuite, comme le disoit le Prince de Conti, il se refusoit âux goûts, les plus innocens, à la curiosité même des peintures , où ses infirmités auroient pu trouver un délassement. Il répondoit aux instances que lui faisoit là-dessus la Princesse son épouse, qu’en se livrant à un goût on s’accoutume à se livrer à tous , & qu’il faut savoir ou ne pas tout désirer, ou se passer souvent de ce qu’on désire. Ce retranchement, ou plutôt cette modération de désirs, est en esset le seul moyen de nous rendre heureux. Nous ne prétendons pas néanmoins qu’elle puisse nous procurer une félicité pleine & inaltérable. Ce bien n’est réservé que pour l’autre vie ; & la religion seule est a? q6§ L’Écolî chargé de nous conduire dans la route du bonheur qu’elle nous prépare au- delà du temps. Cette vie-ci est une vie de tentations & de combats, de peines & de traverses, d’afflictions & de chagrins. La constitution de notre corps, la foi. blesse de notre nature, l’activité des élé- mens, la variété des saisons, les différentes sortes d’elprits, de caractères & d’humeurs des personnes avec lesquelles nous sommes obligés de vivre, le choc des passions & des intérêts, toutes ces choses nous empêcheront toujours d’être ici bas parfaitement heureux. Dieu l’a ainsi voulu, afin que nous ne nous attachions •pas trop à la terre, & que nous portions nos vœux vers celui qui seul peut les remplir. Mais il est vrai aussi que, si quelque chose est capable de diminuer le nombre &la violence des maux que nous avons à souffrir dans notre exil, c’est cette modération de désirs, que nous recommandons. C’est elle qui peut nous rendre heureux autant qu’on peut l’être fur la terre, fans que le bonheur présent ruine les espérances de l’avenir. Elle est comme les heureuses prémices & le garant de la félicité qui nous est destinée dans le Ciel, puisque rien n’est plus conforme à l’esprit de la religion, que de mettre des bornes à ses désirs, de n’avoir aucune attache au monde ni dbs Mœurs. 5 6 ? à tous les biens du monde, dont la figure passe & s’évanouit comme l’ombre. Lorsqu’on vint apporter le bâton de Maréchal de France à M. de Castelnau , six heures avant fa mort, il répondit Cela est beau en ce monde , mais je vais dans un pays où cela ne me servira guère. Nous devons penser de même. La grandeur, la gloire, les richesses, les honneurs distingués , rien de plus, beau ni de plus flatteur en ce monde mais en l’autre tout cela fera compté pour rien, & ne servira même souvent qu’à rendre plus malheureux, parce qu’il aura rendu plus criminel. Que deviendront toutes ces choses frivoles, qui paroissent suc- eelîîvement sur la scene du monde, & après lesquelles nous courons avec tant d'ardeur? que deviendront-elles, quand le monde lui-même aura disparu ? Il n’en restera plus aucun vestige tout ira s’enfoncer & se perdre dans les espaces immenses de l’éternité. La vertu, qui pou- roit bien plus finement nous conduire à la vraie félicité, que tous ces faux biens - la vertu que nous négligeons , survivra seule à la ruine de l’univers, & ne périra point. Salomon , qu’aucun Prince n’égalera jamais ni pour la vaste étendue des con- noissances, ni pour la multitude des rieh elles j & qui a voit accordé à son cœur gög L’ E c O L fc tous les plaisirs qu’il pouvoir désirer , avouoit néanmoins lui-même qu’il n’à- voit trouvé dans toutes ces choses que vanité, & qu’il n’y avoir de vrai bien & de vrai bonheur que pour celui qui cherchent à servir Dieu & à lui plaire. C’elt ce que fait bien sentir une fiction in. génieuse , attribuée à Mademoiselle Bernard, qui s’est rendue célébré par soqet prit & par son talent pour la poésie. L’Imagination, amante du Bonheur, Sans cesse le délire & fans cesse l’appelle ; Mais fur elle il exerce une extrême rigueur, Et, fait pour les désirs, il est peu fait pour elle. Dans fa tendre jeunesse elle alla le chercher Jusque dans VAmoureux Empire ; Mais lorsque du Bonheur elle crut approcher, Le Soupçon, le jaloux Martyre, La Délicatesse encor pire , Soudain à ses transports le vinrent arracher. Dans un âge plus mûr, du même objet charmée, Au palais de Y Ambition Elle crut satisfaire encor fa passion; Mais elle n’y trouva qu’une ombre, une fumée , Fantôme du Bonheur L pure illusion. Enfin dans le pays qu’habite la Ricbeße, Séjour agréable & charmant, El'e va demander son fugitif amant. Elle y vit l’Abondance, elle y vit la Mollesse Avec le Plaisir enchanteur; Il n’y manquoit que le Bonheur. des Mœurs. 369 Xi voilà donc encor qui cherche 8c Ce promené. La fie des grands chemins, elle trouve à l’écart Un sentier peu battu qü’on découvrait à peine. Une beauté simple 8c sans art, Du lieu presque désert était la souveraine. C’étoitla Piété» Là notre amante en pleurs Lui raconta son aventure. 21 ne tiendra qu’à vous de finir vos malheurs . Vous verres Le Bonheur, c’est moi qui vous l’ajfure 9 Lui dit la fille sainte il faut, pour* Vattirer , Demeurer avec moi , s’Use peut , fans l’attendre , Sans le chercher , au moins fans trop le désirer . Il arrive aussitôt qu’on cesse d’y prétendre, Ou que dans Ja recherche on fait Je modérer* L'Imagination à l'avis sut se remlre > Le lionheur vint sans différer. 37o L’É c o l î XXXV. Ne demande{ à Dieu ni grandeur ni richesse. C’es/t- là, il est vrai, ce qui fait l’objet des désirs & des vœux empressés de la plupart des hommes ; mais ils ne désire- roient guere avec tant d’ardeur, s’ils connoiflbient parfaitement ce qu’ils désirent. Tu demandes aux Dieux ce qui te semble bon , disoit Diogene , eS ils t’exau- eeroient peut - être , s’ils n’revoient pitié de ton imbécillité. Qu’est - ce après tout, devons - nous nous dire à nous-mêmes, que cette grandeur qui m’enchante, que ces honneurs qui me transportent , que cette poignée d’or qui m’éblouit ? Ne suffit - il pas de les examiner attentivement & dans le silence des paffions, pour en être bientôt détrompé ? Essayons de le faire ; & avant que d’aspirer aux honneurs ou aux richesses , méditons un peu fur leur vanité. Rien de plus brillant que les grandes dignités & les emplois honorables on se voit élevé au-dessus des autres hommes , on commande à ses semblables, on reçoit leurs respects & leurs hommages. Mais perçons cette enveloppe éclatante nous serons surpris de trouver que ces des Mœurs. 571 dignités & ces emplois ne font le plus souvent que de grands fardeaux & de vraies servitudes, ou , pour se servir de l’expression d’un ancien Philosophe, d'honorables tortures si. On a très - bien comparé ceux qui occupent les plus hauts rangs, à ces corps célestes , qui ont beaucoup d’éclat, & n’ont point de repos. La charge la plus belle , en charges est féconde ; Et les astres commis au réglement du Monde, Ecurie mettre en repos n’en éprouvent jamais. Maelzv illz* Un Seigneur disoit à Henri IV, que le bonheur d’être Roi palsoit pour si indubitable , que lorsqu’on vouloit exprimer qu’un homme étoit heureux, on disoit ordinairement Il est heureux comme un Roi. C’est, répondit ce grand Prince, qu’on ignore tout le poids d’une couronne qui est portée dignement. Ornement plus riche U plus noble que tu nés heureux , difqit Antigonus en considérant sa couronne , si l'on savoit combien de foins , combien de périls £ 5? de miseres t accompagnent ; lorsque tu ferais par terre , on ne daignerait pas feulement te ramajjér. C1 Ad speciosa tormenta alligatui sub Ingmti ùtulo . Senec. Q_ 6 ?72 L’ E C O L E Ne croyons donc pas, avec le vulgaire imbécille , que les plus élevés des hommes soient les plus heureux. Le bonheur est rarement assis fur le trône, comme l’avoua un jour Théodose le Jeune. Ce Prince s’étant éloigné de ses gens dans une chasse, arriva fort fatigué à une cabane. C’étoit la cellule d’un Anachorète. Le Solitaire le prit pour un Officier de la Cour , & le reçut avec honnêteté. Ils firent la prière & s’assirent. L’Empereur jetant les yeux de toutes parts, ne vit dan? la cellule qu’une corbeille où étoit un morceau de pain , & un vase plein d’eau. Son hôte l’invite à prendre quelque chose le Prince l’accepte. Après ce repas frugal, s’étant fait connoitre pour ce qu’il étoit, le Solitaire se jette à ses pieds. Mais l’Empereur le releva, en lui disant Que vous êtes heureux , mon Pere , de vivre loin des affaires du ßecle ! Le vrai bonheur n’habite pas Jbus la pourpre Je n ai jamais trouvé de plies grand plaißr , Ujuà manger votre pain à boire votre eau. L’Empereur Charla-Quint fit le même aveu. Lorsqu’il fè dépouilla de ses Ltats en faveur de Philippe II son fils, dans une assemblée composée des plus grands Seigneurs de ses Royaumes , il lui dit Mon fils y je vous charge d'un fardeau bien pesant . Je vous rnets fur la tète une des Mœurs. 37? couronne , dont les fleurons font entrelacés d’épines bien piquantes elle n’a qu’un faux brillant. Je n’ai pas goûté dans la royauté une feule heure de repos je n’y ai eu aucun p'.aifr qui n'ait été empoisonné. L’homme s’ennuie au milieu de là gloire, de ses titres & de ses envieux. Ces honneurs qui auroientdû, ce semble , satisfaire son cœur, n’y portent que le dégoût & l’inquiétude. La fortune peut nous rendre plus puissans , mais non pas plus heureux. „ Que ne puis - je, dit Madame de Maintenon , dans une de ses Lettres , vous peindre l’ennui qui dévore les Grands , & la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de trilsesse , dans une fortune qu’on auroit eu peine à imaginer? Je fuis venue à la plus haute faveur, & je vous proteste que cet état me laisse Un vide affreux “. Quoi de plus capable de détromper du bonheur prétendu des grandeurs humaines, qu’un tel aveu, fait par une personne que la Duchesse de Chaulnes appeloit la plus heureuse des femmes ! Et cette pensée de Mainard n’est- elle pas aussi vraie qu’elle est ingénieuse ? Tontes les pompeuses maisons Des Princes les plus adorables, Ne font qihe de belles prisons, Pleines Pillustres misérables. 374 L’Écol e ^ Madame de Pompadour , qui étoit parvenue , comme ou sait, à la plus haute faveur, dit aussi dans ses Lettres 2 „ Je m’apperqois de plus en plus que la] condition des Rois & des Grands est bien triste. Qu’il faut payer cher la pompe , la gloire & les magnifiques bagatelles, que le peuple ignorant a la bêtise d’envier ! Pour moi , je vous avouerai que je n’ai pas eu six momens agréables , depuis que je fuis ici. Tout le monde tâche de me plaire, & presque tout le monde me déplaît. Les plus brillantes conversations me donnent la migraine. Je bâille au milieu des fêtes, & j’éprouve fans cesse qu’il n’y a point de bonheur dans la vanité N’ambitionnez donc pas les distinctions & les honneurs c’est y mettre un trop grand prix que de les rechercher avec empressement. Lorsque les emplois, accordés par la Providence divine pour vous donner lieu d’exercer les talens qu’elle vous a confiés, viennent s’offrir à vous, recevez- les avec reconnoissance, & remplissez-les avec honneur. Mais si l’on vous parle de les aller chercher, répondez avec autant de ; modestie que 2 Quoiqu’elles ne soient pas d’elle , mais de M- Crébillon le fils » elles n’expriment ici qu’un ien» riment auüi vrai qu’il est ordinaire» des Mœurs. 37s de grandeur d’ame, que les moindres dignités, quand elles font offertes comme la récompense du mérite , font dignes d'être acceptées & doivent l’être ; mais que les plus grandes font trop peu de chose pour être briguées , & que c’est cesser de mériter les honneurs que de demander ceux qu’on mérite. Il est vrai que la plupart des Grands, plus occupés d’eux-mêmes que des autres, ou assiégés par des solliciteurs qui leur arrachent les grâces , ne pensent guere à prévenir & à placer le mérite modelte qui ne demande rien Sans cesse l'importun demande, sollicite, On le trouve par-tout, & l’on n’entend que lui. C’elt ainli qu’on obtient les faveurs aujourd’hui, Et l’on va rarement'au-devant du mérite. R I CH £ Jt.. Mais il n’est pas moins vrai aussi, qu’il vaut mieux ne pas obtenir les places dont on est digne , que d’avoir celles qu’011 11e mérite pas. L’éclat des grands postes, qui rejaillit fur ceux qui les occupent, n’éclaire que leur honte, s’ils font incapables de les remplir, fa fortune, ainsi que le soleil, fait briller les insectes, mais elle ne les rend pas moins vils. Un sot dans l’élévation,est comme un homme placé fur une éminence, du haut de laquelle tout le monde lui paroit petit. 575 L* E c o 1 ï & d’où il paroît petit à tout le monde. A quelque haut rang qu’il soit, on méprise celui qui est vraiment digne de mépris ; & on le méprise avec d’autant plus de plaisir qu’il est plus élevé. Les dignités ne conviennent bien qu’à celui qui est déjà grand par lui - même. Mais un tel homme ne s’empressera pas d’aller, comme tant d’autres, offrir son encens à l’idole de la grandeur. 11 en commît trop la vanité. Il fait qu’il ne faut qu’un instant pour la faire dispa- roitre, & que bien certainement la mort, ce Ministre de la Majesté & de la Justice divine destiné pour confondre l’orgueil humain,la brisera & la réduira en poudre. 11 Jaisse donc aux autres briguer les grandes places , aimer à se revêtir de charges & d’honneurs pour se distinguer de leurs égaux & s’élever au- dessus d’eux. Il aime mieux triompher de lui-même que de ses concurrens, & vaincre son ambition que ses rivaux. Il a les beaux sen- timens exprimés dans ces vers sublimes Loin de nous , vains désirs de oes pomper siiprémes, 11 faut nous élever, mais c’est contre nous-mêmes . Et triompher du vice à nos pieds abattu. Ne cherchons qu’en nous seuls des conquêtes nouvelles , Et croyons qu’il n’est point de palmes éternelles, Que celles qu’on reçoit des mains de la vertu. Malievuib. des Mœurs. 377 Ce n’est pas qu’il faille mépriser les honneurs & les emplois distingués 011 doit tâcher même de s’en rendre digne. Mais le Sage se console, s’il ne les a pas, lorsque, pour y monter, il lui faudrait suivre ces sentiers obscurs & tortueux , par lesquels l’ambition conduit il souvent aux grands postes, & qui ne furent jamais le chemin de la vertu. Oui , dit-il quelquefois , je renonce sans regret à toutes les dignités , ß pour y parvenir je dois , comme tant d'autres , fouler aux pieds honneur , probité , sentiment , %? fur ces ruines élever îédifice de ma grandeur. Combien deserpens , à force de ramper, arrivent enfin à la cime d’un arbre r qui n’étoit fait que pour servir de retraite aux oiseaux du ciel ! Lorsque la fortune nous néglige, pour élever aux premières places des hommes méprisables & fans mérite , ce n’est pas nous qui sommes le plus à plaindre ; & c’est peut-être moins une injure qu’elle nous fait, qu’un bon office qu’elle nous rend. Le changement de fortune change d’ordinaire les mœursj en quittant son ancien état, on y laine sa vertu & son mérite; & l’on ne cesse souvent de pa- roître digne des emplois honorables, que lorsqu’on les a obtenus. Il y a dans la vie de Timur - Lench , c’cst-à-dire , Timur le Boiteux , plus 578 L’ É c o i ï connu sous le nom de Tamerlan, un trait qui montre bien ce que ce fameux conquérant pensoit des honneurs & des dignités qui paroissent les plus dignes d’envie. Après avoir défait & pris Bajazet, Empereur des Turcs, il le fit venir en fa présence. S’étant apperçu qu’il étoit borgne , il se mit à rire. Bajazet indigné, lui dit fièrement Ne te ris point, Timur, de ma fortune apprends que c’est Dieu qui est le distributeur des Royaumes & des Empires, & qu’il peut demain t’en arriver autant qu’il m’en arrive aujourd’hui. Je fais, lui répondit Timur, que Dieu est le dispensateur des Couronnes. Je ne ris point de ton malheur, à Dieu ne plaise mais la pensée qui m’est venue en te regardant, c’est qu’il faut que ces Sceptres & ces Couronnes soient bien peu de chose devant Dieu , puisqu’il les distribue à des gens aufii mal-faits que nous deux, à un borgne tel que tu es, & à un boiteux comme moi. Ne pouroit- on pas dire la même chose des richesses, à voir la maniéré dont le plus souvent elles font distribuées ? Les plus heureux ou les plus habiles, quelquefois les plus méchans & les plus indignes les attrapent. Les honnêtes gens n’ont souvent que de belles espérances ils restent dans l’indigence & dans l’obfi curité, tandis que d’autres , qui auroient des Mœurs. 37 9 dû n’en sortir jamais , s’élèvent & laissent bien loin derrière eux la vertu indignée. Ainsi l’écume des mers s’élève fur leur surface, tandis que les perles restent au fond. Un Financier qui a voit amassé de grands biens aux dépens de l’Etat, disoit à un Sage. Il faut, je crois, bien delà force d’esprit pour mépriser les richesses. Vous vous trompez , lui répondit le Phi- losophe , il suffit de regarder entre les mains de qui elles passent. Peu de bien avec l’innocence & la probité, vaut mieux que des tonnes d’or amassées par les mains de l’injustice. Le grand Turennc étant dans le Comté de la Mark en Allemagne, on lui proposa de lui faire gagner , par le moyen des contributions, cent mille écus , sans que la Cour en eût aucune connoissance. Il répondit en riant Après avoir eu beaucoup de ces occaßens fans en avoir profité, je ne fuis pas d'humeur de changer de conduite à mon àqe. On ne trouva dans ses coffres à fa mort que cinq cents écus. A quoi servent les richesses , quand 011 est dévoré de remords , ou que le trépas vient enfin les ravir à son injuste possesseur ? Qui ne sait d’ailleurs que le bien mal acquis se dissipe vite , qu'il profite rarement, & passe encore plus rarement à la troisième génération ? Et 38° L 1 È c e i e puis combien n’en coute-t-ii pas , lorC. qu’il faut, par la restitution, réparer ses injustices ! Il est plus aisé de ne point prendre le bien d’autrui, que de le rendre. Ce que nous possédons semble en quelque sorte s’être identifié avec nous i & au moment même qu’on va en être entièrement dépouillé, on se résoud encore avec peine à en faire le sicrifice. Un fameux Usurier se voyant près de mourir , fit enfin appeler un Confesseur. Celui-ci ayant trouvé que tout son bien étoit acquis par la voie injuste de l’usure, lui dit qu’il falloit absolument tout res. tituer. Mais que deviendront mes enfans , dit le malade ? Le salut fie votre ame, répondit le Confesseur , doit vous être plus cher que la fortune de votre famille. Je ne puis me résoudre à ce que vous exigez , reprit le moribond au désespoir, fef j’en courrai les risques. Il se retourne vers la muraille de son lit, & meurt. Il n’est pas défendu, fans doute, de désirer de devenir riche, fi on le peut; mais il ne faut pas le souhaiter trop ardemment. Le désir de faire fortune est souvent un grand écueil pour la vertu. Celui, dit l’Efprit-Saint, qui se hâte de s'enrichir , ne fira pas innocent. L'or , ajoute-1- il, en a précipité plusieurs dans le malheur, U son éclat a causé leur perte. L'or est un sujet de chute à ceux qui lui sacrifient des Mœurs. zZt malheur à ceux qui le recherchent avec ardeur ! il fera périr tous la insensés. 3 „ U11 Philosophe ayant perdu tout son bien dans une société qui l’avoit trompé Je me repose, dit-il, sur l’argent que s aï- perdu , du soin de me venger de la mauvaise foi de mes associés. Cratès, qui pourtant auroitpu en faire un meilleur usage, jeta tout son argent dans la mer. J’aime, mieux dit-il, te faire périr que de périr par toi. Il elt plus facile de le passer des richesses que d’en bien jouir. On dit communément , & tout le monde se le persuade , que si l’on étoit riche , on feroit un bon usage de ses richesses. Mais donc une chose si aisée ? Est-il si facile qu’on le pense, de résister continuellement à ses paillons, lorsqu’on a tant de moyens & d’occasions de les satisfaire ? Et ne faut-il pas bien de la sagesse pour ne faire jamais de son opulence qu’un usage permis & légitime ? L’emploi que la plupart des riches font de leurs trésors , devroit consoler de ne les avoir pas. Les richesses sont des biens sans doute, mais, par l’ulàge qu’on en fait, elles 3 QjiifefHnat iitan , nontrit innocent. Prov. 2$. Va i/äs qui se ftantur illud t § 7" omnis imprudent deperiet • n illo, ileeli. Zi. z8r L’ È c o l e deviennent souvent plus nuisibles à l’homme que ce qu’il appelle des maux. On abuse de ces rieb elfes, qui donnent le pouvoir de faire bien des choses qu’il est bon de ne pouvoir faire. Au lieu de les employer à secourir les malheureux, à consoler l’affligé, à récompenser le mérite & la vertu ; combien n’y en a-t-il pas qui s’en servent pour opprimer le pauvre, pour étaler un luxe orgueilleux & insultant, pour nourrir une sensuelle délicatesse, & pour satisfaire toutes leurs pallions ! Il me semble les voir, ces passions , se rassembler en foule autour du riche , crier avec importunité & s’agiter avec fureur , ou le presser plus puissamment encore par leurs attraits, parce qu’elles lui voient entre les mains de quoi les appaifer. Comment résistera-t-il à tant d’ennemis ? Que poura fa foible vertu , quand tous ses sens flattés se ligueront contre elle, & qu’il lui faudra lutter sons cesse contre ses plus doux penchans. Mais je veux qu’il en triomphe trouvera-t-il dans ces biens tout le bonheur qu’il en attend ? Tourmenté par l’inquiétude ou par la satiété même de ses désirs , fatigué par les embarras de son état, dévoré par l’ennui, combien de fois ne portera-t-il pas envie aux plaisirs imiocens & à l’heureuse tranquillité des des Mœurs. conditions moins riches & moins éclatantes ! Henri IV, du faîte des grandeurs, qui l’embarrâssoient pourtant moins qu’un autre, faisoit l’éloge de la médiocrité. Il trouvoit heureux le Gentilhomme qui, avec dix mille livres de rente & moins encore, savoir vivre loin de la Cour. Une fortune médiocre suffit à nos véritables besoins le relie n’elt qu’osten- tation & vanité. Il faut du bien fans doute, mais à quoi sert le superflu ? On ell riche avec peu de bien, quand ou sait se passer des choses inutiles. - Arché- laiis, Roi de Macédoine, ayant offert de grandes richesses à Socrate , s’il vou- loit venir à fa Cour, ce Philosophe lui répondit La mesure de farinese vend peu de chose à Athènes , 0? Peau ny coûte rien. Quand on a le nécessaire, c’est une folie de souhaiter de grands biens. Si l’on est plus riche, on dépense à proportion de ce qu’on a, & les fantaisies augmentent comme la facilité de les satisfaire. Combien de choses qu’on désire avec ardeur, parce qu’on les croit nécessaires , & qui pourtant ne le font pas ! Le trait si connu de Dioyene , quoique fans doute porté trop loin , ne le prouve peut-être que mieux par fa singularité même. Ce Philosophe, qui n’av oit pour y ?84 L’École tout bien qu’un tonneau, une besace, uneécuelle & une tasse , ayant apperçu un jeune homme qui buvoit dans le creux de fa main , jeta là tasse comme une chose peu nécessaire. Vous savez qu’Alexandre vint un jour le voir, & le pressa de lui demander ce qu’il vou- droit. Mais ce Philosophe qui se chauf- foit alors aux rayons du soleil dans son tonneau, rejetant les offres de ce Prince, le pria seulement de ne pas lui ôter par son ombre la chaleur du soleil. Ce détachement des biens & des honneurs , qu’Alexandre admira , & qui lui fit dire que s’il n’étoit pas Alexandre il voudroit être Diogene , n’étoit dans cet homme singulier , ainsi que dans la plupart des anciens Philosophes, qu’un orgueil plus raffiné, qui lui faifoit, comme le lui a reproché Platon, fouler aux pieds le fasse par un autre faste. Ce n’est guère que dans les fixateurs de la Religion Chrétienne que peut être sincère & véritable le mépris de ces biens, qui sont si chers au cœur de l’homme. Pour quelques exemples, admirés parce qu’ils étoient rares, que vante la Philosophie Païenne , &que la Philosophie de nos jours a mieux aimé louer qu’imiter, combien d’autres, en plus grand nombre & plus parfaits, le Christianisme n'offre-t-il pas! On des Mœurs. ;8s On a vu dans tous les siècles & dans le nôtre même , des personnes distinguées dans le monde par leur rang & par leur naissance -, renoncer à l’agrément d’une fortune au moins suffisante, à la certitude d’un avenir encore plus flatteur , pour embrasser la pauvreté évangélique. Ils ont quitté avec joie des biens fugitifs & passagers, pour s’assurer des biens éternels & infinis, promis fur-tout à ceux qui auront fait à Dieu un généreux sacrifice des richesses & des elps- rances de la terre. Parmi une infinité d’exemples que nous pourions citer, nous rapporterons celui du pieux Prêtre Bernard. Né à Dijon en if 88 , d’une famille distinguée, il se livra d’abord aux plaisirs & aux amu- semens du monde mais enfin touché de Dieu, il se dévoua tout entier au soulagement des pauvres, & leur donna tout son bien. Il refusa constamment les Bénéfices que la Cour lui offrit. Ün jour le Cardinal de Richelieu lui dit qu’il vouloit absolument qu’il lui demandât quelque chose, & le laissa seul pour y penser. Le Cardinal étant revenu une demi-heure après, Monseigneur , lui dit le Prêtre Bernard , après avoir bien rêvé, j'ai trouvé enfin une grâce à vous demander. Lorsque je vais conduire les patiens d la potence , pour les ajpster à la mort Tome III. K ;86 L’ É C 0 L E les planches de la charette fur laquelle on nous mette font fi mauvaises que nous courons risque à chaque instant de tomber à terre. Le Cardinal rit beaucoup de cette demande, & ordonna aussi-tôt qu’on mît la charette en bon état. Ce saint homme , qui n’avoit rien à demander pour lui - même , parce qu’il étoit détaché de tout, demandent souvent au contraire pour les malheureux. Ayant un jour présenté un placet à une personne en place qui étoit très-vive, cette personne entra en colere , & dit mille injures contre celui pour lequel M .Bernard s’intéressoit celui-ci insistant toujours, le Seigneur irrité lui donna un soufflet. Sur le champ M. Bernard se jeta à ses genoux , & lui dit, en lui présentant l’autre joue Monseigneur , donnez-moi encore un bon soufflet fur celle -ci , accordez - moi ma demande. Le Seigneur confus de son emportement, & plein d’admiration pour la vertu du Prêtre Bernard, lui accorda tout ce qu’il voulut. La fortune n’est jamais petite, quand on a peu de besoins & de désirs. Dubien ! i’en aurois mains, que j’en aurais assez, A qui vit fans désirs, en faut-il davantage ? REGNIER DeSMARETS, Heureux celui qui, comme çe Poste, DES M CE U S. Si Z87 sait mépriser l’inutile & jouir du nécessaire ! Content avec un bien médiocre , il voit du port, à l’abri de la tempête, tous les naufrages qui Ce font fur la mer orageuse de la fortune. Grands postes, biens immenses, les hommes vous dé- lireroient-ils si passionnément, si l’éclat dont vous brillez , ne les empêchoifc d’appercevoir les écueils semés autour de vous ? le bien de la fortune est un bien périssableî Quand on bâtit fur elle , on bâtit fur le fable. Plus on est élevé , plus on court de dangers- Les grands pins font en butte aux coups de la tempête ; ' Et la rage des vents brise plutôt le faîte Des maisons de nos Rois que des toits des bergers.’ O bienheureux celui, qui peut de fa mémoire Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire , Dont l’inutile foin traverse nos plaisirs Et qui, loin retiré de la feule importune, Vivant dans fa maison content de fa fortune, A, selon son pouvoir , mesuré ses désirs î Racait Vous voyez bien des gens qui ont beaucoup plus de richesses & d’honneurs que vous u’en souhaitez pour vivre heureux , & qui ne le sont pourtant pas ; pourquoi espéreriez-vous de l’être plus qu’eux ? Celui qui n’a pas assez de ce qu’il possédé, est auflî pauvre que celui ?88 L’Êcoie qui ne possédé rien. Peu , au contraire, est beaucoup à celui qui se contente de ce qu’il a. Ainsi l’ont pensé les Païens même. Fhocion , célébré Athénien, avoit dissuadé Alexandre de faire la guerre aux Grecs , parce que c’étoit sa patrie, & lui avoit conseil lé de tourner plutôt ses armes contre les Perses. Alexandre, après ses conquêtes, lui envoya, par recon- noissance, un présent de cent talens 4 . Phocîon demanda à ceux qui les apportaient , pourquoi Alexandre vouloir faire à lui seul une si grande libéralité. C’est i répondirent-ils, parce que vous êtes le seul dans Athènes qu’il ait reconnu pour homme de bien. Si Alexandre , reprit Phocion , ma connu tel dans la médiocrité de ma fortune quil me laisse dans cette médiocrité , qu’il me permette de refter homme de bien. En disant cela, il s'occupent à tirer lui-même de l’eau d’un puits, & fa femme faifoit du pain. Il persista toujours dans la fuite à refuser avec la même fermeté les présens d’Alexandre , quelque instance que ce Prince lui fît. Il refusa également les grandes sommes qu’Antipater, un des successeurs d’Alexandre,lui fit aussi offrir,; & comme on lui représentait que, s’il 4 te talent Atti^ue valoit trois mille livres de France. b e s Mœurs. 3S9 n’en vouloit point pour lui, il devoit du moins les accepter pour les enfans Si mes enfans font sages , répondit - il, Us auront assez de ce qui me suffit d moi- même U s’ils ne le font pas , ils en auront trop. Heureux , dit le Sage, celui qui na point couru après l’or ! Qui efi cet homme ? & nous le louerons f . Le mépris de ce métal si recherché, si dangereux & si souvent funeste à l’innocence, est un des plus sûrs remparts de la vertu. Il est difficile de corrompre celui qui n’est point avide de richesses , qui a peu de besoins, & qui lait se contenter de ce qu’lia. La Cour d’Angleterre avoir intérêt d’attirer un Seigneur Anglois dans son parti. M. Walpole va le trouver. Je viens, lui dit-il, de la part du Roi vous assurer de fa protection, vous témoigner le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, & vous offrir un emploi plus digne de votre mérite. Milord, lui répliqua ce Seigneur, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous. On lui sert au même instant un hachis , fait du reste d’un gigot dont il avoir dîné. Se tournant alors vers M, Walpole Milord, ajouta-t-il, pensez. vous qù’un homme qui fe contente d’un iO ... Ouis est hic? £ t Uudabimus eum. Eccli. zl', R ' » 390 L’ É C O L E pareil repas, soit un homme que la Cour puise aisément gagnerDites au Roi ce que vous avez vu ceji la feule réponse que s ai à lui faire. Que ces exemples de désintéressement & de modération font rares ! & combien peu font à l’épreuve de cet aimant puissant & en pour m’instruire de tout ce 400 L’ É C O L E que je dois faire afin d’être agréable à vos yeux. Salomon eut le bonheur d’obtenir ce qu’il demandoit. Dieu lui accorda la sagesse, & avec elle tous les autres biens qu’il ne demandoit pas. C’est aussi ce qui vous arrivera, si vous êtes assez heureux pour obtenir la sagesse. Elle vous procurera tout ce qui vous est nécessaire pour passer heureusement cette vie, & vous tiendra lieu de tout le reste. Que peut-il manquer à celui qui est sage, pour être heureux autant qu’il est permis de l’être fur la terre? N’a-t-il pas cette tranquillité d’ame, qui est, selon l’expression de l’Ecriture, comme un festin continuel , cette paix de la conscience & cette modération de désirs , qui font les plus doux fruits delà vertu? Voilà ce qui le rend le plus heureux à s hommes. Tout ce que la fortune peut donner, ne vaut pas ce qu’il possédé, puisqu’il a la sagesse; & que sont tous les biens du monde au prix d’elle ? Que servent à F insensé tous ses trésors , suivant la belle pensée de Salomon , puisqu’il ne peut en acheter la fy'Js* C 7 • Mais ce bien précieux, c’est, apres Dieu , aux parens à le procurer à leurs 7 prodeß ßulto habere diyitias , cùm sapiens emt,re non pojsit ? I’rov. 17. des Mœurs. 401 enfans par une vertueuse éducation ; & c’est aux enfans à le mériter par une grande docilité. Il y a tout à espérer de celui qui est docile, & qui reçoit avec attention les sages leçons qu’011 lui donne, Aufli cette qualité si nécessaire, qui est en même temps le principe & le fruit d’une bonne éducation, le Dauphin, fils de Louis XV , avoit eu foin de l’inspirer de bonne heure à ses enfans ; & son fils aîné le Duc de Bourgogne, jeune Prince de beaucoup d’esprit & d’une grande espérance , en donna un jour un bel exemple. Il avoit contredit son Gouverneur , & dans la vivacité de la dilpute il s’échappa jusqu’à lui dire Nous verrons qui de nous deux aura raison. Mais faisant ausiî-tôt réflexion que cette saillie étoifc contraire à la déférence & à la docilité qu’il lui devoir, il ajouta sur le champ Ce sera vous sans doute , parce que vous êtes plus r asonnable que moi. Cette estimable docilité est un des meilleurs moyens d’acquérir la sagesse & toutes les vertus. En ouvrant l’oreille aux bonnes instructions , elle les fait descendre jusque dans le cœur, pour y répandre des germes féconds. Mon fils , dit l’Ecclésiastique , aimez dès votre première jeunesse à être instruit , & vous acquerrez une sages'e que vous conserverez jusqu’à la vieiües'e. Approchez-vous de la 4oa L’ É c o l e sagesse de tout votre coeur. Cherchez-la avec soin, U elle vous fera découverte ? & quand vous ïaurez une fois embrassée , ne la quittez point car vous y trouverez à la fin votre repos , sy elle Je changera pour vous en un sujet de joie 8 . Les lumières de la raison ont découvert aux Païens même cette excellente vérité & l’on nous a conservé à ce sujet une belle fiction morale de Crantor , Philosophe Platonicien. Il disoit que les Divinités qui président à la richesse, à la volupté , à la santé & à la vertu , se présentèrent un jour à tous les Grecs rassemblés auxjeux Olympiques, afin qu’ils leur marquassent leur rang, suivant le degré de leur influence sur le bonheur de l’homme. La Richesse étala si magnificence , & commençoit à éblouir les yeux de ses Juges , quand la Volupté représenta que l’unique mérite des richesses étoit de conduire au plaisir. La Santé dit que fans elle les plus grands plaisirs sont amers , & que la douleur prend bientôt la place de la joie. Mais la Vertu termina la dispute, & fit convenir tous les Grecs que la richesse, le plaisir 8e la santé ne durent pas long-temps fans elle, ou deviennent des maux pour qui ne fait pas 8 ... In , ovijjîmis enim inventes requiem in e ^-â-Aà, r MÉMOIRE S V R LA MENDICITÉ. Si quis non vult operari , nce manducet. 11. T H E S S A Z. 10. Si quelqu'un ne veut point travailler , qu'il ne mange point. AVERTISSEMENT. C E Mémoire a été composé pour une Académie , & par le zele du bien public. Le même motif engage à le faire imprimer à la fin de ce Volume. Il ne doit pas d’ailleurs paroltre déplacé dans un Ouvrage , dont plusieurs Maximes tendent à inspirer la bienfaisance N l'inclination à secourir les indigens. On y trouvera un moyen aussi simple N facile , que juste raisonnable , de soulager la plus nombreuse partie des malheureux , U d’'assurer le bonheur de tous les vrgis pauvres. Un sujets conforme aux vœux de l'humanité, pouroit - il ne pas intéresser tous les cœurs Immaihs N sensibles ? Il convient à tous les pays qu infecte le chancre contagieux de la Mendicité , & combien ny en a-t-il pas ! MEMOIRE SUR LA MENDICITÉ, Qiii a concouru au prix de VAcadémie des Sciences, Arts & Belles-Lettres de Châlons-sur-Marne , U qui a obtenu Z’acceffit. Le sujet proposé étoit d’indiquer les moyens de détruire la mendicité , en rendant les mendians utiles à l’Etat, fans les rendre malheureux* hi=========æiâîs=======s. D E tous les sujets , qui ont été depuis long-temps donnés par les différentes Académies de l’Europe, il en est peu qui m’aient paru plus beaux , plus utiles, plus intérclfans que celui que vous avez choisi, Meilleurs, pour en faire cette année l’objet du triomphe littéraire dans votre Académie. Quel avantage inestimable ne procurera-1-on pas à la société , T 3 4$8 Mémoire si par des moyens surs & faciles, on peut parvenir à la décharger d’une multitude avide d’infectes rampans qui, ne parodiant nés que pour dévorer les fruits de la terre, fe multiplient tous les jours de plus en plus, malgré tous les efforts qu’on fait pour s’en délivrer! Quelle source de riqhesses pour le Royaume, si , en employant à des travaux utiles tant de fainéans valides, on peut les faire servir à enrichir un Etat qu’ils appau- vriffoient, & restituer à la Patrie des hommes dont l’oisiveté , l’horreur du travail lui déroboient des bras destinés à la servir ! .Quel bien infini pour les mœurs, pour la police , si l’on peut abolir la mendicité, cet état funeste de fainéantise, quelquefois encore plus rempli de vices que de miferes, plus chargé de crimes que d’opprobre, & où , après avoir perdu toute honte, on perd souvent toute vertu! Que je m’estimerois heureux, si je pouvois contribuer à une réforme si avantageuse, qui fait depuis long-temps l’objet des vœux de tous les bons citoyens! Animé par l’intérêt du bien public encore plus que par l’amour de la gloireje vais dans ce Mémoire exposer mes idées , joindre mes pensées , mes réflexions à celles que d’autres ont faites avant moi, proposer quelques sur la Mendicité. 419 nouvelles vues pour éclaircir, rectifier, perfectionner, & réduire à une pratique plus facile les moyens qui s’emploient déjà avec succès dans quelques pays voisins de la France. L’expérience est la pierre-de-touche de tous les systèmes. Tel plan qui pa- roiisoit solide, mis à l’épreuve ne s’est trouvé que creux. C’est donc d’après l’expérience fur-tout que je vais parler. A la lumière de son flambeau , je ferai voir d’abord 1 inutilité ou l’insuffisance des divers moyens employés en France dans les différais temps pour abolir la mendicité. Je ferai connoître ensuite celui de tous les moyens qui paroît le plus propre à délivrer entièrement & pour toujours, la société de ce mal si ancien & si répandu , en rendant les mendians utiles à l’Etat, sans les rendre malheureux. Je dirai peu de chose de neuf. Je préféré à la gloire d’être inventeur celle d’être utile. J’aime mieux exposer sans art un plan avantageux & éprouvé, que de créer de brillantes chimères, qui s’évanouiroient aux rayons purs & réfléchis de l’expérience. PREMIERE PARTIE. Insuffisance des moyens employés en France jusqu à présent , pour détruire la mendicité. Si la mendicité devient quelquefois nécessaire, pour empêcher les indigens de périr; elle est sujette à des incon- véniens si fâcheux, à des abus si grands, si multipliés, si reconnus, que l’Etat doit, s’il est possible , chercher à l’abolir, en pourvoyant d’ailleurs à la subsistance de tous les pauvres. Aussi la plupart des Gouvernemens se souvent occupés , comme ils le font encore aujourd’hui , de cette partie importante de l’administration. Combien depuis deux siècles , pour ne pas remonter plus haut, combien d’ordonnances, de déclarations, d’arrêts ont été portés dans la France feule au sujet des mendians ! Tous ces réglemens sont voir avec quel foin on s’est appliqué depuis long-temps à corriger le mal de la mendicité. Pourquoi donc , malgré tant de lois , ce mal s’est, il perpétué, s’ett-il accru même au point où il est aujourd’hui ? c’est que ces lois ne donnoient que des moyens insuffisans, dont l’effet fut peu durable. C’étoient sur la Mendicité. 441 de ces remedes palliatifs, qui n’arrêtent le mal que pour un temps , & lui laissent ensuite reprendre son cours. Non, quelque justes que puissent être les motifs des lois qu’on portera contre la mendicité, & quelque vigoureuse qu’en soit l’exécution, on ne réustïra jamais à la proscrire , tandis qu’on n’aura pas fait précéder un remede efficace à un mal si général & si invétéré. On crut l’avoir trouvé, ce remede, dans l’établissement des Hôpitaux Generaux. On se hâta d’élever dans plusieurs villes des édifices immenses, destinés à recevoir un grand nombre de malheureux. On y rassembla beaucoup de pauvres valides & invalides. On y établit des manufactures on y fabriqua ; & pour avoir le débit, on vendit à bon compte. Le plan étoit beau, le projet magnifique, & l’exécution paroissoit devoir favoriser l’entreprise. Mais a-t-elle été aussi avantageuse à l’Etat qu’on l’espéro-it ? ne lui a -1 - elle pas même été plutôt nuisible ? On a fait par-là tomber les fabricans particuliers, & l’on a ruiné plusieurs familles qui lupportoient les charges de la Ville & de l’Etat. C’est ce qu’on n’avoit pas prévu, lorsque l’on commença en France ces grands asiles de la milere. Louis XIV, qui im- primoit à toutes ses entreprises un air Ts 444 Mémoire de grandeur & de majesté donna la première idée de ces magnifiques Hôtels- Dieu , qui ont été construits dans plusieurs villes du Royaume, à l’imitation de celui de la Capitale. Tel est l’ascendant qu’obtiennent sur l’esprit des autres hommes les génies d’un ordre supérieur, nés pour donner le ton à leur siede ils les entraînent, ils les maîtrisent, & les forcent en quelque forte à recevoir fans examen toutes leurs idées particulières, qui deviennent celles de la nation. Ce n’est qu’après une certaine révolution d’années, que l’illusion se disiipe , & qu’on a le courage de revenir de la prévention qui avoit séduit tous les esprits. Ainsi commence-t-on aujourd’hui à ouvrir les yeux fur les inconvéniens & fur le luxe déplacé de ces superbes bâtimens, destinés à renfermer la pauvreté & l’infortune. On commence à reconnoître qu’il seroit plus humain & même plus noble d’employer au secours des malheureux les sommes que la charité publique leur consacre, que de parer de dehors brillans l’asile des infirmités & de l’indigence. Pour élever ces somptueux édifices , qui peuvent devenir en un moment la proie des flammes x il a fallu , par ignorance, ou par intérêt, s’y opposent. C’est ce qui fait souvent échouer les établissemens les plus utiles, lorsqu’ils ne font pas soutenus par des hommes de tête, dont le génie s’élève au-dessus des obstacles, & les méprise ou les surmonte. A toutes les objections qu’on pouroifr faire , la meilleure & la plus décisive réponse , c’est fans doute l’expérience. Que ce projet soit praticable , on ne peut en disconvenir, puisqu’il a lieu & le soutient dans plusieurs villes avec la plus grande satisfaction des habitans, qui en sentent de plus en plus tous les avantages. Cependant la plupart des habitans d’une de ces villes le regarderez d’abord comme impraticable 6. Ils y trouvoient des embarras & des difficultés fans nombre , & l’on peut dire que eet établissement y a éprouvé à fa nais. ' sance toutes les contradictions que les bons projets ont coutume d’essuyer. Si la chose enfin a réuffi ; si elle y a pris C€> Lts habitant d’Ath, ville da Haiiixut Autrichien. sur la Mendicité, 465 aujourd’hui une confistancè solide, on le doit au zele des Magistrats, & fur-tout à l’activité & à la fermeté du Chef de cette ville. Les grandes difficultés s’évanouirent bientôt insensiblement les avantages se succédèrent ; & l’on fut à la fin surpris de trouver si facile ce qui au premier coup d’œil avoir paru presque impossible. Répondons néanmoins à quelques objections les plus spécieuses, qui pouroient naître dans l’esprit des personnes même les mieux intentionnées & les plus zélées pour le bien public. Plus on désire ardemment , plus on craint pour le succès ; & les vains fantômes quelquefois n’effraient pas moins que les objets réels 7 . Vous voulez, dira-t-on, que chaque Communauté nourrisse scs pauvres mais ce réglement peut tout au plus s’observer dans les lieux où il y a beaucoup de per-, sonnes riches , comme en Hollande. Le succès de cet établissement ne dépend point de la richesse de l’endroit. Si la Hollande est très-riche, le pays d’Ÿver- dun est très-pauvre. Ruremonde , où il n’y a point de commerce , n’est certainement pas riche. Cependant on est 7 ' Ves ohjestions suivantes ont réellement été faites à Ath & ailleurs ; Si l’on y a répondu I*rè5 €o;iuie nous le faisons ici. v 5 466 Mémoire parvenu à y abolir la mendicité par îe moyen d’une aumône générale. On peut •donc par le même moyen l’empêcher par-tout. Dans quelle ville, dans quel village les pauvres meurent-ils de faim ? Ils vivent par-tout de l’aumône , quoique souvent faite sans discernement ou à de prétendus pauvres. La moitié de ces charités, que la plupart des riches font aux mendians importuns, fuffiroit, fi elle étoit distribuée par des personnes sages & prudentes * pour nourrir, non plus des fainéans indignes de tout secours, mais devrais indigens dignes d’être aidés. D’ailleurs fur trente personnes en état de donner quelque chose, il n’y a souvent qu’un pauvre à entretenir ; & il est impoflîble que ces trente personnes puissent se déranger, en fournissant à l’entretien de ce pauvre, à proportion de leurs moyens. On poura donc faire exécuter ce réglement à la campagne même & dans tous les villages où il y a de la police g. Mais quand il ne pouroit avoir lieu que dans les villes, ceseroit toujours un grand bien , parce que c’est S Une personne m’a dit que dans un gros vil. îage de Flandre, un Curé zélé avoir établi cet ordre, aidé seulcimnt de deux des premiers du lieu ; & ils étoieur heureusement parvenus à y abolir entier-' ment sa Mendicité. SUR LA Me N DI CI T i. 4§7 dans les villes fur-tout qu’on a le plus à souffrir des mendians , qui s’y multiplient & s’y rassemblent davantage. Je conviens , ajoutera-1-on , que ce. projet est excellent pour les petites villes mais il eji presque impojsible de P exécuter dans les grandes , où le nombre des pauvres est trop constdérable. Si les pauvres font en plus grand nombre dans les grandes villes , les fondations' & les aumônes y font aussi en proportion. Ces biens & ces aumônes y suffisent, non- feulement aux vrais pauvres, mais à une multitude de fainéans, d’autant plus difficiles à distinguer des autres, que la ville est plus grande & le nombre des pauvres plus considérable. Cet établissement feroit donc plus nécessaire encore dans les grandes villes. Plus elles ont à souffrir des mendians, plus elles font intéressées à s’en délivrer, s’il est possible. Et pourquoi ne le feroit-il pas ? Il ne s’agira que de multiplier les quartiers, & de former plusieurs Bureaux. Si la ville est grande & a beaucoup d’indigens, il s’y trouve en même temps beaucoup, de personnes pour faire l’aumône & pour avoir foin des pauvres. Il y a en Hollande plusieurs villes très-peuplées & très-considérables. Cependant on n’y mendie point, & tous les pauvres font secourus. C’est que cette V 6 468 M H M O I R E République , qui,malgré la diversité des sectes qui la divisent & des membres qui la composent, a su mettre dans fa police le même ordre que dans son négoce, a établi à cet égard une sage discipline. On a soin de la maintenir, parce qu’on la regarde comme essentielle au bon ordre & à la tranquillité publique. Les crimes en effet font très-rares en Hollande, parce qu’on n’y nourrit pas aux dépens des vrais pauvres la fainéantise , qui nourrit tous les vices. Ce réglement n’y est pas moins avantageux au progrès des fabriques, des arts & des métiers , parce que tout le monde travaille ; & c’elt peut-être à cet établit fernem, que cette république florissante doit une partie de ses richesses & de l’étendue de son commerce. Combien de. matelots forts & robustes ne lui fournit- il pas ! & combien d’entre euxn’auroient jamais pris cet état, fl la douce profeflion de mendianty étoit permise, & auffi lucrative qu’ailleurs! Ne doutons pas que l’abolition de la mendicité, entre autres avantages, ne procurât auffi en France aux régimens provinciaux bien plus de soldats, & dans la fuite un plus grand nombre d’hommes mieux constitués, que ne le font d’ordinaire aujourd’hui les enfans des rnen- dians. On les voit la plupart contrefaits Sur la Mendiöite. 4S9 a eltropiés , parce que leurs parens occupés à mendier, les abandonnent où les négligent. Ce qui n'arriveroit pas dans le plan que je propose. Les pauvres relieraient ehe’, 5 eux, & y éleveroient leurs en la ns dans l’habitude du travail, qui les rendroit forts & vigoureux, & les mettrait en état de servir le Prince & la Patrie. On ne serait pas obligé., comme on doit le faire dans un Hôpital- Général , de séparer des personnes que Dieu a jointes ensemble , & d’anéantir un des principaux effets d’un Sacrement qui n’elt pas moins respectable parmi les pauvres que chez les riches. Mais, dira-t-on encore, comment occuper tous les mendiais valides , les obliger au travail ? la plupart nont point appris de métier. Dès qu’une sois on leur aura interdit le métier honteux de mendier, ils seront obligés la plupart d’en apprendre un autre, qui fera plus honorable pour eux & plus avantageux à la société. Chacun choisira celui pour lequel il se trouvera le plus propre, ou qui fera le plus conforme à son goût, fl faudra sans doute dans les commence mens en aider plusieurs de la bourse des pauvres, en attendant qu’ils se soient mis en état de gagner leur vie par le travail mais bientôt ils le seront. Les manufactures, les arts , les métiers 3 47 o Mémoire l’agriculture, les terrains incultes récl£ ment en plusieurs endroits les bras oisifs. Ceux qui ne voudraient ou ne sauraient apprendre aucun métier , ne pouroient- ils pas être employés utilement aux travaux publics , à l’entretien des chemins, à faire une partie de ces corvées si onéreuses & si préjudiciables aux habitans de la campagne ? Je ne fais qu’indiquer ici les principaux moyens de procurer du travail aux mendians valides. Chaque pays a ses ressources & ses travaux. Ceux qui font chargés de i’adminiitration publique les connoissent, & avec du zele ils trouveront facilement à occuper tous leurs pauvres. Je dois leur laisser ce foin, persuadé qu’ils sentiront eux-mêmes tout l’avantage que le pays en doit retirer. L’Etat est comme une grande famille, dont !e Prince est le pere. Si tous ses enfans gagnent, l’Etat s’enrichit. Si un grand nombre ne gagne rien, & doit tirer sasubsistance de ceux qui travaillent, l’Etat devient pauvre & languit. Ainsi voit-on peu de fruits fur ces arbres, dont les branches parasites & gourmandes attirent à elles ce suc précieux, qui ne devoir couler que dans les branches fertiles. Il est donc de l’intérêt général, qu’on procure à tous les membres de l’Etat sur la Mendicité. 47r des moyens de travailler, parce qu’on procurera ainsi à tous des moyens donnâtes de subsister , sans être à charge aux autres. Ce travail utile, en préservant les pauvres des vices dont l’oisiveté est la source, fournira du moins à une partie de leur subsistance, & sera toujours par conséquent un profit pour l’Etat, qui les iiourriilbit également à rien faire. Quand on ne pouroit absolument procurer du travail à tous les mendians valides , le plan que je propose n’en seroit pas moins utile. L’Aumône générale bien administrée , seroit encore plus que suffisante à leur entretien ; puisque dans l’état d’oisiveté qu’ils professent, ils vivent tous de l’aumône , & que plusieurs y trouvent même de quoi nourrir l’ivrognerie & la débauche. Mais ne craignons pas que les pauvres qui voudront travailler soient souvent dans le cas de rester oisifs , pour peu qu’on ait foin de leur ménager les res. sources que peut fournir chaque canton à ceux qui veulent travailler. Dans les lieux où la mendicité a été proscrite, on a presque toujours trouvé de quoi occuper & faire travailler tous les pauvres > & ils s’y font la plupart offerts & prêtés de bonne grâce. Ce fut, comme nous l'apprend un témoin oculaire, un spectacle bien satisfit! suit, le lendemain que 472 M Û. M O I R B la défense de mendier eut été publiée h Ath, de Voir des pauvres, qui se di- soierft auparavant infirmes ou estropiés, devenus tout d’un coup ouvriers valides, aller se présenter au travail. On vit les filles de ces pauvres s’offrir pour apprendre à filer, tricoter, faire de la dentelle. On vit les garçons courir chez les maîtres de différais métiers , pour y être J reçus apprentis. Ils furent tous placés 1 en peu de temps, ou occupés à travailler ' 1 chez eux ; & à la seconde visite géné- 2 raie qu’on fit six mois après, on n’en ’if trouva que quatre ou cinq qui ne tra- u vailloient point. On vit même des vieil- à lards octogénaires , des mendians jubilaires , les uns faire des filets , d’autres à tricoter, ou tourner le rouet pour mettre à plusieurs fils ensemble, en un mot s’oc- ko cuper presque tous à faire quelque petit ho travail proportionné à leurs forces & à le, leur capacité. La fainéantise redevint ce to qu’elle devroit toujours être, un sujet né de honte ; & l’occupation , le seul titre qu légitime à la nourriture [ VI ]. toi Tel est l’avantage que cette ville a co, retiré d’abqrd de cet utile établissement. • K Elle y gagne tout le travail que font me aujourd’hui ces pauvres & qu’ils ne fai- Ni soient pas. Les pauvres eux-mêmes n’en bri font devenus que plus heureux. Iis font eu.' charmés d’ètre assurés d’avoir toute lew P sur u MenûicitI 47? vie de quoi subsister selon leur état, d'être soulagés dans leurs maladies, & de n’être plus exposés à tous les mauvais temps pour chercher leur pain de porte en porte. Comme ils avoient quelquefois d'abondantes, quelquefois d’in- suffifàntes aumônes ; tantôt ils man- geoient avec excès , tantôt ils n'avoient pas de quoi se nourrir ce qui ne pouvoit manquer de leur causer des maladies, dont la plupart étoient les victimes. Aussi a-t-on remarqué à Ath , que fur cent ^pauvres qui mouroient auparavant dans une année, il n’en meurt pas dix aujourd’hui. Combien un tel établissement n’est - il donc pas avantageux à l’Etat, & digne de l’humanité. On conserve la vie des hommes on épargne à ses freies la honte de se mettre aux pieds de leurs semblables on pourvoit aux besoins de tous les indigens aucun n’est oublié ou négligé. Une ville paroît n’être plus qu’une même & grande famille, dont tous les membres concourent au bien commun. Représentez-vous cette quantité d’hommes fainéans , devenus ouvriers utiles. Non-feulement ils travailleront à vos fabriques & les augmenteront, mais avec eux on en établira de nouvelles, parce que la main-d’œuvre fera plus multipliée 474 Mémoire & coûtera moins, dès que tout le monde travaillera. D’une multitude d’ouvriers nouveaux naîtra donc une nouvelle source de richesses. Les mœurs même y gagneront. En enlevant à la fainéantise ces nombreux troupeaux de mendians, dont la plupart crou- pissoient dès l’enfance dans une oisiveté infecte & corrompue , combien de vices & de désordres le travail aflidu n’extirpera-t-il pas ? Les pauvres, qui ne viendront plus dans nos temples pour y troubler & y importuner la piété, mais pour*” y recevoir les instructions de leurs Pat leurs, seront mieux instruits, & plus en état d’instruire à leur tour leurs enfans ; au lieu que la plupart de ceux-ci, auparavant fans principes & fans éducation, renchérissoient souvent sur les vices de ceux qui leur avoient donné l’être. Ne craignons pas non plus que les pauvres consument auflifacilement en débauches l’argent qu’ils auront reçu pour prix de leur travail. Ce qu’on acquiert fans peine, se dissipe vite mais ce qu’on amasse difficilement , se dépense de même. Les habitans d’Ath, témoins des heureux effets, que le nouveau réglement produisent dans leur Ville, en firent si enchantés , qu’ils consentirent tous à se cotiser volontairement par semaine ou par mois. Ces aumônes ont suffi, aux sur la Mendicité. 47/ besoins des pauvres , & cependant la plupart des citoyens ont remarqué avec surprise, qu’elles n’alloient pas à la moitié de ce que leur coûtoient autrefois les aumônes faites aux mendians, parce qu’elles font dispensées avec plus d’ordre & d’économie [VII]. Dans chacune des principales auberges de la Ville , on a mis un tronc pour y recevoir les aumônes des étrangers, qui se sont un plaisir de contribuer à un si utile établissement. On peut en placer également dans les Eglises mais il n’est ni nécessaire ni peut-être même à propos d’y mettre les quêtes pour les pauvres. Outre que ces sollicitations bruyantes interrompent l’Office divin & troublent l’attention des affistans , elles deviendront inutiles dans le système de l’aumône générale les personnes charitables donneront chez elles toute l’aumône qu’elles ont envie défaire. D’ailleurs ces quêtes même pouroient nuire. Plusieurs, pour se dispenser de donner aux quêteurs de la Ville, prétexteroient qu’ils ont donné aux quêteurs d’Eglise. Les premiers une fois rébutés & découragés, les affaires des pauvres iroient bientôt en décadence ; & l’on seroit contraint de laisser renaître la mendicité, qu’on au. roit eu tant de peine à détruire. Il faut donc prévenir ce mal par toutes 47 6 Mémoire fortes de moyens, & il m’en reste encore un dernier à proposer. S’il arrivoit des temps d’une mi fer e extrême, des calamités publiques, de ces jours malheureux, où les riches ont coutume de diminuer leurs aumônes, au lieu qu’ilsdevroient alors les augmenter* ou bien si un grand nombre de citoyens aisés , n’ayant plus fous les yeux les pauvres ni leur miser?, n’en étant plus importunés, n’entendant plus leurs cris & leurs plaintes, venoient à en être moins touchés & à retrancher leurs aumônes ; en un mot, s’il arrivoit , de quelque maniéré que ce fût, que l’aumône générale & volontaire ne pût suffire à l’entretien de tous les indi- gens , il faudroit alors que la Communauté y suppléât. Puisque le superflu des riches est dû aux pauvres, & qu’en le leur donnant ils ne font que payer une dette, qu’acquitter une de leurs plus justes & de leurs plus indispensables obligations ; une imposition fur le superflu seroit sans doute le moyen le plus propre & le moins onéreux au peuple , pour suppléer en cas d’insuffisance. Mais comme il seroit souvent assez difficile de déterminer le superflu , & que plusieurs n’en convien- droient pas, car il y a des personnes qui n’ont jamais assez ; le moyen le plus simple & le plus facile, lorsque la Corn- sur la. Mendicité. 477 munauté n’aura pas de biens qu’elle puisse appliquer à cet usage, seroit peut-être dans ces cas extraordinaires, de mettre, avec la permission & l’autorité du Souverain , un léger impôt fur tous les citoyens. Je dis fur tous les citoyens fans exception lorsque les pauvres font dans une grande nécessité, la loi divine & la loi naturelle n’exemptent de l’aumône que ceux qui ne peuvent absolument la faire. Cette taxe pouroit se lever avec la taille, & même à proportion de la taille réelle ou personnelle. Je ne doute pas que les privilégiés ne soient les premiers à donner l’exemple, & ne veuillent être à la tète d’un impôt si honorable. Peut-être que dans ces momens de crise , le Roi lui-même, instruit & touché des grands avantages que procure à l’Etat un si bel établissement, se prêtera volontiers à le soutenir , en y consacrant quelques portions des revenus de l’Etat ou de l’Eglise. Les pauvres ne font - ils pas aussi les en fans ? Il faut d’une nécessité indispensable, que les indigens soient nourris & secourus il faut, à quelque prix que ce soit, délivrer la société du fléau funeste de la mendicité. Fallût - il pour un si grand bien tolérer une taxe, cette taxe devrait être désirée de tout bon citoyen. Mais elle n’aura lieu tout au plus que dans 4? 8 Mémoire quelques cas rares & momentanés. Les aumônes libres des personnes bienfaisantes , & une bonne administration de ces aumônes , jointes au travail des pauvres mêmes , suffiront d’ordinaire pour les nourrir, comme elles ont suffi jus. qu’à présent dans plusieurs villes , où l’aumône générale est établie. On y voit des personnes riches & charitables qui, convaincues que l’aumône bien faite,loin d’appauvrir , est souvent une nouvelle source de bénédictions & de richdsos, donnent tous les ans pour les pauvres le dixième de leurs revenus , d’autres le quinzième; & ils ne font peut-être en cela que satisfaire à l’obligation où font tous les hommes de faire l’aumône selon leurs facultés. Mais quand toutes les personnes capables de contribuer , ne so cotiseroient qu’à une somme modique, cela suffirent presque toujours pour soulager & entretenir tous les indigens. Il seroit bien plus beau, plus noble , plus généreux de se taxer ainsi soi-même. Auffi ne proposons-nous l’autre moyen qu’à regret, & comme la derniere ressource dans les cas extrêmes, où le salut du peuple devient la première loi [ VIII ]. Loin de redouter cette imposition dans les temps même les plus fâcheux, les personnes qui ont de l’humanité la désire- 1 zont, persuadées que dans tous les temps '' J sus. la Mendicité. 47- la Communauté doit nourrir ses pauvres , soit qu’ils mendient ou qu’ils ne mendient pas. Les seuls riches avares & inhumains la craindront ; & en effet elle ne tombera que fur eux; au lieu qu’elle déchargera les autres qui par charité & par compassion donnoient au-delà de leurs moyens. N’est-il donc pas juste que tous contribuent à la nécessité publique , dans les circonstances où les personnes charitables se trouvent si surchargées, qu’elles ne peuvent suffire à soulager tous les malheureux ? Et quel inconvénient y a-t-il en ce cas à régler, par la loi du Prince, des cotisations & des taxes, que des âmes dures & des coeurs impitoyables ont rendues nécef. faires ? Mais faisons plus d’honneur aux riches ; & à la gloire d’un siecle où les personnes de distinction, fur les traces des Souverains, s’empressent à donner tous les jours des marques éclatantes de bienfaisance & d’humanité, pensons assez bien du plus grand nombre, pour espérer qu’ils se prêteront avec zele à contribuer de leurs biens à l’établissement le plus avantageux peut-être qu’on puisse faire pour la société. Etablissement le plus propre , osons le dire, le seul propre à détruire la mendicité, sans rendre les mendians malheureux ; puisque de tous 4$o Mémoire les moyens qu’on a employés jusqu’à présent , c’est le seul qui ait parfaitement réuffi, & qui se soit le plus constamment soutenu. Je parle d’après l’expérience, qui dépose unanimement en faveur de ce système ; & s’il en falloir encore des exemples après tous ceux que j’ai déjà rapportés, celui de la ville de Courtrai en Flandres, qui vient de l’adopter, pou- roit venir à l’appui. En très-peu de temps tout y fut arrangé sans obstacle, à la satisfaction générale des citoyens , qui ne peuvent trop se louer aujourd’hui du changement prompt & universel, que ce nouveau réglement a produit dans leur ville , en faveur du commerce, des mœurs , de l’ordre & de la tranquillité publique [IX]. Pourquoi ne pouroiton pas exécuter en France ce qui se pratique dans cette ville & dans plusieurs autres avec tant de succès & d’avantage ? Ne nous faisons point un faux honneur de ne pas vouloir être ici les imitateurs des autres peuples , nous qui les imitons si volontiers en d’autres choses bien moins importantes. Adoptons fans peine ce qu’ils ont de meilleur ; A suivant le génie propre à notre nation , perfectionnons-le même, s’il est possible. A la place de ces fondations magnifiques , mais insuffisantes & plus brillantes qu’utiles i à la place de tanh sur la. Mendicité. 481 tant d’aumônes, qu’une foule importune de mendians nous arrachent tous les jours fans reconnoissance comme fans mérite ; à la place de tant de charités mal distribuées , & plus propres à entretenir ïa fainéantise qu’à soulager l’indigence, substituons une aumône générale, une sage distribution, une prudente économie , des travaux lucratifs, qui puissent fournir aux besoins réels de tous les vrais pauvres. Tous les indigens seront nourris , tous les fainéans occupés, tous les malheureux secourus , tous les pauvres malades soulagés. Sans ôter entièrement de dessus la terre la pauvreté , qui dans les desseins de la Providence y est nécessaire, on abolira pour toujours la mendicité qui y est au moins inutile. Loin d’en être plus misérables, les mendians eux-mêmes n’en deviendront que plus heureux, en devenant plus utiles à l’Etat, , Fin du Mémoire, Tome III. X 4ga Supplément au Mémoire g— , = "V!rr!r;. Sa^^5ÿ= !—!- » SUPPLÉMENT A U MÉMOIRE SUR LA MENDICITÉ. [J. ] P ar-todt il a fait'connaître les véritables pauvres , &c. C’est le témoignage que rend à cet établissement avantageux l’Auteur de /’ Encyclopédie économique , rustique 'est politique , imprimée à Yverdun, petite ville assez peuplée du pays de Vaud en Suisse. Ce pays, situé au nord du lac de Geneve, aLausanepour capitale, & sept ou huit autres petites villes. Le réglement dont je parle, fut d’abord établi à Yverdun oùil se pratique depuis 1760, & fut successivement adopté par les autres villes de ce pays. [ IL ] La maniéré dont cela se fait dans line petite ville de Flandres , efl aujst ßmple que facile. C’est à Ruremonde , ville des Pays-Bas Autrichiens. La police qui s’y observe à l’égard des pauvres , est digne de servir de modele. Le plan en a été donné par un zélé citoyen, qui avoit parcouru à ce dessein plusieurs Contrées de l’Europe, pour y recueillir tout ce qu’il trouveroit de mieux en ce genre, À son retour, il a fait de très-beaux 6 uR la Mendicité. 48; réglemens, qui ont délivré fa patrie de la mendicité. Ils s’y observent depuis plus de vingt ans, à l’avantage des pauvres & de tous les habitans. C’est à de tels bienfaicteurs de l’humanité qu’on devrait ériger des statues. [ III. ] Dans quelques endroits on fait la qucte toutes les semaines , Uc. L’Apôtre recommandoit aux premiers fidelles de mettre de côté un des jours de la semaine ce que chacun d’eux avoit intention de donner à la quête qui se faisoit pour leurs freres iudigens i . On a vu parmi nous des maîtres charitables, & entr’autres M. JS * * *, un des meilleurs Imprimeurs & Libraires de Liege , engager tous leurs ouvriers parleurs conseils & par leur exemple , à réserver une petite partie de ce qui leur revenoifc chaque semaine de leur travail, pour la bourse des pauvres. Cette légère aumône dont ils ne s’appercevoient presque pas, ils la faisoient avec joie, non-seulement par charité, mais parce qu’ils pouvoient eux-mêmes se trouver dans le cas un jour d’avoir besoin de l’aumône générale. La plupart des personnes du commun font austiplus en état & donneront plus volontiers une petite somme chaque semaine, qu’une plus considérable tous les mois. i De. coilettïs autem çuet fiunt in san&os j 7c. i. Cor. 16. X 2 434 Supplément au Mémoire On fait à Sedan la quête pour les pauvres tous les Dimanches & les plus grandes Fêtes de l’année. Ce font les Dames qui la font tour à tour. Un des principaux de la ville leur donne la main, & les conduit dans toutes les maisons & les assemblées. On assure que pendant cette quête elles font plusieurs fois obligées de vider leur bourse dans une plus grande , qu’elles font porter par leur domestique qui les fuit. On refuferoit souvent à son égal, qu’on n’ose le faire à une personne au-dessus de foi, & surtout aux Dames, qui naturellement font plus persuasives & plus engageantes que les hommes , pour les bonnes œuvres auxquels"s elles s’intéressent. [iV. J On lui associera deux sous-maîtres , gjfc. comme on le fait à K lire- monde. Chaque propriétaire de maison y est obligé d’être maître de quartier à son tour pour un an. Il a pour adjoints ou fous-maîtres les deux propriétaires voisins , & l’un d’eux lui succédé l’année suivante. Personne n’est exempt de cette charge; il faut la faire par soi-même, ou mettre quelqu’un à sa place. Si l’on trouvoit dans chaque quartier deux ou trois personnes zélées, qui voulussent ensemble se charger pour toujours de cet emploi, cela leroit peut-être encore mieux. Cette peine, qui d’ailleurs ne sur la Mendicité. 48s seroit pas fort grande , parce qu’ils se- roient plusieurs pour s’aider ou fe suppléer, tire du sein de la religion & de la charité un prix insini. [ V. ] Ils faifiront & mèneront à la maison de force tous ceux quils trouveront mendier, ££ c. Je crois qu’on doit mettre quelques modifications à la défense générale de 1 ailier entrer aucun pauvre ou mendiant, & à celle de leur faire l’aumône. Il peut se trouver des indigens , qui soient obligés de passer par un pays pour retourner dans le leur. Une calamité survenue dans une contrée voisine, ou l’impuillance d’en soulager tous les pauvres, peut forcer ses malheureux ha- bitans à chercher dans les pays voisins de quoi subvenir à leurs pressans besoins. Dans ces cas & quelques autres semblables, leur refusera-t-on inhumainement les secours qui leur font nécessaires '{ & ne vaut-il pas mieux être trompé quelquefois par de faux certificats, que de s’exposer à violer la loi divine & naturelle , qui ordonne de traiter charitablement les étrangers lorsqu’ils viennent pour demeurer quelque temps ou qu’ils passent, & de prêter une main secoura- ble à tous les pauvres 2 qui se trouvent 2 Frange efurunti pcntm tuum , cgznos va^ofjuc induc in àomum tuam , ifsc. II. /S. Frxcipio tibi ut aperias m&num fratrituo egcno O" pauperi. Deuter. 15. X Z 485 Supplément au Mémoire dans la nécessité, puisqu’ils font tous nos semblables & nos freres? Le besoin unit tous les hommes par les liens respectables de l’humanité, & fait de l’univers entier une société d’amis qui doivent s’entr’aider réciproquement. Mais après avoir lu & examiné les certificats des pauvres étrangers, il faut les conduire à l’Hôpital ou à la personne chargée de la bourse des pauvres , afin d’en recevoir une légère aumône, fans leur permettre de mendier dans l’endroit. Pour veiller à la manutention de ces divers réglemens , & pour parvenir à purger entièrement un pays de vrais bandits & vagabonds, rien ne seroit peut-être mieux que l’établiiîement d’une Maréchaussée , composée d’un certain nombre d’hommes bien armés. C’est la plus grande terreur qu’on puisse donner aux voleurs & aux coquins, à qui la couleur feule de l’uniforme impose. Prétendre détruire la mendicité dans l’intérieur du pays fans en garderies entrées, ce seroit vouloir épuiser les eaux d’une riviere, fans avoir détourné les sources qui les augmentent. La levée & l’entretien d’un tel corps si nécetîaire à la fureté publique, coûteroit beaucoup moins & ferviroit bien davantage, que ces patrouilles qu’on fait en plusieurs endroits, & qui delà maniéré sur la Mendicité. 487 dont elles se sont,sont aussi inutiles qu’onéreuses. C’est ce qui avoit engagé quelques villages du Comté de Namur, à substituer à la place un homme de la Maréchaussée de Bruxelles, qu’on avoit fait venir. Uveilloit fur quatre ou cinq villages , & il étoit payé par tous ceux qui étoient obligés de faire la patrouille. Une personne qui a été chargée plusieurs années de faire la répartition de ce que chaque contribuable devoit donner pour sa part, m’a dit que chacun d’eux n’eu étoit par an qu’à neuf ou dix fous du pays , qui font quinze ou seize sous de France ; & qu’on ne voyoit plus aucun coquin ou vagabond. Un si utile établis- sentent, qui subsiste encore dans plusieurs endroits de la Flandre, dura trop peu dans ceux dont je parle. L’homme de la Maréchaussée fut renvoyé, & les patrouilles furent rétablies par les intrigues d’un Maire qui retiroit quelque profit, lorsqu’elles se faisaient, ou plutôt , lorsqu’elles se faisaient mal. L’intérêt particulier sera-toujours le plus grand ennemi de l’intérêt public. [ VI. ] L'occupation , leseiil titre legitim à la nourriture. On doit distinguer les gueux proprement dits, c’est-à-dire , ceux qui le font par libertinage & par paresse, de ceux que la foiblesse de l’enfance , la caducité de la vieillesse, les 488 Supplément au Mémoire infirmités empêchent de gagner leur vie par le travail. C’est un devoir indispensable de la charité chrétienne, & de i’hu- manité même, de contribuera la sustentation de ces derniers. Mais c’est aux hommes robustes à se charger de la portion du travail des infirmes , & les gueux n’en font pas exempts ; & c’est d’eux surtout que l’Apôtre a dit que qui ne veut point travailler , ne doit pas manger . lien donnoit lui-même l’exemple aux Chrétiens de la primitive Eglise , en travaillant à des ouvrages de tapisserie, afin de ne pas leur être à charge. Le travail doit être la première ressource du pauvre ; A les personnes même déchues, qui prétendroient, par rapport à leur naissance ou à leur état, qu’elles ne doivent rien faire, seroient indignes d’être aidées de l’aumône publique. L’homme est né pour le travail ; & lorsque Dieu lui en imposa la peine, ce fut en la personne du premier & du plus ancien des nobles. Un fainéant doit être regardé comme un monstre dans la société dont tous les membres doivent concourir au bien commun , par des travaux de l’eiprit ou du corps, en travaillant soi-même ou en dirigeant le travail des autres. Il est des travaux honnêtes, dont les personnes de nalliance & les com- plexions les plus délicates font capables, sur la Mendicité. 4M Celui qui a pu s’adonner à des exercices & à des plaisirs fatigans, peut bien se prêter à des occupations moins pénibles, pour avoir du pain , fans que {a p preise lui fasse trouver dans sa naissance un motif d’être à chargé au public. [Vil.] Elles n alloient pas à la moitié de ce que leur alitaient autrefois les aumônes faites aux mendians , &c. A peine le dessein fut-il formé en Saxe d’abolir la mendicité, que tout le monde s’em- preilà de seconder un projet Ci utile , & l’on comprit qu’on ne pouvoir l’exécuter que par le travail. ,, On employa , dit le Baron de Bielfe'ld , les mains des mendians à filer la laine & le coton, à tailler des bouchons de bouteille, à préparer le chanvre pour la corderie , & à d’autres travaux faciles à apprendre. L’expérience m’a fait connonre, ajoute-t-il, qu’au bout de dix ans on n’a plus eu à nourrir que quatre cents pauvres dans une vide capitale , qui contenoit au moins ce'ht mille habitans. L’entretien de ces quatre cenrs personnes coutoit» par année commune , environ huit à neul nulle écus d’Allemagne ce qui revendit à vingt ou vingt-deux écris par tète. Les memes quatre cents personnes peuvent encore gagner par leur travail quatre nulle écus par an. Ainsi chacun de ces pauvres coûte à l’Etat dix écus, Xf 49o Supplément au Mémoire pour lesquels il peut être honnêtement vêtu, logé, chauffé, nourri ; & cent mille citoyens ne contribuent que quatre mille écus ou quelques liards par tête à ce sage établissement,. qui les affranchit de toutes les vexations des mendians. “ [ VLII. ] Dans les cas extrêmes , où le salut du peuple devient la première loi. Il n’est point de vrai citoyen , qui ne désire de voir la mendicité abolie, au moyen même d’une contribution plus forte que la somme qu’il emploie pendant le cours de l’année en aumônes. Dans le cas où la libéralité feule ne suffiroit pas, on poùroit, comme on le fait dans quelques endroits, mettre en faveur des pauvres des impôts sur les chevaux, fur les chiens 9, fur les cartes, fur les assemblées de jeux, fur tous les spectacles & divertûfêmens publics. L es plaisirs font toujours ce qui coûte le moins ; & n’est- il pas juste que ceux qui les goûtent, contribuent au soulagement des malheureux qui souffrent? Comme les impôts qui ne tombent pas fur le peuple ne font point destructifs, on pouroit auili taxer les maîtres 3 On m’a dit que dans un gros village où l’on avoit mi une taxe fur les chiens, on avoît tué plus d’une vingtaine rte ces animaux, HU, jnangeoisnt lu jisiu futilement. sur la Mendicité. 491 à proportion de leurs domestiques & de leurs équipages, faire payer les galons , les dentelles, les broderies, les étoffes précieuses. Les personnes qui ont le moyen de les porter , n’en, souffriront pas beaucoup; & celles qui veulent se rstettre au-dessus de leur condition , mé^ ritent bien de payer leur folie, il est bon, sur plus d’un objet, de tourner au profit des pauvres , le ridicule de ceux qui ne le font pas. [ IX. J En faveur du commerce, des mœurs , de Cordre est de la tranquillité pu~ blique. Si l’on consulte l’Ecc'Rustique & le Séculier, le Noble & le Roturier, le Citoyen riche & celui qui ne l’est pas; tous se plaignent de la multitude des pauvres & des vexations qu’ils eu éprouvent. Mais ce qui se passe à cet égard dans les villes, n’est nullement comparable à ce qu’en souffrent les habi. tans de la campagne , où les mendians, moins gênés par la Police,' demandent avec un certain empire, exigent même avec insolence, & souvent peu contens de la charité, la reçoivent avec menace. Qu’on se figure le spectacle hideux d’une troupe de mendians, qui se présentent sur le soir à l’habitant de la campagne, pour demander l’hospitalité. Osera-t-il la leur refuser ? il s’exposeroit à leur ret sentiment La leur accordera-t-il? fa X 6 492 Supplément au Mémoire maison en sera toujours pleine*, & le gueux, qui sent bien qu’il entre plus de crainte que de compaiïion dans cette complaisance, n’en est que plus insolent & plus à craindre. Comme ces troupes aussi redoutable^ que crasseuses de gueux, qu’on voit quelquefois dans les campagnes, n’y ont pour l’ordinaire ni feu ni lieu, elles se retirent dans les bois, dans les cavernes, dans les petits cabarets , y font des mariages crapuleux , & y commettent des horreurs. C’est de ces bandes de mendians, que sortent souvent les voleurs, les incendiaires, & tous les genres de scélérats qui infestent les villes & les campagnes. Tant d’abus & de désordres ne font que trop sentir la nécessité d’établir pour les campagnes, comme nous l’avons dit „ une espece de Maréchaussée elle les purgera des bandits & vagabonds , & servira à y maintenir une police, au moyen de laquelle, en obligeant chaque Communauté de nourrir ses pauvres, on poura, ainsi que dans les villes, y abolir entièrement la mendicité. Dans les malheurs particuliers, ou lorsqu’un vidage ne sauroit absolument nourrir tous ses pauvres , on ordonnèrent pour eux des quêtes ailleurs , où , ce qui vaudroit fans doute encore mieux, il faudroit avoir sur la Mendicité. 49; dans les principales villes de chaque canton un fonds public, destiné à fournir des secours prompts aux besoins pressans dans lesquels pouroientse trouver quelquefois les pauvres des villages circon- voistns. Les Seigneurs de ces endroits, & fur-tout ceux qui n’y demeurent point & qui en retirent la principale richesse fans y rien dépenser , ne doivent-ils pas aufli alors signaler leur bienfaisance & leur charité, comme l’a fait une Dame Lspagnole dans un village du Comté de Namur ? Instruite par une personne zélée & charitable de l’état de ce village qui lui appartient, elle a ordonné , pour remplir ses justes obligations, qu’on dit tribuàt aux pauvres du lieu une certaine quantité d’argent ou de pain ce qui s’exécute. Heureux les villages qui ont le bonheur d’avoir des Seigneurs si humains & si disposés à soulager les malheureux ! Fia du trtffieme & dernier Volume » 494 " 3 * TABLE DES MAXIMES Contenues dans le troisième Volume. XXV. J^ eprknez J ans aigreur , p. r Louez fansflatterie, 2o Ne méprisez personne ; 50. Entendez raillerie, 74 XXVI. Fuyez les libertins , f 9. Les fats , 70. gy / pédans , 7 7 Choifißez vos amis, 84 - Voyez d’honnêtes gens, 104 XXVII. Jamais ne parlez mal des personnes absentes, 110 Badinez prudemment les personne .r présentés, 12? XXVIII. Consultez volontiers, Evitez les procès, If 2 Où la discorde regne, apportez- y la paix , 1 sS Avec les inconnus usez de défiance, 164 Avec vos amis même ayez de la prudence, 170 Point de folles amours, 176. Ni de vin , 205. Ni dejeux , 212 Ce font là trois écueils en naufrages fameux, 21 J XXIX. XXX. TABLE. 49s XXX!. Sobre pour le travail, Le sommeil, 263. Et la table, 270 XXXII. Jouez pour le plaisr, & perdez noblement , 287 Sanr prodigalité, dépensez prudemment , 294 XXXIII. Ne perdez point de temps à des choses frivoles , 510 Le sage tft ménager du temps & des paroles, 419 XXXIV. Sachez à vos devoirs immoler vos plaisirs, . Et pour vous rendre heureux modérez vos dé/ir s, XXXV. AT demandez à Dieu ni grandeur ni richesse, 570 pour vous gouverner , t/c- mandez la sagesse , 593 Portrait de l'honnête homme es du e ' . Mémoire fur la Mendicité, I. PARTIE. Insussance des moyens employés pour la détruire, 440 II. PARTIE. Moyens propres à l’abolir , 449 46s 482 Réponses aux cbjeflionr, Sur? m e nt au Mémoire , Fin de la Table da troisième Volume. 495 TABLE OUE Des traits d’Histoire N des autres pria - , cipales matières contenues dans les trois Volumes. N. Æ. Le^second & le troisième Tome sont indiqués par les chiffres romains II k & III . A. AbBE noble qui dit la messe, II, 334 Qui plaide, TU, 137 Acard 3c un petit-maître, II, 280 Achat & vente injustes, IL 237 Adrien^ Empereur, ne se venge pas, II, 249 Adultéré , grand péché, III, 182 Affligions , leurs avantages, II, 422 Agatocle , fils d’un Potier, IL 3 S 3 AgéfJns qui a fait une promesse , 21 2-2 r 3 Albcronî officieux, 219 Alexandre-h- Grand 3c les Scythes, 448 Et un Pirate , 449 Et un Historien flatteur., III, 25 Sa mort, 27Z Il se bouche une oreille, 4t6 Alexandre IX. Duc de Savoie, & un chasseur, II, 201 Alexis Comnene prisonnier, IL 394 Algérien reconnoiffmt , 421 Aîipe , Magistrat incorruptible, II, mç Aux spectacles , III, '.HZ Allemand % terme de mépris, III, 40 Alphonse - h - Grand , humain , 434 Chez un Joaillier, III, lit 1 Aljhonfe loué de sa noblesse, II,'330 Alphonse le Courageux , sa ALPHABETIQUE.. 497 réponse sur un songe* III, 131 Alphonse IX ne vend p?8 la îà, II, 312 Alphonse , sa soumisïïni à son pere, 385 Aman orgueilleux, II, 340 Ambassadeur Turc & une Dame, 262 de France malade, II, 149 Et un Lord , III, 40 Et des Dames fardées , 132 Amboise Cardinal , prête généreusement, II, 1 6 Ami parvenu qui mécon- noîc, III, 90 Qu? demande une chose injuste, 99 Qui trompe son ami , 172 , 173, Ls suiv. Ami des enfans, III, 63 v Amour criminel, s'S peines, III, 175 Sa honte , 1S4 , 190 Ses effets funestes, 220 Ses punitions , 227 Ses remcdïS & préservatifs , 23 L Amwt & Charles IX, III, 395 Anaxirnenes , grand parleur , Il, 29? oindre, Marquis de Saint- & Mrde Louvois, III , 18 ^Anglois qui fe coupe la gorge, 149 Qui ne paye pas ses ouvriers, 296 Humain & sensible, 434 Devenu Secrétaire d’Etat, II, 342 Animaux sauvages ou do. mestfques, 142 Excès blâmable , III, 74 Anne de Bretagne & Louis XII, 318 Anne d'Autriche ne s 1 afflige pas , II, 262 Anne de Bolden , fa fin malheureuse, III, 1S4 Antoine , 'S. son respect pour les Ecclésiastiques, 40Ç Apeiles , Peintre célébré, III, 139 Argent , son usage » JTT . 326 Arißtype & un pere, 100 Et Eschines, II, 264 Sa réponse à un grand Lecteur, III, 318 ArnavdU révélé son secret, II, 322 Arruis & Bourdaîoue Il, 302 Artaxerxes fait un repas groffisr, III, 2S4 Aubigné jette au feu des papiers, II, 211 Conseille Henri IV, III, 1Z6 Augufie traité familier», ment, II, 53 Ce que lui dit un accuse, 58 Regrette deux amis , III, 87 Aumône* à qui il faut U faire, II, 171 Elle n’ p s, 195 TABLE 498 1faux prétexte de ne la pas faire , ] 90 & 198 Combien on doit donner,* 193 Obligation de safte l’aumône , 441 plutôt pendant fa vie , III* 413 Aux pauvres étrangers* IJT, 485 Dumont , Evêque h. main , II. 339 xAurengzeb , Empereur du Mogol, HI, 347 ^Avare y faux généreux, 427 Comparé avec le prodigue, 111,299 Avre qui donne un repas, 5c 9 Avare misérables 391 ^Aveugle qui se c'nfoîe II, 384 Avocat fâché d’avoir menti, 2C 1 B. BaBIIXARD eft Însup. portable, II, 289 Eli difficile à corriger, 290 Bacon , fa réponse fur fa maison de campagne * II. 351 Sur un homme grand, III, 37 Bals, III, 253 Barnevelt , Dame , fa réponse , 463 Les juges de son mari, HI , 132 B+ijsoœiierrc , Murévh’! , fe dit plus jeune , II, 323 Boit dans fa botte , III, 209 Bautru , son bon mot fur la justice, III, 153 Bayard , II, 165, 222 Bayle, ses doutes, II, IZL Bénédicité 8c les grâces, III, 28Z Benoit XII , fa belle réponse, III, 414 Benoit , Dame, fe ^end aimable, 282 Bernard , Prêtre pieux , NI, 3SÇ Bernards Demoiselle, Poète , III, Z68 Berry, Duc de & son Sous-Gouverneur, 56 Et un Officier réformé , 73 Biefsdd , son témoignage, . III , 489 Blanche & S. Louis, 154 Boivault , Dame , son éloge, III, 33C , sa mort, II, 12Î Son beau trait, III, 123 Boqz , époux de Ruth , II, 444 Boucicaut salue des Courtisanes, 273 Boulanger impie converti, II, 144 Bourgeoise jolie 8c vertueuse, III, 194 Bourgogne, Duc, pe it-fils ce Louis XIV, & un vieux Offi-ier, 262 Petit à de Louis XV, ALPHABETIQUE. 499 & son Gouverneur , III, 401 Brtbevf , ce qu’il dit d’un grand parleur, II, 237 C. CaUFE avare, II, 16Z Callisthène , ami , III, 94 Cambise loué par Créfus, III, 23 Canut & la mer, 139 Leben, II, T6S Capucins traités Inhumainement, 441 Cardinal & son chapeau , II, 319 Cajsagne satirisé , III , i i 5 CaJJien , ses mouvemens de colère, > Castelnau , ses seutimens à Ja mort, III, Z67 Catechißse historique, 19 Philosophique, III, 43 Catherine de Médicis pardonne , II, 247 Catinat modeste après une victoire, II, Z67 Caton se repeutoit de trois choses, II, 320 Célius & lin complaisant, 223 Chantal , II, 196 Chapelain , ami peu généreux, 427 Sa mort, III, 306 Chapelle ivre, III, 205 Charbonnier , sa foi , II, 78 Charlesll , Rci d’Espagne, 11; 52 Charles I V , Empereur » & un traître , 45 5 Charles-Quint . Si un criminel d’Etat, 440 Et deux Dames, Il, 348 Il abdique la couronne , III, 372 Charles VII\ Roi de France , III, 343 Charles VIII , est secret, II, 317 Charles IX St un Gentilhomme, III, 17 Charles XII, Roi de Suède , St un domestique , 43L Et la Reine sa mere, III, Il dort peu, 265 Vit frugalement, 27Ç Charles , Roi de Naples, Si un vieux cheval, III, 348 Charles Borrotnée S . malade, II, 385 II renvoie les médecins, III, 2S0 Charkval , Poëte, meurt vieux , III , 36£ Chinois Si un mauvais Précepteur, ICS Et son pers, 383 Et des envieux, II, Z8 Choix u’un état » ZOZ D’une femme, 344 Claude , Empereur imbé- cille , III, 96 Claville , Auteur » la morale, III, 179, 429 Clément XIV , Si un petit* maure, 264 Et un Peintre, NI, 92- TABLE foo Cockin , Avocat modeste, II, 369 Cf lere , passion odieuse , &c. 233 €oîere des femmes, 239 & ses envieux , II, Zi Colonne , la Connétable, laide , 548 Comédie HJ, 244 Complimens peu sincères, M, 23 Comte de Valmont , par M. Gérard, 2 , z 8 , III, 245 Condé & un parleur, II, 283 Méprise un soldat, III, 37 Confesseur brutal, III, 3 Conseiller qui reçoit un soufflet, 323 Conseils de la Sagesse , par Boutaut, 13,76 Conseils à une amie, III, 217 Consolation de la calomnie, II, 37 7 De la perte des biens, 379 D'un accident, 38Z De la mort d’un proche, 388 Des maux futurs, 397 De la mauvaise humeur, 398 Conteur qui se répété, II, 289 Conti , bon maître, 364 Modéré dans ses désirs , III, 365 Conversation , réglés qu'on doit y observer, II, 294 Longues conversations, III, 320 Cornélie , Dame Romaine, III, 354 Corps humain , admirable, 146 Cotin satirisé , III , 7 15 Courtisan devenu riche , II, 256 Qui ressemble à un bœuf, III, j28 Courtisane & un jeune Seigneur, III, rtz2 Et deux Espagnols, 22 l Et un Raren , 227 Couvreurs de toit tués, 441 Crainte de Dieu, IS3, 21£ Crantor , fa belle fiction, III, 402 Créj%s 8 c fa boulangère, II, 314 Crillon avertit Fervaques, II, 48 Est duelliste, 220 Pardonne par religion , 260 Cumberland , Duc de humain, 431 Curé chargé de commis-, fions, 224' Qui accommode des procès, III, 158 Interrogé sur les revenus de fa cure , 398 Curioßte déplacée d’un jeune homme, II, 326 Curius , fa réponse aux Samnites , II, 312 V ALPHABÉTIQUE. for CnfUer , avare Anglois, ni, 391 Cyrano & son nez, JTÎI, 55 Cyrus 8c des hommes ivres , III, 204 D, D ACIER, Dame peu polie, 260 Charitable, II, 194 Savante & modeste , 357 Daens , Marchand d’Anvers . III, 303 Dame 8c deux ministres, 163 Allemand fiere, 251 Qui ne joue qu’â la bête, ZI 6 Epouse complaisante , 3-6 Qui donne un soufflet à son domestique, 368 Qui parle par envie , n, 33 Grande parleuse, 301 Impatiente dans fa maladie , 3S2 Dame L un jeune étourdi, III, 41 Et un Cordon • bien , III, 133 Qui va au marché, 166 Sollicitée au crime, 18Z Qui fait deux pas en arriéré , 234 Qui consulte un médecin, 270 Qui fait de bons, marchés, 304 Qui acheté son repos „ 305 Espagnole charitable , III , 493 Dana , Evêque généreux , 423 Danse , L autres exercices, U 4 Darius , consolé d’une perte, II, 3Sa David pardonne avec gloire, II, 25 7 Devient criminel, III » 26L Déisme réfuté p*r lui- même, II, izr Démétrius refuse des offres, II, 313 Dtmoerite Sc ' Iléraclius , III. 59 Devenu vieux, 338 Demoiselle laide & méritante, 34S Qui cache son âge, II, 323 Démorax 8 c tin Lacé, é- monien, 237 Denis • le - Tyran 8 c le fils v tie Dion, 33 Reprend son fils, 73 Fait une question à- isti Philosophe, II, 3s 5 Prend un trésor, III, 306 Ce que lut répond un Phiiosophc, 397 Defiartss supérieur aux injures, II, 244 Mange de friands morceaux , III, 27 t Des Fontaines 8 c un Magistrat, II» 57 Et Piran, III» 33 s T A B L E fC2 Des Houliercs, joue peu, III, 217 Desportes , Poëte riche, 344 Defpréaux fidclle à sa parole , 206 Et Patru, 4 SI Et Boursault, II, 272 Il fait prier Dieu pour Furetiere, 278 Se moque de deux fre- res, 362 Est satirique injuste, III, 114 Dévotion & dévots, 169 173 Dialogue de Dämon , III, 200 Diane , épouse mal - propre , 316 ' DiBiennaire encyclopédique, III, 70 Didier , Evêque de Verdun, II, 446 Diogene sur un niedere , II, 337 Ce qu’il dit de Callisthène, III, 109 A un prodigue, 299 A Alexandre, '384 Disputes sur la religion, 163 Dans la conversation, II, 299 Dissimulation permise, 200 Demeftiptes Espagnols , 373 Comment on doit reprendre les domestiques, III, 8 Domestiques Anglois & un petit chien, 74 Domitien qui tue des mouches , II, 293 Duel Se duellistes, II, 2IZ Dugas Se des boulangers, II, 316 Dumoulin , Médecin bienfaisant , 11,7 Duras loué par Louis XIV, 400 E. Ecclesiastiques do,. vent être honorés, 404 Ecriture-Suivie , XI, 102 Edouard , fils du Prétendant, II, 310 Eglises peu respectées, 186 Eléonore , Impératrice, Z26 Charitable, II, ISI Courageuse, 410 Elie de Beaumont , ses conseils aux femmes, ZZ6 Elisabeth pardonne à Marie Lamhruii, II, 244 Eloi S. sa probité, II, 122 Enfant interrogé vu est Dieu, 17 Qui veut avoir la lune, 24 Qui est trop avancé, 81 Enfer , s’il existe, 129 , II, Epaminondas refuse des présens, II, 21s Epifîete a la jambe cassée, H, 413 Epicuriens , leur système » 14S Espagnol pauvre & orgueilleux, II, 35 î ALPHABETIQUE. Qui tue le fils d’un Maure, 395 Efpinosa , Cardinal, fa fin tragique, II, 373 Esprit , ce que c’est, II, 70 Bel esprit & bon esprit, 305 Sujet d’orgueil, III, 47 Est & son cuisinier, II, 420 Minist*' bienfaisant, 455 Qui place un homme de mérite, 110 Trop loué par un Poëte, III, 22 Ministre Protestans , II, 153 Miracle , s’il y en a de vrais, II, 66 Mithridate Sc son fils, 398 Et un Officier Romain , II, 393 Mode qu’on doit suivre , III, 295 Meliere & un pauvre, III, 34 Monique Ste. & son mati, 324 Montaigne, poli avec des Soldats, 265 Montanster Sc le Dauphin son éleve, 71 Loué délicatement, III, 24 McntécucuHi pardonne à un soldat, II, 249 Montesquieu , ce qu’il dit de la religion chrétienne, 451 Mentmaur parasite , II, 304 Montraorenci Duc de bienfaisant, II, 164 Meréri meurt jeune, III, 260 Mort, réflexions à ce sujet, 111,332 Morue renvoie deux flacons, 11,315 Muncer , Anabaptiste , II, 134 Mustque, son utilité, 115 N. Napolitain qui offre parpolitesle, 430 Nature , sa définition , 149 Néron , son beau mot, 440 Haï, 111,143 Neubourg 47 Meurt jeune, 259 Pauvre de la Thébaïde, II, 381 Pauvres, héritiers d’un fils unique, 390 Peintre & un amateur , 292 Pélijson mené chez un Peintre, III, 3 5 Pensées théologiques, II, 155 Pere traîné par ses en- fans, 382 Suédois & son fils à Alger, 384 Anglais & ses douze enfans, 391 Pesé qui conduit son fils dans un Hôpital, III, 228 Pere économe, 302 Pires de Vergas , fa noble vengeance, II, 228 Périclh & Anaxagore, 460 Perrault & ses faux amis, III, 94 Terrier, Poète vain , II, 359 Perroquet perdu, III, 65 Persan , fa fistion ingénieuse , III, 324 Petit - Maître , son portrait, III, 71 Peur , la corriger dans les enfans, 96 Philémon , sot riche , II, 292 Philippe de Macédoine, sa lettre à Aristote, 100 Averti par un esclave, 204 Il pardonne un outrage, II, 248 Fait du bien à son ennemi , 277 Souhaite un malheur, 383 Reprend un Musicien, III, 342 Est repris par une femme , 347 Philippe 1 , Roi de France, III, 127 Philippe-le-Bel & un Evêque, II, 251 Philippe , Duc d’Orléans , humain , 4 4 Philippe II , Roi d’Espagne , sa piété, 188 Son humeur égale, 278 Sa réponse sur la perte de sa flotte, II, 386 Il acheté une perle, III, 29 Philopémen , Général Grec, II, 34S philosophe qui censure le Gouvernement, ,4°2 TABLE fia Qui répond à son écolier ingrat, 410 Qui est tout visage, 5 Qui fait l’aumône , Il, 374 Qui se rt de ceux qui se moquent de lui, 210 Philosophes sensibles aux injures, 281 Réponse d’un Philosophe à un Censeur, III, 14 A un Athénien, 40 A un riche affranchi, 51 A un rapporteur, 3 63 Philosophe trompé par ses associes, 381 Philosophes mal-nommés, II, 60 Phocion , refuse des présens-, III, 388 Pic de la Mirandole , & un Cardinal, III, 129 Pitaval, & le Noble, 269 Plaisirs vains, plaisirs purs, III, 253 Si on peut aimer les plaisirs, 335 Platon , son beau mot à ses amis , II, 279 Avec des étrangers , III, 83 A un faiseur de rapports, 162 A un de ses disciples fur le jeu, 214 Est frugal, 282 Pleurs des enfans, 3 6 Pline le jeune & fa mere, 388 Poète 8c Philosophe qui s’injurient, 244 Polignac complaisant, 225 Sa réponse à la Duchesse du Maine, 258 Aux Holhndois, II, Z6Z Pompadour , ses lettres , III , 374 Pompée le jeune tient fa parole, 206 Pompone refuse de se ma. rier, 352 Portes de l’enfer , II, 152 Poujjin , Peintre, & un Cardinal , 356 Tradm sifflé & battu , III, 149 Praslin bienfaif?nt , H. 161 Précepteur doit être res- pecté , lot Honoré, ibid. Pleuré par un Prince, II, 38,8 Prédicateur vain, humilié, II, Z6l Prédiction fur le Duc de Montmouth , II, 62 Prince qui fait des sotti- ses, III, 141 Princejse qui abrege sa vie, III, 273 Qui aime la lecture, 314 Prodigue , ce qu’on a dit de deux , III, 299 Proverbe Italien , 307 , II, 279 t Proverbe Russe, III, 35 Provincial trop poli, 272 Qui attrape trois joueurs, II , 2Z6 Qui répond à un Parisien , 29? ALPHABÉTIQUE. P3 Jfy tbagore loue la bienfaisance, 448 Recommande le silence» II, 286 R -R A C A N, ruiné par des procès, III, iss Racine parle peu , II, 303 Raille Defpréaux, III, 130 Rit bien, 319 Raillerie & plaisanterie , III, 54 Railleur confondu,' III, 129 Ramsai&M. de Fénelon , II, 34 Rapports souvent funestes, III, 160 Rats & leur pere vieux, 397 Reigner - Defmarets modere ses désirs, III, 386 Reine de France, Epouse de Louis XV, III, 122 Reine d'Espagne inconsolable , II, 389 Religieux Sc de jeunes "Officiers, 164 Religieux tenje, III, 261 Religieux méprisés injustement, 42 mondaine, 175 Laufes ordinaires de l'irréligion , 167 > II » 61 Dangers de l’irréligion , 79 ils, Son établissement merveilleux, 89 Ses martyrs, 93 Foiblesse des objections, ibid. Sa supériorité reconnue, 101 Console dans les afflic- lions, 399, 407 René U , Prince bienfaisant, 45 3 Réputation , on doit en avoir soin , II, 209 111,414 Résurrection de Jefus- Christ, II, 80 Retz C Cardinal de & ses créanciers, 299 Richesses , sujet de fierté., II, 350, III, 51 Peu propres au bonheur , 392 , 393 On en rendra compte à Dieu, 297 Rigorisme outré, 1 7 S Roboam Sc ses Conseillers, III, 148 Rodolphe de Hapsbourg, lS9 Rohan Françoise de ' trompée, III, 182 Catherine de vertueuse, 198 Roi de Prusse Se une Actrice , 428 Ve Fers Sc un pauvre, H, 172 Rois doivent être honorés , 401 Rolland , Prince de Sicile, II, 240 Kolli n Sc un Président, III, 3ü f ï4 TABLE Remains , jugent pour eux, II, 239 JUtrou sacrifie sa vie, III, 355 Rûujfeau de Geneve , son Emile, 15, 35 Ce qu’il dit des Livres saints, 450 Ses sectateurs, II, 64. s S ADI, Po'éte Persan , 4S5 Kepris par son pere , II, 358 Saint-Pierre Abbé de & Fontenelle, III, 141 1 Sallo, Conseiller, secourt un Cordonnier, 444 Se ruine au jeu, III, 2 x 5 Salomon , son aveu sur la vanité, III, 367 Il demande la médiocrité, 394 La sagesse, ZSS Samfon , Chevalier de Malte, III, 57 Sannazar , Poète , sa mort, II. 379 Santeuil Si le Prince de Coudé, II, 346 Et du Perrier, 360 Saprice Si Nicéphore, II, 26S Sarasin , Poète, sa mort, II, 326 Satin est dangereuse, III, 118 Savant , devenu tel en écoutant, II, 283 Méprisé par un jeune Prince, III, 39 Scaliger ignore trois tho. ses, III, 49 Starren , Si M. Nublé, II, -34 Science, sujet de vanité, III, 46, 77 Aujourd’hui peu esti- mée, 1 81 Scipion aïn , sa con- tinence > m, -24 Sébastien , Carme, récom- pensé, II, 25 Modeste, 368 Secret des autres, II, 41 Le Lea, 317 Sedan , quête qu’on y fait, III, 48» Séguier 8 i une méchante femme, 239 Scnault , Auteur Oratorien , III, 179 Sensibilité louable, 277, 435 , 437 Sérapion charitable, II, 441 Shafuburi Si M. Hollis, II, 45 Sibitle , épouse généreuse, 33- Sigisimnd , bienfaisant pour ses ennemis , II, 277 Sixte - Quint reconnois- sant, 4x3 Généreux Si ménager, 3-3 Se souvenant de sa première condition, II, 45- Sobriété, ses bons effets, III, 27 ALPHABÉTIQUE. frf Socrate insulté, II, 28 r. 378 Supporte les tumeurs clé sa femme, 424 Est repris par Platon, III, 14 Méprise un brutal, 156 Se promene avant ses repas, 284 Son conseil à un prodigue, 301 Sa réponse sur sa table, 308 A Archélaüs, Z 3 Z Soijjons Comte de & son débiteur, 289 Soldats Romains , parjures, 210 Soldât qui rappelle un service , II » S Qui a perdu ses deux bras , 21 Qui refuse cent louis, 208 Soliman II t & un traître, 211 Repris par une femme, III, 19 Solitaire modéré dans ses désirs, III, Z 65 Soiade , satirique puni, III, 118 SpeÜlack de la Nature » par Pluche, 141 Stanislas le Bienfaisant, 452 Sterling , monnoie » sa valeur , 464 Suédois , & le Gouverneur du Prince,» 436 T. TaBITHE ressuscitée , II, 1S9 Table , ses plaisirs, III, 270, 42s Ses dépenses, 307 Taste, qui garde le silence, II, 291 Temps souvent perdu, III, 321 Thémifiocle & sa fille, 343 Théocrite raille un Roi, III, 12S Théoderic défend le duel, II, 226 Théodose - le - Grand & S. Amphiloque, 160 Et le Précepteur de son fils, 49 Sa lettre à Rufin , II, 250 Théodose - le - Jeune , bon envers ses ennemis, II, 2 >il Son aveu à un Anachorète, III, 372 Théophile & un pédant, III, 78 Théophraste 8c un taciturne, II, 28Z Thomas 8 . 8c un Religieux menteur, 196 Thompson 8c Quiii, 464 Tibere 8c un Grammairien , III, So Timidité, comment on doitl’ôter, II, 5 Tirmr - lench 8c Bajazet, III. 377 Tort, avouer ses torts, III, 17 ri 6 TABLE Jour S? Taxis , & lin Marchand , II, 26 Trajan , Empereur affa- fole, 249 Turenne qui paye ses dettes , 298 Généreux, 42? ' Pere des soldats, 443 - Révélé un secret, Il, 44 Renvoie un duelliste , 224 Refuse cent mille écus, 235 Rappelle su défaite, Z67 Supporte M. de la Perte, 428 Regoit un coup sur le derrière, III, 9 Est loué par un soldat, 24 Refuse de prendre des contributions, 379 u. UsURIER au Sermon, II, 14 A la mort, III, Z8o Y air refuse des Evêchés, III, 396 Valentinien I , fa mort , 238 Valincourt perd fa biblio. theque, II, 3So Vanité nuit au mérite , If, 358 Venceslas récompense un buveur, III, 274 Vendôme Duc de trop bon maître, 376 Respecte l’Abbé Albé- îoni, III, 4i Vengeance todte eher -, II, 263 N’appartient qu’à Dieu, 265 Se venger par fa bonne conduite, 279 Par le mépris , 280 Ventimille , son beau mot III, 156 Verßficatim Françoise , II8 Vejmur , Dame & ses en. fans, 90 Vie cherche les honnêtes gens, III, 104 Vie des Saints, 183 Vieillard Athénien , 409 Singulier, 11,324 Uni noircit ses cheveux, III, IZl Vieillejse respectable, 258 Villageois de Vérone , 22Z Vtllars loué par un Gascon , III, 24 Vincentine Lomelin , Dame charitable, II, 173 Douce & patiente pour son mari, 425 Réglant bien sa maison, III, 326 Vivenne lit utilement , III, 316 Voiture emprunte à Cos- tar, 458 Voltaire , sa vanité jalousé, II, 34 Ses disciples & son histoire de Charles XII, 74 Son aveu fur Jesus. Christ, 7 Ç Sa mort, 14e ALPHABÉTIQUE. fxy Su conversation avec s’Gravesande, 301 VoJJtus , son aveu modeste , III, 49 Voyageurs avides, punis, III, Z 6 L Walitr loue Cromwell, III, 22 Walpole & un Seigneur Anglois , III, 389 Williams Gooels salue un Nègre, 27Z Wirtemberg Duc de sauvé par son épouse 38 s Humain, 49 W&lßy Cardinal, & Fitz- Williams, 41Ï X. XeNOCRATE, qui se tait, lï, 290 Xirnenès , Cardinal , ou. tragé, II, 263 Z. 'E\ T ON, son beau mot sur les injures , II, 280 Fin de la Table Alphabétique. APPROBATION. J’AI lu , par ordre de Monseigneur le Garde des fcceaux , un manuscrit intitulé L’Ecole des Mœurs, far M. l’Abbé Blanchard. Dans cet Ouvrage qui réunit l'instruction à l’agrément, l’exemple est toujours joint au précepte. Je le crois aussi propre à former le cœur qu’à éclairer l’esprit. A Paris , c, lî Juillet 1782. Signé, GUIDE EaaB i aiwMw»» i »u. r PRIVILEGE GÉNÉRAL. J^OUIS, PAR LA GRACE DE DlEU , Roi DE France et de Navarre a nos Amés & féaux Conseillers , les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil , Prévôt de Paris , Baillis, Sénéchaux , leurs Lieutenans Civils, & autres nos Justiciers qu’il appartiendra SALUT. Notre amé le sieur Abbé Blanchard , nous a fait exposer qu’il dési- reroit faire imprimer & donner au Public l’Ecole des Mœurs , de sa composition, s’il nous plaisait lui accorder nos Lettres de Privilège à ce nécessaires. A CES CAUSES, voulant favorablement traiter l’Exposant, nous lui avons permis & permettons de faire imprimer ledit Ouvrage autant de fois que bon lui semblera , & de le vendre , faire vendre par tout notre Royaume. Voulons qu’il jouisse de l’effet du présent Privilège, pour lui & ses hoirs à perpétuité, pourvu qu’il ne le rétrocédé à personne; & si cependant il jugeoit à propos d’en faire une Ceflîon , l’Acte qui la contiendra fera enregistré en la Chambre Syndicale de Paris, à peine de nullité, tant du Privilège que de la Cession ; & alors par le fait seul de la Cession enregistrée, la durée du présent Privilège fera réduite à celle de la vie de l’Exposant , ou à selle de dix années à compter de ce jour, si l’Exposant décédé avant l’expiration desdites dix années. le tout conformément aux articles IV & V de l’Arrêt du Conseil du zo Août 1777 . portant Réglement sur la durée des Privilèges en Librairie. FAISONS défenses à tous Imprimeurs, Libraires et autres- personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance ; comme aussi d’imprimer ou faire imprimer , vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire lefdits Ouvrages fous quelque prétexte que ce puisse être, fans la permission expresse et par écrit dudit Exposant ou de celui qui le représentera, à peine de saisie et de confiscation des exemplaires contrefaits, de six mille livres d’amende qui 11e poura être modérée , pour la première fois ; dépareille amende et de déchéance d'état en cas de récidive , et de tous dépens, dommages et intérêts, conformément à l’Arrêt du Conseil du 30 Août 1777 , concernant les contrefaçons. A la charge, etc.... Le tout à peine de nullité des Présentes; du contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire jouir ledit Exposant et ses hoirs pleinement et paisiblement , fans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. VOULONS que la copie des Présentes , qui fera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, soit tenue pour duementsignifiée , et qu’aux capies collationnées par l’un de nos amés et féaux Conseillers-Secrétaires, foi soit ajoutée comme à l’original. COMMANDONS au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’exécution d’icelles, tous Actes requis et nécessaires , fans demander autre permission , et nonobstant clameur de Haro, Charte Normande, et Lettres à, ce contraires. Car tel est notre plaisir DONNE à Paris, le vingt-unieme jour d'Août, l'an de grâce mil sept cent quatre vingt-deux , et de notre Regiie le neuvième. Par le Roi en son Conseil. Signé , LE BEGUE. Régifiré fur le Registre XXI de la Chambre Royale £?* Syndicale des Libraires £7 Imprimeurs de Paris , N 0 2702 , fol. 748 . conformément aux dispositions énoncées dans le présent Privilège ; 5^ à la charge de remettre à ladite Chambre les huit Exemplaires prescrits par l'Art. CVlll du Réglement de 172Z. A Paris , et il Août 1782. Signé , LE CLERC, Syndic . CESSION DU PRIVILEGE. J E , soussigné , cede et transporte à Messieurs Jean- Marie Bruyset pere et fils, Libraires à Lyon, tous mes droits au Privilège que Sa Majesté m'r accordé le 21 Août 1782 , pour l’Ouvrage de nu composition , intitulé l’Ecole des Mœurs , ou Réflexions morales & historiques fur les Maximes de la 'Sagesse, pour en jouir- eux et leurs ayans cause , conformé ment au traité fait entre nous* A Avenay, le 2 Janvier» 1783. Signé , L’Abbé BLANCHARD, Chanoine. Registre la présente cesston sur le Registre XXI de la Chambre royale U syndicale des Libraires £7 Imprimeurs de Paris , iV.° 1/Z4 , jol. Siç , conformément aux anciens Réglemens » confirmés par celui du z 8 Février >-2y. A Paris , ce zi Janvier Signé y LE CLERC, Syndic. &-tt s s- sqgwg 'i 4-^ • s •• WàL ». !£•• ", ECOLE *% \Û »
Tantqu'elle évite les puzzles de la vie moi ça me va . Elle va débarquer sur scène avec la coiffure de Leia . Message cité 1 fois. Publicité. Posté le 12-02-2022 à 10:59:13 . Gottorp. Burn, burn, yes ya gonna burn: Posté le 12-02-2022 à 11:25:58 . verdoux a écrit : Elle va débarquer sur scène avec la coiffure de Leia . Arnaud M. parodɪe (@Mocly10): Elle a morflé la aimez vos ennemisYashua bar Miriam, en sa qualité de Christ nous recommande d'aimer nos ennemis et de prier pour nos tel m'a volé, tel autre m'a arnaqué, celui-ci a abusé de ma confiance, celui-là se montre agressif ou se répend en faux témoignages etc... éprouver de la haine ou cultiver du ressentiment ne fera qu'emplifier le problème et pourra même aller jusqu'à inverser les peut-on éprouver sur commande ? on a souvent l'impression d'être tributaire de nos sentiments comme de nos emotions. en vérité nous avons beaucoup plus de contrôle que nous nous plaisons à le croire. la méditation, nous permet de gérer nos émotions alors que la prière nous aide à influer sur nos sentiments. ce sont là des effets possibles de ces pratiques, ils ne sont pas les seuls effets et bien d'autres pratiques peuvent amener à des résultats pour nos ennemis nous remplit d'une paix interieure qui rayonne et désarme. ce qui ne signifie pas qu'avec une prière on va transformer un ennemi en ami, ce n'est pas le but. chacun porte la conséquence de ses actes. mais offrir à l'autre de bonnes vibrations est un cadeau pour toute l'humanité. et combien plus quand cet autre se présente comme détestable... Re aimez vos ennemis par bernard1933 Ven 26 Juin 2009 - 1124" Je suis venu mettre le feu sur la terre."" Pensez-vous que je suis venu établir la paix sur la terre? Non, vous dis-je, mais la dissension. Car, désormais, s'ils sont cinq dans une maison, ils s'opposeront trois contre deux..., le père contre le fils et le fils contre le père..."" Ne croyez pas que je suis venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée ."" Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait pas son père, sa mère, sa femme , ses enfants, ses frères et ses soeurs et même sa propre vie seul le chien a été oublié..., il ne peut être mon disciple ."" Celui qui croit au Fils a la vie éternelle, celui qui ne croit pas au Filsne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui."Qui donc a dit ces paroles si tendres ? On trouve de tout dans les Evangiles . Ca me rappelle certains documents où il est inscrit rayer la mention inutile . Gardons les gentillesses et éliminons les horreurs...Sinon, quid de ce divin Messie ? Re aimez vos ennemis par Invité Ven 26 Juin 2009 - 1140le feu, c'est l'Esprit divisions il y en a eut, effectivement entre ceux qui ont cru en lui et ceux qui n'ont pas verbe haïr que tu cites est aussi traduit par abandonner. il était demandé à ceux qui voulaient suivre Yashua de laisser derrière eux toute attache les gentillesses et éliminons les horreursce n'est pas mieux que de faire exactement le n'y a ni gentillesses ni horreur. les miévrerie christianisantes ne sont pas de mon gout. il ne s'agit pas de conserver ce qui nous parait doux et de jeter ce qui nous parait dur. mais de comprendre l'enseignement de cet homme qui nous montre la voie revenons au sujet. Re aimez vos ennemis par Gerard Ven 26 Juin 2009 - 1201zelda a écrit mais peut-on éprouver sur commande ? Oui, si on suit quelques principes d' principe c'est de se mettre à la place de "l'ennemi", de se demander si on n'aurait pas pu agir comme lui dans certaines circonstances et aussi se demander s'il tire vraiment une satisfaction de ses la justice des hommes s'y est mis certains criminels sont "à plaindre" circonstances atténuantes et le but de la justice n'est plus seulement de punir, mais de réinsérer, donc le déviant n'est plus un "ennemi".Si les vainqueurs de la première guerre mondiale avait pensé à aimer leurs ennemis lors du Traité de Versaille, on n'aurait peut-être pas eu de seconde guerre mondiale. pouce Jesus avait donc raison...._________________" On sait tout sur rien et on sait rien sur tout. " Re aimez vos ennemis par Invité Ven 26 Juin 2009 - 1302Pour moi, quand il dit "aimez vos ennemis", la première question est de définir de quel amour il s' est évident qu'il ne peut s'agir d'une pulsion ou d'une l'Amour pur, désintéressé, pour lequel il n'existe pas de mot en français. C'est l'agapè des grecs, et la compassion là, ça se tient sans rejoint la description de Bernard sorry, je n'ai pas tout lu... Re aimez vos ennemis par libremax Ven 26 Juin 2009 - 1400C'est l'Amour pur, désintéressé, pour lequel il n'existe pas de mot en français. C'est l'agapè des grecs, et la compassion fait, il y en a unc'est le mot "charité"mais il a été dévoyé; Re aimez vos ennemis par libremax Ven 26 Juin 2009 - 1403bernard1933 a écritQui donc a dit ces paroles si tendres ? On trouve de tout dans les Evangiles . Ca me rappelle certains documents où il est inscrit rayer la mention inutile . Gardons les gentillesses et éliminons les horreurs...Sinon, quid de ce divin Messie ?Cher Bernard,tu réduis l'amour à la seule tendresse. Il n'y a pas que ça, dans l'amour. Il y a aussi la passion, le sacrifice, le renoncement, le désir, la jalousie... Beaucoup de choses qui apparaissent comme étant contradictoires, et pourtant... Re aimez vos ennemis par sylvain Ven 26 Juin 2009 - 1924On trouve de tout dans les Evangiles .Oui, mais pas n'importe où...Tu veux un mode d'emploi comme chez Ikéa ? Il n'y en a pas. Telle parole sera adaptée à tel interlocuteur, telle autre ayant une visée plus universelle, telle autre étant enfin une énigme éclairante. Comment fait-on la différence ? grâce au discernement que donne l'Esprit offert à ceux qui croient. Donc...il ne tient qu'à toi...sylvainMaître du Relatif et de l'Absolu Nombre de messages 1150Localisation haute-loireIdentité métaphysique enfant de dieu j'espèreHumeur Dents de scieDate d'inscription 22/06/2009 Re aimez vos ennemis par bernard1933 Ven 26 Juin 2009 - 2142L'Esprit donne le discernement à ceux qui croient . " Heureux les pauvres en esprit " ! Mais qui donc a dit ça ? Il s'est vraiment mis le doigt dans l'oeil ! Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1321mon but n'était pas de batailler autour de questions sémentiques ou de la véracité des d'échanger sur les moyens de parvenir à aimer nos ennemis. ou pour ceux qui jugent inutile de les aimer, d'expliquer pourquoi. Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1432Zelda tu as raisonSpoiler revenons donc au sujet, qui est autre moyen d'aimer/apprécier ses ennemis, c'est d'apprendre d'eux un proverbe chinois dit qu'ils sont notre meilleur maître, et je suis bien d'accord. Ce n'est pas seulement en s'appuyant sur des préceptes avec lesquels on est déjà d'accord qu'on peut progresser. L'ennemi nous montre nos points faibles, et parfois nous donne l'exemple de la conduite à tenir... ou à ne pas tenir. Dans les deux cas, c'est si on discutais un peu de ce qu'est un "ennemi" ?C'est si différent s'il s'agit- d'un agresseur violent- une personne qui nous déteste, ou qu'on déteste, ou les deux- quelqu'un qui essaie de nous mettre des bâtons dans les roues, par exemple dans le boulot- liste non closeIl faut distinguer "opposant" et "ennemi". Le dernier cherche à nuire. Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1507Si on distingue entre "opposant" et "ennemi", on risque d'en arriver à la conclusion qu'il faut aimer ses ennemis, mais pas nécessairement ses opposants... Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1534Jésus a dit "aimez même vos ennemis" si j'ai bon souvenir ça remonte à loin, tout ça !bdl Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1541Mathieu 5 43-48 "Vous avez appris qu'il a été dit Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens aussi n'agissent-ils pas de même ? Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait." Re aimez vos ennemis par bernard1933 Sam 27 Juin 2009 - 1551Et le meilleur n'est pas d'aimer ses ennemis, c'est de tout faire pour n'avoir que des amis ! Je pense qu'il faut tout faire pour empêcher la méfiance, puis la peur de s'installer . Si les peuples se tendaient la main, plutôt que de s' armer et de se menacer ! Personnellement, je n'ai jamais eu d'ennemis et j'ai toujours tout fait pour que la confiance mutuelle revienne . Mais je reste naïf, malgré ma longue connaissance de la perversité humaine...Et qui menace actuellement la paix dans le monde ? Je vous laisse deviner la réponse ! Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1632je donne ma langue au chat Bernard !Je me disais la même chose que le mieux c'est de ne pas avoir d'ennemis ,mais le problème si s'en est un c'est que dans se monde on en a toujours .Si moi j'aime les gens c'est pas dit que les gens m' dans le doute je préféré les aimer ,et les bénir .Même si aux yeux de certain cela parait idiot ,moi cela me permet de mieux dormir .Paul fort dans un poème disait la même chose "si tout les gars du monde ..... mais le monde n'est pas près a se genre de truc et cela déséquilibrerais l'ordre établis . Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1640Jésus compare l'amour inconditionnel pour tout le monde au soleil qui luit sur les bons et les méchants, à la pluie qui tombe sur les justes et les injustes. Cela veut dire que l'essence de cet amour inconditionnel pour tout le monde, amis comme ennemis, c'est d'être au-delà de toute forme de calcul. Re aimez vos ennemis par YOD Sam 27 Juin 2009 - 1702Et le meilleur n'est pas d'aimer ses ennemis, c'est de tout faire pour n'avoir que des amis !Bernard, tu te passes un habit trop larges pour toiJe te cite " Je suis venu mettre le feu sur la terre."" Pensez-vous que je suis venu établir la paix sur la terre? Non, vous dis-je, mais la dissension. Car, désormais, s'ils sont cinq dans une maison, ils s'opposeront trois contre deux..., le père contre le fils et le fils contre le père..."" Ne croyez pas que je suis venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée ."" Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait pas son père, sa mère, sa femme , ses enfants, ses frères et ses soeurs et même sa propre vie seul le chien a été oublié..., il ne peut être mon disciple ."" Celui qui croit au Fils a la vie éternelle, celui qui ne croit pas au Filsne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui."Qui donc a dit ces paroles si tendres ?Tu utilises ici la technique du prélèvement uniquement pour salir la mémoire du Messie. Tout le monde ici sait que le Christ n'a jamais été violent, au contraire, les versets que tu cites ne parlent que de la persécution de ceux qui ont cru en lui et que lui même a ? pourquoi tu te sens obligé d'utiliser une interprétation du texte qui ne correspond pas du tout a l'image du Christ ?pour te faire des ennemis ?Tu es ce que l'on appelle un anticléricale rigide,alors que tu te couche systématiquement devant la barbarie islamiste. alors ne te donne pas des allures que tu ne possède édition par YOD le Sam 27 Juin 2009 - 1709, édité 4 foisYODSeigneur de la Métaphysique Nombre de messages 2232Date d'inscription 25/11/2008 Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1704Hé bien, Bernard, tu tiens bien ton programme, tu viens de te faire un ami ! Re aimez vos ennemis par YOD Sam 27 Juin 2009 - 1715Escape a écritHé bien, Bernard, tu tiens bien ton programme, tu viens de te faire un ami !Si tu parles de moi, je crois que tu te trompe. Bernard je le connais maintenant, il mène sa barque à sa guise. Des qu'un chrétien parle de tolérance ça lui donne de l'urticaire et il s'autorise à taper avec ses rames sur ces chrétiens qui osent ne plus vivre au moyen âge. Parce que pour lui, le chrétien doit rester au moyen âge, ainsi ça lui donne bonne conscience de cracher sur un pan entier de sa culture. c'est bien pour cela que quand tu lui parles d'aujourd'hui, lui te mènera avec sa barque vers la morgue de l'HistoireSon problème, et je lui ai déjà signalé, c'est qu'il n'est pas patient, il devrait attendre l'intervention d'un chrétien fondamentaliste pour que son argumentation tienne la route. Mais Bernard sur sa barque aime bien pêcher le merlan dans un étangdonc que du vent, ni ami, ni ennemiDernière édition par YOD le Sam 27 Juin 2009 - 1737, édité 1 foisYODSeigneur de la Métaphysique Nombre de messages 2232Date d'inscription 25/11/2008 Re aimez vos ennemis par sylvain Sam 27 Juin 2009 - 1737Il n'y a pas qu'aimer ses ennemis, le programme est bien plus vaste, donner sa chemise quand on te demande ton manteau, tendre la joue,donner tout ce qu'on te demande, vendre tous tes biens et donner le fruit aux pauvres, ne pas jeter un œil vers une femme...Tout cela est relié à ce même amour exigé...Et j'en c'est totalement irréalisable. Solution "Pour les hommes, c'est impossible, mais à Dieu, tout est possible". En substance, ce que tu ne peux accomplir te conduit tout naturellement vers la Grâce...sylvainMaître du Relatif et de l'Absolu Nombre de messages 1150Localisation haute-loireIdentité métaphysique enfant de dieu j'espèreHumeur Dents de scieDate d'inscription 22/06/2009 Re aimez vos ennemis par Invité Sam 27 Juin 2009 - 1740Si j'essayais de tendre vers quelque chose et que je me dise en même temps que ce quelque chose est irréalisable, ça me scierait la branche sur laquelle je suis assis. Il faut donc partir du principe que l'amour inconditionnel pour tous est à notre portée, même si c'est une portée... élevée. Re aimez vos ennemis par YOD Sam 27 Juin 2009 - 1754sylvain a écritBilan c'est totalement irréalisablBah ! y en a qui l'on réalisé, les Moines de Tibéhirine en Algérie l'on fait, l'Abbé Pierre l'a fait, Sœur Emmanuelle l'a fait, Mère Térésa l'a fait et plein d'autres encore qui passent complètement inaperçu parce qu'il faut le faire comme l'a dit le Christ, de façon la plus discrète. On préfère parler de curés qui se transforment en monstre Bernard en raffole et s'envoient tout ce qui bouge sauf les aiguilles d'une montre, mais ces curés là, sont a des années lumière de l'enseignement du Christ, Tamerlan était plus chrétien qu'eux dans ce casSans ces paroles très fortes du Christ, il aurait été très difficile d'avoir des hommes et des femmes de cette dimension, Bernard et moi, nous sommes pas plus haut que des bornes kilométriques devant eux. Avec le commun des mortels, souvent pour avoir peu, il faut exiger plusYODSeigneur de la Métaphysique Nombre de messages 2232Date d'inscription 25/11/2008 Sujets similairesPermission de ce forumVous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum

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mots "Tu aimeras ton prochain et détesteras ton ennemi Carte de vœuxPar kmingeeTags foi, christian, christ, jésus, jésus christ, dieu, verset de la bible, péché, amour, la gentillesse, intégrité, motivationnel Aimez vos ennemis Matthieu 544 Carte de vœuxPar StellaDavidTags et leur prêter sans espérer récupérer quoi que ce soit conception chrétienne un meilleur chrétien pour la famille, copains, des gamins, enfant, fille, garçon, hommes, femmes, retour à lécole, église, religieux, message chrétien, aime tes ennemis bible verset luc 6 35, aime tes ennemis, verset de la bible, luke 6 35, écriture biblique, dieu, conception chrétienne, chrétien, un message de foi, de famille, école, amour Aimez vos ennemis verset biblique Luc 635 Carte de vœuxPar ⓡⓞⓛⓛⓘⓝⓖ ⓢⓣⓞⓡⓔ .Tags texte moi fantôme solitaire, de texture de marbre, texte villanelle, texture de marbre sans soudure, texture marbre, ennemis, amour, aime tes ennemis, jésus, christ, citations de jésus, christian, citations chrétiennes, 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Il alimente votre passion Carte de vœuxPar CelticMuttTags commander une taille au dessus les de couleur unie sont 100 coton gris est 90 coton, 10 polyester la bruyère anthracite est 52 coton, 48 polyester 4, 2 oz 145g, mais si cest trop léger, essayez notre classique plus lourd dorigine éthique, aimez vos ennemis, amour, votre, ennemis, lion, agneau, matthieu, aime tes ennemis, matthew 5 44, bible, verset, christian, mignon, esthétique, jésus, dieu, foi, christianisme, ennemi, jésus christ, motivationnel, citations, verset de la bible, christ, vie, paroles, texte, noir, livres, catholique mais si ce n'est pas ton truc Carte de vœuxPar greartshop1Aimez vos ennemis. Cela les rend tellement fachés. Carte de vœuxPar yankittylauTags україна, доброго вечора, ми з україни, путін, війна, перемога, soutien, ukraine, украина, украина футболка, патриотические футболки, патріотична футболка, ми з україни футболки, ukrainien, drapeau ukraine, je suis avec lukraine, russie, soutenir lukraine, drapeau ukrainien, ukraine libre, drapeau, putain de poutine, ukraine forte, kiev, guerre, ukraina, lukraine, arrêter la guerre, tournesol, bleu, je soutiens lukraine, priez pour lukraine, gloire à lukraine Любіть ворогів своїх - Aimez vos ennemis - Ukraine Support Carte de vœuxPar crewmemberTags commander une taille au dessus les de couleur unie sont 100 coton gris est 90 coton, 10 polyester la bruyère anthracite est 52 coton, 48 polyester 4, 2 oz 145g, mais si cest trop léger, essayez notre classique plus lourd dorigine éthique, aimez vos ennemis, amour, jésus, aime tes ennemis, dieu, ennemis, christian, foi, bible, christianisme, ennemi, jésus christ, motivationnel, citations, verset de la bible, 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unie sont 100 coton gris est 90 coton, 10 polyester la bruyère anthracite est 52 coton, 48 polyester 4, 2 oz 145g, mais si cest trop léger, essayez notre classique plus lourd dorigine éthique, aimez vos ennemis, amour, dieu, autres, aime dieu, aimer les autres, aimer dieu aimer les autres, aimé les gens, aime tout le monde, aime tes ennemis, aime tes voisins, aime le, jésus, abba, foi, religion, christianisme, traverser, christ, espérer, bible, versets mais si ce n'est pas ton truc Carte de vœuxPar greartshop1Tags commander une taille au dessus les de couleur unie sont 100 coton gris est 90 coton, 10 polyester la bruyère anthracite est 52 coton, 48 polyester 4, 2 oz 145g, mais si cest trop léger, essayez notre classique plus lourd dorigine éthique, aimez vos ennemis, amour, dieu, autres, aime dieu, aimer les autres, aimer dieu aimer les autres, aimé les gens, aime tout le monde, aime tes ennemis, aime tes voisins, aime le, jésus, abba, foi, religion, christianisme, traverser, christ, 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Aimez vos ennemis Priez pour ceux qui vous persécutent Phrase d'inspiration chrétienne Citation de motivation Citation biblique Verset de la Bible Croquis à l'aquarelle Citation positive Carte de vœuxPar scribblelifeTags citations, motivation, typographie, inspiration, vie, paroles, tumblr, positif, texte, idées drôles, action de grâces, noël, petite amie, petit ami, sarcastique, fête des mères, fête des pères, déclaration, maman, papa, mère, père, sœur, frère, fille, grand père, fils, monstre de contrôle, drôle, idée, cool, bien, graphique, enfants, garçons, les filles, bébé, gradma, épouse, grand, ami, patricks day, citations drôles, pire ennemi, auto sabotage, adulte, grossier, pensées, meilleur drôle, journée des anciens combattants Aimez vos ennemis parce qu'ils font ressortir le meilleur de vous Citations de philosophie profonde de Friedrich Nietzsche Carte de vœuxPar Itsmemedbofo ^._.^Tags chemises chrétiennes, conception de chrétienne, super, jésus christ, bible, dieu, foi, religion, religieux, culte, témoin, verset, traverser, calvaire, gospel, église, prière, inspirant Aimez vos ennemis - Image de la silhouette du cœur - Verset de la Bible de la foi chrétienne - Luc 6 27 Carte de vœuxPar BullQuackyTags lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, livre apôtre lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, bible saint lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, espoir spiritualité lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, recherche sur papier lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirante, macro closeup lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, document de léglise lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, testament nouvelle vie lucas 6 35 verset de la bible source dexpression religieuse biblique, autorité religion lucas 6 35 verset biblique source 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Mais aimez vos ennemis, faites-leur du bien sans espérer récupérer quoi que ce soit. Carte de vœuxPar ProjectX23Tags lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, livre apôtre lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, bible saint lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, espoir spiritualité lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, recherche sur papier lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirante, macro closeup lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, document de léglise lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, testament nouvelle vie lucas 6 35 verset de la bible source dexpression religieuse biblique, autorité religion lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, page nouveau testament lucas 6 35 verset biblique source dinspiration phrase religieuse biblique, dieu jésus christ lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, évangile priant lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, étudier apprendre lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirante, christianisme théologie lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, bible jésus christ lucas 6 35 bible vers inspirant religieux phrase biblique, crucifix chapelet lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, perle religion lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, saint pâques lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, prier lucas 6 35 vers bible source dinspiration religieuse phrase biblique, croix péché lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, chapitre livre lucas 6 35 verset biblique source dinspiration phrase religieuse biblique, verset matthew lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, luke testament lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, prière jésus christ lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, mary noël lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, massa gospel lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, église sermon lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, prêcher commandement lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, luke actes lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, croyance bible lucas 6 35 vers bible source dinspiration religieuse phrase biblique, chapitre jésus christ lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, église chrétienne lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, épître épiscopale lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, foi évangélique lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, genèse dieu lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, gospel céleste lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieux phrase biblique, saint james lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, jesus christ lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, seigneur marque lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, matthew nouveau testament lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirant, peter business lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, noir néon lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, mot tableau noir lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, lumière blanche lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, succès rouge lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, tableau sombre lucas 6 35 vers de la bible inspirante phrase biblique religieuse, lettre symbole lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, éducation lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique Luc 635 Vers de la Bible Inspiration religieuse Phrase biblique. Mais aimez vos ennemis, faites-leur du bien sans espérer récupérer quoi que ce soit. Carte de vœuxPar ProjectX23Tags lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, livre apôtre lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, bible saint lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, espoir spiritualité lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, recherche sur papier lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirante, macro closeup lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, document de léglise lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, testament nouvelle vie lucas 6 35 verset de la bible source dexpression religieuse biblique, autorité religion lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, page nouveau testament lucas 6 35 verset biblique source dinspiration phrase religieuse biblique, dieu jésus christ lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, évangile priant lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, étudier apprendre lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirante, christianisme théologie lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, bible jésus christ lucas 6 35 bible vers inspirant religieux phrase biblique, crucifix chapelet lucas 6 35 verset de la bible inspiration religieuse phrase biblique, perle religion lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, saint pâques lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, prier lucas 6 35 vers bible source dinspiration religieuse phrase biblique, croix péché lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, chapitre livre lucas 6 35 verset biblique source dinspiration phrase religieuse biblique, verset matthew lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, luke testament lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, prière jésus christ lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, mary noël lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, massa gospel lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, église sermon lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, prêcher commandement lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, luke actes lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, croyance bible lucas 6 35 vers bible source dinspiration religieuse phrase biblique, chapitre jésus christ lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, église chrétienne lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, épître épiscopale lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, foi évangélique lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, genèse dieu lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, gospel céleste lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieux phrase biblique, saint james lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, jesus christ lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, seigneur marque lucas 6 35 verset de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, matthew nouveau testament lucas 6 35 verset de la bible phrase religieuse inspirant, peter business lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, noir néon lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, mot tableau noir lucas 6 35 verset biblique source d inspiration religieuse phrase biblique, lumière blanche lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, succès rouge lucas 6 35 vers de la bible source dinspiration religieuse phrase biblique, tableau sombre lucas 6 35 vers de la bible inspirante phrase biblique religieuse, lettre symbole lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique, éducation lucas 6 35 verset biblique source dinspiration religieuse phrase biblique Luc 635 Vers de la Bible Inspiration religieuse Phrase biblique. Mais aimez vos ennemis, faites-leur du bien sans espérer récupérer quoi que ce soit. Carte de vœuxPar ProjectX23Imprimé rien que pour vousVotre commande est imprimée à la demande, puis livrée chez vous, où que vous savoir plusPaiement sécuriséCarte bancaire, PayPal, Sofort vous choisissez votre mode de savoir plusRetour gratuitL'échange ou le remboursement est garanti sur toutes vos savoir plusService dédiéUne question ? Contactez-nous ! Nous sommes joignables du lundi au vendredi, de 8 h à 19 votre questionImprimé rien que pour vousVotre commande est imprimée à la demande, puis livrée chez vous, où que vous sécuriséCarte bancaire, PayPal, Sofort vous choisissez votre mode de gratuitL'échange ou le remboursement est garanti sur toutes vos dédiéUne question ? Contactez-nous ! Nous sommes joignables du lundi au vendredi, de 8 h à 19 et bureauCarte de vœuxAimez Vos EnnemisOubliez les cartes de vœux classiques. Vous êtes unique. À part. Il n'y en a pas deux comme vous. Et on parie qu'on peut en dire autant du destinataire de votre carte. Rassurez-vous, quelque part sur Redbubble vous attend une carte de vœux originale sur le thème Aimez Vos Ennemis, créée par un artiste indépendant non moins exceptionnel. Entre les cartes de Noël païennes pour vos amis du club des Vikings, l'alien en couche-culotte pour féliciter vos meilleurs amis de l'arrivée d'un nouvel envahisseur et un carlin qui dabbe pour faire croire à Papa qu'il est toujours dans le coup vous pouvez bien ça pour la fête des Pères, vous trouverez forcément votre bonheur. En plus, plus vous en achetez, plus vous économisez -20 % dès 3 cartes achetées, et jusqu'à -35 % sur les commandes de 50 cartes et plus. De quoi refaire vos stocks ! Et, cerise sur le gâteau, chaque achat remplit la tirelire d'un artiste. Adieu cartes d'anniversaire, cartes de fête des Mères et cartes de Saint-Valentin banales à pleurer. Offrez à vos mots doux un support original, comme vous.
Lesmatins spi à Denain; Retour de l'école d'évangélisation; Jour de fête et de joie pour l’Eglise "ME VOICI" Plus belle la foi; Retrouvez ici les vidéos CALM & PALM de 2020; LES MESSES
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POUVOIRS + + Gemma Arteton.◣ Mon petit caractère ◥☞ Têtue, essayer de lui faire changer une idée qu'elle a en tête est presque impossible. ☞ Solitaire, elle est entourée mais elle ne fait pas confiance à grand monde. ☞ Fidèle, être l'un de ses proches est une chose précieuse ☞ Rancunière, la vengeance est un plat qui se mange froid, il faut le savoir ☞ Imprudente, elle a tendance à suivre son instinct ☞ Sociable, elle a la parlote de la famille Halliwell ça c'est certain ☞ Curieuse, c'est une vraie petite fuine ☞ Sincère, si elle a quelque chose à vous dire, vous le serez bien vite ☞ Protectrice, personne ne touche à ceux qu'elle aime et cela peu importe le camp d'où elles viennent ☞ Souriante, faut bien prendre la vie du bon côté, non ?Quelle est la derniere chose que tu as regardé à la télé ? une série que j'aime une série bidon un film. les informationsAvec qui aimerais-tu être en ce moment ? ma famille mon petit-ami je préfère être seule ma/mon meilleure amieTu es plutôt ? calme, je prends les choses comme elles viennent. impulsive, je réagis au quart de tour. je viens au jour le jour. vous ne savez pas ce que vous voulez◣ Behind the screen ◥ PRENOM/PSEUDO + écrire ici. AGE + écrire ici. PAYS + écrire ici. COMMENT TU NOUS AS TROUVE + écrire ici. VANILLE OU CHOCOLAT + écrire ici. AS-TU LE CODE DU REGLEMENT + écrire ici. COMMENT TROUVES TU LE FORUM ? + écrire ici. DES SUGGESTIONS, UN DERNIER MOT ?+ écrire ici. © Hellpoison ❝ InvitéInvité Sujet Re Prune ☾ Il faut aimer ses ennemis. Ca les rend fous. Ven 11 Oct - 2141 ◣ Mon histoire ◥ C'est ici que tu nous racontes ton histoire, tu nous parle de ton passé, de là où tu es né/e, comment étaient tes parents avec toi ? Si tu les as connu ou non ? Ton adolescence ? C'est-elle bien passée ? Tu nous racontes tout en un minimum de 30 ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Proin accumsan vel urna sit amet pretium. Quisque ullamcorper dui quis ante laoreet, et auctor libero vehicula. Maecenas eget nisi id nisi ullamcorper pulvinar. Curabitur laoreet nisi sed vehicula sodales. Morbi sed ligula commodo, tristique lectus at, varius orci. Quisque a metus purus. Quisque tempor nec ipsum in et odio nec libero ultricies pretium. Vestibulum aliquam mollis tristique. Etiam euismod velit eget urna dictum eleifend. Sed lacinia nisl eget est ornare ornare. Sed auctor, magna id consectetur commodo, odio magna semper urna, quis feugiat diam nunc ac lorem. Nam facilisis purus eros, sit amet condimentum enim interdum et. Morbi felis arcu, ultricies id urna nec, ultrices bibendum est. Vestibulum sagittis nibh ac lectus porttitor ornare vitae ut ipsum. Nunc in dolor tincidunt, convallis nulla quis, molestie quam. Ut commodo tempor at tincidunt lacus, placerat porta erat. Aenean condimentum, est quis tristique laoreet, justo diam malesuada libero, nec porttitor sem sapien et sapien. Praesent feugiat urna vel neque aliquet pharetra. Proin in dui pellentesque orci bibendum vulputate. Vestibulum molestie, risus sed cursus consectetur, mi urna feugiat diam, in sollicitudin felis ligula in magna. Etiam tincidunt eleifend nibh, vel volutpat massa. 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Sam 12 Oct - 521 Cousine Bienvenue Bonne chance pour ta fiche ❝ InvitéInvité Sujet Re Prune ☾ Il faut aimer ses ennemis. Ca les rend fous. Sam 12 Oct - 1443 Merci beaucoup les filles ❝ InvitéInvité Sujet Re Prune ☾ Il faut aimer ses ennemis. Ca les rend fous. Mer 16 Oct - 1527 Hey, il te reste deux jours pour finir ta fiche, si tu as besoin d'un délais n'hésites pas à demander ❝ Contenu sponsorisé Sujet Re Prune ☾ Il faut aimer ses ennemis. Ca les rend fous. Prune ☾ Il faut aimer ses ennemis. Ca les rend fous. Page 1 sur 1Permission de ce forumVous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forumDark charmed On y est ! Votre carte d'identité ! Désolé, tu as raté le train
Quandje vois les petits défauts des uns ou des autres, je ne leur en tiens pas rigueur, je ne les juge pas, ça ne les rabaisse pas à mes yeux. Ça les rend humains, c’est tout, et du coup mes propres complexes sur ma taille, mon poids, mon accent, etc. n’ont plus d’importance. C’est possible parce qu’au Canada il n’est pas socialement acceptable de
Le 09 décembre 2020 à 150147 SuperSigma a écrit Le 09 décembre 2020 à 141809 BJaycee a écrit Le shield de la cristallisation ça n'augmente pas les dégâts de l'élément du shield en question?Seulement quand t'as le 4-piece Archaic Petra, et puis même quand tu l'as, c'est tellement mal foutu et bordélique que c'est un miracle si t'arrives à le proc En fait seulement le perso qui produit la cristallisation et qui ensuite prend le cristal de cristallisation gagne les dégats bonus. D'une il est impossible avec ce set d'augmenter les dégats géo avec un shield car il est impossible pour géo de réagir avec géo, ce qui est le comble, car c'est quand même le set de l'élément géo, et de deux, l'effet force à ne jamais appliquer l'élément géo en deuxième car c'est le personnage qui produit la cristallisation qui gagne le bonus de dégats et donc si tu appliques géo en deuxième c'est foutu y'a pas de bonus Bref injouable, ils doivent rework ca ASAP Je me rectifie parce que j'ai dit de la full merde sur le premier point * SEUL le personnage qui créé la réaction déclenche l'effet du 4 piece. Donc on peut utiliser Géo en deuxième, mais il faut, après ca, garder son personnage géo et marcher jusqu'au cristal de l'élément et prendre le shield, et ca déclenchera l'effet. -Faire tout ce stratagème pour gagner 35% de dégats élémentaires pendant quelques secondes c'est vraiment overkill et surpassé pour tous les supports géo par d'autres sets d'artefacts -Ne marche littéralement absolument pas contre tous les ennemis élémentaires. Cet effet est juste absolument annulé par tous les slimes du jeu. -Ne donne aucun dégat géo bonus, seul le 2-piece fait ca Si Petra était aussi utile et polyvalent que Viridescent ca serait déja une grande avancée
BonjourRobin,merci pour ta réponse;ce n'est qu'un exemple. Le thème est "connaître ses ennemis,ses amis et les autres"; Dans quelle catégorie ranger cheik abdul aziz ibn baaz qui déclare: "La terre est plate.Quiconque clame qu'elle est sphérique est un athée méritant un châtiment".
Voltaire Contes en vers et en prose II Le Blanc et le noir Tout le monde... Tout le monde dans la province de Candahar connaÃt l'aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d'un mirza du pays c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza son père avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'être avec elle. Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Kaboul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celles de Bassora et d'Astrakan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille. Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor l'une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre était un javelot qui allait de lui-même où l'on voulait ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'était à Cachemire. Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. "Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il; votre destinée en dépend." Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire, au désespoir, résolut d'aller voir à la foire de Kaboul si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture; mais pour le javelot, qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine. Rustan et elle se virent à Kaboul; ils s'aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l'aller voir secrètement à Cachemire. Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d'écuyers, de maÃtres d'hôtel et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. L'autre se nommait Ebène c'était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il ébranla Rustan; mais Ebène le raffermit et leva tous ses scrupules. Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ebène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maÃtre, en fit faire un faux tout semblable, qu'il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies. Quand le marquis eut ses roupies, tout fut près pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son maÃtre "J'ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux parasanges d'ici." Rustan y consentit. L'oracle répondit "Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident." Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très favorable. Il y avait encore un autre oracle dans Kaboul; ils y allèrent. L'oracle de Kaboul répondit en ces mots "Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas." Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. "Prenez garde à vous, disait Topaze. - Ne redoutez rien", disait Ebène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maÃtre, dont il encourageait la passion et l'espérance. Au sortir de Kaboul, on marcha par une grande forêt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paÃtre. On se préparait à décharger l'éléphant qui portait le dÃner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et Ebène n'étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'Ebène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait répondu. "Nous n'avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes." Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. "Il arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage!" s'écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maÃtre au désespoir d'avoir perdu à la fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne fût jamais de son avis. L'espérance d'être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'âne, qui était une créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'âne "Tu me le payeras." L'âne remercia son libérateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dÃné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns à pied, les autres montés sur l'éléphant. A peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Kaboul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maÃtre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l'animal opiniâtre courait toujours vers Kaboul. Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontra un marchand de chameaux qui lui dit "MaÃtre, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir." Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. "Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux." Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur. A peine a-t-il marché quatre parasanges qu'il est arrêté par un torrent profond, large et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d'écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller à droite ou à gauche. "Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ebène, il me consolerait, et il trouverait des expédients; mais tout me manque." Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d'une rive à l'autre. Ce furent des exclamations, des cris d'étonnement et de joie. "Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchantement! oserons-nous passer?" Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase; et Rustan disait "Pour le coup le ciel me favorise Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles étaient en ma faveur; Ebène avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici?" A peine la troupe fut-elle au-delà du torrent que voilà le pont qui s'abÃme dans l'eau avec un fracas épouvantable. "Tant mieux! tant mieux! s'écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n'aurais été qu'un simple gentilhomme; il veut que j'épouse ce que j'aime. Je serais prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maÃtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince voilà une grande partie de l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de même; je suis trop heureux. Mais pourquoi Ebène n'est-il pas auprès de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze." Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait été la tour de Babel si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte. Tout le monde s'écria "Dieu veut que nous périssions ici! il n'a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour; il n'a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. O Rustan! ô malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrons jamais dans la terre de Candahar." La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant; succédaient dans l'âme de Rustan à la joie immodérée qu'il avait ressentie, aux espérances dont il s'était enivré. Il était bien loin d'interpréter les prophéties à son avantage. "O ciel! ô Dieu paternel! faut-il que j'aie perdu mon ami Topaze!" Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis; et Rustan de s'écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d'étonnement à la renverse, et de crier "miracle!" et de dire "Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimé de Brama; il sera le maÃtre du monde." Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. "Ah! Ebène, mon cher Ebène! où êtes-vous? que n'êtes-vous témoin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu? belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes?" Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux et au bout de la prairie ce sont des allées d'arbres à perte de vue; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hâte de passer un des ponts de la rivière; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays. Celui auquel il s'adressait lui répondit "Vous êtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l'a promise; que Dieu perpétue leur félicité!" A ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il était sujet à l'épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tâtèrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'écriait de temps en temps "Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!" L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien "Je vois à son accent que c'est un jeune homme de Candahar, à qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai." L'autre médecin assura qu'il n'était malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte. "Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'être évanoui devant vous; je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant en reconnaissance des bontés dont vous m'avez honoré." Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. "Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepté pour son époux. - Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepté Barbabou; au contraire, elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu'on fait pour elle." Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaÃtre; l'éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. "Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas. - Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? - Ah! je le sais très bien, dit Rustan. - Apprenez donc, dit l'hôte, que notre prince, au désespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse." Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince; il dit qu'il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce "C'est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler." Il presse tant qu'il est introduit. "Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment? un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à Votre Altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte." Le duc, tout étonné; confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. "Voilà deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans un étrange embarras!" Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son diamant d'un Arménien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient ce fut qu'il plût à Son Altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. "Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il; il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre épouse la princesse? - Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma fille." Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait "Battez-vous, battez-vous"; la pie "Ne vous battez pas". Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé, parce qu'il était laid, et que Rustan était fort joli c'est presque toujours ce qui décide de la faveur publique. Le vainqueur revêtit la cotte de mailles, l'écharpe et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maÃtresse. Tout le monde criait "Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival"; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaÃtre la voix de son malheureux amant. Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le coeur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse "Tu reçois, lui dit-elle; les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière." Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son coeur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le père, épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie; elle n'était plus; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prépare les funérailles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie. On le porte dans un lit. La première chose qu'il voit aux deux côtés de ce lit mort, c'est Topaze et Ebène. Sa surprise lui rendit un peu de force. "Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous abandonné? Peut-être la princesse vivrait encore, si vous aviez été près du malheureux Rustan. - Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze. - J'ai toujours été près de vous, dit Ebène. - Ah! que dites-vous? pourquoi insulter à mes derniers moments? répondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C'est moi qui étais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a déplumé; j'étais l'éléphant qui emportait le bagage pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j'étais l'âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père; c'est moi, qui ai égaré vos chevaux; c'est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer; c'est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'étais le médecin qui vous conseillait l'air natal; j'étais la pie qui vous criait de ne point combattre. - Et moi, dit Ebène, j'étais le vautour qui a déplumé l'aigle, le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l'éléphant, le vilain qui battait l'âne rayé; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte; j'ai bâti le pont sur lequel vous avez passé; j'ai creusé la caverne que vous avez traversée, je suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre. - Hélas! souviens-toi de oracles, dit Topaze Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident. - Oui, dit Ebène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l'occident l'oracle était clair, que ne l'as-tu compris? Tu as possédé, et tu ne possédais pas car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'être tout a été accompli." Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ebène. "Que vois-je?" s'écria Rustan. Topaze et Ebène répondirent ensemble "Tu vois tes deux génies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez-vous? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze; chaque homme a ses deux génies, c'est Platon qui l'a dit le premier, et d'autre l'on répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable moi qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidèlement acquitté. - Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d'une nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maÃtresse, misérablement? - Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. - Si c'est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? - Vous l'avez dit, répondit Ebène. - Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondé. - Ah! maudit Ebène, si tu es si méchant, tu n'appartiens donc pas au même maÃtre que Topaze? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et l'autre méchant de sa nature? - Ce n'est pas une conséquence, dit Ebène, mais c'est une grande difficulté. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. - Possible ou non possible, repartit Ebène, la chose est comme je te le dis. - Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fâché, dit le bon génie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là -dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze." Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit, où il avait dormi une heure. Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. "Suis-je mort, suis-je en vie? s'écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle?... - Monseigneur rêve-t-il? répondit froidement Topaze. - Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ebène avec ses quatre ailes noires? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissé là -haut, qui ronfle voulez-vous qu'on le fasse descendre? - Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Kaboul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge. - Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Kaboul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille. - Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie? - Monseigneur, vous avez rêvé tout cela nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ai passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit. - Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie été à la foire de Kaboul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. "N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l'un après l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille années; c'est précisément la même chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même temps que la grande roue n'en achève qu'un. Il est clair que tous les événements, depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent millième partie d'une seconde; et on peu dire même que la chose est ainsi. - Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né quelque temps avant le déluge, il a été dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi il vous contera son histoire, qui est fort intéressante. - Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'à ce que je puisse me rendormir. - Il est chez ma soeur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher à montrer de l'esprit à tout propos, et sans faire; des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j'aime les contes." On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi. Mademoiselle Catherine Vadé n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine Vadé, auteur de ce conte. C'est grand dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. Jeannot et Colin Plusieurs personnes... Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très renommé, et Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année. Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautés, de petites familiarités, dont on se ressouvient toujours avec agrément quand on se rencontre ensuite dans le monde. Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné d'une lettre à monsieur de La Jeannotière. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre à monsieur le marquis de La Jeannotière c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire. Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que monsieur Jeannot le père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? C'est parce qu'on est heureux. Monsieur Jeannot était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraÃcheur. Ils allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot plut à madame; la femme de Jeannot plut à monsieur. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines voiles; ouvrent des yeux étonnés; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt monsieur de La Jeannotière, et qui ayant acheté un marquisat au bout de six mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde. Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade; et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de réponse Colin en fut malade de douleur. Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune marquis ce gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprÃt le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il fut prié à dÃner. Le maÃtre de la maison commença par lui dire d'abord "Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour... - Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce; elles n'ont sur nous cette supériorité que parce qu'elles ne savent pas le latin. - Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaÃt, la comédie et l'opéra en latin? Plaide-t-on en latin quand on a un procès? Fait-on l'amour en latin?" Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaÃtre Cicéron, Horace, et Virgile. "Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie? - A quoi cela lui servira-t-il? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'égareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve. - Vous avez raison, répliqua le père; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. - Quelle pitié! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?" Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie; le père était très indécis. "Que faudra-t-il donc apprendre à mon fils? disait-il. - A être aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine." Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit "On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son éducation je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire. - Hélas! madame, à quoi cela est-il bon? répondit-il; il n'y a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues; et pour les modernes; c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue? - Rien n'est mieux dit! s'écria le gouverneur on étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisanterie." Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis. "Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il, ne doit pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin d'un géomètre sublime pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculés, il enverra chercher un bénédictin. Il en est de même de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goût; c'est aux artistes à travailler pour lui; et c'est en quoi on a très grande raison de dire que les gens de qualité j'entends ceux qui sont très riches savent tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils payent". L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit "Vous avez très bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de réussir dans la société. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succès? S'est-on jamais avisé dans la bonne compagnie de parler de géométrie? Demande-t-on jamais à un honnête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil? S'informe-t-on à souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin? - Non, sans doute, s'écria la marquise de La Jeannotière, que ses charmes avaient initiée quelquefois dans le beau monde; et monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude de tous ces fatras, mais enfin que lui apprendra-t-on? Car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai oublié le nom, mais qui commence par un B. - Par un B, madame? ne serait-ce point la botanique? - Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on. - Ah! j'entends, madame; c'est le blason c'est, à la vérité, une science fort profonde; mais elle n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose du monde la plus utile dans un Etat bien policé. D'ailleurs, cette étude serait infinie il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté." Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser. La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux c'était de chanter agréablement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il fut aimé des femmes; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit pour ses maÃtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans L'Année littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture. Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs. Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se les appropriant, et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison les félicitaient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame. Il était, un matin, aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils goûtaient, dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré. "Voici bien d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages. - Voyons un peu, dit le marquis, que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là . - Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-là , allez vite." Il y court, il arrive à la maison; son père était déjà emprisonné tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes et de ses folles dépenses. Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère, il lui dit enfin "Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener." Il retourne donc chez sa maÃtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. "Quoi! c'est vous, monsieur de La Jeannotière; que venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa mère? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. - Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie je te donnerai un bon engagement." Le marquis stupéfait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. "Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur"; et il sanglotait en lui parlant ainsi. "Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là ; c'est une excellente ressource à Paris." Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le confesseur de sa mère c'était un théatin très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il le vit, il se précipita vers lui. "Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère?" Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait un mine plus grave, plus indifférente, plus imposante "Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'à corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grâce à votre mère de la réduire à la mendicité? - Oui monsieur. - Tant mieux, elle est sûre de son salut. - Mais, mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde? - Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend." Le marquis fut prêt à s'évanouir; il fut traité à peu près de même tous par ses amis, et apprit mieux à connaÃtre le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie. Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante à l'antique, espèce de tombereau couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune et assez grossièrement agréable était cahotée à côté de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maÃtre le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abÃmé dans sa douleur. "Eh! mon Dieu! s'écria-t-il, je crois que c'est là Jeannot." A ce nom, le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête "C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot." Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. "Tu m'as abandonné, dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri; lui conta en sanglotant une partie de son histoire. "Viens dans l'hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dÃner ensemble." Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. "Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appartient-il? - Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre. J'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons point changé d'état; nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés." Jeannot, éperdu, se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas "Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon secours. Quelle instruction!" La bonté d'âme de Colin développa dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. "Nous aurons soin de ta mère, dit Colin; et quant à ton bonhomme de père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession. Il épousa une soeur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux. Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanité. Pot-pourri I Brioché fut le père de Polichinelle, non pas son propre père, mais père de génie. Le père de Brioché était Guillot Gorju, qui fut fils de Gilles, qui fut fils de Gros-René, qui tirait son origine du Prince des sots et de la Mère sotte c'est ainsi que l'écrit l'auteur de l'Almanach de la Foire. Monsieur Parfaict, écrivain non moins digne de foi, donne pour père à Brioché Tabarin, à Tabarin Gros-Guillaume, à Gros-Guillaume Jean Boudin, mais en remontant toujours au Prince des sots. Si ces deux historiens se contredisent, c'est une preuve de la vérité du fait pour le père Daniel, qui les concilie avec une merveilleuse sagacité, et qui détruit par là le pyrrhonisme de l'histoire. II Comme je finissais ce premier paragraphe des cahiers de Merri Hissing dans mon cabinet, dont la fenêtre donne sur la rue St-Antoine, j'ai vu passer les syndics des apothicaires, qui allaient saisir des drogues et du vert-de-gris que les jésuites de la rue St-Antoine vendaient en contrebande; mon voisin monsieur Husson, qui est une bonne tête, est venu chez moi, et m'a dit "Mon ami, vous riez de voir les jésuites vilipendés; vous êtes bien aise de savoir qu'ils sont convaincus d'un parricide au Portugal, et d'une rébellion au Paraguay; le cri public qui s'élève en France contre eux, la haine qu'on leur porte, les opprobres multipliés dont ils sont couverts, semblent être pour vous une consolation; mais sachez que, s'ils sont perdus comme tous les honnêtes gens le désirent, vous n'y gagnerez rien vous serez accablé par la faction des jansénistes. Ce sont des enthousiastes féroces, des âmes de bronze, pires que les presbytériens qui renversèrent le trône de Charles Ier. Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons. On ne peut jamais faire entendre raison à un énergumène; les fripons l'entendent." Je disputai longtemps contre monsieur Husson; je lui dis enfin "Monsieur, consolez-vous; peut-être que les jansénistes seront un jour aussi adroits que les jésuites." Je tâchai de l'adoucir; mais c'est une tête de fer qu'on ne fait jamais changer de sentiment. III Brioché, voyant que Polichinelle était bossu par-devant et par-derrière, lui voulut apprendre à lire et à écrire. Polichinelle, au bout de deux ans, épela assez passablement; mais il ne put jamais parvenir à se servir d'une plume. Un des écrivains de sa vie remarque qu'il essaya un jour d'écrire son nom, mais que personne ne put le lire. Brioché était fort pauvre; sa femme et lui n'avaient pas de quoi nourrir Polichinelle, encore moins de quoi lui faire apprendre un métier. Polichinelle leur dit "Mon père et ma mère, je suis bossu, et j'ai de la mémoire; trois ou quatre de mes amis et moi, nous pouvons établir de marionnettes je gagnerai quelque argent; les hommes ont toujours aimé les marionnettes; il y a quelquefois de la perte à en vendre de nouvelles, mais aussi il y a de grands profits." Monsieur et madame Brioché admirèrent le bon sens du jeune homme; la troupe se forma, et elle alla établir ses petits tréteaux dans une bourgade suisse, sur le chemin d'Appenzel à Milan. C'était justement dans ce village que des charlatans d'Orviète avaient établi le magasin de leur orviétan. Ils s'aperçurent qu'insensiblement la canaille allait aux marionnettes, et qu'ils vendaient dans le pays la moitié moins de savonnettes et d'onguent pour la brûlure. Ils accusèrent Polichinelle de plusieurs mauvais déportements, et portèrent leurs plaintes devant le magistrat. La requête disait que c'était un ivrogne dangereux; qu'un jour il avait donné cent coups de pied dans le ventre, en plein marché, à des paysans qui vendaient des nèfles. On prétendit aussi qu'il avait molesté un marchand de coqs d'Inde; enfin ils l'accusèrent d'être sorcier. Monsieur Parfaict, dans son Histoire du Théâtre, prétend qu'il fut avalé par un crapaud; mais le père Daniel pense, ou du moins parle autrement. On ne sait pas ce que devint Brioché. Comme il n'était que le père putatif de Polichinelle, l'historien n'a pas jugé à propos de nous dire de ses nouvelles. IV Feu monsieur Du Marsais assurait que le plus grand des abus était la vénalité des charges. "C'est un grand malheur pour l'Etat, disait-il, qu'un homme de mérite, sans fortune, ne puisse parvenir à rien. Que de talents enterrés, et que de sots en place! Quelle détestable politique d'avoir éteint l'émulation!" Monsieur Du Marsais, sans y penser, plaidait sa propre cause il a été réduit à enseigner le latin, et il aurait rendu de grands services à l'Etat s'il avait été employé. Je connais des barbouilleurs de papier qui eussent enrichi une province, s'ils avaient été à la place de ceux qui l'ont volée. Mais, pour avoir cette place, il faut être fils d'un riche qui vous laisse de quoi acheter une charge, un office, et ce qu'on appelle une dignité. Du Marsais assurait qu'un Montaigne, un Charron, un Descartes, un Gassendi, un Bayle, n'eussent jamais condamné aux galères des écoliers soutenant thèse contre la philosophie d'Aristote, ni n'auraient fait brûler le curé Urbain Grandier, le curé Gaufrédi, et qu'ils n'eussent point, etc., etc. V Il n'y a pas longtemps que le chevalier Roginante, gentilhomme ferrarois, qui voulait faire une collection de tableaux de l'école flamande, alla faire des emplettes dans Amsterdam. Il marchanda un assez beau Christ chez le sieur Vandergru. "Est-il possible, dit le Ferrarois au Batave, que vous qui n'êtes pas chrétien car vous êtes Hollandais vous ayez chez vous un Jésus? - Je suis chrétien et catholique", répondit monsieur Vandergru, sans se fâcher; et il vendit son tableau assez cher. "Vous croyez donc Jésus-Christ Dieu? lui dit Roginante. - Assurément", dit Vandergru. Un autre curieux logeait à la porte attenant, c'était un socinien; il lui vendit une Sainte Famille. "Que pensez-vous de l'enfant? dit le Ferrarois. - Je pense, répondit l'autre, que ce fut la créature la plus parfaite que Dieu ait mise sur la terre." De là le Ferrarois alla chez Moïse Mansebo, qui n'avait que de beaux paysages; et point de Sainte Famille. Roginante lui demanda pourquoi on ne trouvait pas chez lui de pareils sujets. "C'est, dit-il, que nous avons cette famille en exécration." Roginante passa chez un fameux anabaptiste, qui avait les plus jolis enfants du monde; il leur demanda dans quelle église ils avaient été baptisés. "Fi donc! monsieur, lui dirent les enfants; grâces à Dieu, nous ne sommes point encore baptisés." Roginante n'était pas au milieu de la rue qu'il avait déjà vu une douzaine de sectes entièrement opposées les unes aux autres. Son compagnon de voyage, monsieur Sacrito, lui dit "Enfuyons-nous vite, voilà l'heure de la bourse; tous ces gens-ci vont s'égorger sans doute, selon l'antique usage, puisqu'ils pensent tous diversement; et la populace nous assommera, pour être sujets du pape." Ils furent bien étonnés quand ils virent toutes ces bonnes gens-là sortir de leurs maisons avec leurs commis, se saluer civilement, et aller à la bourse de compagnie. Il y avait ce jour-là , de compte fait, cinquante-trois religions sur la place, en comptant les Arméniens et les jansénistes. On fit pour cinquante-trois millions d'affaires le plus paisiblement du monde, et le Ferrarois retourna dans son pays, où il trouva plus d'Agnus Dei que de lettres de change. On voit tous les jours la même scène à Londres, à Hambourg, à Dantzig, à Venise même, etc. Mais ce que j'ai vu de plus édifiant, c'est à Constantinople. J'eus l'honneur d'assister, il y a cinquante ans, à l'installation d'un patriarche grec par le sultan Achmet III, dont Dieu veuille avoir l'âme. Il donna à ce prêtre chrétien l'anneau, et le bâton fait en forme de béquille. Il y eut ensuite une procession de chrétiens dans la rue Cléobule; deux janissaires marchèrent à la tête de la procession. J'eus le plaisir de communier publiquement dans l'église patriarcale, et il ne tint qu'à moi d'obtenir un canonicat. J'avoue qu'à mon retour à Marseille je fus fort étonné de ne point y trouver de mosquée. J'en marquai ma surprise à monsieur l'intendant et à monsieur l'évêque. Je leur dis que cela était fort incivil, et que si les chrétiens avaient des églises chez les musulmans on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles. Ils me promirent tous deux qu'ils en écriraient en cour; mais l'affaire en demeure là , à cause de la constitution Unigenitus. O mes frères les jésuites! vous n'avez pas été tolérants, et on ne l'est pas pour vous. Consolez-vous; d'autres à leur tour deviendront persécuteurs, et à leur tour ils seront abhorrés. VI Je contais ces choses, il y a quelques jours à monsieur de Boucacous, Languedocien très chaud et huguenot très zélé. "Cavalisque! me dit-il, on nous traite donc en France comme les Turcs; on leur refuse des mosquées, et on ne nous accorde point de temples! - Pour des mosquées, lui dis-je, les Turcs ne nous en ont encore point demandé, et j'ose me flatter qu'ils en obtiendront quand ils voudront, parce qu'ils sont nos bons alliés; mais je doute fort qu'on rétablisse vos temples, malgré toute la politesse dont nous nous piquons la raison en est que vous êtes un peu nos ennemis. - Vos ennemis! s'écria monsieur de Boucacous, nous qui sommes les plus ardents serviteurs du roi! - Vous êtes fort ardents, lui répliquai-je, et si ardents que vous avez fait neuf guerres civiles, sans compter les massacres des Cévennes. - Mais, dit-il, si nous avons fait des guerres civiles, c'est que vous nous cuisiez en place publique; on se lasse à la longue d'être brûlé, il n'y a patience de saint qui puisse y tenir qu'on nous laisse en repos, et je vous jure que nous serons des sujets très fidèles. - C'est précisément ce qu'on fait, lui dis-je; on ferme les yeux sur vous, on vous laisse faire votre commerce, vous avez une liberté assez honnête. - Voilà une plaisante liberté! dit monsieur de Boucacous; nous ne pouvons nous assembler en pleine campagne quatre ou cinq mille seulement, avec des psaumes à quatre parties, que sur-le-champ il ne vienne un régiment de dragons qui nous fait rentrer chacun chez nous. Est-ce là vivre? est-ce là être libre?" Alors je lui parlai ainsi "Il n'y a aucun pays dans le monde où l'on puisse s'attrouper sans l'ordre du souverain; tout attroupement est contre les lois. Servez Dieu à votre mode dans vos maisons; n'étourdissez personne par des hurlements que vous appelez musique. Pensez-vous que Dieu soit bien content de vous quand vous chantez ses commandements sur l'air de Réveillez-vous, belle endormie et quand vous dites avec les Juifs, en parlant d'un peuple voisin Heureux qui doit te détruire à jamais! Qui, t'arrachant les enfants des mamelles, Ecrasera leurs têtes infidèles! Dieu veut-il absolument qu'on écrase les cervelles des petits enfants? Cela est-il humain? De plus, Dieu aime-t-il tant les mauvais vers et la mauvaise musique?" Monsieur de Boucacous m'interrompit, et me demanda si le latin de cuisine de nos psaumes valait mieux. "Non, sans doute, lui dis-je; je conviens même qu'il y a un peu de stérilité d'imagination à ne prier Dieu que dans une traduction très vicieuse de vieux cantiques d'un peuple que nous abhorrons; nous sommes tous juifs à vêpres, comme nous sommes tous païens à l'Opéra. Ce qui me déplaÃt seulement, c'est que les Métamorphoses d'Ovide sont, par la malice du démon, bien mieux écrites, et plus agréables que les cantiques juifs car il faut avouer que cette montagne de Sion, et ces gueules de basilic, et ces collines, qui sautent comme des béliers, et toutes ces répétitions fastidieuses, ne valent ni la poésie grecque, ni la latine, ni la française. Le froid petit Racine a beau faire, cet enfant dénaturé n'empêchera pas profanement parlant que son père ne soit un meilleur poète que David. Mais enfin, nous sommes la religion dominante chez nous; il ne vous est pas permis de vous attrouper en Angleterre pourquoi voudriez-vous avoir cette liberté en France? Faites ce qu'il vous plaira dans vos maisons, et j'ai parole de monsieur le gouverneur et de monsieur l'intendant qu'en étant sages vous serez tranquilles l'imprudence seule fit et fera les persécutions. Je trouve très mauvais que vos mariages, l'état de vos enfants, le droit d'héritage, souffrent la moindre difficulté. Il n'est pas juste de vous saigner et de vous purger parce que vos pères ont été malades; mais que voulez-vous? ce monde est un grand Bedlam, où des fous enchaÃnent d'autres fous." VII Les compagnons de Polichinelle réduits à la mendicité, qui était leur état naturel, s'associèrent avec quelques bohèmes, et coururent de village en village. Ils arrivèrent dans une petite ville, et logèrent dans un quatrième étage, où ils se mirent à composer des drogues dont la vente les aida quelque temps à subsister. Ils guérirent même de la gale l'épagneul d'une dame de considération; les voisins crièrent au prodige, mais malgré toute leur industrie la troupe ne fit pas fortune. Ils se lamentaient de leur obscurité et de leur misère, lorsqu'un jour ils entendirent un bruit sur leur tête, comme celui d'une brouette qu'on roule sur le plancher. Ils montèrent au cinquième étage, et y trouvèrent un petit homme qui faisait des marionnettes pour son compte; il s'appelait le sieur Bienfait; il avait tout juste le génie qu'il fallait pour son art. On n'entendait pas un mot de ce qu'il disait; mais il avait un galimatias fort convenable, et il ne faisait pas mal ses bamboches. Un compagnon, qui excellait aussi en galimatias, lui parla ainsi Nous croyons que vous êtes destiné à relever nos marionnettes, car nous avons lu dans Nostradamus ces propres paroles Nelle chi li po rate icsus res fait en bi, lesquelles prises à rebours font évidemment Bienfait ressuscitera Polichinelle. Le nôtre a été avalé par un crapaud; mais nous avons retrouvé son chapeau, sa bosse, et sa pratique. Vous fournirez le fil d'archal. Je crois d'ailleurs qu'il vous sera aisé de lui faire une moustache toute semblable à celle qu'il avait, et quand nous serons unis ensemble, il est à croire que nous aurons beaucoup de succès. Nous ferons valoir Polichinelle par Nostradamus, et Nostradamus par Polichinelle. Le sieur Bienfait accepta la proposition. On lui demanda ce qu'il voulait pour sa peine. "Je veux, dit-il, beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent. - Nous n'avons rien de cela, dit l'orateur de la troupe; mais avec le temps on a de tout." Le sieur Bienfait se lia donc avec les bohèmes, et tous ensemble allèrent à Milan établir leur théâtre, sous la protection de madame Carminetta. On afficha que le même Polichinelle, qui avait été mangé par un crapaud du village du canton d'Appenzel, reparaÃtrait sur le théâtre de Milan, et qu'il danserait avec madame Gigogne. Tous les vendeurs d'orviétan eurent beau s'y opposer, le sieur Bienfait, qui avait aussi le secret de l'orviétan, soutint que le sien était le meilleur il en vendit beaucoup aux femmes, qui étaient folles de Polichinelle, et il devint si riche qu'il se mit à la tête de la troupe. Dès qu'il eut ce qu'il voulait et que tout le monde veut, des honneurs et du bien, il fut très ingrat envers madame Carminetta. Il acheta une belle maison vis-à -vis de celle de sa bienfaitrice, et il trouva le secret de la faire payer par ses associés. On ne le vit plus faire sa cour à madame Carminetta; au contraire, il voulut qu'elle vÃnt déjeuner chez lui, et un jour qu'elle daigna y venir il lui fit fermer la porte au nez, etc. VIII N'ayant rien entendu au précédent chapitre de Merri Hissing, je me transportai chez mon ami monsieur Husson, pour lui en demander l'explication. Il me dit que c'était une profonde allégorie sur le père La Valette, marchand banqueroutier d'Amérique, mais que d'ailleurs il y avait longtemps qu'il ne s'embarrassait plus de ces sottises, qu'il n'allait jamais aux marionnettes; qu'on jouait ce jour-là Polyeucte, et qu'il voulait l'entendre. Je l'accompagnai à la comédie. Monsieur Husson, pendant le premier acte, branlait toujours la tête. Je lui demandai dans l'entr'acte pourquoi sa tête branlait tant. "J'avoue, dit-il, que je suis indigné contre ce sot. Polyeucte et contre cet impudent Néarque. Que diriez-vous d'un gendre de monsieur le gouverneur de Paris, qui serait huguenot et qui, accompagnant son beau-père le jour de Pâques à Notre-Dame, irait mettre en pièces le ciboire et le calice, et donner des coups de pied dans le ventre à monsieur l'archevêque et aux chanoines? Serait-il bien justifié, en nous disant que nous sommes des idolâtres; qu'il l'a entendu dire au sieur Lubolier, prédicant d'Amsterdam, et au sieur Morfyé, compilateur à Berlin, auteur de la Bibliothèque germanique, qui le tenait du prédicant Urieju? C'est là le fidèle portrait de la conduite de Polyeucte. Peut-on s'intéresser à ce plat fanatique, séduit par le fanatique Néarque?" Monsieur Husson me disait ainsi son avis amicalement dans les entr'actes. Il se mit à rire quand il vit Polyeucte résigner sa femme à son rival; et il la trouva un peu bourgeoise quand elle dit à son amant qu'elle va dans sa chambre, au lieu d'aller avec lui à l'église Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant; Adieu, trop généreux et trop parfait amant; Je vais seule en ma chambre enfermer mes regrets. Mais il admira la scène où elle demande à son amant la grâce de son mari. "Il y a là , dit-il, un gouverneur d'Arménie qui est bien le plus lâche, le plus bas des hommes; ce père de Pauline avoue même qu'il a les sentiments d'un coquin Polyeucte est ici l'appui de ma famille; Mais si par son trépas l'autre épousait ma fille, J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis, Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis. "Un procureur au Châtelet ne pourrait guère ni penser ni s'exprimer autrement. Il y a de bonnes âmes qui avalent tout cela; je ne suis pas du nombre. Si ces pauvretés peuvent entrer dans une tragédie du pays des Gaules, il faut brûler l'Oedipe des Grecs." Monsieur Husson est un rude homme. J'ai fait ce que j'ai pu pour l'adoucir; mais je n'ai pu en venir à bout. Il a persisté dans son avis, et moi dans le mien. IX Nous avons laissé le sieur Bienfait fort riche et fort insolent. Il fit tant par ses menées qu'il fut reconnu pour entrepreneur d'un grand nombre de marionnettes. Dès qu'il fut revêtu de cette dignité, il fit promener Polichinelle dans toutes les villes, et afficha que tout le monde serait tenu de l'appeler Monsieur, sans quoi il ne jouerait point. C'est de là que, dans toutes les représentations des marionnettes, il ne répond jamais à son compère que quand le compère l'appelle "M. Polichinelle". Peu à peu Polichinelle devint si important qu'on ne donna plus aucun spectacle sans lui payer une rétribution, comme les Opéras des provinces en payent une à l'Opéra de Paris. Un jour, un de ses domestiques, receveur des billets et ouvreur de loges, ayant été cassé aux gages, se souleva contre Bienfait, et institua d'autres marionnettes qui décrièrent toutes les danses de madame Gigogne et tous les tours de passe-passe de Bienfait. Il retrancha plus de cinquante ingrédients qui entraient dans l'orviétan, composa le sien de cinq ou six drogues, et, le vendant beaucoup meilleur marché, il enleva une infinité de pratiques à Bienfait; ce qui excita un furieux procès, et on se battit longtemps à la porte des marionnettes, dans le préau de la Foire. X Monsieur Husson me parlait hier de ses voyages en effet, il a passé plusieurs années dans les Echelles du Levant, il est allé en Perse, il a demeuré longtemps dans les Indes, et a vu toute l'Europe. "J'ai remarqué, me disait-il, qu'il y a un nombre prodigieux de Juifs qui attendent le Messie, et qui se feraient empaler plutôt que de convenir qu'il est venu. J'ai vu mille Turcs persuadés que Mahomet avait mis la moitié de la lune dans sa manche. Le petit peuple, d'un bout du monde à l'autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu'un philosophe ait un écu à partager avec le plus imbécile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si horriblement obscurcie, il est sûr que s'il y a un sou à gagner l'imbécile l'emportera sur le philosophe. Comment des taupes, si aveugles sur le plus grand des intérêts, sont-elles lynx sur les plus petits? Pourquoi le même juif qui vous égorge le vendredi ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat? Cette contradiction de l'espèce humaine mérite qu'on l'examine. - N'est-ce pas, dis-je à monsieur Husson, que les hommes sont superstitieux par coutume, et coquins par instinct? - J'y rêverai, me dit-il; cette idée me paraÃt assez bonne." XI Polichinelle, depuis l'aventure de l'ouvreur de loges, a essuyé bien des disgrâces. Les Anglais, qui sont raisonneurs et sombres, lui ont préféré Shakespeare; mais ailleurs ses farces ont été fort en vogue, et, sans l'opéra-comique, son théâtre était le premier des théâtres. Il a eu de grandes querelles avec Scaramouche et Arlequin, et on ne sait pas encore qui l'emportera. Mais... XII "Mais, mon cher monsieur, disais-je, comment peut-on être à la fois si barbare et si drôle? Comment, dans l'histoire d'un peuple, trouve-t-on à la fois la Saint-Barthélemy et les Contes de La Fontaine, etc.? Est-ce l'effet du climat? Est-ce l'effet des lois? - Le genre humain, répondit M. Husson, est capable de tout. Néron pleura quand il fallut signer l'arrêt de mort d'un criminel, joua des farces, et assassina sa mère. Les singes font des tours extrêmement plaisants, et étouffent leurs petits. Rien n'est plus doux, plus timide qu'une levrette; mais elle déchire un lièvre, et baigne son long museau dans son sang. - Vous devriez, lui dis-je, nous faire un beau livre qui développât toutes ces contradictions. - Ce livre est tout fait, dit-il; vous n'avez qu'à regarder une girouette; elle tourne tantôt au doux souffle du zéphyr, tantôt au vent violent du nord; voilà l'homme." XIII Rien n'est souvent plus convenable que d'aimer sa cousine. On peut aussi aimer sa nièce; mais il en coûte dix-huit mille livres, payables à Rome, pour épouser une cousine, et quatre-vingt mille francs pour coucher avec sa nièce en légitime mariage. Je suppose quarante nièces par an, mariées avec leurs oncles, et deux cents cousins et cousines conjoints, cela fait en sacrements six millions huit cent mille livres par an, qui sortent du royaume. Ajoutez-y environ six cent mille francs pour ce qu'on appelle les annates des terres de France, que le roi de France donne à des Français en bénéfices; joignez-y encore quelques menus frais c'est environ huit millions quatre cent mille livres que nous donnons libéralement au Saint Père par an chacun. Nous exagérons peut-être un peu; mais on conviendra que si nous avons beaucoup de cousines et de nièces jolies, et si la mortalité se met parmi les bénéficiers, la somme peut aller au double. Le fardeau serait lourd, tandis que nous avons des vaisseaux à construire, des armées et des rentiers à payer. Je m'étonne que, dans l'énorme quantité de livres dont les auteurs ont gouverné l'Etat depuis vingt ans, aucun n'ait pensé à réformer ces abus. J'ai prié un docteur de Sorbonne de mes amis de me dire dans quel endroit de l'Ecriture on trouve que la France doive payer à Rome la somme susdite il n'a jamais pu le trouver. J'en ai parlé à un jésuite il m'a répondu que cet impôt fut mis par St Pierre sur les Gaules, dès la première année qu'il vint à Rome; et comme je doutais que St Pierre eût fait ce voyage, il m'en a convaincu en me disant qu'on voit encore à Rome les clefs du paradis qu'il portait toujours à sa ceinture. "Il est vrai, m'a-t-il dit, que nul auteur canonique ne parle de ce voyage de Simon Barjone; mais nous avons une belle lettre de lui, datée de Babylone; or, certainement Babylone veut dire Rome; donc vous devez de l'argent au pape quand vous épousez vos cousines." J'avoue que j'ai été frappé de la force de cet argument. XIV J'ai un vieux parent qui a servi le roi cinquante-deux ans. Il s'est retiré dans la haute Alsace, où il a une petite terre qu'il cultive, dans le diocèse de Porentru. Il voulut un jour faire donner le dernier labour à son champ; la saison avançait, l'ouvrage pressait. Ses valets refusèrent le service, et dirent pour raison que c'était la fête de Ste Barbe, la sainte la plus fêtée à Porentru. "Eh! mes amis, leur dit mon parent, vous avez été à la messe en l'honneur de Barbe, vous avez rendu à Barbe ce qui lui appartient; rendez-moi ce que vous me devez cultivez mon champ, au lieu d'aller au cabaret. Ste Barbe ordonne-t-elle qu'on s'enivre pour lui faire honneur, et que je manque de blé cette année?" Le maÃtre-valet lui dit "Monsieur, vous voyez bien que je serais damné si je travaillais dans un si saint jour. Ste Barbe est la plus grande sainte du paradis; elle grava le signe de la croix sur une colonne de marbre avec le bout du doigt; et du même doigt, et du même signe, elle fit tomber toutes les dents d'un chien qui lui avait mordu les fesses je ne travaillerai point le jour de Ste Barbe." Mon parent envoya chercher des laboureurs luthériens, et son champ fut cultivé. L'évêque de Porentru l'excommunia. Mon parent en appela comme d'abus; le procès n'est pas encore jugé. Personne assurément n'est plus persuadé que mon parent qu'il faut honorer les saints; mais il prétend aussi qu'il faut cultiver la terre. Je suppose en France environ cinq millions d'ouvriers, soit manoeuvres, soit artisans, qui gagnent chacun, l'un portant l'autre, vingt sous par jour, et qu'on force saintement de ne rien gagner pendant trente jours de l'année, indépendamment des dimanches cela fait cent cinquante millions de moins dans la circulation, et cent cinquante millions de moins en main-d'oeuvre. Quelle prodigieuse supériorité ne doivent point avoir sur nous les royaumes voisins qui n'ont ni Ste Barbe, ni d'évêque de Porentru! On répondait à cette objection que les cabarets, ouverts les saints jours de fête, produisent beaucoup aux fermes générales. Mon parent en convenait; mais il prétendait que c'est un léger dédommagement; et que d'ailleurs, si on peut travailler après la messe, on peut aller au cabaret après le travail. Il soutient que cette affaire est purement de police, et point du tout épiscopale; il soutient qu'il vaut encore mieux labourer que de s'enivrer. J'ai bien peur qu'il ne perde son procès. XV Il y a quelques années qu'en passant par la Bourgogne avec monsieur Evrard, que vous connaissez tous, nous vÃmes un vaste palais, dont une partie commençait à s'élever. Je demandai à quel prince il appartenait. Un maçon me répondit que c'était à monseigneur l'abbé de CÃteaux; que le marché avait été fait à dix-sept cent mille livres, mais que probablement il en coûterait bien davantage. Je bénis Dieu qui avais mis son serviteur en état d'élever un si beau monument, et de répandre tant d'argent dans le pays. "Vous moquez-vous? dit monsieur Evrard; n'est-il pas abominable que l'oisiveté soit récompensée par deux cent cinquante mille livres de rente, et que la vigilance d'un pauvre curé de campagne soit punie par une portion congrue de cent écu? Cette inégalité n'est-elle pas la chose du monde la plus injuste et la plus odieuse? Qu'en reviendra-t-il à l'Etat quand un moine sera logé dans un palais de deux millions? Vingt familles de pauvres officiers, qui partageraient ces deux millions, auraient chacune un bien honnête, et donneraient au roi de nouveaux officiers. Les petits moines, qui sont aujourd'hui les sujets inutiles d'un de leurs moines élu par eux, deviendraient des membres de l'Etat au lieu qu'ils ne sont que des chancres qui le rongent." Je répondis à monsieur Evrard "Vous allez trop loin, et trop vite; ce que vous dites arrivera certainement dans deux ou trois cents ans; ayez patience. - Et c'est précisément, répondit-il, parce que la chose n'arrivera que dans deux ou trois siècles que je perds toute patience; je suis las de tous les abus que je vois il me semble que je marche dans les déserts de la Lybie, où notre sang est sucé par des insectes quand les lions ne nous dévorent pas. "J'avais, continua-t-il, une soeur assez imbécile pour être janséniste de bonne foi, et non par esprit de parti. La belle aventure des billets de confession, la fit mourir de désespoir. Mon frère avait un procès qu'il avait gagné en première instance; sa fortune en dépendait. Je ne sais comment il est arrivé que les juges ont cessé de rendre la justice, et mon frère a été ruiné. J'ai un vieil oncle criblé de blessures, qui faisait passer ses meubles et sa vaisselle d'une province à une autre; des commis alertes ont saisi le tout sur un petit manque de formalité; mon oncle n'a pu payer les trois vingtièmes, et il est mort en prison." Monsieur Evrard me conta des aventures de cette espèce pendant deux heures entières. Je lui dis "Mon cher monsieur Evrard, j'en ai essuyé plus que vous; les hommes sont ainsi faits d'un bout du monde à l'autre nous nous imaginons que les abus ne règnent que chez nous; nous sommes tous deux comme Astolphe et Joconde, qui pensaient d'abord qu'il n'y avait que leurs femmes d'infidèles; ils se mirent à voyager, et ils trouvèrent partout des gens de leur confrérie. - Oui, dit monsieur Evrard, mais ils eurent le plaisir de rendre partout ce qu'on avait eu la bonté de leur prêter chez eux. - Tâchez, lui dis-je, d'être seulement pendant trois ans directeur de..., ou de..., ou de..., ou de..., et vous vous vengerez avec usure." Monsieur Evrard me crut c'est à présent l'homme de France qui vole le roi, l'Etat et les particuliers, de la manière la plus dégagée et la plus noble qui fait la meilleure chère, et qui juge le plus fièrement d'une pièce nouvelle. Annexe Nous raisonnions ainsi, monsieur de Boucacous et moi, quand nous vÃmes passer Jean-Jacques Rousseau avec grande précipitation. "Eh! où allez-vous donc si vite, monsieur Jean-Jacques? - Je m'enfuis, parce que maÃtre Joly de Fleury a dit, dans un réquisitoire, que je prêchais contre l'intolérance et contre l'existence de la religion chrétienne. - Il a voulu dire évidence, lui répondis-je; il ne faut pas prendre feu pour un mot. - Eh! mon Dieu, je n'ai que trop pris feu, dit Jean-Jacques; on brûle partout mon livre. Je sors de Paris comme monsieur d'Assouci de Montpellier, de peur qu'on ne brûle ma personne. - Cela était bon, lui dis-je, du temps d'Anne Dubourg et de Michel Servet, mais à présent on est plus humain. Qu'est-ce donc que ce livre qu'on a brûlé? - J'élevais, dit-il, à ma manière un petit garçon en quatre tomes. Je sentais bien que j'ennuierais peut-être, et j'ai voulu, pour égayer la matière, glisser adroitement une cinquantaine de pages en faveur du théisme. J'ai cru qu'en disant des injures aux philosophes, mon théisme serait bien reçu, et je me suis trompé. - Qu'est-ce que théisme? fis-je. - C'est, me dit-il, l'adoration d'un Dieu, en attendant que je sois mieux instruit. - Ah! dis-je, si c'est là tout votre crime, consolez-vous. Mais pourquoi injurier les philosophes? - J'ai tort, fit-il. - Mais, monsieur Jean-Jacques, comment vous êtes-vous fait théiste? quelle cérémonie faut-il pour cela? - Aucune, nous dit Jean-Jacques. Je suis né protestant, j'ai retranché tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine. Ensuite, j'ai retranché tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme il ne m'est resté que Dieu; je l'ai adoré, et maÃtre Joly de Fleury a présenté contre moi un réquisitoire." Nous parlâmes à fond du théisme avec Jean-Jacques, il m'apprit qu'il y avait trois cent mille théistes à Londres, et environ cinquante mille seulement à Paris, parce que les Parisiens n'arrivent jamais à rien que longtemps après les Anglais, témoin l'inoculation, la gravitation, le semoir, etc., etc. Il ajouta que le nord de l'Allemagne fourmillait de théistes et de gens qui se battent bien. Monsieur de Boucacous l'écouta attentivement, et promit de se faire théiste. Pour moi, je restai ferme. Je ne sais cependant si on ne brûlera pas ce petit écrit, comme une oeuvre de Jean-Jacques, ou comme un mandement d'évêque; mais un mal qui nous menace n'empêche pas toujours d'être sensible au mal d'autrui, et comme j'ai le coeur bon, je plaignis les tribulations de Jean-Jacques. L'Ingénu Chapitre premier. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un huron Histoire véritable Tirée des manuscrits du père Quesnel Chapitre premier Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un huron Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences et s'en retourna en Irlande par le même chemin qu'elle était venue. Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là , et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait. En l'année 1689, le 15 juillet au soir, l'abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l'âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l'avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c'est qu'il était le seul bénéficier du pays qu'on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il s'amusait avec Rabelais; aussi tout le monde disait du bien de lui. Mademoiselle de Kerkabon, qui n'avait jamais été mariée, quoiqu'elle eût grande envie de l'être, conservait de la fraÃcheur à l'âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote. Le prieur disait à sa soeur, en regardant la mer "Hélas! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore. - Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie c'était une femme charmante; et notre frère, qui avait beaucoup d'esprit, aurait fait assurément un grande fortune." Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bâtiment qui arrivait avec la marée c'étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d'attention qu'on avait pour elle. Il n'en fut pas de même d'un jeune homme très bien fait qui s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à -vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n'étant pas dans l'usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à mademoiselle de Kerkabon et à monsieur son frère; il en but avec eux; il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel que le frère et la soeur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu'il n'en savait rien, qu'il était curieux, qu'il avait voulu voir comment les côtes de France étaient faites, qu'il était venu, et allait s'en retourner. Monsieur le prieur, jugeant à son accent qu'il n'était pas anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. "Je suis Huron", lui répondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur "Ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! - Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur." Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste. Le bruit se répandit bientôt qu'il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper. L'abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l'étranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait à la fois; le Huron ne s'en émouvait pas. Il semblait qu'il eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke nihil admirari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec un peu de douceur, mais avec un peu de fermeté "Messieurs, dans mon pays on parle l'un après l'autre; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m'empêchez de vous entendre?" La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu'il se trouvât et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied "Monsieur, comment vous nommez-vous? - On m'a toujours appelé l'Ingénu, reprit le Huron, et on m'a confirmé ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. - Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? - C'est qu'on m'y a mené; j'ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m'être assez bien défendu; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu'ils sont braves et qu'ils sont aussi honnêtes que nous, m'ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j'aime passionnément à voir du pays. - Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère? - C'est que je n'ai jamais connu ni père ni mère", dit l'étranger. La compagnie s'attendrit, et tout le monde répétait Ni père, ni mère! "Nous lui en servirons, dit la maÃtresse de la maison à son frère le prieur; que ce monsieur le Huron est intéressant!" L'Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu'il n'avait besoin de rien. "Je m'aperçois, monsieur l'Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu'il n'appartient à un Huron. - Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d'amitié, m'enseigna sa langue; j'apprends très vite ce que je veux apprendre. J'ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français réfugiés que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi; il m'a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue; et dès que j'ai pu m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j'aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions." L'abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l'anglaise, ou la française. - La huronne, sans contredit, répondit l'Ingénu. - Est-il possible? s'écria mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton." Alors ce fut à qui demanderait à l'Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya; comment on disait manger, et il répondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui répondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très joli à tous les convives. Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend Père Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français. L'interrogant bailli, qui jusque-là s'était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilité qu'auparavant, de quoi l'Ingénu ne s'aperçut pas. Mademoiselle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l'amour au pays des Hurons. "En faisant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent." Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'était pas si aise elle fut un peu piquée que la galanterie ne s'adressât pas à elle; mais elle était si bonne personne que son affection pour le Huron n'en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maÃtresses en Huronie. "Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'Ingénu; c'était mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l'était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai aux pieds de ma maÃtresse, pieds et poings liés. Les parents d'Abacaba voulurent le manger; mais je n'eus jamais de goût pour ces sortes de festins; je lui rendis sa liberté, j'en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu'elle me préféra à tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas été mangée par un ours j'ai puni l'ours, j'ai porté longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consolé." Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'Ingénu n'avait eu qu'une maÃtresse, et qu'Abacaba n'était plus; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'Ingénu; on le louait beaucoup d'avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin. L'impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle religion était monsieur le Huron; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote. "Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. - Hélas! s'écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songé à le baptiser. - Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les Révérends Pères jésuites ne les ont pas tous convertis?" L'Ingénu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n'avait changé d'opinion, et que même il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à mademoiselle de Saint-Yves. "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à monsieur le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frère; je veux absolument être sa marraine monsieur l'abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts, ce sera une cérémonie bien brillante; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini." Toute la compagnie seconda la maÃtresse de la maison; tous les convives criaient "Nous le baptiserons!" L'Ingénu répondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher. Quand on eut reconduit l'Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde. Chapitre second. Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents L'Ingénu, selon sa coutume, s'éveilla avec le soleil, au chant du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n'était pas comme la bonne compagnie, qui languit dans son lit oiseux jusqu'à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces de gibier à balle seule, lorsqu'en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu'il portait toujours à son cou, il les pria de l'accepter en reconnaissance de leur bonne réception. "C'est ce que j'ai de plus précieux, leur dit-il; on m'a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux." Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l'Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse. Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en Huronie. "Non, dit l'Ingénu; cette rareté me vient de ma nourrice; son mari l'avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c'est tout ce que j'en ai su." Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s'émut, ses mains tremblèrent. "Par Notre-Dame de la Montagne, s'écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme!" Mademoiselle, après les avoir considérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux étaient saisis d'étonnement et d'une joie mêlée de douleur; tous deux s'attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s'arrachaient les portraits; chacun d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dévoraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l'un après l'autre, et tous deux à la fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le départ du capitaine; il se souvenaient d'avoir eu nouvelle qu'il avait été jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n'en avaient jamais entendu parler. L'Ingénu leur avait dit qu'il n'avait connu ni père ni mère. Le prieur, qui était homme de sens, remarqua que l'Ingénu avait un peu de barbe; il savait très bien que les Hurons n'en ont point. "Son menton est cotonné, il est donc fils d'un homme d'Europe; mon frère et ma belle-soeur ne parurent plus après l'expédition contre les Hurons, en 1669; mon neveu devait alors être à la mamelle; la nourrice huronne lui a sauvé la vie et lui a servi de mère." Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'Ingénu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fût neveu d'un prieur bas-breton. Toute la compagnie descendit; monsieur de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'Ingénu; il fit très habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre. Mademoiselle de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le père ni la mère, assura que l'Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l'enchaÃnement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l'Ingénu, qu'il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu'il aimait autant l'avoir pour son oncle qu'un autre. On alla rendre grâce à Dieu dans l'église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d'un air indifférent, s'amusait à boire dans la maison. Les Anglais qui l'avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu'il était temps de partir. "Apparemment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes je reste ici; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n'ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d'un prieur." Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l'Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne. Après que l'oncle, la tante et la compagnie eurent chanté le Te Deum, après que le bailli eut encore accablé l'Ingénu de questions; après qu'on eut épuisé tout ce que l'étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l'abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l'Ingénu au plus vite. Mais il n'en était pas d'un grand Huron de vingt-deux ans comme d'un enfant qu'on régénère sans qu'il en sache rien. Il fallait l'instruire, et cela paraissait difficile car l'abbé de Saint-Yves supposait qu'un homme qui n'était pas né en France n'avait pas le sens commun. Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet monsieur l'Ingénu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de naÃtre en Basse-Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l'avait beaucoup favorisé, tant du côté paternel que du maternel. On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu'il savait par coeur; qu'il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l'avait amené de l'Amérique à Plymouth, et qu'il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l'interroger sur ces livres. "Je vous avoue, dit l'Ingénu, que j'ai cru en deviner quelque chose, et que je n'ai pas entendu le reste." L'abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c'était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. "Vous avez sans doute lu la Bible? dit-il au Huron. - Point du tout, monsieur l'abbé; elle n'était pas parmi les livres de mon capitaine; je n'en ai jamais entendu parler. - Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon; ils feront plus de cas d'une pièce de Shakespeare, d'un plum-pudding et d'une bouteille rhum que du Pentateuque. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu'il soit peu de temps." Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l'Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'Ingénu; et il lui fit des révérences plus profondes qu'il n'en avait jamais fait à personne en sa vie. Le bailli, avant de prendre congé, présenta à mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron. Chapitre troisième. Le Huron, nommé l'Ingénu, converti Le Huron, nommé l'Ingénu, converti Monsieur le prieur, voyant qu'il était un peu sur l'âge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu'il pourrait lui résigner son bénéfice s'il réussissait à le baptiser et à le faire entrer dans les ordres. L'Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s'effaçait; il n'avait jamais rien oublié. Sa conception était d'autant plus vive et plus nette que, son enfance n'ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L'Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne; et il jura qu'il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là . Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps il loua son zèle; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L'Ingénu sut bientôt presque tout le livre par coeur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l'abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grâce opéra; l'Ingénu promit de se faire chrétien; il ne douta pas qu'il ne dût commencer par être circoncis; "car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu'on m'a fait lire un seul personnage qui ne l'ait été; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce le plus tôt c'est le mieux". Il ne délibéra point il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l'opération, comptant réjouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n'avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fÃt lui-même l'opération très maladroitement, et qu'il n'en résultât de tristes effets auxquels les dames s'intéressent toujours par bonté d'âme. Le prieur redressa les idées du Huron; il lui remontra que la circoncision n'était plus de mode; que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire; que la loi de grâce n'était pas comme la loi de rigueur. L'Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser; et c'était là le plus difficile. L'Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n'y trouvait pas qu'un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l'épÃtre de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son homme d'un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre à genoux devant lui "Allons, mon ami, il est dit Confessez-vous les uns aux autres; je t'ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d'ici que tu ne m'aies conté les tiens." En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l'église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu'on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n'était pas nécessaire, puisque le baptême tenait lieu de tout. On prit jour avec l'évêque de Saint-Malo, qui, flatté, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux équipage, suivi de son clergé. Mademoiselle de Saint-Yves, en bénissant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo pour briller à la cérémonie. L'interrogant bailli accourut avec toute la contrée. L'église était magnifiquement parée; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point. L'oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu'il était à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcoururent les bois et les villages voisins point de nouvelles du Huron. On commençait à craindre qu'il ne fût retourné en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu'il aimait fort ce pays-là . Monsieur le prieur et sa soeur étaient persuadés qu'on n'y baptisait personne, et tremblaient pour l'âme de leur neveu. L'évêque était confondu et prêt à s'en retourner; le prieur et l'abbé de Saint-Yves se désespéraient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravité ordinaire. Mademoiselle de Kerkabon pleurait. Mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient témoigner son goût pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu'elles aperçurent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais, la curiosité l'emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sûres de n'être point vues, elles voulurent voir de quoi il s'agissait. Chapitre quatrième. L'Ingénu baptisé L'Ingénu baptisé Le prieur et l'abbé, étant accourus, demandèrent à l'Ingénu ce qu'il faisait là . "Eh parbleu! Messieurs, j'attends le baptême il y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas honnête de me laisser morfondre. - Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous." Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à sa compagne "Mademoiselle, croyez-vous qu'il reprenne si tôt ses habits?" Le Huron cependant répartit au prieur "Vous ne m'en ferez pas accroire cette fois-ci comme l'autre; j'ai bien étudié depuis ce temps-là , et je suis très certain qu'on ne se baptise pas autrement. L'eunuque de la reine Candace fut baptisé dans un ruisseau; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m'avez donné qu'on s'y soit jamais pris d'une autre façon. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière." On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé, l'Ingénu était têtu, car il était Breton et Huron. Il revenait toujours à l'eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l'avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n'en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L'évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien le Huron disputa contre l'évêque. "Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donné mon oncle, un seul homme qui n'ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez." La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à mademoiselle de Saint-Yves qu'à aucune autre personne de la compagnie, qu'il n'avait pas même salué monsieur l'évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu'il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s'adresser à elle dans ce grand embarras; elle la pria d'interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien s'il persistait à vouloir être baptisé dans l'eau courante. Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'être chargée d'une si importante commission. Elle s'approcha modestement de l'Ingénu, et, lui serrant la main d'une manière tout à fait noble "Est-ce que vous ne ferez rien pour moi?" lui dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grâce attendrissante. "Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez baptême d'eau, baptême de feu, baptême de sang, il n'y a rien que je vous refuse." Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que si les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l'évêque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n'en sentait pas encore toute l'étendue. Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l'agrément possibles. L'oncle et la tante cédèrent à monsieur l'abbé de Saint-Yves et à sa soeur l'honneur de tenir l'Ingénu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l'asservissait; elle accepta cet honneur sans en connaÃtre les fatales conséquences. Comme il n'y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d'un grand dÃner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le coeur de l'homme. Monsieur l'évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu'il était bien triste qu'on n'en pût faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu a dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de l'Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s'il serait fidèle à ses promesses. "Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de mademoiselle de Saint-Yves?" Le Huron s'échauffa; il but beaucoup à la santé de sa marraine. "Si j'avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l'eau froide qu'on m'a versée sur le chignon m'aurait brûlé." Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l'allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente. On avait donné le nom d'Hercule au baptisé. L'évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n'avait jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c'était un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait les douze autres; mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler c'était celui d'avoir changé cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de l'Ingénu qu'il était digne du saint dont il portait le nom. Chapitre cinquième. L'Ingénu amoureux L'Ingénu amoureux Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dÃner mademoiselle de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l'évêque la fÃt encore participante de quelque beau sacrement avec monsieur Hercule l'Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n'osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments; mais, s'il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d'un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive et sage. Dès que monsieur l'évêque fut parti, l'Ingénu et mademoiselle de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu'ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu'ils se diraient. L'Ingénu lui dit d'abord qu'il l'aimait de tout son coeur, et que la belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n'approchait pas d'elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu'il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l'abbé de Saint-Yves, et qu'elle se flattait d'un consentement commun. L'Ingénu lui répond qu'il n'avait besoin du consentement de personne, qu'il lui paraissait extrêmement ridicule d'aller demander à d'autres ce qu'on devait faire; que, quand deux parties sont d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les accommoder. "Je ne consulte personne, dit-il, quand j'ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir je sais bien qu'en amour il n'est pas mal d'avoir le consentement de la personne à qui on en veut; mais, comme ce n'est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n'est pas à eux que je dois m'adresser dans cette affaire, et, si vous m'en croyez, vous vous passerez aussi de monsieur l'abbé de Saint-Yves." On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l'abbé n'avait ramené sa soeur à son abbaye. L'Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long dÃner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimée car il faut savoir qu'il n'y a aucun pays de la terre où l'amour n'ait rendu les amants poètes. Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de mademoiselle Kerkabon, qui était tout attendrie "Le ciel soit loué de ce que vous avez l'honneur, mon cher neveu, d'être chrétien et Bas-Breton! Mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l'âge; mon frère n'a laissé qu'un petit coin de terre qui est très peu de chose; j'ai un bon prieuré; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l'espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse." L'Ingénu répondit "Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'être sous-diacre ni que de résigner; mais tout me sera bon pourvu que j'aie mademoiselle de Saint-Yves à ma disposition. - Eh! mon Dieu! mon neveu, que me dites-vous là ? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie? - Oui, mon oncle. - Hélas! mon neveu, il est impossible que vous l'épousiez. - Cela est très possible, mon oncle; car non seulement elle m'a serré la main en me quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage; et assurément je l'épouserai. - Cela est impossible, vous dis-je; elle est votre marraine c'est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul; il n'est pas permis d'épouser sa marraine; les lois divines et humaines s'y opposent. - Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi serait-il défendu d'épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donné qu'il fût mal d'épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m'aperçois tous les jours qu'on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit je vous avoue que cela m'étonne et me fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l'enlève, et que je me débaptise." Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. "Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu'il aime." L'Ingénu embrassa sa tante. "Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout à l'heure." On lui expliqua ce que c'était que le pape; et l'Ingénu fut encore plus étonné qu'auparavant. "Il n'y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j'ai voyagé, je connais la mer; nous sommes ici sur la côte de l'Océan; et je quitterai mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l'aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la langue! Cela est d'un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l'abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu'à une lieue de vous, et je vous réponds que j'épouserai ma maÃtresse dans la journée." Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. "Je vais me marier", dit l'Ingénu en courant; et au bout d'un quart d'heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette, qui dormait encore. "Ah! mon frère! disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu." Le bailli fut très mécontent de ce voyage car il prétendait que son fils épousât la Saint-Yves et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père. Chapitre sixième. L'Ingénu court chez sa maÃtresse et devient furieux L'Ingénu court chez sa maÃtresse et devient furieux A peine l'Ingénu était arrivé, qu'ayant demandé à une vieille servante où était la chambre de sa maÃtresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s'était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s'était écriée "Quoi! c'est vous! ah! c'est vous! arrêtez-vous, que faites-vous?" Il avait répondu "Je vous épouse", et en effet il l'épousait, si elle ne s'était pas débattue avec toute l'honnêteté d'une personne qui a de l'éducation. L'Ingénu n'entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement impertinentes. "Ce n'était pas ainsi qu'en usait mademoiselle Abacaba, ma première maÃtresse; vous n'avez point de probité; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage c'est manquer aux premières lois de l'honneur; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu." L'Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême; il allait l'exercer dans toute son étendue, lorsqu'aux cris perçants de la demoiselle plus discrètement vertueuse accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la paroisse. Cette vue modéra le courage de l'assaillant. "Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbé, que faites-vous là ? - Mon devoir, répliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrées." Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'Ingénu dans un autre appartement. L'abbé lui remontra l'énormité du procédé. L'Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu'un brigandage naturel. "Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses." L'Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite "Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu'il faut entre vous tant de précautions." L'abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. "Il y a, dit-il, je l'avoue, beaucoup d'inconstants et de fripons parmi nous; et il y en aurait autant chez les Hurons s'ils étaient rassemblés dans une grande ville; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s'y soumettre on donne l'exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s'est donné elle-même." Cette réponse frappa l'Ingénu. On a déjà remarqué qu'il avait l'esprit juste. On l'adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des espérances ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent; on lui présenta même mademoiselle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande bienséance; mais, malgré cette décence, les yeux étincelants de l'Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maÃtresse, et trembler la compagnie. On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l'aimait. Elle le fit partir, et en fut très affligée; enfin, quand il fut parti, l'abbé, qui non seulement était le frère très aÃné de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui était aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils à la soeur de l'abbé, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible une indifférente qu'on mettrait en couvent jetterait les hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre, c'était de quoi la mettre au désespoir. L'Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maÃtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu'elle était dans un couvent. "Eh bien! dit-il, j'irai raisonner dans ce couvent. - Cela ne se peut", dit le bailli. Il lui expliqua fort au long ce que c'était qu'un couvent ou un convent; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblée; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l'assemblée. Sitôt qu'il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l'on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d'Oechalie, non moins cruel que l'abbé de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l'abbé. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maÃtresse, ou se brûler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu'il avait le diable au corps depuis qu'il était baptisé. Chapitre septième. L'Ingénu repousse les Anglais L'Ingénu repousse les Anglais L'Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l'épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même; mais il aimait encore la vie, à cause de mademoiselle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa tante, et toute la Basse-Bretagne, et son baptême; tantôt il les bénissait, puisqu'ils lui avaient fait connaÃtre celle qu'il aimait. Il prenait sa résolution d'aller brûler le couvent, et il s'arrêtait tout court, de peur de brûler sa maÃtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d'est et d'ouest que son coeur l'était par tant de mouvements contraires. Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu'il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l'autre s'enfuyait. Mille cris s'élèvent de tous côtés; la curiosité et le courage le précipitent à l'instant vers l'endroit d'où partaient ces clameurs il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupé avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt; il court à lui, les bras ouverts "Ah! c'est l'Ingénu, il combattra pour nous." Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent aussi "C'est l'Ingénu! c'est l'Ingénu! - Messieurs, dit-il, de quoi s'agit-il? Pourquoi êtes-vous si effarés? A-t-on mis vos maÃtresses dans des couvents?" Alors cent voix confuses s'écrient "Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? - Eh bien! répliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m'ont jamais proposé de me faire sous-diacre; ils ne m'ont point enlevé ma maÃtresse." Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l'abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordé en Bretagne n'était venu que pour reconnaÃtre la côte; qu'ils faisaient des actes d'hostilité sans avoir déclaré la guerre au roi de France, et que la province était exposée. "Ah! si cela est, ils violent la loi naturelle; laissez-moi faire; j'ai demeuré longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu'ils puissent avoir un si méchant dessein." Pendant cette conversation, l'escadre anglaise approchait; voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s'il est vrai qu'ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L'amiral et tout son bord firent de grand éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent. L'Ingénu, piqué, ne songea plus qu'à se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint à eux on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les tire l'un après l'autre. Les Anglais débarquent; il court à eux, il en tue trois de sa main, il blesse même l'amiral, qui s'était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent, et toute la côte retentissait des cris de victoire "Vive le roi, vive l'Ingénu!" Chacun l'embrassait, chacun s'empressait d'étancher le sang de quelques blessures légères qu'il avait reçues. "Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves était là , elle me mettrait une compresse." Le bailli, qui s'était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l'Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré "Mes amis, ce n'est rien d'avoir délivré l'abbaye de la Montagne; il faut délivrer une fille." Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent. Si le bailli n'avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n'avait pas couru après la troupe joyeuse, c'en était fait. On ramena l'Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de larmes de tendresse. "Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l'oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le capitaine, et probablement aussi gueux." Et mademoiselle de Kerkabon pleurait toujours en l'embrassant, et en disant "Il se fera tuer comme mon frère; il vaudrait bien mieux qu'il fût sous-diacre." L'Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de guinées, que probablement l'amiral avait laissé tomber. Il ne douta pas qu'avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l'exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers le comblèrent de certificats. L'oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu. Il devait être, sans difficulté, présenté au roi cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutèrent à la bourse anglaise un présent considérable de leurs épargnes. L'Ingénu disait en lui-même "Quand je verrai le roi, je lui demanderai mademoiselle de Saint-Yves en mariage et certainement il ne me refusera pas." Il partit donc aux acclamations de tout le canton, étouffé d'embrassements, baigné des larmes de sa tante, béni par son oncle, et se recommandant à la belle Saint-Yves. Chapitre huitième. L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu'il n'y avait point alors d'autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s'étonna de trouver la ville presque déserte; et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu'à présent il n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table les uns se plaignaient amèrement, d'autres frémissaient de colère, d'autres disaient en pleurant Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus. L'Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient "nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie". "Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? - C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaÃtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines que vous vouliez épouser? Car on m'a dit que c'était lui qui en donnait la permission. - Ah! monsieur, ce pape dit qu'il est le maÃtre du domaine des rois. - Mais, messieurs, de quelle profession êtes-vous? - Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. - Si votre pape dit qu'il est le maÃtre de vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne le pas reconnaÃtre; mais pour les rois, c'est leur affaire; de quoi vous mêlez-vous?" Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l'édit de Nantes avec tant d'énergie, il déplora d'une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l'Ingénu à son tour versa des larmes. "D'où vient donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l'auraient aimé, et de tant de bras qui l'auraient servi? - C'est qu'on l'a trompé comme les autres grands rois, répondit, l'homme noir. On lui a fait croire que, dès qu'il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu'il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de ses opéras. Non seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très utiles, mais il s'en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est actuellement maÃtre de l'Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque. "Un tel désastre est d'autant plus étonnant que le pape régnant, à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger et surtout de ne lui plus donner d'argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraÃt donc évident qu'on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l'étendue de son pouvoir, et qu'on a donné atteinte à la magnanimité de son coeur." L'Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. "Ce sont les jésuites, lui répondit-on; c'est surtout le père de La Chaise, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu'ils seront chassés comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. - Oh bien! messieurs, répliqua l'Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services; je parlerai à ce mons de Louvois on m'a dit que c'est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaÃtre la vérité; il est impossible qu'on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser mademoiselle de Saint-Yves, et je vous prie à la noce." Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi. Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d'espion au révérend père de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le père de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L'espion écrivit. L'Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même temps à Versailles. Chapitre neuvième. Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour L'Ingénu débarque en pot de chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l'amiral anglais. Il les traita de même, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la scène allait être sanglante s'il n'eût passé un garde du corps, gentilhomme breton, qui écarta la canaille. "Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j'ai tué des Anglais, je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre." Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu'il fallait être présenté par monseigneur de Louvois. "Eh bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez Sa Majesté. - Il est encore plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu'à Sa Majesté; mais je vais vous conduire chez monsieur Alexandre, le premier commis de la guerre c'est comme si vous parliez au ministre." Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. "Eh bien! dit le garde, il n'y a rien de perdu; allons chez le premier commis de monsieur Alexandre c'est comme si vous parliez à monsieur Alexandre lui-même." Le Huron, tout étonné, le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. "Qu'est-ce donc que tout ceci? dit l'Ingénu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? Il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire." Il se désennuya en racontant ses amours à son compatriote. Mais l'heure en sonnant rappela le garde du corps à son poste. Il se promirent de se revoir le lendemain, et l'Ingénu resta encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rêvant à mademoiselle de Saint-Yves, et à la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. "Monsieur, lui dit l'Ingénu, si j'avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m'avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise." Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au Breton "Que demandez-vous? - Récompense, dit l'autre; voici mes titres." Il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d'acheter une lieutenance. "Moi! que je donne de l'argent pour avoir repoussé les Anglais? que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent,. et qu'il me la donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends lui rendre. En un mot, je veux être utile; qu'on m'emploie et qu'on m'avance. - Comment vous nommez-vous, monsieur; qui parlez si haut? - Oh! oh! reprit l'Ingénu, vous n'avez donc pas lu mes certificats? C'est donc ainsi qu'on en use? Je m'appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisé, je loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi." Le commis conclut comme les gens de Saumur, qu'il n'avait pas la tête bien saine, et n'y fit pas grande attention. Ce même jour, le révérend père La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des jésuites. Monsieur de Louvois, de son côté, avait reçu une lettre de l'interrogant bailli, qui dépeignait l'Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles. L'Ingénu, après s'être promené dans les jardins de Versailles, où il s'ennuya, après avoir soupé en Huron et en Bas-Breton, s'était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d'obtenir mademoiselle de Saint-Yves en mariage, d'avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son fusil à deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue St Antoine, à la porte des Tournelles. Quel était en chemin l'étonnement de l'Ingénu, je vous le laisse à penser. Il crut d'abord que c'était un rêve. Il resta dans l'engourdissement, puis tout à coup transporté d'une fureur qui redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs; qui étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se jette après eux, et entraÃne le troisième, qui voulait le retenir. Il tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. "Voilà donc, disait-il, ce que l'on gagne à chasser les Anglais de la Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet état?" On arrive enfin au gÃte qui lui était destiné. On le porte en silence dans la chambre où il devait être enfermé, comme un mort qu'on porte dans un cimetière. Cette chambre était déjà occupée par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui y languissait depuis deux ans. "Tenez, lui dit le chef des sbires, voilà de la compagnie que je vous amène"; et sur-le-champ on referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l'univers entier. Chapitre dixième. L'Ingénu enfermé à la bastille avec un janséniste L'Ingénu enfermé à la bastille avec un janséniste M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses supporter l'adversité, et consoler les malheureux. Il s'avança d'un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l'embrassant "Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m'oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l'abÃme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons." Ces paroles firent sur l'âme de l'Ingénu l'effet des gouttes d'Angleterre, qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr'ouvrir des yeux étonnés. Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l'un à l'autre, le désir d'ouvrir son coeur et de déposer le fardeau qui l'accablait, mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela lui paraissait un effet sans cause, et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même. "Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut. - Ma foi, répondit l'Ingénu, je crois que le diable s'est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d'Amérique ne m'auraient jamais traité avec la barbarie que j'éprouve ils n'en ont pas d'idée. On les appelle sauvages; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d'être venu d'un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hémisphère pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons. Je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là ." On leur apporta à dÃner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l'art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. "Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres; je n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur. - Ah! monsieur Gordon, s'écria l'Ingénu, vous n'aimez donc pas votre marraine? Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir." A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. "Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu'elles devraient faire un effet contraire. - Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard; toute sécrétion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage soulage l'âme; nous sommes les machines de la Providence." L'Ingénu, qui, comme nous l'avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d'esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu'il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. "Par la grâce efficace, répondit Gordon; je passe pour janséniste j'ai connu Arnauld et Nicole; les jésuites nous ont persécutés. Nous croyons que le pape n'est qu'un évêque comme un autre; et c'est pour cela que le père de La Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté. - Voilà qui est bien étrange, dit l'Ingénu; tous les malheureux que j'ai rencontrés ne le sont qu'à cause du pape. A l'égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n'y entends rien; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m'ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur des consolations dont je me croyais incapable." Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s'attachaient l'une à l'autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d'un mois il étudia la géométrie; il la dévorait. Gordon lui fit lire la Physique de Rohault, qui était encore à la mode, et il eut le bon esprit de n'y trouver que des incertitudes. Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vérité. Cette nouvelle lumière l'éclaira. "Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point! quoi! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes!" Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu'il est plus aisé de détruire que de bâtir. Son confrère, étonné qu'un jeune ignorant fÃt cette réflexion, qui n'appartient qu'aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s'attacha à lui davantage. "Votre Malebranche, lui dit un jour l'Ingénu, me paraÃt avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l'autre avec son imagination et ses préjugés." Quelques jours après, Gordon lui demanda "Que pensez-vous donc de l'âme, de la manière dont nous recevons nos idées? de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre? - Rien, lui repartit l'Ingénu; si je pensais quelque chose, c'est que nous sommes sous la puissance de l'Etre éternel comme les astres et les éléments; qu'il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l'âme; qu'il agit par des lois générales, et non par des vues particulières cela seul me paraÃt intelligible; tout le reste est pour moi un abÃme de ténèbres. - Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché! - Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient; et qui nous livre au mal n'est-il pas l'auteur du mal?" Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme; il sentait qu'il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n'en avaient point dans le goût de la prémotion physique, que l'Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l'origine du bien et du mal; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boÃte de Pandore, l'oeuf d'Orosmade percé par Arimane, l'inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel, et ils couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l'âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l'univers diminuait la sensation de leurs peines ils n'osaient se plaindre quand tout souffrait. Mais, dans le repos de la nuit, l'image de la belle Saint-Yves effaçait dans l'esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l'abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme qu'il croyait en péché mortel. Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L'esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves. Il lut des histoires, elles l'attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l'histoire n'est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaÃt toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l'histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n'est animée par les passions, les forfaits et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme Melpomène. Quoique l'histoire de France soit remplie d'horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d'autres nations, qu'il était obligé de lutter contre l'ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde. Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac, de Fesansaguet, et d'Astarac. Cette étude en effet en serait bonne que pour leurs héritiers, s'ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s'échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l'enthousiasme de la liberté et de la gloire. Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s'il n'avait point aimé. Son bon naturel s'attendrissait encore sur le bon prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. "Que penseront-ils, répétait-il souvent quand ils n'auront point de mes nouvelles? Ils me croiront un ingrat." Cette idée le tourmentait; il plaignait ceux qui l'aimaient, beaucoup plus qu'il ne se plaignait lui-même. Chapitre onzième. Comment l'Ingénu développe son génie Comment l'Ingénu développe son génie La lecture agrandit l'âme, et un ami éclairé la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages qu'il n'avait pas soupçonnés auparavant. "Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car j'ai été changé de brute en homme." Il se forma une bibliothèque choisie d'une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l'encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu'il écrivit sur l'histoire ancienne "Je m'imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu'elles ne se sont instruites que fort tard, qu'elles n'ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n'y ai pas trouvé un seul monument; personne n'y sait rien de ce qu'a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l'état naturel de l'homme? L'espèce de ce continent-ci me paraÃt supérieure à celle de l'autre. Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusé la barbe aux Américains? Je ne le crois pas car je vois que les Chinois n'ont presque point de barbe, et qu'ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s'ils ont plus de quatre mille ans d'annales, il faut bien que la nation ait été rassemblée et florissante depuis plus de cinq cents siècles. "Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c'est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l'admire en ce qu'il n'y a rien de merveilleux. "Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l'histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d'un Francus, fils d'Hector; les Romains se disaient issus d'un Phrygien, quoiqu'il n'y eût pas dans leur langue un seul mot qui eût le moindre rapport à la langue de Phrygie; les dieux avaient habité dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, où ils avaient engendré les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font la destinée des plus grands empires et des plus petits Etats ici des bêtes qui parlent, là des bêtes qu'on adore, des dieux transformés en hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah! s'il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l'emblème de la vérité! J'aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs." Il tomba un jour sur une histoire de l'empereur Justinien. On y lisait que des apédeutes de Constantinople avaient donné, en très mauvais grec, un édit contre le plus grand capitaine du siècle, parce que ce héros avait prononcé ces paroles dans la chaleur de la conversation "La vérité luit de sa propre lumière, et on n'éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers." Les apédeutes assurèrent que cette proposition était hérétique, sentant l'hérésie, et que l'axiome contraire était catholique, universel, et grec "On n'éclaire les esprits qu'avec la flamme des bûchers, et la vérité ne saurait luire de sa propre lumière." Ces linostoles condamnèrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnèrent un édit. "Quoi! s'écria l'Ingénu, des édits rendus par ces gens-là ! - Ce ne sont point des édits, répliqua Gordon, ce sont des contrédits dont tout le monde se moquait à Constantinople, et l'empereur tout le premier c'était un sage prince, qui avait su réduire les apédeutes linostoles à ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-là et plusieurs autres pastophores avaient lassé de contrédits la patience des empereurs ses prédécesseurs en matière plus grave. - Il fit fort bien, dit l'Ingénu; on doit soutenir les pastophores et les contenir." Il mit par écrit beaucoup d'autres réflexions qui épouvantèrent le vieux Gordon. "Quoi! dit-il en lui-même, j'ai consumé cinquante ans à m'instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble d'avoir laborieusement fortifié des préjugés; il n'écoute que la simple nature." Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures périodiques où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres, où les Visé insultent aux Racine, et les Faydit aux Fénelon. L'Ingénu en parcourut quelques-uns. "Je les compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs oeufs dans le derrière des plus beaux chevaux cela ne les empêche pas de courir." A peine les deux philosophes daignèrent jeter les yeux sur ces excréments de la littérature. Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l'astronomie; l'Ingénu fit venir des sphères ce grand spectacle le ravissait. "Qu'il est dur, disait-il, de ne commencer à connaÃtre le ciel que lorsqu'on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses; des millions de soleils éclairent des milliards de mondes; et dans le coin de terre où je suis jeté, il se trouve des êtres qui me privent, moi être voyant et pensant, de tous ces mondes où ma vue pourrait atteindre, et de celui où Dieu m'a fait naÃtre! La lumière faite pour tout l'univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l'horizon septentrional où j'ai passé mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant." Chapitre douzième. Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantés dans un terrain favorable; et il était bien extraordinaire qu'une prison fût ce terrain. Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quelques pièces du théâtre français. Les vers qui parlaient d'amour portèrent à la fois dans l'âme de l'Ingénu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chère Saint-Yves. La fable des Deux pigeons lui perça le coeur; il était bien loin de pouvoir revenir à son colombier. Molière l'enchanta. Il lui faisait connaÃtre les moeurs de Paris et du genre humain. "A laquelle de ses comédies donnez-vous la préférence? - Au Tartuffe, sans difficulté. - Je pense comme vous, dit Gordon; c'est un tartuffe qui m'a plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des tartuffes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragédies grecques? - Bonnes pour des Grecs, dit l'Ingénu." Mais quand il lut l'Iphigénie moderne, Phèdre, Andromaque, Athalie, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre. "Lisez Rodogune, lui dit Gordon; on dit que c'est le chef-d'oeuvre du théâtre; les autres pièces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison." Le jeune homme, dès la première page, lui dit "Cela n'est pas du même auteur. - A quoi le voyez-vous? - Je n'en sais rien encore; mais ces vers-là ne vont ni à mon oreille ni à mon coeur. - Oh! ce n'est rien que les vers", répliqua Gordon. L'Ingénu répondit "Pourquoi donc en faire?" Après avoir lu très attentivement la pièce, sans autre dessein que celui d'avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre compte de ce qu'il avait senti, voici ce qu'il répondit "Je n'ai guère entendu le commencement; j'ai été révolté du milieu; la dernière scène m'a beaucoup ému, quoiqu'elle me paraisse peu vraisemblable je ne me suis intéressé pour personne, et je n'ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent. - Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons. - Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c'est ici une affaire de goût; le mien ne doit pas encore être formé; je peux me tromper; mais vous savez que je suis accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne qu'il y a souvent de l'illusion; de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J'ai parlé d'après la nature; il se peut que chez moi la nature soit très imparfait; mais il se peut aussi qu'elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes." Alors il récita des vers d'Iphigénie, dont il état plein; et quoiqu'il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d'onction qu'il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite Cinna; il ne pleura point, mais il admira. Chapitre treizième. La belle Saint-Yves va à Versailles La belle Saint-Yves va à Versailles Pendant que notre infortuné s'éclairait plus qu'il ne se consolait; pendant que son génie, étouffé depuis si longtemps, se déployait avec tant de rapidité et de force; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois, on fut inquiet; et au troisième on fut plongé dans la douleur. Les fausses conjectures, les bruits mal fondés, alarmèrent. Au bout de six mois, on le crut mort. Enfin monsieur et mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu'un garde du roi avait écrite en Bretagne, qu'un jeune homme, semblable à l'Ingénu était arrivé un soir à Versailles, mais qu'il avait été enlevé pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n'en avait entendu parler. "Hélas! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la cour. Mon cher frère, je n'ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle occasion, nous retrouverons peut-être notre pauvre neveu c'est le fils de notre frère; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin à le faire sous-diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l'Ancien et sur le Nouveau Testament? Nous sommes responsables de son âme; c'est nous qui l'avons fait baptiser; sa chère maÃtresse Saint-Yves passe les journées à pleurer. En vérité il faut aller à Paris. S'il est caché dans quelqu'une de ces vilaines maisons de joie dont on m'a fait tant de récits, nous l'en tirerons." Le prieur fut touché des discours de sa soeur. Il alla trouver l'évêque de Saint-Malo; qui avait baptisé le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prélat approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le père de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la première dignité du royaume, pour l'archevêque de Paris Harlay, et pour l'évêque de Meaux Bossuet. Enfin le frère et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivés à Paris, ils se trouvèrent égarés comme dans un vaste labyrinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune était médiocre, il leur fallait tous les jours des voitures pour aller à la découverte, et ils ne découvraient rien. Le prieur se présenta chez le révérend père de La Chaise il était avec mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience à des prieurs. Il alla à la porte de l'archevêque le prélat était enfermé avec la belle madame de Lesdiguières pour les affaires de l'Eglise. Il courut à la maison de campagne de l'évêque de Meaux celui-ci examinait, avec mademoiselle de Mauléon, l'amour mystique de madame Guyon. Cependant il parvint à se faire entendre de ces deux prélats; tous deux lui déclarèrent qu'ils ne pouvaient se mêler de son neveu, attendu qu'il n'était pas sous-diacre. Enfin il vit le jésuite; celui-ci le reçut à bras ouverts, lui protesta qu'il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne l'ayant jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été attachée aux Bas-Bretons. "Mais, dit-il, votre neveu n'aurait-il pas le malheur d'être huguenot? - Non, assurément, mon révérend père. - Serait-il point janséniste? - Je puis assurer à Votre Révérence qu'à peine est-il chrétien il y a environ onze mois que nous l'avons baptisé. - Voilà qui est bien, voilà qui est bien; nous aurons soin de lui. Votre bénéfice est-il considérable? - Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte beaucoup. - Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur; ils sont plus dangereux que les huguenots et les athées. - Mon révérend père, nous n'en avons point; on ne sait ce que c'est que le jansénisme à Notre-Dame de la Montagne. - Tant mieux; allez, il n'y a rien que je ne fasse pour vous." Il congédia affectueusement le prieur, et n'y pensa plus. Le temps s'écoulait, le prieur et la bonne soeur se désespéraient. Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benêt de fils avec la belle Saint-Yves, qu'on avait fait sortir exprès du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu'elle détestait le mari qu'on lui présentait. L'affront d'avoir été mise dans un couvent augmentait sa passion; l'ordre d'épouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l'horreur bouleversaient son âme. L'amour, comme on sait, est bien plus ingénieux et plus hardi dans une jeune fille que l'amitié ne l'est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passés. De plus, elle s'était bien formée dans son couvent par les romans qu'elle avait lus à la dérobée. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu'un garde du corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans la province. Elle résolut d'aller elle-même prendre des informations à Versailles; de se jeter aux pieds des ministres si son mari était en prison, comme on le disait, et d'obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l'avertissait secrètement qu'à la cour on ne refuse rien à une jolie fille. Mais elle ne savait pas ce qu'il en coûtait. Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prétendu; elle accueille le détestable beau-père, caresse son frère, répand l'allégresse dans la maison; puis, le jour destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre heures du matin avec ses petits présents de noce, et tout ce qu'elle a pu rassembler. Ses mesures étaient si bien prises qu'elle était déjà à plus de dix lieues lorsqu'on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L'interrogant bailli fit ce jour-là plus de questions qu'il n'en avait faites dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu'il ne l'avait jamais été. L'abbé de Saint-Yves, en colère, prit le parti de courir après sa soeur. Le bailli et son fils voulurent l'accompagner. Ainsi la destinée conduisait à Paris presque tout ce canton de la Basse-Bretagne. La belle Saint-Yves se doutait bien qu'on la suivrait. Elle était à cheval; elle s'informait adroitement des courriers s'ils n'avaient point rencontré un gros abbé, un énorme bailli, et un jeune benêt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisième jour qu'ils n'étaient pas loin, elle prit une route différente, et eut assez d'habileté et de bonheur pour arriver à Versailles tandis qu'on la cherchait inutilement dans Paris. Mais comment se conduire à Versailles? Jeune, belle, sans conseil, sans appui, inconnue, exposée à tout, comment oser chercher un garde du roi? Elle imagina de s'adresser à un jésuite du bas étage; il y en avait pour toutes les conditions de la vie, comme Dieu, disaient-ils, a donné différentes nourritures aux diverses espèces d'animaux. Il avait donné au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bénéfices appelaient le chef de l'Eglise gallicane; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les ministres n'en avaient point ils n'étaient pas si sots. Il y avait les jésuites du grand commun, et surtout les jésuites des femmes de chambre par lesquelles on savait les secrets des maÃtresses; et ce n'était pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s'adressa à un de ces derniers, qui s'appelait le père Tout-à -tous. Elle se confessa à lui, lui exposa ses aventures, son état, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dévote qui la mÃt à l'abri des tentations. Le père Tout-à -tous l'introduisit chez la femme d'un officier du gobelet, l'une de ses plus affidées pénitentes. Dès qu'elle y fut, elle s'empressa de gagner la confiance et l'amitié de cette femme; elle s'informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su de lui que son amant avait été enlevé après avoir parlé à un premier commis, elle court chez ce commis; la vue d'une belle femme l'adoucit, car il faut convenir que Dieu n'a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. Le plumitif attendri lui avoua tout. "Votre amant est à la Bastille depuis près d'un an, et sans vous il y serait peut-être toute sa vie." La tendre Saint-Yves s'évanouit. Quand elle eut repris ses sens, le plumitif lui dit "Je suis sans crédit pour faire du bien; tout mon pouvoir se borne à faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez monsieur de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux âmes monsieur de Saint-Pouange en est une; madame du Belloy, l'autre; mais elle n'est pas à présent à Versailles; il ne vous reste que de fléchir le protecteur que je vous indique." La belle Saint-Yves, partagée entre un peu de joie et d'extrêmes douleurs, entre quelque espérance et de tristes craintes, poursuivie par son frère, adorant son amant, essuyant ses larmes et en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut vite chez monsieur de Saint-Pouange. Chapitre quatorzième. Progrès de l'esprit de l'Ingénu Progrès de l'esprit de l'Ingénu L'Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l'homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu'à la trempe de son âme car, n'ayant rien appris dans son enfance, il n'avait point appris de préjugés. Son entendement, n'ayant point été courbé par l'erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu'on nous donne dans l'enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. "Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d'être opprimé, mais je vous plains d'être janséniste. Toute secte me paraÃt le ralliement de l'erreur. Dites-moi s'il y a des sectes en géométrie? - Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les hommes sont d'accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures. - Dites sur les faussetés obscures. S'il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d'arguments qu'on ressasse depuis tant de siècles, on l'aurait découverte sans doute; et l'univers aurait été d'accord au moins sur ce point-là . Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l'est à la terre, elle serait brillante comme lui. C'est une absurdité, c'est un outrage au genre humain, c'est un attentat contre l'Etre infini et suprême de dire il y a une vérité essentielle à l'homme, et Dieu l'a cachée." Tout ce que disait ce jeune ignorant instruit par la nature faisait une impression profonde sur l'esprit du vieux savant infortuné. "Serait-il bien vrai, s'écria-t-il, que je me fusse rendu réellement malheureux pour des chimères? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J'ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain; mais j'ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l'abÃme où je suis." L'Ingénu, livré à son caractère, dit enfin "Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l'école me semblent peu sages; ceux qui persécutent me paraissent des monstres." Les deux captifs étaient fort d'accord sur l'injustice de leur captivité. "Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l'Ingénu; je suis né libre comme l'air; j'avais deux vies, la liberté et l'objet de mon amour on me les ôte. Nous sommes tous deux dans les fers, sans savoir qui nous y a mis, sans pouvoir même le demander. J'ai vécu Huron vingt ans; on dit que ce sont des barbares, parce qu'ils se vengent de leurs ennemis; mais ils n'ont jamais opprimé leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j'ai versé mon sang pour elle; j'ai peut-être sauvé une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, où je serais mort de rage sans vous. Il n'y a donc point de lois dans ce pays? On condamne les hommes sans les entendre! Il n'en est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n'était pas contre les Anglais que je devais me battre." Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours à sa juste colère. Son compagnon ne le contredit point. L'absence augmente toujours l'amour qui n'est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que de morale et de métaphysique. Plus ses sentiments s'épuraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son âme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delà de ce qu'il lisait. "Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-là n'ont que de l'esprit et de l'art." Enfin le bon prêtre janséniste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l'amour auparavant que comme un péché dont on s'accuse en confession. Il apprit à le connaÃtre comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l'âme autant que l'amollir, et produire même quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste. Chapitre quinzième. La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez monsieur de Saint-Pouange, accompagnée de l'amie chez qui elle logeait, toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première chose qu'elle vit à la porte ce fut l'abbé de Saint-Yves, son frère, qui en sortait. Elle fut intimidée; mais la dévote amie la rassura. "C'est précisément parce qu'on a parlé contre vous qu'il faut que vous parliez. Soyez sûre que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison si on ne se hâte de les confondre. Votre présence d'ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d'effet que les paroles de votre frère." Pour peu qu'on encourage une amante passionnée, elle est intrépide. La Saint-Yves se présente à l'audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres, mouillés de quelques pleurs, attirèrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l'idole du pouvoir pour contempler celle de la beauté. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grâce. Saint-Pouange se sentit touché. Elle tremblait, il la rassura. "Revenez ce soir, lui dit-il; vos affaires méritent qu'on y pense et qu'on en parle à loisir; il y a ici trop de monde; on expédie les audiences trop rapidement il faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous regarde." Ensuite, ayant fait l'éloge de sa beauté et de ses sentiments, il lui recommanda de venir à sept heures du soir. Elle n'y manqua pas; la dévote amie l'accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le Pédagogue chrétien, pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans l'arrière-cabinet. "Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d'abord, que votre frère est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vérité j'en expédierais plutôt une pour le renvoyer en basse-Bretagne. - Hélas! monsieur, on est donc bien libéral de lettres de cachet dans vos bureaux, puisqu'on en vient solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien loin d'en demander une contre mon frère. J'ai beaucoup à me plaindre de lui, mais je respecte la liberté des hommes; je demande celle d'un homme que je veux épouser, d'un homme à qui le roi doit la conservation d'une province, qui peut le servir utilement, et qui est fils d'un officier tué à son service. De quoi est-il accusé? Comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l'entendre?" Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jésuite espion et celle du perfide bailli. "Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on veut me forcer ainsi à épouser le fils ridicule d'un homme ridicule et méchant! et c'est sur de pareils avis qu'on décide ici de la destinée des citoyens!" Elle se jeta à genoux, elle demanda avec des sanglots la liberté du brave homme qui l'adorait. Ses charmes dans cet état parurent dans leur plus grand avantage. Elle était si belle que le Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu'elle réussirait si elle commençait par lui donner les prémices de ce qu'elle réservait à son amant. La Saint-Yves, épouvantée et confuse, feignit longtemps de ne le pas entendre; il fallut s'expliquer plus clairement. Un mot lâché d'abord avec retenue en produisait un plus fort, suivi d'un autre plus expressif. On offrit non seulement la révocation de la lettre de cachet, mais des récompenses, de l'argent, des honneurs, des établissements; et plus on promettait, plus le désir de n'être pas, refusé augmentait. La Saint-Yves pleurait, elle était suffoquée, à demi renversée sur un sofa, croyant à peine ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait. Le Saint-Pouange, à son tour, se jeta à ses genoux. Il n'était pas sans agréments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prévenu; mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c'était un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les prières et les promesses enfin la tête lui tourna au point qu'il lui déclara que c'était le seul moyen de tirer de sa prison l'homme auquel elle prenait un intérêt si violent et si tendre. Cet étrange entretien se prolongeait. La dévote de l'antichambre, en lisant son Pédagogue chrétien, disait "Mon Dieu! que peuvent-ils faire là depuis deux heures? Jamais monseigneur de Saint-Pouange, n'a donné une si longue audience; peut-être qu'il a tout refusé à cette pauvre fille, puisqu'elle le prie encore." Enfin sa compagne sortit de l'arrière-cabinet tout éperdue, sans pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère des grands et des demi-grands qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes et l'honneur des femmes. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez l'amie, elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands signes de croix. "Ma chère amie, il faut consulter dès demain le père Tout-à -tous, notre directeur; il a beaucoup de crédit auprès de monsieur de Saint-Pouange; il confesse plusieurs servantes de sa maison; c'est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité. Abandonnez-vous à lui, c'est ainsi que j'en use, je m'en suis toujours bien trouvée. Nous autres, pauvres femmes, nous avons besoin d'être conduites par un homme. - Eh bien donc! ma chère amie, j'irai trouver demain le père Tout-à -tous." Chapitre seizième. Elle consulte un jésuite Elle consulte un jésuite Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu'un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu'elle devait épouser légitimement, et qu'il demandait un grand prix de son servie; qu'elle avait une répugnance horrible pour un telle infidélité, et que, s'il ne s'agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de succomber. "Voilà un abominable pécheur! lui dit le père Tout-à -tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme c'est à coup sûr quelque janséniste; je le dénoncerai à sa révérence le père de La Chaise, qui le fera mettre dans le gÃte où est à présent la chère personne que vous devez épouser." La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions, lui nomma enfin Saint-Pouange. "Monseigneur de Saint-Pouange! s'écria le jésuite; ah! ma fille, c'est tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien; il ne peut avoir eu une telle pensée; il faut que vous ayez mal entendu. - Ah! mon père, je n'ai entendu que trop bien; je suis perdue, quoi que je fasse; je n'ai que le choix du malheur et de la honte il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver." Le père Tout-à -tous tâcha de la calmer par ces douces paroles "Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant; il y a quelque chose de mondain, qui pourrait offenser Dieu. Dites mon mari; car, bien qu'il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et rien n'est plus honnête. Secondement, bien qu'il soit votre époux en idée, en espérance, il ne l'est pas en effet ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché énorme qu'il faut toujours éviter autant qu'il est possible. Troisièmement, les actions ne sont pas d'une malice de couple, quand l'intention est pure, et rien n'est plus pur que de délivrer votre mari. Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquité, qui peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint Augustin rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus, en l'an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant payer à César ce qui appartenait à César, fut condamné à la mort, comme il est juste, malgré la maxime Où il n'y a rien le roi perd ses droits. Il s'agissait d'une livre d'or; le condamné avait une femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d'or, et même plus, à la dame, à condition qu'il commettrait avec elle le péché immonde. La dame ne crut point mal faire en sauvant la vie à son mari. Saint Augustin approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n'en fut pas moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour sauver sa vie. Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous êtes sage; il est à présumer que vous serez utile à votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera pas c'est tout ce que je puis vous dire; je prierai Dieu pour vous, et j'espère que tout se passera à sa plus grande gloire." La belle Saint-Yves, non moins effrayée des discours du jésuite que des propositions du sous-ministre, s'en retourna éperdue chez son amie. Elle était tentée de se délivrer, par là mort, de l'horreur de laisser dans une captivité affreuse l'amant qu'elle adorait, et de la honte de le délivrer au prix de ce qu'elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu'à cet amant infortuné. Chapitre dix-septième. Elle consulte un jésuite Elle succombe par vertu Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore. "Hélas! dit-elle, les affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si galante, et si renommée. Les places les plus médiocres et les plus considérables n'ont souvent été données qu'au prix qu'on exige de vous. Ecoutez, vous m'avez inspiré de l'amitié et de la confiance; je vous avouerai que si j'avais été aussi difficile que vous l'êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d'en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature. Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables à mesdames leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par l'amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle. Vous êtes dans une situation bien plus intéressante il s'agit de rendre votre amant au jour et de l'épouser; c'est un devoir sacré qu'il vous faut remplir. On n'a point blâmé les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permise une faiblesse que par un excès de vertu. - Ah! quelle vertu! s'écria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d'iniquités! quel pays! et que j'apprends à connaÃtre les hommes! Un père de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie. - On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le révérend père de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d'un couvent pour le reste de vos jours." Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive un exprès de monsieur de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d'oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l'amie s'en chargea. Dès que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu'elle n'ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journée entière. Enfin, n'ayant en vue que son amant, vaincue, entraÃnée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n'avait pu la déterminer à se parer de ses pendants d'oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu'on se mÃt à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée, qu'elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure très favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d'une gratification considérable, celui d'une compagnie, et n'épargna pas les promesses. "Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé!" Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n'eut d'autre ressource que de se promettre de ne penser qu'à l'Ingénu; tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite. Chapitre dix-huitième. Elle délivre son amant et un janséniste Elle délivre son amant et un janséniste Au point du jour elle vole à Paris, munie de l'ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce voyage. Qu'on imagine une âme vertueuse et noble, humiliée de son opprobre; enivrée de tendresse, déchirée des remords d'avoir trahi son amant, pénétrée du plaisir de délivrer ce qu'elle adore! Ses amertumes, ses combats, son succès partageaient toutes ses réflexions. Ce n'était plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L'amour et le malheur l'avaient formée. Le sentiment avait fait autant de progrès en elle que la raison en avait fait dans l'esprit de son amant infortuné. Les filles apprennent à sentir plus aisément que les hommes n'apprennent à penser. Son aventure était plus instructive que quatre ans de couvent. Son habit était d'une simplicité extrême. Elle voyait avec horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste bienfaiteur; elle avait laissé ses boucles de diamants à sa compagne sans même les regarder. Confuse et charmée, idolâtre de l'Ingénu, et se haïssant elle-même, elle arrive enfin à la porte. De cet affreux château, palais de la vengeance, Qui renferma souvent le crime et l'innocence. Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquèrent; on l'aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front consterné. On la présente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant à peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut très aise de sa délivrance. Son coeur n'était pas endurci comme celui de quelques honorables geôliers ses confrères, qui, ne pensant qu'à la rétribution attachée à la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur d'autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunés. Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se voient, et tous deux s'évanouissent. La belle Saint-Yves resta longtemps sans mouvement et sans vie l'autre rappela bientôt son courage. "C'est apparemment là madame votre femme, lui dit le gouverneur; vous ne m'aviez point dit que vous fussiez marié. On me mande que c'est à ses soins généreux que vous devez votre délivrance - Ah! je ne suis pas digne d'être sa femme," dit la belle Saint-Yves d'une voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse. Quand elle eut repris ses sens, elle présenta, toujours tremblante, le brevet de la gratification, et la promesse par écrit d'une compagnie. L'Ingénu, aussi étonné qu'attendri, s'éveillait d'un songe pour retomber dans un autre. "Pourquoi ai-je été enfermé ici? comment avez-vous pu m'en tirer? où sont les monstres qui m'y ont plongé? Vous êtes une divinité qui descendez du ciel à mon secours." La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait et détournait, le moment d'après, ses yeux mouillés de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu'elle savait, et tout ce qu'elle avait éprouvé, excepté ce qu'elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu'un autre que l'Ingénu, plus accoutumé au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait deviné facilement. "Est-il possible qu'un misérable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma liberté? Ah! je vois bien qu'il en est des hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu'un moine, un jésuite confesseur du roi, ait contribué à mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prétexte ce détestable fripon m'a persécuté? M'a-t-il fait passer pour un janséniste? Enfin, comment vous êtes-vous souvenue de moi? je ne le méritais pas, je n'étais alors qu'un sauvage. Quoi? vous avez pu, sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru, et on a brisé mes fers! Il est donc dans la beauté et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les coeurs de bronze!" A ce mot de vertu, des sanglots échappèrent à la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu'elle se reprochait. Son amant continua ainsi "Ange qui avez rompu mes liens, si vous avez eu ce que je ne comprends pas encore assez de crédit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un vieillard qui m'a le premier appris à penser, comme vous m'avez appris à aimer. La calamité nous a unis; je l'aime comme un père, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui. - Moi! que je sollicite le même homme qui... - Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu'à vous écrivez à cet homme puissant; comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencé, achevez vos prodiges." Elle sentait qu'elle devait faire tout ce que son amant exigeait elle voulut écrire, sa main ne pouvait obéir. Elle recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois; elle écrivit enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé le vieux martyr de la grâce efficace. L'heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frère; elle y alla; son amant prit un appartement dans la même maison. A peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya l'ordre de l'élargissement du bonhomme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain. Ainsi, à chaque action honnête et généreuse qu'elle faisait, son déshonneur en était le prix. Elle regardait avec exécration cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna l'ordre de l'élargissement à son amant, et refusa le rendez-vous d'un bienfaiteur qu'elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L'Ingénu ne pouvait se séparer d'elle que pour aller délivrer un ami il y vola. Il remplit ce devoir en réfléchissant sur les étranges événements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d'une jeune fille à qui deux infortunés devaient plus que la vie. Chapitre dix-neuvième. L'Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblés L'Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblés La généreuse et respectable infidèle était avec son frère abbé de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous étaient également étonnés; mais leur situation et leurs sentiments étaient bien différents. L'abbé de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scène touchante. Ils étaient partis au premier bruit de l'élargissement de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte. Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revÃnt avec l'ami qu'il devait délivrer. L'abbé de Saint-Yves n'osait lever les yeux devant sa soeur; la bonne Kerkabon disait "Je reverrai donc mon cher neveu! - Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n'est plus le même homme; son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé; il est devenu aussi respectable qu'il était naïf et étranger à tout. Il sera l'honneur et la consolation de votre famille que ne puis-je être aussi l'honneur de la mienne! - Vous n'êtes point non plus la même, dit le prieur; que vous est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement?" Au milieu de cette conversation l'Ingénu arrive, tenant par la main son janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus intéressante. Elle commença par les tendres embrassements de l'oncle et de la tante. L'abbé de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l'Ingénu, qui n'était plus l'Ingénu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l'un; l'embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de l'autre. On était étonné qu'elle mêlât de la douleur à tant de joie. Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c'était un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le réconciliait avec l'amour; l'âpreté de ses anciennes opinions sortait de son coeur, il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s'intéressaient tous à tant de désastres. "Hélas! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que mademoiselle de Saint-Yves a brisés leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable." Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L'admiration était mêlée de ce respect qu'on sent malgré soi pour une personne qu'on croit avoir du crédit à la cour. Mais l'abbé de Saint-Yves disait quelquefois "Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit?" On allait se mettre à table de très bonne heure. Voilà que la bonne amie de Versailles arrive sans rien savoir de tout ce qui s'était passé; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartenait l'équipage. Elle entre avec l'air imposant d'une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très légèrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l'écart "Pourquoi vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilà vos diamants que vous aviez oubliés." Elle ne put dire ces paroles si bas que l'Ingénu ne les entendÃt il vit les diamants; le frère fut interdit; l'oncle et la tante n'éprouvèrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s'était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante s'en aperçut; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. "Ah! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m'avez perdue! vous me donnez la mort!" Ces paroles percèrent le coeur de l'Ingénu; mais il avait déjà appris à se posséder; il ne les releva point, de peur d'inquiéter sa maÃtresse devant son frère; mais il pâlit comme elle. Saint-Yves, éperdue de l'altération qu'elle apercevait sur le visage de son amant, entraÃne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle. "Ah! ce ne sont pas eux qui m'ont séduite, vous le savez; mais celui qui les a donnés ne me reverra jamais." L'amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait "Qu'il les reprenne ou qu'il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même." L'ambassadrice enfin, s'en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle était témoin. La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit; mais pour n'alarmer personne elle ne parla point de ce qu'elle souffrait, et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans son âme. Le souper, qu'elle n'animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intéressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire qu'un bruit importun. Gordon fit en peu de mots l'histoire du jansénisme et du molinisme, des persécutions dont un parti accablait l'autre, et de l'opiniâtreté de tous les deux. L'Ingénu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discorde que leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait, l'autre jugeait; les convives écoutaient avec émotion, et s'éclairaient d'une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le Prince jusqu'au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d'hommes qui, pour si peu d'argent, se font les persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction d'une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l'exécutent! "J'ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du maréchal de Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposé. C'était un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l'accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à l'âge de quatorze ans, s'était enfui de la maison paternelle devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de la misère; enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu car ce prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes; il avait obtenu un bâton d'exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé d'arrêter le vieillard et son épouse, et s'en acquitta avec toute la dureté d'un homme qui voulait plaire à son maÃtre. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite des malheurs qu'elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Eminence devait être servie de préférence à tout. Son Eminence récompensa son zèle. "J'ai vu un espion du père de La Chaise trahir son propre frère, dans l'espérance d'un petit bénéfice qu'il n'eut point; et je l'ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d'avoir été trompé par le jésuite. L'emploi de confesseur que j'ai longtemps exercé m'a fait connaÃtre l'intérieur des familles; je n'en ai guère vu qui ne fussent plongées dans l'amertume, tandis qu'au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et j'ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée. - Pour moi, dit l'Ingénu, je pense qu'une âme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d'une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves. Car je me flatte, ajouta-t-il, en s'adressant à son frère avec le sourire de l'amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l'année passée, et que je m'y prendrai d'une manière plus décente." L'abbé se confondit en excuses du passé et en protestations d'un attachement éternel. L'oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s'extasiant et en pleurant de joie, s'écriait "Je vous l'avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci vaut bien mieux que l'autre; plût à Dieu que j'en eusse été honorée! mais je vous servirai de mère." Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges de tendre Saint-Yves. Son amant avait le coeur trop plein de ce qu'elle avait fait pour lui, il l'aimait trop pour que l'aventure des diamants eût fait sur son coeur une impression dominante. Mais ces mots qu'il avait trop entendus, vous me donnez la mort, l'effrayaient encore en secret et corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de sa belle maÃtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n'était plus occupé que d'elle; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants méritaient; on s'arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on faisait des projets de fortune et d'agrandissement; on se livrait à toutes ces espérances que la moindre lueur de félicité fait naÃtre si aisément. Mais l'Ingénu, dans le fond de son coeur, éprouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signées Saint-Pouange, et les brevets signés Louvois; on lu dépeignit ces deux hommes tels qu'ils étaient, ou qu'on les croyait être. Chacun parla des ministres et du ministère avec cette liberté de table regardée en France comme la plus précieuse liberté qu'on puisse goûter sur la terre. "Si j'étais roi de France, dit l'Ingénu, voici le ministre de la guerre que je choisirais je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu'il donne des ordres à la noblesse. J'exigerais qu'il eût été lui-même officier, qu'il eût passé par tous les grades, qu'il fût au moins lieutenant général des armées, et digne d'être maréchal de France car n'est-il pas nécessaire qu'il ait servi lui-même pour mieux connaÃtre les détails du service? et les officiers n'obéiront-ils pas avec cent fois plus d'allégresse à un homme de guerre, qui aura comme eux signalé son courage, qu'à un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opérations d'une campagne, quelque esprit qu'il puisse avoir? Je ne serais pas fâché que mon ministre fût généreux, quoique mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu embarrassé. J'aimerais qu'il eût un travail facile, et que même il se distinguât par cette gaieté d'esprit, partage d'un homme supérieur aux affaires, qui plaÃt tant à la nation, et qui rend tous les devoirs moins pénibles." Il désirait qu'un ministre eût ce caractère; parce qu'il avait toujours remarqué que cette belle humeur est incompatible avec la cruauté. Mons de Louvois n'aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de l'Ingénu; il avait une autre sorte de mérite. Mais pendant qu'on était à table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractère funeste; son sang s'était allumé, une fièvre dévorante s'était déclarée, elle souffrait et ne se plaignait point, attentive à ne pas troubler la joie des convives. Son frère, sachant qu'elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit; il fut surpris de l'état où elle était. Tout le monde accourut; l'amant se présentait à la suite du frère. Il était, sans doute, le plus alarmé et le plus attendri de tous; mais il avait appris à joindre la discrétion à tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués, et le sentiment prompt des bienséances commençait à dominer dans lui. On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C'était un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu'ils viennent de voir avec celles qu'ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science à laquelle toute la maturité d'un discernement sain et réfléchi ne peut ôter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa précipitation à prescrire un remède alors à la mode. De la mode jusque dans la médecine! Cette manie était trop commune dans Paris. La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin à rendre sa maladie dangereuse. Son âme tuait son corps. La foule des pensées qui l'agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante. Chapitre vingtième. La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive On appela un autre médecin celui-ci, au lieu d'aider la nature et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes rappelaient la vie, ne fut occupé que de contrecarrer son confrère. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu'on croit le siège de l'entendement, fut attaqué aussi violemment que le coeur, qui est, dit-on, le siège des passions. Quelle mécanique incompréhensible a soumis les organes au sentiment et à la pensée? Comment une seule idée douloureuse dérange-t-elle le cours du sang? Et comment le sang à son tour porte-t-il ses irrégularités dans l'entendement humain? Quel est ce fluide inconnu et dont l'existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumière, vole, en moins d'un clin d'oeil, dans tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mémoire, la tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu'on voudrait oublier, et fait d'un animal pensant ou un objet d'admiration, ou un sujet de pitié et de larmes? C'était là ce que disait le bon Gordon; et cette réflexion si naturelle, que rarement font les hommes, ne dérobait rien à son attendrissement; car il n'était pas de ces malheureux philosophes qui s'efforcent d'être insensibles. Il était touché du sort de cette jeune fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant chéri. L'abbé de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa soeur répandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l'état de son amant? Nulle langue n'a des expressions qui répondent à ce comble des douleurs; les langues sont trop imparfaites. La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans ses faibles bras; son frère était à genoux au pied du lit; son amant pressait sa main, qu'il baignait de pleurs, et éclatait en sanglots il la nommait sa bienfaitrice; son espérance, sa vie, la moitié de lui-même, sa maÃtresse, son épouse. A ce mot d'épouse elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d'horreur; puis, dans un de ces intervalles où l'accablement, et l'oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent à l'âme sa liberté et sa force, elle s'écria "Moi, votre épouse! Ah! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n'étaient plus faits pour moi; je meurs, et je le mérite. O dieu de mon coeur! ô vous que j'ai sacrifié à des démons infernaux, c'en est fait, je suis punie, vivez heureux." Ces paroles tendres et terribles ne pouvaient être comprises; mais elles portaient dans tous les coeurs l'effroi et l'attendrissement; elle eut le courage de s'expliquer. Chaque mot fit frémir d'étonnement, de douleur et de pitié tous les assistants. Tous se réunissaient à détester l'homme puissant qui n'avait réparé une horrible injustice que par un crime, et qui avait forcé la plus respectable innocence à être sa complice. "Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l'êtes pas; le crime ne peut être que dans le coeur, le vôtre est à la vertu et à moi." Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener à la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolée, et s'étonnait d'être aimée encore. Le vieux Gordon l'aurait condamnée dans le temps qu'il n'était que janséniste; mais, étant devenu sage, il l'estimait, et il pleurait. Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de cette fille si chère remplissait tous les coeurs, que tout était consterné, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui? et pourquoi? C'était de la part du confesseur du roi pour le prieur de la Montagne; ce n'était pas le père de La Chaise qui écrivait, c'était le frère Vadbled, son valet de chambre, homme très important dans ce temps-là , lui qui mandait aux archevêques les volontés du révérend père, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bénéfices, lui qui faisait quelquefois expédier des lettres de cachet. Il écrivait à l'abbé de la Montagne que "Sa Révérence était informée des aventures de son neveu, que sa prison n'était qu'une méprise, que ces petites disgrâces arrivaient fréquemment, qu'il ne fallait pas y faire attention, et qu'enfin il convenait que lu prieur vÃnt lui présenter son neveu le lendemain, qu'il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que lui frère Vadbled les introduirait chez Sa Révérence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre." Il ajoutait que l'histoire de l'Ingénu et son combat contre les Anglais avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-être même lui ferait un signe de tête. La lettre finissait par l'espérance dont on le flattait que toutes les dames de la cour s'empresseraient de faire venir son neveu à leurs toilettes, que plusieurs d'entre elles lui diraient "Bonjour, monsieur l'Ingénu"; et qu'assurément il serait question de lui au souper du roi. La lettre était signée "Votre affectionné, Vadbled frère jésuite." Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu'il pensait de ce style. Gordon lui répondit "C'est donc ainsi qu'on traite les hommes comme des singes! On les bat et on les fait danser." L'Ingénu, reprenant son caractère, qui revient toujours dans les grands mouvements de l'âme, déchira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier "Voilà ma réponse." Son oncle, épouvanté, crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire et excuser, comme il put; ce qu'il prenait pour l'emportement d'un jeune homme, et qui était la saillie d'une grande âme. Mais des soins plus douloureux s'emparaient de tous les coeurs. La belle et infortunée Saint-Yves sentait déjà sa fin approcher; elle était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissée qui n'a plus la force de combattre. "O mon cher amant! dit-elle d'une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j'expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un éternel adieu." Elle ne se parait pas d'une vaine fermeté; elle ne concevait pas cette misérable gloire de faire dire à quelques voisins "Elle est morte avec courage." Qui peut perdre à vingt ans son amant, sa vie, et ce qu'on appelle l'honneur, sans regrets et sans déchirements? Elle sentait toute l'horreur de son état, et le faisait sentir par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant d'empire. Enfin elle pleurait comme les autres dans les moments où elle eut la force de pleurer. Que d'autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilité c'est le sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux que quand l'âge ou la maladie nous rend semblables à eux par la stupidité de nos organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s'il les étouffe, c'est qu'il porte la vanité jusque dans les bras de la mort. Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent des larmes et des cris. L'Ingénu perdit l'usage de ses sens. Les âmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre qu'étant revenu à lui il ne se donnât la mort. On écarta toutes les armes; le malheureux jeune homme s'en aperçut; il dit à ses parents et à Gordon, sans pleurer, sans gémir, sans s'émouvoir "Pensez-vous donc qu'il y ait quelqu'un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m'empêcher de finir ma vie?" Gordon se garda bien de lui étaler ces lieux communs fastidieux par lesquels on essaye de prouver qu'il n'est pas permis d'user de sa liberté pour cesser d'être quand on est horriblement mal, qu'il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeurer, que l'homme est sur la terre comme un soldat à son poste comme s'il importait à l'Etre des êtres que l'assemblage de quelques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre; raisons impuissantes qu'un désespoir ferme et réfléchi dédaigne d'écouter, et auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poignard. Le morne et terrible silence de l'Ingénu; ses yeux sombres, ses lèvres tremblantes, les frémissements de son corps, portaient dans l'âme de tous ceux qui le regardaient ce mélange de compassion et d'effroi qui enchaÃne toutes les puissances de l'âme, qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots entrecoupés. L'hôtesse et sa famille étaient accourues; on tremblait de son désespoir, on le gardait à vue, on observait tous ses mouvements. Déjà le corps glacé de la belle Saint-Yves avait été porté dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu'il ne fût plus en état de rien voir. Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposé à la porte de la maison, que deux prêtres à côté d'un bénitier récitent des prières d'un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d'eau bénite sur la bière par oisiveté, que d'autres poursuivent leur chemin avec indifférence, que les parents pleurent, et que les amants croient ne pas survivre à leur perte, le Saint-Pouange arrive avec l'amie de Versailles. Son goût passager, n'ayant été satisfait qu'une fois, était devenu de l'amour. Le refus de ses bienfaits l'avait piqué. Le père de La Chaise n'aurait jamais pensé à venir dans cette maison; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l'image de la belle Saint-Yves, brûlant d'assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncé dans son coeur l'aiguillon des désirs, ne balança pas à venir lui-même chercher celle qu'il n'aurait pas peut-être voulu revoir trois fois si elle était venue d'elle-même. Il descend de carrosse; le premier objet qui se présente à lui est une bière; il détourne les yeux avec ce simple dégoût d'un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu'on doit lui épargner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiosité qui on va enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom, elle pâlit et poussa un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur remplissent son âme. Le bon Gordon était là , les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes prières pour apprendre à l'homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n'était point né méchant; le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point à la vieillesse, qui endurcit d'ordinaire le coeur des ministres; il écoutait Gordon les yeux baissés, et il en essuyait quelques pleurs qu'il était étonné de répandre il connut le repentir. "Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m'avez parlé; il m'attendrit presque autant que cette innocente victime dont j'ai causé la mort." Gordon le suit jusqu'à la chambre où le prieur, la Kerkabon, l'abbé de Saint-Yves et quelques voisins rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance. "J'ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j'emploierai ma vie à le réparer." La première idée qui vint à l'Ingénu fut de le tuer, et de se tuer lui-même après. Rien n'était plus à sa place; mais il était sans armes et veillé de près. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnés du reproche, du mépris, et de l'horreur qu'il avait mérités, et qu'on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin à bout de faire un excellent officier de l'Ingénu, qui a paru sous un autre nom à Paris et dans les armées, avec l'approbation de tous les honnêtes gens, et qui a été à la fois un guerrier et un philosophe intrépide. Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir; et cependant sa consolation était d'en parler. Il chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu'au dernier moment de sa vie. L'abbé de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bénéfice; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent. Le père Tout-à -tous eut des boÃtes de chocolat, de café, de sucre candi, de citrons confits, avec les Méditations du révérend père Croiset et la Fleur des saints reliées en maroquin. Le bon Gordon vécut avec l'Ingénu jusqu'à sa mort dans la plus intime amitié; il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise malheur est bon à quelque chose. Combien d'honnêtes gens dans le monde ont pu dire malheur n'est bon à rien! La Princesse de Babylone I Le vieux Bélus, roi de Babylone, se croyait le premier homme de la terre car tous ses courtisans le lui disaient, et ses historiographes le lui prouvaient. Ce qui pouvait excuser en lui ce ridicule, c'est qu'en effet ses prédécesseurs avaient bâti Babylone plus de trente mille ans avant lui, et qu'il l'avait embellie. On sait que son palais et son parc, situés à quelques parasanges de Babylone, s'étendaient entre l'Euphrate et le Tigre, qui baignaient ces rivages enchantés. Sa vaste maison, de trois mille pas de façade, s'élevait jusqu'aux nues. La plate-forme étaient entourée d'une balustrade de marbre blanc de cinquante pieds de hauteur, qui portait les statues colossales de tous les rois et de tous les grands hommes de l'empire. Cette plate-forme, composée de deux rangs de briques couvertes d'une épaisse surface de plomb d'une extrémité à l'autre, était chargée de douze pieds de terre, et sur cette terre on avait élevé des forêts d'oliviers, d'orangers, de citronniers, de palmiers, de gérofliers, de cocotiers, de cannelliers, qui formaient des allées impénétrables aux rayons du soleil. Les eaux de l'Euphrate, élevées par des pompes dans cent colonnes creusées, venaient dans ces jardins remplir de vastes bassins de marbre, et, retombant ensuite par d'autres canaux, allaient former dans le parc des cascades de six mille pieds de longueur, et cent mille jets d'eau dont la hauteur pouvait à peine être aperçue elles retournaient ensuite dans l'Euphrate, dont elles étaient parties. Les jardins de Sémiramis, qui étonnèrent l'Asie plusieurs siècles après, n'étaient qu'une faible imitation de ces antiques merveilles car, du temps de Sémiramis, tout commençait à dégénérer chez les hommes et chez les femmes. Mais ce qu'il y avait de plus admirable à Babylone, ce qui éclipsait tout le reste, était la fille unique du roi, nommée Formosante. Ce fut d'après ses portraits et ses statues que dans la suite des siècles Praxitèle sculpta son Aphrodite, et celle qu'on nomma la Vénus aux belles fesses. Quelle différence, ô ciel! de l'original aux copies! Aussi Bélus était plus fier de sa fille que de son royaume. Elle avait dix-huit ans il lui fallait un époux digne d'elle; mais où le trouver? Un ancien oracle avait ordonné que Formosante ne pourrait appartenir qu'à celui qui tendrait l'arc de Nembrod. Ce Nembrod, le fort chasseur devant le Seigneur, avait laissé un arc de sept pieds babyloniques de haut, d'un bois d'ébène plus dur que le fer du mont Caucase qu'on travaille dans les forges de Derbent; et nul mortel, depuis Nembrod, n'avait pu bander cet arc merveilleux. Il était dit encore que le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le plus dangereux qui serait lâché dans le cirque de Babylone. Ce n'était pas tout le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, être le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et posséder la chose la plus rare qui fût dans l'univers entier. Il se présenta trois rois qui osèrent disputer Formosante le pharaon d'Egypte, le shac des Indes, et le grand kan des Scythes. Bélus assigna le jour, et le lieu du combat à l'extrémité de son parc, dans le vaste espace bordé par les eaux de l'Euphrate et du Tigre réunies. On dressa autour de la lice un amphithéâtre de marbre qui pouvait contenir cinq cent mille spectateurs. Vis-à -vis l'amphithéâtre était le trône du roi, qui devait paraÃtre avec Formosante, accompagnée de toute la cour; et à droite et à gauche, entre le trône et l'amphithéâtre, étaient d'autres trônes et d'autres sièges pour les trois rois et pour tous les autres souverains qui seraient curieux de venir voir cette auguste cérémonie. Le roi d'Egypte arriva le premier, monté sur le boeuf Apis, et tenant en main le sistre d'Isis. Il était suivi de deux mille prêtres vêtus de robes de lin plus blanches que la neige, de deux mille eunuques, de deux mille magiciens, et de deux mille guerriers. Le roi des Indes arriva bientôt après dans un char traÃné par douze éléphants. Il avait une suite encore plus nombreuse et plus brillante que le pharaon d'Egypte. Le dernier qui parut était le roi des Scythes. Il n'avait auprès de lui que des guerriers choisis, armés d'arcs et de flèches. Sa monture était un tigre superbe qu'il avait dompté, et qui était aussi haut que les plus beaux chevaux de Perse. La taille de ce monarque, imposante et majestueuse, effaçait celle de ses rivaux; ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient déjà tendre l'arc de Nembrod. Les trois princes se prosternèrent d'abord devant Bélus et Formosante. Le roi d'Egypte offrit à la princesse les deux plus beaux crocodiles du Nil, deux hippopotames, deux zèbres, deux rats d'Egypte, et deux momies, avec les livres du grand Hermès, qu'il croyait être ce qu'il y avait de plus rare sur la terre. Le roi des Indes lui offrit cent éléphants qui portaient chacun une tour de bois doré, et mit à ses pieds le Veidam, écrit de la main de Xaca lui-même. Le roi des Scythes, qui ne savait ni lire ni écrire, présenta cent chevaux de bataille couverts de housses de peaux de renards noirs. La princesse baissa les yeux devant ses amants, et s'inclina avec des grâces aussi modestes que nobles. Bélus fit conduire ces monarques sur les trônes qui leur étaient préparés. "Que n'ai-je trois filles! leur dit-il, je rendrais aujourd'hui six personnes heureuses." Ensuite il fit tirer au sort à qui essayerait le premier l'arc de Nembrod. On mit dans un casque d'or les noms des trois prétendants. Celui du roi d'Egypte sortit le premier; ensuite parut le nom du roi des Indes. Le roi scythe, en regardant l'arc et ses rivaux, ne se plaignit point d'être le troisième. Tandis qu'on préparait ces brillantes épreuves, vingt mille pages et vingt mille jeunes filles distribuaient sans confusion des rafraÃchissements aux spectateurs entre les rangs des sièges. Tout le monde avouait que les dieux n'avaient établi les rois que pour donner tous les jours des fêtes, pourvu qu'elles fussent diversifiées; que la vie est trop courte pour en user autrement; que les procès, les intrigues, la guerre, les disputes des prêtres, qui consument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles; que l'homme n'est né que pour la joie; qu'il n'aimerait pas les plaisirs passionnément et continuellement s'il n'était pas formé pour eux; que l'essence de la nature humaine est de se réjouir, et que tout le reste est folie. Cette excellente morale n'a jamais été démentie que par les faits. Comme on allait commencer ces essais, qui devaient décider de la destinée de Formosante, un jeune inconnu monté sur une licorne, accompagné de son valet monté de même, et portant sur le poing un gros oiseau, se présente à la barrière. Les gardes furent surpris de voir en cet équipage une figure qui avait l'air de la divinité. C'était, comme on a dit depuis, le visage d'Adonis sur le corps d'Hercule; c'était la majesté avec les grâces. Ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mélange de beauté inconnu à Babylone, charmèrent l'assemblée tout l'amphithéâtre se leva pour le mieux regarder; toutes les femmes de la cour fixèrent sur lui des regards étonnés. Formosante elle-même, qui baissait toujours les yeux, les releva et rougit; les trois rois pâlirent; tous les spectateurs, en comparant Formosante avec l'inconnu, s'écriaient "Il n'y a dans le monde que ce jeune homme qui soit aussi beau que la princesse." Les huissiers, saisis d'étonnement, lui demandèrent s'il était roi. L'étranger répondit qu'il n'avait pas cet honneur, mais qu'il était venu de fort loin par curiosité pour voir s'il y avait des rois qui fussent dignes de Formosante. On l'introduisit dans le premier rang de l'amphithéâtre, lui, son valet, ses deux licornes, et son oiseau. Il salua profondément Bélus, sa fille, les trois rois, et toute l'assemblée. Puis il prit place en rougissant. Ses deux licornes se couchèrent à ses pieds, son oiseau se percha sur son épaule, et son valet, qui portait un petit sac, se mit à côté de lui. Les épreuves commencèrent. On tira de son étui d'or l'arc de Nembrod. Le grand maÃtre des cérémonies, suivi de cinquante pages et précédé de vingt trompettes, le présenta au roi d'Egypte, qui le fit bénir par ses prêtres; et, l'ayant posé sur la tête du boeuf Apis, il ne douta pas de remporter cette première victoire. Il descend au milieu de l'arène, il essaie, il épuise ses forces, il fait des contorsions qui excitent le rire de l'amphithéâtre, et qui font même sourire Formosante. Son grand aumônier s'approcha de lui "Que Votre Majesté, lui dit-il, renonce à ce vain honneur, qui n'est que celui des muscles et des nerfs; vous triompherez dans tout le reste. Vous vaincrez le lion, puisque vous avez le sabre d'Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir au prince qui a le plus d'esprit, et vous avez deviné des énigmes. Elle doit épouser le plus vertueux, vous l'êtes, puisque vous avez été élevé par les prêtres d'Egypte. Le plus généreux doit l'emporter, et vous avez donné les deux plus beaux crocodiles et les deux plus beaux rats qui soient dans le Delta. Vous possédez le boeuf Apis et les livres d'Hermès, qui sont la chose la plus rare de l'univers. Personne ne peut vous disputer Formosante. - Vous avez raison, dit le roi d'Egypte", et il se remit sur son trône. On alla mettre l'arc entre les mains du roi des Indes. Il en eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en présumant que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui. Le Scythe mania l'arc à son tour. Il joignait l'adresse à la force l'arc parut prendre quelque élasticité entre ses mains; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir à bout de le tendre. L'amphithéâtre, à qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gémit de son peu de succès, et jugea que la belle princesse ne serait jamais mariée. Alors le jeune inconnu descendit d'un saut dans l'arène, et, s'adressant au roi des Scythes "Que Votre Majesté, lui dit-il, ne s'étonne point de n'avoir pas entièrement réussi. Ces arcs d'ébène se font dans mon pays; il n'y a qu'un certain tour à donner. Vous avez beaucoup plus de mérite à l'avoir fait plier que je n'en peux avoir à le tendre." Aussitôt il prit une flèche, l'ajusta sur la corde, tendit l'arc de Membrod, et fit voler la flèche bien au-delà des barrières. Un million de mains applaudit à ce prodige. Babylone retentit d'acclamations, et toutes les femmes disaient "Quel bonheur qu'un si beau garçon ait tant de force!" Il tira ensuite de sa poche une petite lame d'ivoire, écrivit sur cette lame avec une aiguille d'or, attacha la tablette d'ivoire à l'arc, et présenta le tout à la princesse avec une grâce qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre à sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entière était dans la surprise; les trois rois étaient confondus, et l'inconnu ne paraissait pas s'en apercevoir. Formosante fut encore plus étonnée en lisant sur la tablette d'ivoire attachée à l'arc ces petits vers en beau langage chaldéen L'arc de Nembrod est celui de la guerre; L'arc de l'amour est celui du bonheur; Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur Est devenu le maÃtre de la terre. Trois rois puissants, trois rivaux aujourd'hui, Osent prétendre à l'honneur de vous plaire. Je ne sais pas qui votre coeur préfère, Mais l'univers sera jaloux de lui. Ce petit madrigal ne fâcha point la princesse. Il fut critiqué par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu'autrefois dans le bon temps on aurait comparé Bélus au soleil, et Formosante à la lune, son cou à une tour, et sa gorge à un boisseau de froment. Ils dirent que l'étranger n'avait point d'imagination, et qu'il s'écartait des règles de la véritable poésie; mais toutes les dames trouvèrent les vers fort galants. Elles s'émerveillèrent qu'un homme qui bandait si bien un arc eût tant d'esprit. La dame d'honneur de la princesse lui dit "Madame, voilà bien des talents en pure perte. De quoi servira à ce jeune homme son esprit et l'arc de Bélus? - A le faire admirer, répondit Formosante. - Ah! dit la dame d'honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien être aimé." Cependant Bélus, ayant consulté ses mages, déclara qu'aucun des trois rois n'ayant pu bander l'arc de Nembrod, il n'en fallait pas moins marier sa fille, et qu'elle appartiendrait à celui qui viendrait à bout d'abattre le grand lion qu'on nourrissait exprès dans sa ménagerie. Le roi d'Egypte, qui avait été élevé dans toute la sagesse de son pays, trouva qu'il était fort ridicule d'exposer un roi aux bêtes pour le marier. Il avouait que la possession de Formosante était d'un grand prix; mais il prétendait que, si le lion l'étranglait, il ne pourrait jamais épouser cette belle Babylonienne. Le roi des Indes entra dans les sentiments de l'Egyptien; tous deux conclurent que le roi de Babylone se moquait d'eux; qu'il fallait faire venir des armées pour le punir; qu'ils avaient assez de sujets qui se tiendraient fort honorés de mourir au service de leurs maÃtres, sans qu'il en coûtât un cheveu à leurs têtes sacrées; qu'ils détrôneraient aisément le roi de Babylone, et qu'ensuite ils tireraient au sort la belle Formosante. Cet accord étant fait, les deux rois dépêchèrent chacun dans leur pays un ordre exprès d'assembler une armée de trois cent mille hommes pour enlever Formosante. Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l'arène, le cimeterre à la main. Il n'était pas éperdument épris des charmes de Formosante; la gloire avait été jusque-là sa seule passion; elle l'avait conduit à Babylone. Il voulait faire voir que si les rois de l'Inde et de l'Egypte étaient assez prudents pour ne se pas compromettre avec des lions, il était assez courageux pour ne pas dédaigner ce combat, et qu'il réparerait l'honneur du diadème. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du secours de son tigre. Il s'avance seul, légèrement armé, couvert d'un casque d'acier garni d'or, ombragé de trois queues de cheval blanches comme la neige. On lâche contre lui le plus énorme lion qui ait jamais été nourri dans les montagnes de l'Anti-Liban. Ses terribles griffes semblaient capables de déchirer les trois rois à la fois, et sa vaste gueule de les dévorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir l'amphithéâtre. Les deux fiers champions se précipitent l'un contre l'autre d'une course rapide. Le courageux Scythe enfonce son épée dans le gosier du lion, mais la pointe, rencontrant une de ces épaisses dents que rien ne peut percer, se brise en éclats, et le monstre des forêts, furieux de sa blessure, imprimait déjà ses ongles sanglants dans les flancs du monarque. Le jeune inconnu, touché du péril d'un si brave prince, se jette dans l'arène plus prompt qu'un éclair; il coupe la tête du lion avec la même dextérité qu'on a vu depuis dans nos carrousels de jeunes chevaliers adroits enlever des têtes de maures ou des bagues. Puis, tirant une petite boÃte, il la présente au roi scythe, en lui disant "Votre Majesté trouvera dans cette petite boÃte le véritable dictame qui croÃt dans mon pays. Vos glorieuses blessures seront guéries en un moment. Le hasard seul vous a empêché de triompher du lion; votre valeur n'en est pas moins admirable." Le roi scythe, plus sensible à la reconnaissance qu'à la jalousie, remercia son libérateur, et, après l'avoir tendrement embrassé, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur ses blessures. L'inconnu donna la tête du lion à son valet; celui-ci, après l'avoir lavée à la grande fontaine qui était au-dessous de l'amphithéâtre, et en avoir fait écoule tout le sang, tira un fer de son petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit à leur place quarante diamants d'une égale grosseur. Son maÃtre, avec sa modestie ordinaire, se remit à sa place; il donna la tête du lion à son oiseau "Bel oiseau, dit-il, allez porter aux pieds de Formosante ce faible hommage." L'oiseau part, tenant dans une de ses serres le terrible trophée; il le présente à la princesse en baissant humblement le cou, et en s'aplatissant devant elle. Les quarante brillants éblouirent tous les yeux. On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe Babylone l'émeraude, la topaze, le saphir et le pyrope étaient regardés encore comme les plus précieux ornements. Bélus et toute la cour étaient saisis d'admiration. L'oiseau qui offrait ce présent les surprit encore davantage. Il était de la taille d'un aigle, mais ses yeux étaient aussi doux et aussi tendres que ceux de l'aigle sont fiers et menaçants. Son bec était couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l'iris, mais plus vives et plus brillantes. L'or en mille nuances éclatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mélange d'argent et de pourpre; et la queue des beaux oiseaux qu'on attela depuis au char de Junon n'approchait pas de la sienne. L'attention, la curiosité, l'étonnement, l'extase de toute la cour se partageaient entre les quarante diamants et l'oiseau. Il s'était perché sur la balustrade, entre Bélus et sa fille Formosante; elle le flattait, le caressait, le baisait. Il semblait recevoir ses caresses avec un plaisir mêlé de respect. Quand la princesse lui donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec des yeux attendris. Il recevait d'elle des biscuits et des pistaches, qu'il prenait de sa patte purpurine et argentée, et qu'il portait à son bec avec des grâces inexprimables. Bélus, qui avait considéré les diamants avec attention, jugeait qu'une de ses provinces pouvait à peine payer un présent si riche. Il ordonna qu'on préparât pour l'inconnu des dons encore plus magnifiques que ceux qui étaient destinés aux trois monarques. "Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la Chine, ou de cette partie du monde qu'on nomme Europe, dont j'ai entendu parler, ou de l'Afrique, qui est, dit-on, voisine du royaume d'Egypte." Il envoya sur-le-champ son grand écuyer complimenter l'inconnu, et lui demander s'il était souverain ou fils du souverain d'un de ces empires, et pourquoi, possédant de si étonnants trésors, il était venu avec un valet et un petit sac. Tandis que le grand écuyer avançait vers l'amphithéâtre pour s'acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne. Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit "Ormar, votre père touche à l'extrémité de sa vie, et je suis venu vous en avertir." L'inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et ne répondit que par ce mot "Partons." Le grand écuyer, après avoir fait les compliments de Bélus au vainqueur du lion, au donneur des quarante diamants, au maÃtre du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume était souverain le père de ce jeune héros. Le valet répondit "Son père est un vieux berger qui est fort aimé dans le canton." Pendant ce court entretien l'inconnu était déjà monté sur sa licorne. Il dit au grand écuyer "Seigneur, daignez me mettre aux pieds de Bélus et de sa fille. J'ose la supplier d'avoir grand soin de l'oiseau que je lui laisse; il est unique comme elle." En achevant ces mots, il partit comme un éclair; les deux valets le suivirent, et on les perdit de vue. Formosante ne put s'empêcher de jeter un grand cri. L'oiseau, se retournant vers l'amphithéâtre où son maÃtre avait été assis, parut très affligé de ne le plus voir. Puis regardant fixement la princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec; il sembla se vouer à son service. Bélus, plus étonné que jamais, apprenant que ce jeune homme si extraordinaire était le fils d'un berger, ne put le croire. Il fit courir après lui; mais bientôt on lui rapporta que les licornes sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient être atteintes, et qu'au galop dont elles allaient elles devaient faire cent lieues par jour. II Tout le monde raisonnait sur cette aventure étrange, et s'épuisait en vaines conjectures. Comment le fils d'un berger peut-il donner quarante gros diamants? Pourquoi est-il monté sur une licorne? On s'y perdait; et Formosante, en caressant son oiseau, était plongée dans une rêverie profonde. La princesse Aldée, sa cousine issue de germaine, très bien faite, et presque aussi belle que Formosante, lui dit "Ma cousine, je ne sais pas si ce jeune demi-dieu est le fils d'un berger; mais il me semble qu'il a rempli toutes les conditions attachées à votre mariage. Il a bandé l'arc de Nembrod, il a vaincu le lion, il a beaucoup d'esprit puisqu'il a fait pour vous un assez joli impromptu. Après les quarante énormes diamants qu'il vous a donnés, vous ne pouvez nier qu'il ne soit le plus généreux des hommes. Il possédait dans son oiseau ce qu'il y a de plus rare sur la terre. Sa vertu n'a point d'égale, puisque, pouvant demeurer auprès de vous, il est parti sans délibérer dès qu'il a su que son père était malade. L'oracle est accompli dans tous ses points, excepté dans celui qui exige qu'il terrasse ses rivaux; mais il fait plus, il a sauvé la vie du seul concurrent qu'il pouvait craindre; et, quand il s'agira de battre les deux autres, je crois que vous ne doutez pas qu'il n'en vienne à bout aisément. - Tout ce que vous dites est bien vrai, répondit Formosante; mais est-il possible que le plus grand des hommes, et peut-être même le plus aimable, soit le fils d'un berger?" La dame d'honneur, se mêlant de la conversation, dit que très souvent ce mot de berger était appliqué aux rois; qu'on les appelait bergers, parce qu'ils tondent de fort près leur troupeau; que c'était sans doute une mauvaise plaisanterie de son valet; que ce jeune héros n'était venu si mal accompagné que pour faire voir combien son seul mérite était au-dessus du faste des rois, et pour ne devoir Formosante qu'à lui-même. La princesse ne répondit qu'en donnant à son oiseau mille tendres baisers. On préparait cependant un grand festin pour les trois rois et pour tous les princes qui étaient venus à la fête. La fille et la nièce du roi devaient en faire les honneurs. On portait chez les rois des présents dignes de la magnificence de Babylone. Bélus, en attendant qu'on servÃt, assembla son conseil sur le mariage de la belle Formosante, et voici comme il parla en grand politique "Je suis vieux, je ne sais plus que faire, ni à qui donner ma fille. Celui qui la méritait n'est qu'un vil berger, le roi des Indes et celui d'Egypte sont des poltrons; le roi des Scythes me conviendrait assez, mais il n'a rempli aucune des conditions imposées. Je vais encore consulter l'oracle. En attendant, délibérez, et nous conclurons suivant ce que l'oracle aura dit car un roi ne doit se conduire que par l'ordre exprès des dieux immortels." Alors il va dans sa chapelle; l'oracle lui répond en peu de mots, suivant sa coutume "Ta fille ne sera mariée que quand elle aura couru le monde." Bélus, étonné, revient au conseil, et rapporte cette réponse. Tous les ministres avaient un profond respect pour les oracles; tous convenaient ou feignaient de convenir qu'ils étaient le fondement de la religion; que la raison doit se taire devant eux; que c'est par eux que les rois règnent sur les peuples, et les mages sur les rois; que sans les oracles il n'y aurait ni vertu ni repos sur la terre. Enfin, après avoir témoigné la plus profonde vénération pour eux, presque tous conclurent que celui-ci était impertinent, qu'il ne fallait pas lui obéir; que rien n'était plus indécent pour une fille, et surtout pour celle du grand roi de Babylone, que d'aller courir sans savoir où; que c'était le vrai moyen de n'être point mariée, ou de faire un mariage clandestin, honteux et ridicule; qu'en un mot cet oracle n'avait pas le sens commun. Le plus jeune des ministres, nommé Onadase, qui avait plus d'esprit qu'eux, dit que l'oracle entendait sans doute quelque pèlerinage de dévotion, et qu'il s'offrait à être le conducteur de la princesse. Le conseil revint à son avis, mais chacun voulut servir d'écuyer. Le roi décida que la princesse pourrait aller à trois cents parasanges sur le chemin de l'Arabie, à un temple dont le saint avait la réputation de procurer d'heureux mariages aux filles, et que ce serait le doyen du conseil qui l'accompagnerait. Après cette décision on alla souper. III Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'élevait un salon ovale de trois cents pieds de diamètre, dont la voûte d'azur semée d'étoiles d'or représentait toutes les constellations avec les planètes, chacune à leur véritable place, et cette voûte tournait, ainsi que le ciel, par des machines aussi invisibles que le sont celles qui dirigent les mouvements célestes. Cent mille flambeaux enfermés dans des cylindres de cristal de roche éclairaient les dehors et l'intérieur de la salle à manger. Un buffet en gradins portait vingt mille vases ou plats d'or; et vis-à -vis le buffet d'autres gradins étaient remplis de musiciens. Deux autres amphithéâtres étaient chargés, l'un, des fruits de toutes les saisons; l'autre, d'amphores de cristal où brillaient tous les vins de la terre. Les convives prirent leurs places autour d'une table de compartiments qui figuraient des fleurs et des fruits, tous en pierres précieuses. La belle Formosante fut placée entre le roi des Indes et celui d'Egypte. La belle Aldée auprès du roi des Scythes. Il y avait une trentaine de princes, et chacun d'eux était à côté d'une des plus belles dames du palais. Le roi de Babylone au milieu, vis-à -vis de sa fille, paraissait partagé entre le chagrin de n'avoir pu la marier et le plaisir de la garder encore. Formosante lui demanda la permission de mettre son oiseau sur la table à côté d'elle. Le roi le trouva très bon. La musique, qui se fit entendre, donna une pleine liberté à chaque prince d'entretenir sa voisine. Le festin parut aussi agréable que magnifique. On avait servi devant Formosante un ragoût que le roi son père aimait beaucoup. La princesse dit qu'il fallait le porter devant Sa Majesté; aussitôt l'oiseau se saisit du plat avec une dextérité merveilleuse et va le présenter au roi. Jamais on ne fut plus étonné à souper. Bélus lui fit autant de caresses que sa fille. L'oiseau reprit ensuite son vol pour retourner auprès d'elle. Il déployait en volant une si belle queue, ses ailes étendues étalaient tant de brillantes couleurs, l'or de son plumage jetait un éclat si éblouissant, que tous les yeux ne regardaient que lui. Tous les concertants cessèrent leur musique et demeurèrent immobiles. Personne ne mangeait, personne ne parlait, on n'entendait qu'un murmure d'admiration. La princesse de Babylone le baisa pendant tout le souper, sans songer seulement s'il y avait des rois dans le monde. Ceux des Indes et d'Egypte sentirent redoubler leur dépit et leur indignation, et chacun d'eux se promit bien de hâter la marche de ses trois cent mille hommes pour se venger. Pour le roi des Scythes, il était occupé à entretenir la belle Aldée son coeur altier, méprisant sans dépit les inattentions de Formosante, avait conçu pour elle plus d'indifférence que de colère. "Elle est belle, disait-il, je l'avoue; mais elle me paraÃt de ces femmes qui ne sont occupées que de leur beauté, et qui pensent que le genre humain doit leur être bien obligé quand elles daignent se laisser voir en public. On n'adore point des idoles dans mon pays. J'aimerais mieux une laideron complaisante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame, autant de charmes qu'elle, et vous daignez au moins faire conversation avec les étrangers. Je vous avoue, avec la franchise d'un Scythe, que je vous donne la préférence sur votre cousine." Il se trompait pourtant sur le caractère de Formosante elle n'était pas si dédaigneuse qu'elle le paraissait; mais son compliment fut très bien reçu de la princesse Aldée. Leur entretien devint fort intéressant ils étaient très contents, et déjà sûrs l'un de l'autre avant qu'on sortÃt de table. Après le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le roi des Scythes et Aldée ne manquèrent pas de chercher un cabinet solitaire. Aldée, qui était la franchise même, parla ainsi à ce prince "Je ne hais point ma cousine, quoiqu'elle soit plus belle que moi, et qu'elle soit destinée au trône de Babylone l'honneur de vous plaire me tient lieu d'attraits. Je préfère la Scythie avec vous à la couronne de Babylone sans vous; mais cette couronne m'appartient de droit, s'il y a des droits dans le monde car je suis de la branche aÃnée de Nembrod; et Formosante n'est que de la cadette. Son grand-père détrôna le mien, et le fit mourir. - Telle est donc la force du sang dans la maison de Babylone! dit le Scythe. Comment s'appelait votre grand-père? - Il se nommait Aldée, comme moi. Mon père avait le même nom il fut relégué au fond de l'empire avec ma mère; et Bélus, après leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m'élever auprès de sa fille; mais il a décidé que je ne serais jamais mariée. - Je veux venger votre père, et votre grand-père, et vous, dit le roi des Scythes. Je vous réponds que vous serez mariée; je vous enlèverai après-demain de grand matin, car il faut dÃner demain avec le roi de Babylone, et je reviendrai soutenir vos droits avec une armée de trois cent mille hommes. - Je le veux bien", dit la belle Aldée; et, après s'être donné leur parole d'honneur, ils se séparèrent. Il y avait longtemps que l'incomparable Formosante s'était allée coucher. Elle avait fait placer à côté de son lit un petit oranger dans une caisse d'argent pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux étaient fermés; mais elle n'avait nulle envie de dormir. Son coeur et son imagination étaient trop éveillés. Le charmant inconnu était devant ses yeux; elle le voyait tirant une flèche avec l'arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tête du lion; elle récitait son madrigal; enfin elle le voyait s'échapper de la foule, monté sur sa licorne; alors elle éclatait en sanglots; elle s'écriait avec larmes "Je ne le reverrai donc plus; il ne reviendra pas. - Il reviendra, madame, lui répondit l'oiseau du haut de son oranger; peut-on vous avoir vue, et ne pas vous revoir? - O ciel! ô puissances éternelles! mon oiseau parle le pur chaldéen!" En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras; se met à genoux sur son lit "Etes-vous un dieu descendu sur la terre? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage? Si vous êtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme. - Je ne suis qu'une volatile, répliqua l'autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bêtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ânesses, les chevaux, et les griffons s'entretenaient familièrement avec les hommes. Je n'ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames d'honneur ne me prissent pour un sorcier je ne veux me découvrir qu'à vous." Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de l'empressement de faire cent questions à la fois, lui demanda d'abord quel âge il avait. "Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l'âge de la petite révolution du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes et qui s'accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a des révolutions infiniment plus longues aussi nous avons des êtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j'appris le chaldéen dans un de mes voyages. J'ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue chaldéenne; mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats. - Et pourquoi cela, mon divin oiseau? - Hélas! c'est parce que les hommes ont pris enfin l'habitude de nous manger, au lieu de converser et de s'instruire avec nous. Les barbares! ne devaient-ils pas être convaincus qu'ayant les mêmes organes qu'eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins, les mêmes désirs, nous avions ce qui s'appelle une âme tout comme eux; que nous étions leurs frères, et qu'il ne fallait cuire et manger que les méchants? Nous sommes tellement vos frères que le grand Etre, l'Etre éternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit de vous nourrir de notre sang, et à nous, de sucer le vôtre. "Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un témoignage éternellement subsistant de l'heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles commencent toutes par ces mots Du temps que les bêtes parlaient. Il est vrai qu'il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours à leurs chiens; mais ils ont résolu de ne point répondre depuis qu'on les a forcés à coups de fouet d'aller à la chasse, et d'être les complices du meurtre de nos anciens amis communs, les cerfs, les daims, les lièvres et les perdrix. Vous avez encore d'anciens poèmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c'est avec tant de grossièreté, et en prononçant des mots si infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd'hui. Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeuré le seul où votre espèce sache encore aimer la nôtre et lui parler; et c'est la seule contrée de la terre où les hommes soient justes. - Et où est-il ce pays de mon cher inconnu? quel est le nom de ce héros? comment se nomme son empire? car je ne croirai pas plus qu'il est un berger que je ne crois que vous êtes une chauve-souris. - Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n'est pas roi, et je ne sais même s'il voudrait s'abaisser à l'être; il aime trop ses compatriotes il est berger comme eux. Mais n'allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu'eux; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu'ils reçoivent de leurs maÃtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maÃtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais c'est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l'Orient. D'ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l'homme. Ces gros diamants qu'Amazan a eu l'honneur de vous offrir sont d'une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l'avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C'est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu'un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation il se présenta suivi de dix mille éléphants et d'un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants; comme j'ai vu sur votre table des mauviettes enfilées dans des brochettes d'or. Les guerriers tombaient sous le sabre des Gangarides comme les moissons de riz sont coupées par les mains des peuples de l'Orient. On prit le roi prisonnier avec plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salutaires du Gange; on le mit au régime du pays, qui consiste à ne se nourrir que de végétaux prodigués par la nature pour nourrir tout ce qui respire. Les hommes alimentés de carnage et abreuvés de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et aduste qui les rend fous en cent manières différentes. Leur principale démence est la fureur de verser le sang de leurs frères, et de dévaster des plaines fertiles pour régner sur des cimetières. On employa six mois entiers à guérir le roi des Indes de sa maladie. Quand les médecins eurent enfin jugé qu'il avait le pouls plus tranquille et l'esprit plus rassis, ils en donnèrent le certificat au conseil des Gangarides. Ce conseil, ayant pris l'avis des licornes, renvoya humainement le roi des Indes, sa sotte cour et ses imbéciles guerriers dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps, les Indiens respectèrent les Gangarides, comme les ignorants qui voudraient s'instruire respectent parmi vous les philosophes chaldéens, qu'ils ne peuvent égaler. - A propos, mon cher oiseau, lui dit la princesse, y a-t-il une religion chez les Gangarides? - S'il y en a une? Madame, nous nous assemblons pour rendre grâces à Dieu, les jours de la pleine lune, les hommes dans un grand temple de cèdre, les femmes dans un autre, de peur des distractions; tous les oiseaux dans un bocage, les quadrupèdes sur une belle pelouse. Nous remercions Dieu de tous les biens qu'il nous a faits. Nous avons surtout des perroquets qui prêchent à merveille. "Telle est la patrie de mon cher Amazan; c'est là que je demeure; j'ai autant d'amitié pour lui qu'il vous a inspiré d'amour. Si vous m'en croyez, nous partirons ensemble, et vous irez lui rendre sa visite. - Vraiment, mon oiseau, vous faites là un joli métier, répondit en souriant la princesse, qui brûlait d'envie de faire le voyage, et qui n'osait le dire. - Je sers mon ami, dit l'oiseau; et, après le bonheur de vous aimer, le plus grand est celui de servir vos amours." Formosante ne savait plus où elle en était; elle se croyait transportée hors de la terre. Tout ce qu'elle avait vu dans cette journée, tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, et surtout ce qu'elle sentait dans son coeur, la plongeait dans un ravissement qui passait de bien loin celui qu'éprouvent aujourd'hui les fortunés musulmans quand, dégagés de leurs liens terrestres, ils se voient dans le neuvième ciel entre les bras de leurs houris, environnés et pénétrés de la gloire et de la félicité célestes. IV Elle passa toute la nuit à parler d'Amazan. Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est depuis ce temps-là que les noms de berger et d'amant sont toujours employés l'un pour l'autre chez quelques nations. Tantôt elle demandait à l'oiseau si Amazan avait eu d'autres maÃtresses. Il répondait que non, et elle était au comble de la joie. Tantôt elle voulait savoir à quoi il passait sa vie; et elle apprenait avec transport qu'il l'employait à faire du bien, à cultiver les arts, à pénétrer les secrets de la nature, à perfectionner son être. Tantôt elle voulait savoir si l'âme de son oiseau était de la même nature que celle de son amant; pourquoi il avait vécu près de vingt-huit mille ans, tandis que son amant n'en avait que dix-huit ou dix-neuf. Elle faisait cent questions pareilles, auxquelles l'oiseau répondait avec une discrétion qui irritait sa curiosité. Enfin, le sommeil ferma leurs yeux, et livra Formosante à la douce illusion des songes envoyés par les dieux, qui surpassent quelquefois la réalité même, et que toute la philosophie des Chaldéens a bien de la peine à expliquer. Formosante ne s'éveilla que très tard. Il était petit jour chez elle quand le roi son père entra dans sa chambre. L'oiseau reçut Sa Majesté avec une politesse respectueuse, alla au-devant de lui, battit des ailes, allongea son cou, et se remit sur son oranger. Le roi s'assit sur le lit de sa fille, que ses rêves avaient encore embellie. Sa grande barbe s'approcha de ce beau visage, et après lui avoir donné deux baisers, il lui parla en ces mots "Ma chère fille, vous n'avez pu trouver hier un mari, comme je l'espérais; il vous en faut un pourtant le salut de mon empire l'exige. J'ai consulté l'oracle, qui, comme vous savez, ne ment jamais, et qui dirige toute ma conduite. Il m'a ordonné de vous faire courir le monde. Il faut que vous voyagiez. - Ah! chez les Gangarides sans doute", dit la princesse; et en prononçant ces mots, qui lui échappaient, elle sentit bien qu'elle disait une sottise. Le roi, qui ne savait pas un mot de géographie, lui demanda ce qu'elle entendait par des Gangarides. Elle trouva aisément une défaite. Le roi lui apprit qu'il fallait faire un pèlerinage; qu'il avait nommé les personnes de sa suite, le doyen des conseillers d'Etat, le grand aumônier, une dame d'honneur, un médecin, un apothicaire, et son oiseau, avec tous les domestiques convenables. Formosante, qui n'était jamais sortie du palais du roi son père, et qui jusqu'à la journée des trois rois et d'Amazan n'avait mené qu'une vie très insipide dans l'étiquette du faste et dans l'apparence des plaisirs, fut ravie d'avoir un pèlerinage à faire. "Qui sait, disait-elle tout bas à son coeur, si les dieux n'inspireront pas à mon cher Gangaride le même désir d'aller à la même chapelle, et si je n'aurai pas le bonheur de revoir le pèlerin?" Elle remercia tendrement son père, en lui disant qu'elle avait eu toujours une secrète dévotion pour le saint chez lequel on l'envoyait. Bélus donna un excellent dÃner à ses hôtes; il n'y avait que des hommes. C'étaient tous gens fort mal assortis rois, princes, ministres, pontifes, tous jaloux les uns des autres, tous pesant leurs paroles, tous embarrassés de leurs voisins et d'eux-mêmes. Le repas fut triste, quoiqu'on y bût beaucoup. Les princesses restèrent dans leurs appartements, occupées chacune de leur départ. Elles mangèrent à leur petit couvert. Formosante ensuite alla se promener dans les jardins avec son cher oiseau, qui, pour l'amuser, vola d'arbre en arbre en étalant sa superbe queue et son divin plumage. Le roi d'Egypte, qui était chaud de vin, pour ne pas dire ivre, demanda un arc et des flèches à un de ses pages. Ce prince était à la vérité l'archer le plus maladroit de son royaume. Quand il tirait au blanc, la place où l'on était le plus en sûreté était le but où il visait. Mais le bel oiseau, en volant aussi rapidement que la flèche, se présenta lui-même au coup, et tomba tout sanglant entre les bras de Formosante. L'Egyptien, en riant d'un sot rire, se retira dans son quartier. La princesse perça le ciel de ses cris, fondit en larmes, se meurtrit les joues et la poitrine. L'oiseau mourant lui dit tout bas "Brûlez-moi, et ne manquez pas de porter mes cendres vers l'Arabie Heureuse, à l'orient de l'ancienne ville d'Aden ou d'Eden, et de les exposer au soleil sur un petit bûcher de gérofle et de cannelle." Après avoir proféré ces paroles, il expira. Formosante resta longtemps évanouie et ne revit le jour que pour éclater en sanglots. Son père, partageant sa douleur et faisant des imprécations contre le roi d'Egypte, ne douta pas que cette aventure n'annonçât un avenir sinistre. Il alla vite consulter l'oracle de sa chapelle. L'oracle répondit "Mélange de tout; mort vivant, infidélité et constance, perte et gain, calamités et bonheur." Ni lui ni son conseil n'y purent rien comprendre; mais enfin il était satisfait d'avoir rempli ses devoirs de dévotion. Sa fille, éplorée, pendant qu'il consultait l'oracle, fit rendre à l'oiseau les honneurs funèbres qu'il avait ordonnés, et résolut de le porter en Arabie au péril de ses jours. Il fut brûlé dans du lin incombustible avec l'oranger sur lequel il avait couché; elle en recueillit la cendre dans un petit vase d'or tout entouré d'escarboucles et des diamants qu'on ôta de la gueule du lion. Que ne put-elle, au lieu d'accomplir ce devoir funeste, brûler tout en vie le détestable roi d'Egypte! C'était là tout son désir. Elle fit tuer, dans son dépit, les deux crocodiles, ses deux hippopotames, ses deux zèbres, ses deux rats, et fit jeter ses deux momies dans l'Euphrate; si elle avait tenu son boeuf Apis, elle ne l'aurait pas épargné. Le roi d'Egypte, outré de cet affront, partit sur-le-champ pour faire avancer ses trois cent mille hommes. Le roi des Indes, voyant partir son allié, s'en retourna le jour même, dans le ferme dessein de joindre ses trois cent mille Indiens à l'armée égyptienne. Le roi de Scythie délogea dans la nuit avec la princesse Aldée, bien résolu de venir combattre pour elle à la tête de trois cent mille Scythes, et de lui rendre l'héritage de Babylone, qui lui était dû, puisqu'elle descendait de la branche aÃnée. De son côté la belle Formosante se mit en route à trois heures du matin avec sa caravane de pèlerins, se flattant bien qu'elle pourrait aller en Arabie exécuter les dernières volontés de son oiseau, et que la justice des dieux immortels lui rendrait son cher Amazan sans qui elle ne pouvait plus vivre. Ainsi, à son réveil, le roi de Babylone ne trouva plus personne. "Comme les grandes fêtes se terminent, disait-il, et comme elles laissent un vide étonnant dans l'âme, quand le fracas est passé." Mais il fut transporté d'une colère vraiment royale lorsqu'il apprit qu'on avait enlevé la princesse Aldée. Il donna ordre qu'on éveillât tous ses ministres, et qu'on assemblât le conseil. En attendant qu'ils vinssent, il ne manqua pas de consulter son oracle; mais il ne put jamais en tirer que ces paroles si célèbres depuis dans tout l'univers Quand on ne marie pas les filles, elles se marient elles-mêmes. Aussitôt l'ordre fut donné de faire marcher trois cent mille hommes contre le roi des Scythes. Voilà donc la guerre la plus terrible allumée de tous les côtés; et elle fut produite par les plaisirs de la plus belle fête qu'on ait jamais donnée sur la terre. L'Asie allait être désolée par quatre armées de trois cent mille combattants chacune. On sent bien que la guerre de Troie, qui étonna le monde quelques siècles après, n'était qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit considérer que dans la querelle des Troyens il ne s'agissait que d'une vieille femme fort libertine qui s'était fait enlever deux fois, au lieu qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau. Le roi des Indes allait attendre son armée sur le grand et magnifique chemin qui conduisait alors en droiture de Babylone à Cachemire. Le roi des Scythes courait avec Aldée par la belle route qui menait au mont Immaüs. Tous ces chemins ont disparu dans la suite par le mauvais gouvernement. Le roi d'Egypte avait marché à l'occident, et côtoyait la petite mer Méditerranée, que les ignorants Hébreux ont depuis nommée la Grande Mer. A l'égard de la belle Formosante, elle suivait le chemin de Bassora, planté de hauts palmiers qui fournissaient un ombrage éternel et des fruits dans toutes les saisons. Le temple où elle allait en pèlerinage était dans Bassora même. Le saint à qui ce temple avait été dédié était à peu près dans le goût de celui qu'on adora depuis à Lampsaque. Non seulement il procurait des maris aux filles, mais il tenait lieu souvent de mari. C'était le saint le plus fêté de toute l'Asie. Formosante ne se souciait point du tout du saint de Bassora elle n'invoquait que son cher berger gangaride, son bel Amazan. Elle comptait s'embarquer à Bassora, et entrer dans l'Arabie Heureuse pour faire ce que l'oiseau mort avait ordonné. A la troisième couchée, à peine était-elle entrée dans une hôtellerie où se fourriers avaient tout préparé pour elle, qu'elle apprit que le roi d'Egypte y entrait aussi. Instruit de la marche de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changé de route, suivi d'une nombreuse escorte. Il arrive; il fait placer des sentinelles à toutes les portes; il monte dans la chambre de la belle Formosante, et lui dit "Mademoiselle, c'est vous précisément que je cherchais; vous avez fait très peu de cas de moi lorsque j'étais à Babylone; il est juste de punir les dédaigneuses et les capricieuses vous aurez, s'il vous plaÃt, la bonté de souper avec moi ce soir; vous n'aurez point d'autre lit que le mien, et je me conduirai avec vous selon que j'en serai content." Formosante vit bien qu'elle n'était pas la plus forte; elle savait que le bon esprit consiste à se conformer à sa situation; elle prit le parti de se délivrer du roi d'Egypte par une innocente adresse elle le regarda du coin de l'oeil, ce qui plusieurs siècles après s'est appelé lorgner; et voici comme elle lui parla avec une modestie, une grâce, une douceur, un embarras, et une foule de charmes qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglé le plus clairvoyant "Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux devant vous quand vous fÃtes l'honneur au roi mon père de venir chez lui. Je craignais mon coeur, je craignais ma simplicité trop naïve je tremblais que mon père et vos rivaux ne s'aperçussent de la préférence que je vous donnais, et que vous méritez si bien. Je puis à présent me livrer à mes sentiments. Je jure par le boeuf Apis, qui est, après vous, tout ce que je respecte le plus au monde, que vos propositions m'ont enchantée. J'ai déjà soupé avec vous chez le roi mon père; j'y souperai encore bien ici sans qu'il soit de la partie; tout ce que je vous demande, c'est que votre grand aumônier boive avec nous; il m'a paru à Babylone un très bon convive; j'ai d'excellent vin de Chiras, je veux vous en faire goûter à tous deux A l'égard de votre seconde proposition, elle est très engageante; mais il ne convient pas à une fille bien née d'en parler qu'il vous suffise de savoir que je vous regarde comme le plus grand des rois et le plus aimable des hommes." Ce discours fit tourner la tête au roi d'Egypte; il voulut bien que l'aumônier fût en tiers. "J'ai encore une grâce à vous demander, lui dit la princesse; c'est de permettre que mon apothicaire vienne me parler les filles ont toujours de certaines petites incommodités qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tête, battements de coeur, coliques, étouffements, auxquels il faut mettre un certain ordre dans de certaines circonstances; en un mot, j'ai un besoin pressant de mon apothicaire, et j'espère que vous ne me refuserez pas cette légère marque d'amour. - Mademoiselle, lui répondit le roi d'Egypte, quoiqu'un apothicaire ait des vues précisément opposées aux miennes, et que les objets de son art soient le contraire de ceux du mien, je sais trop bien vivre pour vous refuser une demande si juste je vais ordonner qu'il vienne vous parler en attendant le souper; je conçois que vous devez être un peu fatiguée du voyage; vous devez aussi avoir besoin d'une femme de chambre, vous pourrez faire venir celle qui vous agréera davantage; j'attendrai ensuite vos ordres et votre commodité." Il se retira; l'apothicaire et la femme de chambre nommée Irla arrivèrent. La princesse avait en elle une entière confiance; elle lui ordonna de faire apporter six bouteilles de vin de Chiras pour le souper, et d'en faire boire de pareil à tous les sentinelles qui tenaient ses officiers aux arrêts; puis elle recommanda à l'apothicaire de faire mettre dans toutes les bouteilles certaines drogues de sa pharmacie qui faisaient dormir les gens vingt-quatre heures, et dont il était toujours pourvu. Elle fut ponctuellement obéie. Le roi revint avec le grand aumônier au bout d'une demi-heure; le souper fut très gai; le roi et le prêtre vidèrent les six bouteilles, et avouèrent qu'il n'y avait pas de si bon vin en Egypte; la femme de chambre eut soin d'en faire boire aux domestiques qui avaient servi. Pour la princesse, elle eut grande attention de n'en point boire, disant que son médecin l'avait mise au régime. Tout fut bientôt endormi. L'aumônier du roi d'Egypte avait la plus belle barbe que pût porter un homme de sa sorte. Formosante la coupa très adroitement; puis, l'ayant fait coudre à un petit ruban, elle l'attacha à son menton. Elle s'affubla de la robe du prêtre et de toutes les marques de sa dignité, habilla sa femme de chambre en sacristain de la déesse Isis; enfin, s'étant munie de son urne et de ses pierreries, elle sortit de l'hôtellerie à travers les sentinelles, qui dormaient comme leur maÃtre. La suivante avait eu soin de faire tenir à la porte deux chevaux prêts. La princesse ne pouvait mener avec elle aucun des officiers de sa suite ils auraient été arrêtés par les grandes gardes. Formosante et Irla passèrent à travers des haies de soldats qui, prenant la princesse pour le grand prêtre, l'appelaient mon révérendissime père en Dieu, et lui demandaient sa bénédiction. Les deux fugitives arrivent en vingt-quatre heures à Bassora, avant que le roi fût éveillé. Elles quittèrent alors leur déguisements; qui eût pu donner des soupçons. Elles frétèrent au plus vite un vaisseau qui les porta, par le détroit d'Ormus, au beau rivage d'Eden, dans l'Arabie Heureuse. C'est cet Eden dont les jardins furent si renommés qu'on en fit depuis la demeure des justes; ils furent le modèle des Champs Elysées, des jardins des Hespérides, et de ceux des Ãles Fortunées car, dans ces climats chauds, les hommes n'imaginèrent point de plus grande béatitude que les ombrages et les murmures de eaux. Vivre éternellement dans les cieux avec l'Etre suprême, ou aller se promener dans le jardin, dans le paradis, fut la même chose pour les hommes, qui parlent toujours sans s'entendre, et qui n'ont pu guère avoir encore d'idées nettes ni d'expressions justes. Dès que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin fut de rendre à son cher oiseau les honneurs funèbres qu'il avait exigés d'elle. Ses belles mains dressèrent un petit bûcher de gérofle et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu'ayant répandu les cendres de l'oiseau sur ce bûcher, elle le vit s'enflammer de lui-même! Tout fut bientôt consumé. Il ne parut, à la place des cendres, qu'un gros oeuf dont elle vit sortir son oiseau plus brillant qu'il ne l'avait jamais été. Ce fut le plus beau des moments que la princesse eût éprouvés dans toute sa vie; il n'y en avait qu'un qui pût lui être plus cher elle le désirait, mais elle ne l'espérait pas. "Je vois bien, dit-elle à l'oiseau, que vous êtes le phénix dont on m'avait tant parlé. Je suis prête à mourir d'étonnement et de joie. Je ne croyais point à la résurrection; mais mon bonheur m'en a convaincue. - La résurrection, madame, lui dit le phénix, est la chose du monde la plus simple. Il n'est pas plus surprenant de naÃtre deux fois qu'une. Tout est résurrection dans ce monde; les chenilles ressuscitent en papillons; un noyau mis en terre ressuscite en arbre; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d'autres animaux dont ils font bientôt une partie de la substance toutes les particules qui composaient les corps sont changées en différents êtres. Il est vrai que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce de ressusciter dans sa propre nature." Formosante, qui, depuis le jour qu'elle vit Amazan et le phénix pour la première fois, avait passé toutes ses heures à s'étonner, lui dit "Je conçois bien que le grand Etre ait pu former de vos cendres un phénix à peu près semblable à vous; mais que vous soyez précisément la même personne, que vous ayez la même âme, j'avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu'est devenue votre âme pendant que je vous portais dans ma poche après votre mort? - Eh! mon Dieu! madame, n'est-il pas aussi facile au grand Orosmade de continuer son action sur une petite étincelle de moi-même que de commencer cette action? Il m'avait accordé auparavant le sentiment, la mémoire et la pensée; il me les accorde encore; qu'il ait attaché cette faveur à un atome de feu élémentaire caché dans moi, ou à l'assemblage de mes organes, cela ne fait rien au fond les phénix et les homme ignoreront toujours comment la chose se passe; mais la plus grande grâce que l'Etre suprême m'ait accordée est de me faire renaÃtre pour vous. Que ne puis-je passer les vingt-huit mille ans que j'ai encore à vivre jusqu'à ma prochaine résurrection entre vous et mon cher Amazan! - Mon phénix, lui repartit la princesse, songez que les premières paroles que vous me dÃtes à Babylone, et que je n'oublierai jamais, me flattèrent de l'espérance de revoir ce cher berger que j'idolâtre il faut absolument que nous allions ensemble chez les Gangarides, et que je le ramène à Babylone. - C'est bien mon dessein, dit le phénix; il n'y a pas un moment à perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court chemin, c'est-à -dire par les airs. Il y a dans l'Arabie Heureuse deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu'à cent cinquante milles d'ici je vais leur écrire par la poste aux pigeons; ils viendront avant la nuit. Nous aurons tout le temps de vous faire travailler un petit canapé commode avec des tiroirs où l'on mettra vos provisions de bouche. Vous serez très à votre aise dans cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les plus vigoureux de leur espèce; chacun d'eux tiendra un des bras du canapé entre ses griffes. Mais, encore une fois, les moments sont chers." Il alla sur-le champ avec Formosante commander le canapé à un tapissier de sa connaissance. Il fut achevé en quatre heures. On mit dans le tiroirs des petits pains à la reine, des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d'Eden, qui l'emporte sur le vin de Chiras autant que celui de Chiras est au-dessus de celui de Suresne. Le canapé était aussi léger que commode et solide. Les deux griffons arrivèrent dans Eden à point nommé. Formosante et Irla se placèrent dans la voiture. Les deux griffons l'enlevèrent comme une plume. Le phénix tantôt volait auprès, tantôt se perchait sur le dossier. Les deux griffons cinglèrent vers le Gange avec la rapidité d'une flèche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un coup aux deux voituriers. On arriva enfin chez les Gangarides. Le coeur de la princesse palpitait d'espérance, d'amour et de joie. Le phénix fit arrêter la voiture devant la maison d'Amazan il demande à lui parler; mais il y avait trois heures qu'il en était parti, sans qu'on sût où il était allé. Il n'y a point de termes dans la langue même des Gangarides qui puissent exprimer le désespoir dont Formosante fut accablée. "Hélas! voilà ce que j'avais craint, dit le phénix; les trois heures que vous avez passées dans votre hôtellerie sur le chemin de Bassora avec ce malheureux roi d'Egypte vous ont enlevé peut-être pour jamais le bonheur de votre vie; j'ai bien peur que nous n'ayons perdu Amazan sans retour." Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer madame sa mère. Ils répondirent que son mari était mort l'avant-veille et qu'elle ne voyait personne. Le phénix, qui avait crédit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse de Babylone dans un salon dont les murs étaient revêtus de bois d'oranger à filets d'ivoire; les sous-bergers et les sous-bergères, en longues robes blanches ceintes de garnitures aurore, lui servirent dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets délicieux, parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre déguisé c'était du riz, du sago, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, de omelettes, des oeufs au lait, des fromages à la crème, des pâtisseries de toute espèce, des légumes, des fruits d'un parfum et d'un goût dont on n'a point d'idée dans les autres climats; c'était une profusion de liqueurs rafraÃchissantes, supérieures aux meilleurs vins. Pendant que la princesse mangeait, couchée sur un lit de roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets, l'éventaient de leurs brillantes ailes; deux cents oiseaux, cent bergers et cent bergères lui donnèrent un concert à deux choeurs; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chantaient le dessus avec les bergères; les bergers faisaient la haute contre et la basse c'était en tout la belle et simple nature. La princesse avoua que, s'il y avait plus de magnificence à Babylone, la nature était mille fois plus agréable chez les Gangarides; mais, pendant qu'on lui donnait cette musique si consolante et si voluptueuse, elle versait des larmes; elle disait à la jeune Irla sa compagne "Ces bergers et ces bergères; ces rossignols et ces serins font l'amour, et moi, je suis privée du héros gangaride, digne objet de mes très tendres et très impatients désirs." Pendant qu'elle faisait ainsi collation, qu'elle admirait et qu'elle pleurait, le phénix disait à la mère d'Amazan "Madame, vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone; vous savez... - Je sais tout, dit-elle, jusqu'à son aventure dans l'hôtellerie sur le chemin de Bassora; un merle m'a tout conté ce matin; et ce cruel merle est cause que mon fils, au désespoir, est devenu fou, et a quitté la maison paternelle. - Vous ne savez donc pas, reprit le phénix, que la princesse m'a ressuscité? - Non, mon cher enfant; je savais par le merle que vous étiez mort, et j'en étais inconsolable. J'étais si affligée de cette perte, de la mort de mon mari, et du départ précipité de mon fils, que j'avais fait défendre ma porte. Mais puisque la princesse de Babylone me fait l'honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite; j'ai des choses de la dernière conséquence à lui dire, et je veux que vous y soyez présent." Elle alla aussitôt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement c'était une dame d'environ trois cents années; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente à quarante ans elle avait été charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mêlée d'un air d'intérêt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression. Formosante lui fit d'abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. "Hélas! dit la veuve, vous devez vous intéresser à sa perte plus que vous ne pensez. - J'en suis touchée sans doute, dit Formosante; il était le père de..." A ces mots elle pleura. "Je n'étais venue que pour lui et à travers bien des dangers. J'ai quitté pour lui mon père et la plus brillante cour de l'univers; j'ai été enlevée par un roi d'Egypte que je déteste. Echappée à ce ravisseur, j'ai traversé les airs pour venir voir ce que j'aime; j'arrive, et il me fuit!" Les pleurs et les sanglots l'empêchèrent d'en dire davantage. La mère lui dit alors "Madame, lorsque le roi d'Egypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d'avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre? - Vraiment oui, vous m'en rappelez la mémoire; je n'y avais pas fait d'attention; mais, en recueillant mes idées, je me souviens très bien qu'au moment que le roi d'Egypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s'envola par la fenêtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus. - Hélas! madame, reprit la mère d'Amazan, voilà ce qui fait précisément le sujet de nos malheurs; mon fils avait envoyé ce merle s'informer de l'état de votre santé et de tout ce qui se passait à Babylone; il comptait revenir bientôt se mettre à vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas à quel excès il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidèles; mais mon fils est le plus passionné et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret; vous buviez très gaiement avec le roi d'Egypte et un vilain prêtre; il vous vit enfin donner un tendre baiser à ce monarque, qui avait tué le phénix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle à cette vue fut saisi d'une juste indignation; il s'envola en maudissant vos funestes amours; il est revenu aujourd'hui, il a tout conté; mais dans quels moments, juste ciel! dans le temps où mon fils pleurait avec moi la mort de son père et celle du phénix; dans le temps qu'il apprenait de moi qu'il est votre cousin issu de germain! - O ciel! mon cousin! madame, est-il possible? par quelle aventure? comment? quoi! je serais heureuse à ce point! et je serais en même temps assez infortunée pour l'avoir offensé! - Mon fils est votre cousin, vous dis-je, reprit la mère, et je vais bientôt vous en donner la preuve; mais en devenant ma parente vous m'arrachez mon fils; il ne pourra survivre à la douleur que lui a causée votre baiser donné au roi d'Egypte. - Ah! ma tante, s'écria la belle Formosante, je jure par lui et par le puissant Orosmade que ce baiser funeste, loin d'être criminel, était la plus forte preuve d'amour que je pusse donner à votre fils. Je désobéissais à mon père pour lui. J'allais pour lui de l'Euphrate au Gange. Tombée entre les mains de l'indigne pharaon d'Egypte, je ne pouvais lui échapper qu'en le trompant. J'en atteste les cendres et l'âme du phénix, qui étaient alors dans ma poche; il peut me rendre justice; mais comment votre fils, né sur les bords du Gange, peut-il être mon cousin, moi dont la famille règne sur les bords de l'Euphrate depuis tant de siècles? - Vous savez, lui dit la vénérable Gangaride, que votre grand-oncle Aldée était roi de Babylone, et qu'il fut détrôné par le père de Bélus. - Oui madame. - Vous savez que son fils Aldée avait eu de son mariage la princesse Aldée, élevée dans votre cour. C'est ce prince, qui, étant persécuté par votre père, vint se réfugier dans notre heureuse contrée, sous un autre nom; c'est lui qui m'épousa; j'en ai eu le jeune prince Aldée-Amazan, le plus beau, le plus fort, le plus courageux, le plus vertueux des mortels, et aujourd'hui le plus fou. Il alla aux fêtes de Babylone sur la réputation de votre beauté depuis ce temps-là il vous idolâtre, et peut-être je ne reverrai jamais mon cher fils." Alors elle fit déployer devant la princesse tous les titres de la maison des Aldées; à peine Formosante daigna les regarder. "Ah! madame, s'écria-t-elle, examine-t-on ce qu'on désire? Mon coeur vous en croit assez. Mais où est Aldée-Amazan? où est mon parent, mon amant, mon roi? où est ma vie? quel chemin a-t-il pris? J'irais le chercher dans tous les globes que l'Eternel a formés, et dont il est le plus bel ornement. J'irais dans l'étoile Canope, dans Sheat, dans Aldébaran; j'irais le convaincre de mon amour et de mon innocence." Le phénix justifia la princesse du crime que lui imputait le merle d'avoir donné par amour un baiser au roi d'Egypte; mais il fallait détromper Amazan et le ramener. Il envoie des oiseaux sur tous les chemins; il met en campagne les licornes on lui rapporte enfin qu'Amazan a pris la route de la Chine. "Eh bien! allons à la Chine, s'écria la princesse; le voyage n'est pas long; j'espère bien vous ramener votre fils dans quinze jours au plus tard." A ces mots, que de larmes de tendresse versèrent la mère gangaride et la princesse de Babylone! que d'embrassements! que d'effusion de coeur! Le phénix commanda sur-le-champ un carrosse à six licornes. La mère fournit deux cents cavaliers, et fit présent à la princesse, sa nièce, de quelques milliers des plus beaux diamants du pays. Le phénix, affligé du mal que l'indiscrétion du merle avait causé, fit ordonner à tous les merles de vider le pays; et c'est depuis ce temps qu'il ne s'en trouve plus sur les bords du Gange. V Les licornes, en moins de huit jours, amenèrent Formosante, Irla et le phénix à Cambalu, capitale de la Chine. C'était une ville plus grande que Babylone, et d'une espèce de magnificence toute différente. Ces nouveaux objets, ces moeurs nouvelles, auraient amusé Formosante si elle avait pu être occupée d'autre chose que d'Amazan. Dès que l'empereur de la Chine eut appris que la Princesse de Babylone était à une porte de la ville, il lui dépêcha quatre mille mandarins en robes de cérémonie; tous se prosternèrent devant elle, et lui présentèrent chacun un compliment écrit en lettres d'or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de répondre sur-le-champ à chaque mandarin; mais que, n'en ayant qu'une, elle le priait de trouver bon qu'elle s'en servÃt pour les remercier tous en général. Ils la conduisirent respectueusement chez l'empereur. C'était le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ de ses mains impériales, pour rendre l'agriculture respectable à son peuple. Il établit, le premier, des prix pour la vertu. Les lois, partout ailleurs, étaient honteusement bornées à punir les crimes. Cet empereur venait de chasser de ses Etats une troupe de bonzes étrangers qui étaient venus du fond de l'Occident, dans l'espoir insensé de forcer toute la Chine à penser comme eux, et qui, sous prétexte d'annoncer des vérités, avaient acquis déjà des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chassant, ces propres paroles enregistrées dans les annales de l'empire "Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait ailleurs vous êtes venus prêcher des dogmes d'intolérance chez la nation la plus tolérante de la terre. Je vous renvoie pour n'être jamais forcé de vous punir. Vous serez reconduits honorablement sur mes frontières; on vous fournira tout pour retourner aux bornes de l'hémisphère dont vous êtes partis. Allez en paix si vous pouvez être en paix, et ne revenez plus." La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce discours; elle en était plus sûre d'être bien reçue à la cour, puisqu'elle était très éloignée d'avoir des dogmes intolérants. L'empereur de la Chine, en dÃnant avec elle tête à tête, eut la politesse de bannir l'embarras de toute étiquette gênante; elle lui présenta le phénix, qui fut très caressé de l'empereur, et qui se percha sur son fauteuil. Formosante, sur la fin du repas, lui confia ingénument le sujet de son voyage, et le pria de faire chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l'aventure, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son coeur était enflammé pour ce jeune héros. "A qui en parlez-vous? lui dit l'empereur de la Chine; il m'a fait le plaisir de venir dans ma cour; il m'a enchanté; cet aimable Amazan il est vrai qu'il est profondément affligé; mais ses grâces n'en sont que plus touchantes; aucun de mes favoris n'a plus d'esprit que lui; nul mandarin de robe n'a de plus vastes connaissances; nul mandarin d'épée n'a l'air plus martial et plus héroïque; son extrême jeunesse donne un nouveau prix à tous ses talents; si j'étais assez malheureux, assez abandonné du Tien et du Changti pour vouloir être conquérant, je prierais Amazan de se mettre à la tête de mes armées, et je serais sûr de triompher de l'univers entier. C'est bien dommage que son chagrin lui dérange quelquefois l'esprit. - Ah! monsieur, lui dit Formosante avec un air enflammé et un ton de douleur, de saisissement et de reproche, pourquoi ne m'avez-vous pas fait dÃner avec lui? Vous me faites mourir; envoyez-le prier tout à l'heure. - Madame il est parti ce matin, et il n'a point dit dans quelle contrée il portait ses pas." Formosante se tourna vers le phénix "Eh bien; dit-elle, phénix, avez-vous jamais vu une fille plus malheureuse que moi? Mais, monsieur, continua-t-elle, comment, pourquoi a-t-il pu quitter si brusquement une cour aussi polie que la vôtre, dans laquelle il me semble qu'on voudrait passer sa vie? - Voici, madame, ce qui est arrivé. Une princesse du sang, des plus aimables, s'est éprise de passion pour lui, et lui a donné un rendez-vous chez elle à midi; il est parti au point du jour, et il a laissé ce billet, qui a coûté bien des larmes à ma parente. "Belle princesse du sang de la Chine, vous méritez un coeur qui n'ait jamais été qu'à vous; j'ai juré aux dieux immortels de n'aimer jamais que Formosante, princesse de Babylone, et de lui apprendre comment on peut dompter ses désirs dans ses voyages; elle a eu le malheur de succomber avec un indigne roi d'Egypte je suis le plus malheureux des hommes; j'ai perdu mon père et le phénix, et l'espérance d'être aimé de Formosante; j'ai quitté ma mère affligée, ma patrie, ne pouvant vivre un moment dans les lieux où j'ai appris que Formosante en aimait un autre que moi; j'ai juré de parcourir la terre et d'être fidèle. Vous me mépriseriez, et les dieux me puniraient, si je violais mon serment; prenez un amant, madame, et soyez aussi fidèle que moi." - Ah! laissez-moi cette étonnante lettre, dit la belle Formosante, elle fera ma consolation; je suis heureuse dans mon infortune. Amazan m'aime; Amazan renonce pour moi à la possession des princesses de la Chine; il n'y a que lui sur la terre capable de remporter une telle victoire; il me donne un grand exemple; le phénix sait que je n'en avais pas besoin; il est bien cruel d'être privée de son amant pour le plus innocent des baisers donné par pure fidélité. Mais enfin où est-il allé? quel chemin a-t-il pris? daignez me l'enseigner, et je pars." L'empereur de la Chine lui répondit qu'il croyait, sur les rapports qu'on lui avait faits, que son amant avait suivi une route qui menait en Scythie. Aussitôt les licornes furent attelées, et la princesse, après les plus tendres compliments, prit congé de l'empereur avec le phénix, sa femme de chambre Irla et toute sa suite. Dès qu'elle fut en Scythie, elle vit plus que jamais combien les hommes et les gouvernements diffèrent, et différeront toujours jusqu'au temps où quelque peuple plus éclairé que les autres communiquera la lumière de proche en proche après mille siècles de ténèbres, et qu'il se trouvera dans des climats barbares des âmes héroïques qui auront la force et la persévérance de changer les brutes en hommes. Point de villes en Scythie, par conséquent point d'arts agréables. On ne voyait que de vastes prairies et des nations entières sous des tentes et sur des chars. Cet aspect imprimait la terreur. Formosante demanda dans quelle tente ou dans quelle charrette logeait le roi. On lui dit que depuis huit jours il s'était mis en marche à la tête de trois cent mille hommes de cavalerie pour aller à la rencontre du roi de Babylone, dont il avait enlevé la nièce, la belle princesse Aldée. "Il a enlevé ma cousine! s'écria Formosante; je ne m'attendais pas à cette nouvelle aventure. Quoi! ma cousine, qui était trop heureuse de me faire la cour, est devenue reine, et je ne suis pas encore mariée!" Elle se fit conduire incontinent aux tentes de la reine. Leur réunion inespérée dans ces climats lointains, les choses singulières qu'elles avaient mutuellement à s'apprendre, mirent dans leur entrevue un charme qui leur fit oublier qu'elles ne s'étaient jamais aimées; elles se revirent avec transport; une douce illusion se mit à la place de la vraie tendresse; elles s'embrassèrent en pleurant, et il y eut même entre elles de la cordialité et de la franchise, attendu que l'entrevue ne se faisait pas dans un palais. Aldée reconnut le phénix et la confidente Irla; elle donna des fourrures de zibeline à sa cousine, qui lui donna des diamants. On parla de la guerre que les deux rois entreprenaient; on déplora la condition des hommes que des monarques envoient par fantaisie s'égorger pour des différends que deux honnêtes gens pourraient concilier en une heure; mais surtout on s'entretint du bel étranger vainqueur des lions, donneur des plus gros diamants de l'univers, faiseur de madrigaux, possesseur du phénix, devenu le plus malheureux des hommes sur le rapport d'un merle. "C'est mon cher frère, disait Aldée. - C'est mon amant! s'écriait Formosante; vous l'avez vu sans doute, il est peut-être encore ici; car, ma cousine, il sait qu'il est votre frère; il ne vous aura pas quittée brusquement comme il a quitté le roi de la Chine. - Si je l'ai vu, grands dieux! reprit Aldée; il a passé quatre jours entiers avec moi. Ah! ma cousine, que mon frère est à plaindre! Un faux rapport l'a rendu absolument fou; il court le monde sans savoir où il va. Figurez-vous qu'il a poussé la démence jusqu'à refuser les faveurs de la plus belle Scythe de toute la Scythie. Il partit hier après lui avoir écrit une lettre dont elle a été désespérée. Pour lui, il est allé chez les Cimmériens. - Dieu soit loué! s'écria Formosante; encore un refus en ma faveur! mon bonheur a passé mon espoir, comme mon malheur a surpassé toutes mes craintes. Faites-moi donner cette lettre charmante, que je parte, que je le suive, les mains pleines de ses sacrifices. Adieu, ma cousine; Amazan est chez les Cimmériens, j'y vole." Aldée trouva que la princesse sa cousine était encore plus folle que son frère Amazan. Mais comme elle avait senti elle-même les atteintes de cette épidémie, comme elle avait quitté les délices et la magnificence de Babylone pour le roi des Scythes, comme les femmes s'intéressent toujours aux folies dont l'amour est cause, elle s'attendrit véritablement pour Formosante, lui souhaita un heureux voyage, et lui promit de servir sa passion si jamais elle était assez heureuse pour revoir son frère. VI Bientôt la princesse de Babylone et le phénix arrivèrent dans l'empire des Cimmériens, bien moins peuplé, à la vérité, que la Chine, mais deux fois plus étendu; autrefois semblable à la Scythie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les royaumes qui se vantaient d'instruire les autres Etats. Après quelques jours de marche on entra dans une très grande ville que l'impératrice régnante faisait embellir; mais elle n'y était pas elle voyageait alors des frontières de l'Europe à celles de l'Asie pour connaÃtre ses Etats par ses yeux, pour juger des maux et porter les remèdes, pour accroÃtre les avantages, pour semer l'instruction. Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit de l'arrivée de la Babylonienne et du phénix, s'empressa de rendre ses hommages à la princesse, et de lui faire les honneurs du pays, bien sûr que sa maÃtresse, qui était la plus polie et la plus magnifique des reines, lui saurait gré d'avoir reçu une si grande dame avec les mêmes égards qu'elle aurait prodigués elle-même. On logea Formosante au palais, dont on écarta une foule importune de peuple; on lui donna des fêtes ingénieuses. Le seigneur cimmérien, qui était un grand naturaliste, s'entretint beaucoup avec le phénix dans les temps où la princesse était retirée dans son appartement. Le phénix lui avoua qu'il avait autrefois voyagé chez les Cimmériens, et qu'il ne reconnaissait plus le pays. "Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu être opérés dans un temps si court? Il n'y a pas trois cents ans que je vis ici la nature sauvage dans toute son horreur; j'y trouve aujourd'hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse. - Un seul homme a commencé ce grand ouvrage, répondit le Cimmérien; une femme l'a perfectionné; une femme a été meilleure législatrice que l'Isis des Egyptiens et la Cérès des Grecs. La plupart des législateurs ont eu un génie étroit et despotique qui a resserré leurs vues dans le pays qu'ils ont gouverné; chacun a regardé son peuple comme étant seul sur la terre, ou comme devant être l'ennemi du reste de la terre. Ils ont formé des institutions pour ce seul peuple, introduit des usages pour lui seul, établi une religion pour lui seul. C'est ainsi que les Egyptiens, si fameux par des monceaux de pierres, se sont abrutis et déshonorés par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations profanes, ils ne communiquent point avec elles; et, excepté la cour, qui s'élève quelquefois au-dessus des préjugés vulgaires, il n'y a pas un Egyptien qui voulût manger dans un plat dont un étranger se serait servi. Leurs prêtres sont cruels et absurdes. Il vaudrait mieux n'avoir point de lois, et n'écouter que la nature, qui a gravé dans nos coeurs les caractères du juste et de l'injuste, que de soumettre la société à des lois si insociables. "Notre impératrice embrasse des projets entièrement opposés elle considère son vaste Etat, sur lequel tous les méridiens viennent se joindre, comme devant correspondre à tous les peuples qui habitent sous ces différents méridiens. La première de ses lois a été la tolérance de toutes les religions, et la compassion pour toutes les erreurs. Son puissant génie a connu que si les cultes sont différents, la morale est partout la même par ce principe elle a lié sa nation à toutes les nations du monde, et les Cimmériens vont regarder le Scandinavien et le Chinois comme leurs frères. Elle a fait plus elle a voulu que cette précieuse tolérance, le premier lien des hommes, s'établÃt chez ses voisins; ainsi elle a mérité le titre de mère de la patrie, et elle aura celui de bienfaitrice du genre humain, si elle persévère. "Avant elle, des hommes malheureusement puissants envoyaient des troupes de meurtriers ravir à des peuplades inconnues et arroser de leur sang les héritages de leurs pères on appelait ces assassins des héros; leur brigandage était de la gloire. Notre souveraine a une autre gloire elle a fait marcher des armées pour apporter la paix, pour empêcher les hommes de se nuire, pour les forcer à se supporter les uns les autres; et ses étendards ont été ceux de la concorde publique." Le phénix, enchanté de tout ce que lui apprenait ce seigneur, lui dit "Monsieur, il y a vingt-sept mille neuf cents années et sept mois que je suis au monde; je n'ai encore rien vu de comparable à ce que vous me faites entendre." Il lui demanda des nouvelles de son ami Amazan; le Cimmérien lui conta les mêmes choses qu'on avait dites à la princesse chez les Chinois et chez les Scythes. Amazan s'enfuyait de toutes les cours qu'il visitait sitôt qu'une dame lui avait donné un rendez-vous auquel il craignait de succomber. Le phénix instruisit bientôt Formosante de cette nouvelle marque de fidélité qu'Amazan lui donnait, fidélité d'autant plus étonnante qu'il ne pouvait pas soupçonner que sa princesse en fût jamais informée. Il était parti pour la Scandinavie. Ce fut dans ces climats que des spectacles nouveaux frappèrent encore ses yeux. Ici la royauté et la liberté subsistaient ensemble par un accord qui paraÃt impossible dans d'autres Etats les agriculteurs avaient part à la législation, aussi bien que les grands du royaume; et un jeune prince donnait les plus grandes espérances d'être digne de commander à une nation libre. Là c'était quelque chose de plus étrange le seul roi qui fût despotique de droit sur la terre par un contrat formel avec son peuple était en même temps le plus jeune et le plus juste des rois. Chez les Sarmates, Amazan vit un philosophe sur le trône on pouvait l'appeler le roi de l'anarchie, car il était le chef de cent mille petits rois dont un seul pouvait d'un mot anéantir les résolutions de tous les autres. Eole n'avait pas plus de peine à contenir tous les vents qui se combattent sans cesse, que ce monarque n'en avait à concilier les esprits c'était un pilote environné d'un éternel orage; et cependant le vaisseau ne se brisait pas, car le prince était un excellent pilote. En parcourant tous ces pays si différents de sa patrie, Amazan refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se présentaient à lui, toujours désespéré du baiser que Formosante avait donné au roi d'Egypte, toujours affermi dans son inconcevable résolution de donner à Formosante l'exemple d'une fidélité unique et inébranlable. La princesse de Babylone avec le phénix le suivait partout à la piste; et ne le manquait jamais que d'un jour ou deux, sans que l'un se lassât de courir, et sans que l'autre perdÃt un moment à le suivre. Ils traversèrent ainsi toute la Germanie; ils admirèrent les progrès que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord tous les princes y étaient instruits, tous autorisaient la liberté de penser; leur éducation n'avait point été confiée à des hommes qui eussent intérêt de les tromper, ou qui fussent trompés eux-mêmes on les avait élevés dans la connaissance de la morale universelle, et dans le mépris des superstitions; on avait banni dans tous ces Etats un usage insensé, qui énervait et dépeuplait plusieurs pays méridionaux cette coutume était d'enterrer tout vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes éternellement séparés l'un de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication ensemble. Cet excès de démence, accrédité pendant des siècles, avait dévasté la terre autant que les guerres les plus cruelles. Les princes du Nord avaient à la fin compris que, si on voulait avoir des haras, il ne fallait pas séparer les plus forts chevaux des cavales. Ils avaient détruit aussi des erreurs non moins bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient être raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu'ailleurs on croyait encore qu'on ne peut les gouverner qu'autant qu'ils sont imbéciles. VII Amazan arriva chez les Bataves; son coeur éprouva une douce satisfaction dans son chagrin d'y retrouver quelque faible image du pays des heureux Gangarides; la liberté, l'égalité, la propreté, l'abondance, la tolérance; mais les dames du pays étaient si froides qu'aucune ne lui fit d'avances comme on lui en avait fait partout ailleurs; il n'eut pas la peine de résister. S'il avait voulu attaquer ces dames, il les aurait toutes subjuguées l'une après l'autre, sans être aimé d'aucune; mais il était bien éloigné de songer à faire des conquêtes. Formosante fut sur le point de l'attraper chez cette nation insipide il ne s'en fallut que d'un moment. Amazan avait entendu parler chez les Bataves avec tant d'éloges d'une certaine Ãle, nommée Albion, qu'il s'était déterminé à s'embarquer, lui et ses licornes, sur un vaisseau qui, par un vent d'orient favorable, l'avait porté en quatre heures au rivage de cette terre plus célèbre que Tyr et que l'Ãle Atlantide. La belle Formosante, qui l'avait suivi au bord de la Duina, de la Vistule, de l'Elbe, du Véser, arrive enfin aux bouches du Rhin, qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique. Elle apprend que son cher amant a vogué aux côtes d'Albion; elle croit voir son vaisseau; elle pousse des cris de joie dont toutes les dames bataves furent surprises, n'imaginant pas qu'un jeune homme pût causer tant de joie. Et à l'égard du phénix, elles n'en firent pas grand cas, parce qu'elles jugèrent que ses plumes ne pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone loua ou nolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son monde dans cette bienheureuse Ãle qui allait posséder l'unique objet de tous ses désirs, l'âme de sa vie, le dieu de son coeur. Un vent funeste d'occident s'éleva tout à coup dans le moment même où le fidèle et malheureux Amazan mettait pied à terre en Albion; les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent démarrer. Un serrement de coeur, une douleur amère, une mélancolie profonde, saisirent Formosante; elle se mit au lit, dans sa douleur, en attendant que le vent changeât; mais il souffla huit jours entiers avec une violence désespérante. La princesse, pendant ce siècle de huit jours, se faisait lire par Irla des romans ce n'est pas que les Bataves en sussent faire; mais, comme ils étaient les facteurs de l'univers, ils vendaient l'esprit des autres nations ainsi que leurs denrées. La princesse fit acheter chez Marc-Michel Rey tous les contes que l'on avait écrits chez les Ausoniens et chez les Velches, et dont le débit était défendu sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves; elle espérait qu'elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait à la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans Tansaï, ni dans le Sopha, ni dans les Quatre Facardins, qui eût le moindre rapport à ses aventures; elle interrompait à tout moment la lecture pour demander de quel côté venait le vent. VIII Cependant Amazan était déjà sur le chemin de la capitale d'Albion, dans son carrosse à six licornes, et rêvait à sa princesse. Il aperçut un équipage versé dans un fossé; les domestiques s'étaient écartés pour aller chercher du secours; le maÃtre de l'équipage restait tranquillement dans sa voiture, ne témoignant pas la plus légère impatience, et s'amusant à fumer, car on fumait alors il se nommait milord What-then, ce qui signifie à peu près milord Qu'importe en la langue dans laquelle je traduis ces mémoires. Amazan se précipita pour lui rendre service; il releva tout seul la voiture, tant sa force était supérieure à celle des autres hommes. Milord Qu'importe se contenta de dire "Voilà un homme bien vigoureux." Des rustres du voisinage; étant accourus, se mirent en colère de ce qu'on les avait fait venir inutilement, et s'en prirent à l'étranger ils le menacèrent en l'appelant chien d'étranger, et ils voulurent le battre. Amazan en saisit deux de chaque main, et les jeta à vingt pas; les autres le respectèrent, le saluèrent, lui demandèrent pour boire il leur donna plus d'argent qu'ils n'en avaient jamais vu. Milord Qu'importe lui dit "Je vous estime; venez dÃner avec moi dans ma maison de campagne, qui n'est qu'à trois milles"; il monta dans la voiture d'Amazan, parce que la sienne était dérangée par la secousse. Après un quart d'heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit How dye do; à la lettre Comment faites-vous faire? et dans la langue du traducteur Comment vous portez-vous? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue; puis il ajouta "Vous avez là six jolies licornes"; et il se remit à fumer. Le voyageur lui dit que ses licornes étaient à son service; qu'il venait avec elles du pays des Gangarides; et il en prit occasion de lui parler de la princesse de Babylone, et du fatal baiser qu'elle avait donné au roi d'Egypte; à quoi l'autre ne répliqua rien du tout, se souciant très peu qu'il y eût dans le monde un roi d'Egypte et une princesse de Babylone. Il fut encore un quart d'heure sans parler; après quoi il redemanda à son compagnon comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides. Le voyageur lui répondit avec sa politesse ordinaire qu'on ne mangeait point ses frères sur les bords du Gange. Il lui expliqua le système qui fut, après tant de siècles, celui de Pythagore, de Porphyre, de Iamblique. Sur quoi milord s'endormit, et ne fit qu'un somme jusqu'à ce qu'on fût arrivé à sa maison. Il avait une femme jeune et charmante, à qui la nature avait donné une âme aussi vive et aussi sensible que celle de son mari était indifférente. Plusieurs seigneurs albioniens étaient venus ce jour-là dÃner avec elle. Il y avait des caractères de toutes les espèces car le pays n'ayant presque jamais été gouverné que par des étrangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes apporté des moeurs différentes. Il se trouva dans la compagnie des gens très aimables, d'autres d'un esprit supérieur, quelques-uns d'une science profonde. La maÃtresse de la maison n'avait rien de cet air emprunté et gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu'on reprochait alors aux jeunes femmes d'Albion; elle ne cachait point, par un maintien dédaigneux et par un silence affecté, la stérilité de ses idées et l'embarras humiliant de n'avoir rien à dire nulle femme n'était plus engageante. Elle reçut Amazan avec la politesse et les grâces qui lui étaient naturelles. L'extrême beauté de ce jeune étranger, et la comparaison soudaine qu'elle fit entre lui et son mari, la frappèrent d'abord sensiblement. On servit. Elle fit asseoir Amazan à côté d'elle, et lui fit manger des poudings de toute espèce, ayant su de lui que les Gangarides ne se nourrissaient de rien qui eût reçu des dieux le don céleste de la vie. Sa beauté, sa force, les moeurs des Gangarides, les progrès des arts, la religion et le gouvernement furent le sujet d'une conversation aussi agréable qu'instructive pendant le repas, qui dura jusqu'à la nuit, et pendant lequel milord Qu'importe but beaucoup et ne dit mot. Après le dÃner, pendant que milady versait du thé et qu'elle dévorait des yeux le jeune homme, il s'entretenait avec un membre du parlement car chacun sait que dès lors il y avait un parlement, et qu'il s'appelait wittenagemot, ce qui signifie l'assemblée des gens d'esprit. Amazan s'informait de la constitution, des moeurs, des lois, des forces, des usages, des arts, qui rendaient ce pays si recommandable; et ce seigneur lui parlait en ces termes "Nous avons longtemps marché tout nus, quoique le climat ne soit pas chaud. Nous avons été longtemps traités en esclaves par des gens venus de l'antique terre de Saturne, arrosée des eaux du Tibre; mais nous nous sommes fait nous-mêmes beaucoup plus de maux que nous n'en avions essuyés de nos premiers vainqueurs. Un de nos rois poussa la bassesse jusqu'à se déclarer sujet d'un prêtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre, et qu'on appelait le Vieux des sept montagnes tant la destinée de ces sept montagnes a été longtemps de dominer sur une grande partie de l'Europe habitée alors par des brutes! Après ces temps d'avilissement sont venus des siècles de férocité et d'anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui l'environnent, a été saccagée et ensanglantée par nos discordes; plusieurs têtes couronnées ont péri par le dernier supplice. Plus de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur l'échafaud. On a arraché le coeur de tous leurs adhérents, et on en a battu leurs joues. C'était au bourreau qu'il appartenait d'écrire l'histoire de notre Ãle, puisque c'était lui qui avait terminé toutes les grandes affaires. Il n'y a pas longtemps que, pour comble d'horreur, quelques personnes portant un manteau noir, et d'autres qui mettaient une chemise blanche par-dessus leur jaquette, ayant été mordues par des chiens enragés, communiquèrent la rage à la nation entière. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou égorgés, ou bourreaux ou suppliciés, ou déprédateurs ou esclaves, au nom du ciel et en cherchant le Seigneur. Qui croirait que de cet abÃme épouvantable, de ce chaos de dissensions, d'atrocités, d'ignorance et de fanatisme, il est enfin résulté le plus parfait gouvernement peut-être qui soit aujourd'hui dans le monde? Un roi honoré et riche, tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal, est à la tête d'une nation libre, guerrière, commerçante et éclairée. Les grands d'un côté, et les représentants des villes de l'autre, partagent la législation avec le monarque. On avait vu; par une fatalité singulière, le désordre, les guerres civiles, l'anarchie et la pauvreté désoler le pays quand les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillité, la richesse, la félicité publique, n'ont régné chez nous que quand les rois ont reconnu qu'ils n'étaient pas absolus. Tout était subverti quand on disputait sur des choses inintelligibles; tout a été dans l'ordre quand on les a méprisées. Nos flottes victorieuses portent notre gloire sur toutes les mers; et les lois mettent en sûreté nos fortunes jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement; jamais on ne rend un arrêt qui ne soit motivé. Nous punirions comme des assassins des juges qui oseraient envoyer à la mort un citoyen sans manifester les témoignages qui l'accusent et la loi qui le condamne. Il est vrai qu'il y a toujours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues; mais aussi ils se réunissent toujours quand il s'agit de prendre les armes pour défendre la patrie et la liberté. Ces deux partis veillent l'un sur l'autre; ils s'empêchent mutuellement de violer le dépôt sacré des lois; ils se haïssent, mais ils aiment l'Etat ce sont des amants jaloux qui servent à l'envi la même maÃtresse. Du même fonds d'esprit qui nous a fait connaÃtre et soutenir les droits de la nature humaine, nous avons porté les sciences au plus haut point où elles puissent parvenir chez les hommes. Vos Egyptiens, qui passent pour de si grands mécaniciens; vos Indiens, qu'on croit de si grands philosophes; vos Babyloniens, qui se vantent d'avoir observé les astres pendant quatre cent trente mille années; les Grecs, qui ont écrit tant de phrases et si peu de choses, ne savent précisément rien en comparaison de nos moindres écoliers qui ont étudié les découvertes de nos grands maÃtres. Nous avons arraché plus de secrets à la nature dans l'espace de cent années que le genre humain n'en avait découvert dans la multitude des siècles. Voilà au vrai l'état où nous sommes. Je ne vous ai caché ni le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire; et je n'ai rien exagéré." Amazan, à ce discours, se sentit pénétré du désir de s'instruire dans ces sciences sublimes dont on lui parlait; et si sa passion pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mère, qu'il avait quittée, et l'amour de sa patrie, n'eussent fortement parlé à son coeur déchiré, il aurait voulu passer sa vie dans l'Ãle d'Albion. Mais ce malheureux baiser donné par sa princesse au roi d'Egypte ne lui laissait pas assez de liberté dans l'esprit pour étudier les hautes sciences. "Je vous avoue, dit-il, que m'ayant imposé la loi de courir le monde et de m'éviter moi-même, je serais curieux de voir cette antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes à qui vous avez obéi autrefois; il faut, sans doute, que ce soit le premier peuple de la terre. - Je vous conseille de faire ce voyage, lui répondit l'Albionien, pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons très souvent nous-mêmes porter quelquefois notre ennui vers les sept montagnes. Mais vous serez bien étonné en voyant les descendants de nos vainqueurs." Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eût la cervelle un peu attaquée, il parlait avec tant d'agréments, sa voix était si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maÃtresse de la maison ne put s'empêcher de l'entretenir à son tour tête à tête. Elle lui serra tendrement la main en lui parlant, et ne le regardant avec des yeux humides et étincelants qui portaient les désirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint à souper et à coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque regard, enflammèrent sa passion. Dès que tout le monde fut retiré, elle lui écrivit un petit billet, ne doutant pas qu'il ne vÃnt lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu'importe dormait dans le sien. Amazan eut encore le courage de résister tant un grain de folie produit d'effets miraculeux dans une âme forte et profondément blessée. Amazan, selon sa coutume, fit à la dame une réponse respectueuse, par laquelle il lui représentait la sainteté de son serment, et l'obligation étroite où il était d'apprendre à la princesse de Babylone à dompter ses passions; après quoi il fit atteler ses licornes, et repartit pour la Batavie, laissant toute la compagnie émerveillée de lui, et la dame du logis désespérée. Dans l'excès de sa douleur, elle laissa traÃner la lettre d'Amazan; milord Qu'importe la lut le lendemain matin. "Voilà , dit-il en levant les épaules, de bien plates niaiseries"; et il alla chasser au renard avec quelques ivrognes du voisinage. Amazan voguait déjà sur la mer; muni d'une carte géographique dont lui avait fait présent le savant Albionien qui s'était entretenu avec lui chez milord Qu'importe. Il voyait avec surprise une grande partie de la terre sur une feuille de papier. Ses yeux et son imagination s'égaraient dans ce petit espace; il regardait le Rhin, le Danube, les Alpes du Tyrol, marqués alors par d'autres noms, et tous les pays par où il devait passer avant d'arriver à la ville des sept montagnes; mais surtout il jetait les yeux sur la contrée des Gangarides, sur Babylone, où il avait vu sa chère princesse, et sur le fatal pays de Bassora, où elle avait donné un baiser au roi d'Egypte. Il soupirait, il versait des larmes; mais il convenait que l'Albionien, qui lui avait fait présent de l'univers en raccourci, n'avait pas eu tort en disant qu'on était mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux du Nil, de l'Euphrate et du Gange. Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion avec ses deux vaisseaux qui cinglaient à pleines voiles; celui d'Amazan et celui de la princesse se croisèrent, se touchèrent presque les deux amants étaient près l'un de l'autre, et ne pouvaient s'en douter ah, s'ils l'avaient su! mais l'impérieuse destinée ne le permit pas. IX Sitôt qu'Amazan fut débarqué sur le terrain égal et fangeux de la Batavie, il partit comme un éclair pour la ville aux sept montagnes. Il fallut traverser la partie méridionale de la Germanie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince et une princesse, des filles d'honneur, et des gueux. Il était étonné des coquetteries que ces dames et ces filles d'honneur lui faisaient partout avec la bonne foi germanique, et il n'y répondait que par de modestes refus. Après avoir franchi les Alpes, il s'embarqua sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressemblait à rien du tout de ce qu'il avait vu jusqu'alors. La mer formait les rues, les maisons étaient bâties dans l'eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville était couvert d'hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donné et une face de carton mal peint qu'ils appliquaient par-dessus en sorte que la nation semblait composée de spectres. Les étrangers qui venaient dans cette contrée commençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de bonnets et de souliers. Amazan dédaigna cette mode contre nature; il se présenta tel qu'il était. Il y avait dans la ville douze mille filles enregistrées dans le grand livre de la république; filles utiles à l'Etat, chargées du commerce le plus avantageux et le plus agréable qui ait jamais enrichi une nation. Les négociants ordinaires envoyaient à grands frais et à grands risques des étoffes dans l'Orient; ces belles négociantes faisaient sans aucun risque un trafic toujours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se présenter au bel Amazan et lui offrir le choix. Il s'enfuit au plus vite en prononçant le nom de l'incomparable princesse de Babylone, et en jurant par les dieux immortels qu'elle était plus belle que toutes les douze mille filles vénitiennes. "Sublime friponne, s'écriait-il dans ses transports, je vous apprendrai à être fidèle!" Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestés, des habitants hâves, décharnés et rares, couverts de vieux manteaux troués qui laissaient voir leur peau sèche et tannée, se présentèrent à ses yeux, et lui annoncèrent qu'il était à la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de héros et de législateurs qui avaient conquis et policé une grande partie du globe. Il s'était imaginé qu'il verrait à la porte triomphale cinq cents bataillons commandés par des héros, et, dans le sénat, une assemblée de demi-dieux, donnant des lois à la terre; il trouva, pour toute armée, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pénétré jusqu'à un temple qui lui parut très beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d'y entendre une musique exécutée par des hommes qui avaient des voix de femmes. "Voilà , dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne! J'ai vu une ville où personne n'avait son visage; en voici une autre où les hommes n'ont ni leur voix ni leur barbe." On lui dit que ces chantres n'étaient plus hommes, qu'on les avait dépouillés de leur virilité afin qu'ils chantassent plus agréablement les louanges d'une prodigieuse quantité de gens de mérite. Amazan ne comprit rien à ce discours. Ces messieurs le prièrent de chanter; il chanta un air gangaride avec sa grâce ordinaire. Sa voix était une très belle haute-contre. "Ah! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez! Ah! si... - Comment, si? Que prétendez-vous dire? - Ah! monsignor!... - Eh bien? - Si vous n'aviez point de barbe!" Alors ils lui expliquèrent très plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu. "J'ai voyagé, dit-il, et jamais je n'ai entendu parler d'une telle fantaisie." Lorsqu'on eut bien chanté, le Vieux des sept montagnes alla en grand cortège à la porte du temple; il coupa l'air en quatre avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres pliés, en disant ces mots dans une langue qu'on ne parlait plus A la ville et à l'univers. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin. Il vit bientôt défiler toute la cour du maÃtre du monde elle était composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux; ils lui faisaient des révérences; et se disaient l'un à l'autre San Martino, che bel ragazzo! San Pancratio, che bel fanciullo! Les ardents, dont le métier était de montrer aux étrangers les curiosités de la ville, s'empressèrent de lui faire voir des masures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d'un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d'oeuvre. "Faites-vous encore de pareils ouvrages? - Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais nous méprisons le reste de la terre; parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins." Amazan voulut voir le palais du prince on l'y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l'argent des revenus de l'Etat tant d'une terre située sur le Danube, tant d'une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule "Oh! oh! dit Amazan après avoir consulté sa carte de géographie, votre maÃtre possède donc toute l'Europe comme ces anciens héros des sept montagnes? - Il doit posséder l'univers entier de droit divin, lui répondit un violet; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont approché de la monarchie universelle; mais leurs successeurs ont la bonté de se contenter aujourd'hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut. - Votre maÃtre est donc en effet le roi des rois? C'est donc là son titre? dit Amazan. - Non, Votre Excellence; son titre est serviteur des serviteurs; il est originairement poissonnier et portier, et c'est pourquoi les emblèmes de sa dignité sont des clefs et des filets; mais il donne toujours des ordres à tous les rois. Il n'y a pas longtemps qu'il envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes, et le roi obéit. - Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés? - Point du tout, Votre Excellence; notre saint maÃtre n'est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats; mais il a quatre à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays. Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dépens des peuples; ils annoncent de la part du ciel que mon maÃtre peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prêtre normand, qui avait auprès du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensées, le convainquit qu'il devait obéir sans réplique aux cent et une pensées de mon maÃtre car il faut que vous sachiez qu'une des prérogatives du Vieux des sept montagnes est d'avoir toujours raison, soit qu'il daigne parler, soit qu'il daigne écrire. - Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme! je serais curieux de dÃner avec lui. - Votre Excellence; quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger à sa table; tout ce qu'il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l'honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia que vous aurez la bonté de me donner. - Très volontiers", dit le Gangaride. Le violet s'inclina. "Je vous introduirai demain, dit-il; vous ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du Vieux des sept montagnes." A ces mots, Amazan fit de si prodigieux éclats de rire qu'il fut près de suffoquer; il sortit en se tenant les côtés, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à son hôtellerie, où il rit encore très longtemps. A son dÃner, il se présenta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnèrent un concert. Il fut courtisé le reste de la journée par les seigneurs les plus importants de la ville ils lui firent des propositions encore plus étranges que celle de baiser les pieds du Vieux des sept montagnes. Comme il était extrêmement poli, il crut d'abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur méprise avec l'honnêteté la plus circonspecte. Mais, étant pressé un peu vivement par deux ou trois des plus déterminés violets, il les jeta par les fenêtres, sans croire faire un grand sacrifice à la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maÃtres du monde, où il fallait baiser un vieillard à l'orteil, comme si sa joue était à son pied, et où l'on n'abordait les jeunes gens qu'avec des cérémonies encore plus bizarres. X De province en province, ayant toujours repoussé les agaceries de toute espèce, toujours fidèle à la princesse de Babylone, toujours en colère contre le roi d'Egypte, ce modèle de constance parvint à la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passé, comme tant d'autres, par tous les degrés de la barbarie, de l'ignorance, de la sottise et de la misère. Son premier nom avait été la boue et la crotte; ensuite elle avait pris celui d'Isis, du culte d'Isis parvenu jusque chez elle. Son premier sénat avait été une compagnie de bateliers. Elle avait été longtemps esclave des héros déprédateurs des sept montagnes; et, après quelques siècles, d'autres héros brigands, venus de la rive ultérieure du Rhin, s'étaient emparés de son petit terrain. Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitié était très noble et très agréable, l'autre un peu grossière et ridicule c'était l'emblème de ses habitants. Il y avait dans son enceinte environ cent mille personnes au moins qui n'avaient rien à faire qu'à jouer et à se divertir. Ce peuple d'oisifs jugeait des arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait à la cour; quoiqu'elle ne fût qu'à quatre petits milles d'eux, il semblait qu'elle en fût à six cents milles au moins. La douceur de la société, la gaieté, la frivolité, étaient leur importante et leur unique affaire; on les gouvernait comme des enfants à qui l'on prodigue des jouets pour les empêcher de crier. Si on leur parlait des horreurs qui avaient, deux siècles auparavant, désolé leur patrie, et des temps épouvantables où la moitié de la nation avait massacré l'autre pour des sophismes, ils disaient qu'en effet cela n'était pas bien, et puis ils se mettaient à rire et à chanter des vaudevilles. Plus les oisifs étaient polis, plaisants et aimables, plus on observait un triste contraste entre eux et des compagnies d'occupés. Il était, parmi ces occupés, ou qui prétendaient l'être, une troupe de sombres fanatiques, moitié absurdes, moitié fripons, dont le seul aspect contristait la terre, et qui l'auraient bouleversée, s'ils l'avaient pu, pour se donner un peu de crédit; mais la nation des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants à se replonger dans les trous des masures. D'autres occupés, en plus petit nombre, étaient les conservateurs d'anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayée réclamait à haute voix; ils ne consultaient que leurs registres rongés des vers. S'ils y voyaient une coutume insensée et horrible, ils la regardaient comme une loi sacrée. C'est par cette lâche habitude de n'oser penser par eux-mêmes, et de puiser leurs idées dans les débris des temps où l'on ne pensait pas, que, dans la ville des plaisirs, il était encore des moeurs atroces. C'est par cette raison qu'il n'y avait nulle proportion entre les délits et les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts à un innocent pour lui faire avouer un crime qu'il n'avait pas commis. On punissait une étourderie de jeune homme comme on aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n'y pensaient plus, et ne parlaient que de modes nouvelles. Ce peuple avait vu s'écouler un siècle entier pendant lequel les beaux-arts s'élevèrent à un degré de perfection qu'on n'aurait jamais osé espérer; les étrangers venaient alors, comme à Babylone, admirer les grands monuments d'architecture, les prodiges des jardins, les sublimes efforts de la sculpture et de la peinture. Ils étaient enchantés d'une musique qui allait à l'âme sans étonner les oreilles. La vraie poésie, c'est-à -dire celle qui est naturelle et harmonieuse, celle qui parle au coeur autant qu'à l'esprit, ne fut connue de la nation que dans cet heureux siècle. De nouveaux genres d'éloquence déployèrent des beautés sublimes. Les théâtres surtout retentirent de chefs-d'oeuvre dont aucun peuple n'approcha jamais. Enfin le bon goût se répandit dans toutes les professions, au point qu'il y eut de bons écrivains même chez les druides. Tant de lauriers, qui avaient levé leurs têtes jusqu'aux nues, se séchèrent bientôt dans une terre épuisée. Il n'en resta qu'un très petit nombre dont les feuilles étaient d'un vert pâle et mourant. La décadence fut produite par la facilité de faire et par la paresse de bien faire, par la satiété du beau et par le goût du bizarre. La vanité protégea des artistes qui ramenaient les temps de la barbarie; et cette même vanité, en persécutant les talents véritables, les força de quitter leur patrie; les frelons firent disparaÃtre les abeilles. Presque plus de véritables arts, presque plus de génie; le mérite consistait à raisonner à tort et à travers sur le mérite du siècle passé le barbouilleur des murs d'un cabaret critiquait savamment les tableaux des grands peintres; les barbouilleurs de papier défiguraient les ouvrages des grands écrivains. L'ignorance et le mauvais goût avaient d'autres barbouilleurs à leurs gages; on répétait les mêmes choses dans cent volumes sous des titres différents. Tout était ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier druide écrivait deux fois par semaine les annales obscures de quelques énergumènes ignorés de la nation, et de prodiges célestes opérés dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses; d'autres ex-druides, vêtus de noir, prêts de mourir de colère et de faim, se plaignaient dans cent écrits qu'on ne leur permÃt plus de tromper les hommes, et qu'on laissât ce droit à des boucs vêtus de gris. Quelques archi-druides imprimaient des libelles diffamatoires. Amazan ne savait rien de tout cela; et, quand il l'aurait su, il ne s'en serait guère embarrassé, n'ayant la tête remplie que de la princesse de Babylone, du roi de l'Egypte, et de son serment inviolable de mépriser toutes les coquetteries des dames, dans quelque pays que le chagrin conduisÃt ses pas. Toute la populace légère, ignorante, et toujours poussant à l'excès cette curiosité naturelle au genre humain, s'empressa longtemps autour de ses licornes; les femmes, plus sensées; forcèrent les portes de son hôtel pour contempler sa personne. Il témoigna d'abord à son hôte quelque désir d'aller à la cour; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvèrent là par hasard, lui dirent que ce n'était plus la mode, que les temps étaient bien changés, et qu'il n'y avait plus de plaisir qu'à la ville. Il fut invité le soir même à souper par une dame dont l'esprit et les talents étaient connus hors de sa patrie, et qui avait voyagé dans quelques pays où Amazan avait passé. Il goûta fort cette dame et la société rassemblée chez elle. La liberté y était décente, la gaieté n'y était point bruyante, la science n'y avait rien de rebutant, et l'esprit rien d'apprêté. Il vit que le nom de bonne compagnie n'est pas un vain nom, quoiqu'il soit souvent usurpé. Le lendemain il dÃna dans une société non moins aimable, mais beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus on fut content de lui. Il sentait son âme s'amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement à un feu modéré, et s'exhalent en parfums délicieux. Après le dÃner, on le mena à un spectacle enchanteur, condamné par les druides parce qu'il leur enlevait les auditeurs dont ils étaient les plus jaloux. Ce spectacle était un composé de vers agréables, de chants délicieux, de danses qui exprimaient les mouvements de l'âme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant. Ce genre de plaisir, qui rassemblait tant de genres, n'était connu que sous un nom étranger il s'appelait Opéra, ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes, travail, soin, occupation, industrie, entreprise, besogne, affaire. Cette affaire l'enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mélodieuse et par les grâces qui l'accompagnaient cette fille d'affaire, après le spectacle, lui fut présentée par ses nouveaux amis. Il lui fit présent d'une poignée de diamants. Elle en fut si reconnaissante qu'elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriété; et, après le repas, il oublia son serment d'être toujours insensible à la beauté, et inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple de la faiblesse humaine! La belle princesse de Babylone arrivait alors avec le phénix, sa femme de chambre Irla, et ses deux cents cavaliers gangarides montés sur leurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour qu'on ouvrÃt les portes. Elle demanda d'abord si le plus beau des hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidèle, était encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu'elle voulait parler d'Amazan. Elle se fit conduire à son hôtel; elle entra, le coeur palpitant d'amour toute son âme était pénétrée de l'inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modèle de la constance. Rien ne put l'empêcher d'entrer dans sa chambre; les rideaux étaient ouverts; elle vit le bel Amazan dormant entre les bras d'une jolie brune Ils avaient tous deux un très grand besoin de repos. Formosante jeta un cri de douleur qui retentit dans toute la maison, mais qui ne put éveiller ni son cousin ni la fille d'affaire. Elle tomba pâmée entre les bras d'Irla Dès qu'elle eut repris ses sens, elle sortit de cette chambre fatale avec une douleur mêlée de rage. Irla s'informa quelle était cette jeune demoiselle qui passait des heures si douces avec le bel Amazan. On lui dit que c'était une fille d'affaire fort complaisante, qui joignait à ses talents celui de chanter avec assez de grâce. "O juste ciel, ô puissant Orosmade! s'écriait la belle princesse de Babylone tout en pleurs, par qui suis-je trahie, et pour qui! Ainsi donc celui qui a refusé pour moi tant de princesses m'abandonne pour une farceuse des Gaules! Non, je ne pourrai survivre à cet affront. - Madame, lui dit Irla, voilà comme sont faits tous les jeunes gens d'un bout du monde à l'autre fussent-ils amoureux d'une beauté descendue du ciel, ils lui feraient, dans de certains moments, des infidélités pour une servante de cabaret. - C'en est fait, dit la princesse, je ne le reverrai de ma vie; partons dans l'instant même, et qu'on attelle mes licornes." Le phénix la conjura d'attendre au moins qu'Amazan fût éveillé, et qu'il pût lui parler. "Il ne le mérite pas, dit la princesse; vous m'offenseriez cruellement il croirait que je vous ai prié de lui faire des reproches, et que je veux me raccommoder avec lui. Si vous m'aimez, n'ajoutez pas cette injure à l'injure qu'il m'a faite." Le phénix, qui après tout devait la vie à la fille du roi de Babylone, ne put lui désobéir. Elle repartit avec tout son monde. "Où allons-nous, madame? lui demandait Irla. - Je n'en sais rien, répondait la princesse; nous prendrons le premier chemin que nous trouverons pourvu que je fuie Amazan pour jamais, je suis contente." Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu'il était sans passion, la consolait en chemin; il lui remontrait avec douceur qu'il était triste de se punir pour les fautes d'un autre; qu'Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez nombreuses de fidélité pour qu'elle pût lui pardonner de s'être oublié un moment; que c'était un juste à qui la grâce d'Orosmade avait manqué; qu'il n'en serait que plus constant désormais dans l'amour et dans la vertu; que le désir d'expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-même; qu'elle n'en serait que plus heureuse que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonné de semblables écarts, et s'en étaient bien trouvées; il lui en rapportait des exemples, et il possédait tellement l'art de conter que le coeur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible; elle aurait voulu n'être point si tôt partie; elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n'osait revenir sur ses pas; combattue entre l'envie de pardonner et celle de montrer sa colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes; elle courait le monde selon la prédiction de l'oracle de son père. Amazan, à son réveil, apprend l'arrivée et le départ de Formosante et du phénix; il apprend le désespoir et le courroux de la princesse; on lui dit qu'elle a juré de ne lui pardonner jamais. "Il ne me reste plus, s'écria-t-il, qu'à la suivre et à me tuer à ses pieds." Ses amis de la bonne compagnie des oisifs accoururent au bruit de cette aventure; tous lui remontrèrent qu'il valait infiniment mieux demeurer avec eux; que rien n'était comparable à la douce vie qu'ils menaient dans le sein des arts et d'une volupté tranquille et délicate; que plusieurs étrangers et des rois mêmes avaient préféré ce repos, si agréablement occupé et si enchanteur, à leur patrie et à leur trône; que d'ailleurs sa voiture était brisée, et qu'un sellier lui en faisait une à la nouvelle mode; que le meilleur tailleur de la ville lui avait déjà coupé une douzaine d'habits du dernier goût; que les dames les plus spirituelles et les plus aimables de la ville, chez qui on jouait très bien la comédie, avaient retenu chacune leur jour pour lui donner des fêtes. La fille d'affaire, pendant ce temps-là , prenait son chocolat à sa toilette, riait, chantait, et faisait des agaceries au bel Amazan, qui s'aperçut enfin qu'elle n'avait pas le sens d'un oison. Comme la sincérité, la cordialité, la franchise, ainsi que la magnanimité et le courage, composaient le caractère de ce grand prince, il avait conté ses malheurs et ses voyages à ses amis; ils savaient qu'il était cousin issu de germain de la princesse; ils étaient informés du baiser funeste donné par elle au roi d'Egypte. "On se pardonne, lui dirent-ils, ces petites frasques entre parents, sans quoi il faudrait passer sa vie dans d'éternelles querelles." Rien n'ébranla son dessein de courir après Formosante; mais, sa voiture n'étant pas prête, il fut obligé de passer trois jours parmi les oisifs dans les fêtes et dans les plaisirs; enfin il prit congé d'eux en les embrassant, en leur faisant accepter les diamants de son pays les mieux montés, en leur recommandant d'être toujours légers et frivoles, puisqu'ils n'en étaient que plus aimables et plus heureux. "Les Germains, disait-il, sont les vieillards de l'Europe; les peuples d'Albion sont les hommes faits; les habitants de la Gaule sont les enfants, et j'aime à jouer avec eux." XI Ses guides n'eurent pas de peine à suivre la route de la princesse; on ne parlait que d'elle et de son gros oiseau. Tous les habitants étaient encore dans l'enthousiasme de l'admiration. Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d'Ancône éprouvèrent depuis une surprise moins délicieuse quand ils virent une maison voler dans les airs; les bords de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d'acclamations. Quand Amazan fut au pied des Pyrénées, les magistrats et les druides du pays lui firent danser malgré lui un tambourin; mais sitôt qu'il eut franchi les Pyrénées, il ne vit plus de gaieté et de joie. S'il entendit quelques chansons de loin à loin, elles étaient toutes sur un ton triste les habitants marchaient gravement avec des grains enfilés et un poignard à leur ceinture. La nation, vêtue de noir, semblait être en deuil. Si les domestiques d'Amazan interrogeaient les passants, ceux-ci répondaient par signes; si on entrait dans une hôtellerie, le maÃtre de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu'il n'y avait rien dans la maison, et qu'on pouvait envoyer chercher à quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant. Quand on demandait à ces silenciaires s'ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, il répondaient avec moins de brièveté "Nous l'avons vue, elle n'est pas si belle il n'y a de beau que les teints basanés; elle étale une gorge d'albâtre qui est la chose du monde la plus dégoûtante, et qu'on ne connaÃt presque point dans nos climats." Amazan avançait vers la province arrosée du Bétis. Il ne s'était pas écoulé plus de douze mille années depuis que ce pays avait été découvert par les Tyriens, vers le même temps qu'il firent la découverte de la grande Ãle Atlantique, submergé quelques siècles après. Les Tyriens cultivèrent la Bétique, que les naturels du pays laissaient en friche, prétendant qu'ils ne devaient se mêler de rien, et que c'était aux Gaulois leurs voisins à venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amené avec eux des Palestins, qui, dès ce temps-là , couraient dans tous les climats, pour peu qu'il y eût de l'argent à gagner. Ces Palestins, en prêtant sur gages à cinquante pour cent, avaient attiré à eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la Bétique que les Palestins étaient sorciers; et tous ceux qui étaient accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une compagnie de druides qu'on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies. Ces prêtres les revêtaient d'abord d'un habit de masque, s'emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres prières des Palestins, tandis qu'on les cuisait à petit feu por l'amor de Dios. La princesse de Babylone avait mis pied à terre dans la ville qu'on appela depuis Sevilla. Son dessein était de s'embarquer sur le Bétis pour retourner par Tyr à Babylone revoir le roi Bélus son père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phénix fit avec eux tous les arrangements nécessaires, et convint du prix après avoir un peu disputé. L'hôtesse était fort dévote, et son mari, non moins dévot, était familier, c'est-à -dire espion des druides rechercheurs anthropokaies; il ne manqua pas de les avertir qu'il avait dans sa maison une sorcière et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, déguisé en gros oiseau doré. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantité de diamants, la jugèrent incontinent sorcière; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes écuries car les rechercheurs sont poltrons. Après avoir bien barricadé les portes, ils se saisirent de la princesse et d'Irla; mais ils ne purent prendre le phénix, qui s'envola à tire d'ailes il se doutait bien qu'il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules à Sevilla. Il le rencontra sur la frontière de la Bétique, et lui apprit le désastre de la princesse. Amazan ne put parler il était trop saisi, trop en fureur. Il s'arme d'une cuirasse d'acier damasquinée d'or, d'une lance de douze pieds, de deux javelots, et d'une épée tranchante, appelée la fulminante, qui pouvait fendre d'un seul coup des arbres, des rochers et des druides; il couvre sa belle tête d'un casque d'or ombragé de plumes de héron et d'autruche. C'était l'ancienne armure de Magog, dont sa soeur Aldée lui avait fait présent dans son voyage en Scythie; le peu de suivants qui l'accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne. Amazan, en embrassant son cher phénix, ne lui dit que ces tristes paroles "Je suis coupable; si je n'avais pas couché avec une fille d'affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet état épouvantable; courons aux anthropokaies." Il entre bientôt dans Sevilla quinze cents alguazils gardaient les portes de l'enclos où les deux cents Gangarides et leurs licornes étaient renfermés sans avoir à manger; tout était préparé pour le sacrifice qu'on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entouré de ses petits anthropokaies, était déjà sur son tribunal sacré; une foule de Sévillois portant des grains enfilés à leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l'on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liées derrière le dos et vêtus d'un habit de masque. Le phénix entre par une lucarne dans la prison où les Gangarides commençaient déjà à enfoncer les portes. L'invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs licornes; Amazan se met à leur tête. Il n'eut pas de peine à renverser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies; chaque licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d'Amazan coupait en deux tous ceux qu'il rencontrait; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant à la main ses grains bénits por l'amor de Dios. Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bûcher qui était préparé à quarante pas; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l'un après l'autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. "Ah! que vous êtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m'aviez pas fait une infidélité avec une fille d'affaire!" Tandis qu'Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bûcher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s'élevaient juqu'aux nues, Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux monarque, la couronne en tête, s'avançait sur un char traÃné par huit mules attelées avec des cordes; cent autres chars suivaient. Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir et en fraise, montés sur de très beaux chevaux; une multitude de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence. D'abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s'avança, la lance en arrêt. Dès que le roi l'aperçut, il ôta sa couronne, descendit de son char, embrassa l'étrier d'Amazan, et lui dit "Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre humain, le libérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maÃtres au nom du Vieux des sept montagnes; j'étais forcé de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m'aurait abandonné si j'avais voulu seulement modérer leurs abominables atrocités. D'aujourd'hui je respire, je règne, et je vous le dois." Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phénix, dans son carrosse à huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternés à terre de frayeur et de reconnaissance, se relevèrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la Bétique dans son palais. Comme la dignité du roi d'un peuple grave exigeait que ses mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phénix; il l'admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples d'Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n'entendaient plus leur langage, étaient ignorants, brutaux et barbares; que les seuls Gangarides avaient conservé la nature et la dignité primitive de l'homme; mais il convenait surtout que les plus barbares des mortels étaient ces rechercheurs anthropokaies, dont Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bénir et de le remercier. La belle Formosante oubliait déjà l'aventure de la fille d'affaire, et n'avait l'âme remplie que de la valeur du héros qui lui avait sauvé la vie. Amazan, instruit de l'innocence du baiser donné au roi d'Egypte, et de la résurrection du phénix, goûtait une joie pure, et était enivré du plus violent amour. On dÃna au palais, et on y fit assez mauvaise chère. Les cuisiniers de la Bétique étaient les plus mauvais de l'Europe. Amazan conseilla d'en faire venir des Gaules. Les musiciens du roi exécutèrent pendant le repas cet air célèbre qu'on appela dans la suite des siècles les Folies d'Espagne. Après le repas on parla d'affaires. Le roi demanda au bel Amazan, à la belle Formosante et au beau phénix ce qu'ils prétendaient devenir. "Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner à Babylone, dont je suis l'héritier présomptif, et de demander à mon oncle Bélus ma cousine issue de germaine, l'incomparable Formosante, à moins qu'elle n'aime mieux vivre avec moi chez les Gangarides. - Mon dessein, dit la princesse, est assurément de ne jamais me séparer de mon cousin issu de germain. Mais je crois qu'il convient que je me rende auprès du roi mon père, d'autant plus qu'il ne m'a donné permission que d'aller en pèlerinage à Bassora, et que j'ai couru le monde. - Pour moi, dit le phénix, je suivrai partout ces deux tendres et généreux amants. - Vous avez raison, dit le roi de la Bétique; mais le retour à Babylone n'est pas si aisé que vous le pensez. Je sais tous les jours des nouvelles de ce pays-là par les vaisseaux tyriens, et par mes banquiers palestins, qui sont en correspondance avec tous les peuples de la terre. Tout est en armes vers l'Euphrate et le Nil. Le roi de Scythie redemande l'héritage de sa femme, à la tête de trois cent mille guerriers tous à cheval. Le roi d'Egypte et le roi des Indes désolent aussi les bords du Tigre et de l'Euphrate, chacun à la tête de trois cent mille hommes, pour se venger de ce qu'on s'est moqué d'eux. Pendant que le roi d'Egypte est hors de son pays, son ennemi le roi d'Ethiopie ravage l'Egypte avec trois cent mille hommes, et le roi de Babylone n'a encore que six cent mille hommes sur pied pour se défendre. "Je vous avoue, continua le roi, que lorsque j'entends parler de ces prodigieuses armées que l'Orient vomit de son sein, et de leur étonnante magnificence; quand je les compare à nos petits corps de vingt à trente mille soldats, qu'il est si difficile de vêtir et de nourrir, je suis tenté de croire que l'Orient a été fait bien longtemps avant l'Occident. Il semble que nous soyons sortis avant-hier du chaos, et hier de la barbarie. - Sire, dit Amazan, les derniers venus l'emportent quelquefois sur ceux qui sont entrés les premiers dans la carrière. On pense dans mon pays que l'homme est originaire de l'Inde, mais je n'en ai aucune certitude. - Et vous, dit le roi de la Bétique au phénix, qu'en pensez-vous? - Sire, répondit le phénix, je suis encore trop jeune pour être instruit de l'antiquité. Je n'ai vécu qu'environ vingt-sept mille ans; mais mon père, qui avait vécu cinq fois cet âge, me disait qu'il avait appris de son père que les contrées de l'Orient avaient toujours été plus peuplées et plus riches que les autres. Il tenait de ses ancêtres que les générations de tous les animaux avaient commencé sur les bords du Gange. Pour moi, je n'ai pas la vanité d'être de cette opinion. Je ne puis croire que les renards d'Albion, les marmottes des Alpes et les loups de la Gaule viennent de mon pays; de même que je ne crois pas que les sapins et les chênes de vos contrées descendent des palmiers et des cocotiers des Indes. - Mais d'où venons-nous donc? dit le roi. - Je n'en sais rien, dit le phénix; je voudrais seulement savoir où la belle princesse de Babylone et mon cher ami Amazan pourront aller. - Je doute fort, repartit le roi, qu'avec ses deux cents licornes il soit en état de percer à travers tant d'armées de trois cent mille hommes chacune. - Pourquoi non?", dit Amazan. Le roi de la Bétique sentit le sublime du Pourquoi non; mais il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armées innombrables. "Je vous conseille; dit-il, d'aller trouver le roi d'Ethiopie; je suis en relation avec ce prince noir par le moyen de mes Palestins. Je vous donnerai des lettres pour lui. Puisqu'il est l'ennemi du roi d'Egypte, il sera trop heureux d'être fortifié par votre alliance. Je puis vous aider de deux mille hommes très sobres et très braves; il ne tiendra qu'à vous d'en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des Pyrénées, et qu'on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos guerriers sur une licorne avec quelques diamants il n'y a point de Vascon qui ne quitte le castel, c'est-à -dire la chaumière de son père, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants; vous en serez très satisfait. En attendant qu'ils soient arrivés, nous vous donnerons des fêtes et nous vous préparerons des vaisseaux. Je ne puis trop reconnaÃtre le service que vous m'avez rendu." Amazan jouissait du bonheur d'avoir retrouvé Formosante, et de goûter en paix dans sa conversation tous les charmes de l'amour réconcilié, qui valent presque ceux de l'amour naissant. Bientôt une troupe fière et joyeuse de Vascons arriva en dansant un tambourin; l'autre troupe fière et sérieuse de Bétiquois était prête. Le vieux roi tanné embrassa tendrement les deux amants; il fit charger leurs vaisseaux d'armes, de lits, de jeux d'échecs, d'habits noirs, de golilles, d'oignons, de moutons, de poules, de farine et de beaucoup d'ail, en leur souhaitant une heureuse traversée, un amour constant et des victoires. La flotte aborda le rivage où l'on dit que tant de siècles après la Phénicienne Didon, soeur d'un Pygmalion, épouse d'un Sichée, ayant quitté cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Carthage, en coupant un cuir de boeuf en lanières, selon le témoignage des plus graves auteurs de l'antiquité, lesquels n'ont jamais conté de fables, et selon les professeurs qui ont écrit pour les petits garçons; quoique après tout il n'y ait jamais eu personne à Tyr qui se soit appelé Pygmalion, ou Didon, ou Sichée, qui sont des noms entièrement grecs, et quoique enfin il n'y eût point de roi à Tyr en ces temps-là . La superbe Carthage n'était point encore un port de mer; il n'y avait là que quelques Numides qui faisaient sécher des poissons au soleil. On côtoya la Byzacène et les Syrtes, les bords fertiles où furent depuis Cyrène et la grande Chersonèse. Enfin on arriva vers la première embouchure du fleuve sacré du Nil. C'est à l'extrémité de cette terre fertile que le port de Canope recevait déjà les vaisseaux de toutes les nations commerçantes, sans qu'on sût si le dieu Canope avait fondé le port, ou si les habitants avaient fabriqué le dieu, ni si l'étoile Canope avait donné son nom à la ville, ou si la ville avait donné le sien à l'étoile. Tout ce qu'on en savait, c'est que la ville et l'étoile étaient fort anciennes, et c'est tout ce qu'on peut savoir de l'origine des choses, de quelque nature qu'elles puissent être. Ce fut là que le roi d'Ethiopie, ayant ravagé toute l'Egypte, vit débarquer l'invincible Amazan et l'adorable Formosante. Il prit l'un pour le dieu des combats, et l'autre pour la déesse de la beauté. Amazan lui présenta la lettre de recommandation d'Espagne. Le roi d'Ethiopie donna d'abord des fêtes admirables, suivant la coutume indispensable des temps héroïques; ensuite on parla d'aller exterminer les trois cent mille hommes du roi d'Egypte, les trois cent mille de l'empereur des Indes, et les trois cent mille du grand kan des Scythes, qui assiégeaient l'immense, l'orgueilleuse, la voluptueuse ville de Babylone. Les deux mille Espagnols qu'Amazan avait amenés avec lui dirent qu'ils n'avaient que faire du roi d'Ethiopie pour secourir Babylone; que c'était assez que leur roi leur eût ordonné d'aller la délivrer; qu'il suffisait d'eux pour cette expédition. Les Vascons dirent qu'ils en avaient bien fait d'autres; qu'ils battraient tout seuls les Egyptiens, les Indiens et les Scythes, et qu'ils ne voulaient marcher avec les Espagnols qu'à condition que ceux-ci seraient à l'arrière-garde. Les deux cents Gangarides se mirent à rire des prétentions de leurs alliés, et ils soutinrent qu'avec cent licornes seulement ils feraient fuir tous les rois de la terre. La belle Formosante les apaisa par sa prudence et par ses discours enchanteurs. Amazan présenta au monarque noir ses Gangarides, ses licornes, les Espagnols, les Vascons, et son bel oiseau. Tout fut prêt bientôt pour marcher par Memphis, par Héliopolis, par Arsinoé, par Pétra, par Artémite, par Sora, par Apamée, pour aller attaquer les trois rois, et pour faire cette guerre mémorable devant laquelle toutes les guerres que les hommes ont fait depuis n'ont été que des combats de coqs et de cailles. Chacun sait comment le roi d'Ethiopie devint amoureux de la belle Formosante, et comment il la surprit au lit, lorsqu'un doux sommeil fermait ses longues paupières. On se souvient qu'Amazan, témoin de ce spectacle, crut voir le jour et la nuit couchant ensemble. On n'ignore pas qu'Amazan, indigné de l'affront, tira soudain sa fulminante, qu'il coupa la tête perverse du nègre insolent, et qu'il chassa tous les Ethiopiens d'Egypte. Ces prodiges ne sont-ils pas écrits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommée a publié de ses cent bouches les victoires qu'il remporta sur les trois rois avec ses Espagnols, ses Vascons et ses licornes. Il rendit la belle Formosante à son père; il délivra toute la suite de sa maÃtresse, que le roi d'Egypte avait réduite en esclavage. Le grand kan des Scythes se déclara son vassal, et son mariage avec la princesse Aldée fut confirmé. L'invincible et généreux Amazan, reconnu pour héritier du royaume de Babylone, entra dans la ville en triomphe avec le phénix, en présence de cent rois tributaires. La fête de son mariage surpassa en tout celle que le roi Bélus avait donnée. On servit à table le boeuf Apis rôti. Le roi d'Egypte et celui des Indes donnèrent à boire aux deux époux, et ces noces furent célébrées par cinq cents grands poètes de Babylone. O muses! qu'on invoque toujours au commencement de son ouvrage, je ne vous implore qu'à la fin. C'est en vain qu'on me reproche de dire grâces sans avoir dit benedicte. Muses! vous n'en serez pas moins mes protectrices. Empêchez que des continuateurs téméraires ne gâtent par leurs fables les vérités que j'ai enseignées aux mortels dans ce fidèle récit, ainsi qu'ils ont osé falsifier Candide, l'Ingénu, et les chastes aventures de la chaste Jeanne; qu'un ex-capucin a défigurées par des vers dignes des capucins; dans des éditions bataves. Qu'ils ne fassent pas ce tort à mon typographe, chargé d'une nombreuse famille, et qui possède à peine de quoi avoir des caractères, du papier et de l'encre. O muses! imposez silence au détestable Coger, professeur de bavarderie au collège Mazarin, qui n'a pas été content des discours moraux de Bélisaire et de l'empereur Justinien, et qui a écrit de vilains libelles diffamatoires contre ces deux grands hommes. Mettez un bâillon au pédant Larcher, qui, sans savoir un mot de l'ancien babylonien, sans avoir voyagé comme moi sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, a eu l'imprudence de soutenir que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la princesse Aldée, et toutes les femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les palefreniers de l'Asie pour de l'argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de religion. Ce libertin de collège, votre ennemi et celui de la pudeur, accuse les belles Egyptiennes de Mendès de n'avoir aimé que des boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour en Egypte pour avoir enfin de bonnes aventures. Comme il ne connaÃt pas plus le moderne que l'antique, il insinue, dans l'espérance de s'introduire auprès de quelque vieille, que notre incomparable Ninon, à l'âge de quatre-vingts ans, coucha avec l'abbé Gédoin, de l'Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Il n'a jamais entendu parler de l'abbé de Châteauneuf, qu'il prend pour l'abbé Gédoin. Il ne connaÃt pas plus Ninon que les filles de Babylone. Muses, filles du ciel, votre ennemi Larcher fait plus il se répand en éloges sur la pédérastie; il ose dire que tous les bambins de mon pays sont sujets à cette infamie. Il croit se sauver en augmentant le nombre des coupables. Nobles et chastes muses, qui détestez également le pédantisme et la pédérastie, protégez-moi contre maÃtre Larcher! Et vous, maÃtre Aliboron, dit Fréron, ci-devant soi-disant jésuite, vous dont le Parnasse est tantôt à Bicêtre et tantôt au cabaret du coin; vous à qui l'on a rendu tant de justice sur tous les théâtres de l'Europe dans l'honnête comédie de L'Ecossaise; vous, digne fils du prêtre Desfontaines, qui naquÃtes de ses amours avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau comme le fils de Vénus, et qui s'élancent comme lui dans les airs, quoiqu'ils n'aillent jamais qu'au haut des cheminées; mon cher Aliboron, pour qui j'ai toujours eu tant de tendresse, et qui m'avez fait rire un mois de suite du temps de cette Ecossaise, je vous recommande ma princesse de Babylone; dites-en bien du mal afin qu'on la lise. Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclésiastique, illustre orateur des convulsionnaires, père de l'Eglise fondée par l'abbé Bécherand et par Abraham Chaumeix, ne manquez pas de dire dans vos feuilles, aussi pieuses qu'éloquentes et sensées, que la Princesse de Babylone est hérétique, déiste et athée. Tâchez surtout d'engager le sieur Riballier à faire condamner la Princesse de Babylone par la Sorbonne; vous ferez grand plaisir à mon libraire, à qui j'ai donné cette petite histoire pour ses étrennes. L'Homme aux quarante écus Un vieillard,... Un vieillard, qui toujours plaint le présent et vante le passé, me disait "Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle l'a été sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si bien cultivées; c'est que les hommes manquent à la terre, et que le journalier ayant enchéri son travail, plusieurs colons laissent leurs héritages en friche. - D'où vient cette disette de manoeuvres? - De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a embrassé les métiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier en soie, de procureur, ou de théologien. C'est que la révocation de l'édit de Nantes a laissé un très grand vide dans le royaume; que les religieuses et les mendiants se sont multipliés, et qu'enfin chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pénible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait naÃtre, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes sensés! "Une autre cause de notre pauvreté est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer à nos voisins quatre millions d'un article, et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l'Amérique; le café, le thé, le chocolat, la cochenille, l'indigo, les épiceries, nous coûtent plus de soixante millions par an. Tout cela était inconnu du temps de Henri IV, aux épiceries près, dont la consommation était bien moins grande. Nous brûlons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moitié de notre cire de l'étranger, parce que nous négligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluités argent comptant. Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l'Hôtel de Ville aux étrangers; et que Henri IV, à son avènement, en ayant trouvé pour deux millions en tout sur cet hôtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour délivrer l'Etat de ce fardeau. Considérez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trésors du Mexique, lorsque don Phelippo el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-là les guerres étrangères nous ont débarrassés de la moitié de notre argent. Voilà en partie les causes de notre pauvreté. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l'artifice des marchandes de modes nous sommes pauvres avec goût. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des négociants très riches; leurs enfants, leurs gendres, sont très riches; en général la nation ne l'est pas." Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde car le curé de ma paroisse, qui a toujours eu de l'amitié pour moi, m'a enseigné un peu de géométrie et d'histoire, et je commence à réfléchir, ce qui est très rare dans ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, étant fort pauvre, je n'eus pas grand peine à croire que j'avais beaucoup de compagnons. Désastre de l'Homme aux quarante écus Je suis bien aise d'apprendre à l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante écus de rente, n'était la taxe à laquelle elle est imposée. Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L'énormité de l'estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l'ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin que l'autre. Monsieur le contrôleur général sait que je ne payais en tout que douze livres; que c'était un fardeau très pesant pour moi, et que j'y aurais succombé si Dieu ne m'avait donné le génie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient à supporter ma misère. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt écus? Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'à la pluie, et que par conséquent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impôt. Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien à gagner du tout pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n'avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traÃner en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux pour gages le double de mon revenu. Son maÃtre d'hôtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maÃtresse lui coûtait quarante mille écus en six mois; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il était moins riche que moi il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. "Vous en payez donc deux cent mille à l'Etat, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moitié. - Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'Etat! Vous voulez rire, mon ami; j'ai hérité d'un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place je ne dois rien à l'Etat; c'est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer? Car tout vient de la terre; l'argent et les billets ne sont que des gages d'échange au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blé, cent boeufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui représentent ces denrées dégoûtantes. Si, après avoir mis l'impôt unique sur ces denrées, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la même chose? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de votre blé, et pour deux millions d'étoffes fabriquées avec votre laine il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres déjà taxées ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions. Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagné dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, à Buenos-Ayres, à Lima, à Surate ou à Pondichéry, prêtaient seulement à l'Etat chacun deux cent mille franc dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions quelle horreur! Payez mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante écus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dÃner avec ma livrée." Ce discours plausible me fit beaucoup réfléchir, et ne me consola guère. Entretien avec un géomètre Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien répondre, et qu'on n'est pas persuadé. On est atterré sans pouvoir être convaincu. On sent dans le fond de son âme un scrupule, une répugnance qui nous empêche de croire ce qu'on nous a prouvé. Un géomètre vous démontre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez faire passer une infinité de lignes courbes, et que vous n'en pouvez faire passer une droite vos yeux, votre raison, vous disent le contraire. Le géomètre vous répond gravement que c'est là un infini du second ordre. Vous vous taisez, et vous vous en retournez tout stupéfait, sans avoir aucune idée nette, sans rien comprendre, et sans rien répliquer. Vous consultez un géomètre de meilleure foi, qui vous explique le mystère. "Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut être dans la nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur il est impossible, physiquement parlant, qu'une ligne réelle en pénètre une autre. Nulle courbe, ni nulle droite réelle ne peut passer entre deux lignes réelles qui se touchent ce ne sont là que des jeux de l'entendement, des chimères idéales; et la véritable géométrie est l'art de mesurer les choses existantes." Je fus très content de l'aveu de ce sage mathématicien, et je me mis à rire, dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute science. Mon géomètre était un citoyen philosophe qui avait daigné quelquefois causer avec moi dans ma chaumière. Je lui dis "Monsieur, vous avez tâché d'éclairer les badauds de Paris sur le plus grand intérêt des hommes, la durée de la vie humaine. Le ministère a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs différents âges. Vous avez proposé de donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours crier à l'eau, et de voir des femmes enfermées dans un cerceau oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, à un quatrième étage auprès d'un privé. Faites-moi, je vous prie, l'amitié de me dire combien il y a d'animaux à deux mains et à deux pieds en France. Le géomètre On prétend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul très probable, en attendant qu'on le vérifie; ce qui serait très aisé, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout. L'homme aux quarante écus Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpents? Le géomètre Cent trente millions, dont presque la moitié est en chemins, en villes, villages, landes, bruyères, marais, sables, terres stériles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agréables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivés. On pourrait réduire les terres d'un bon rapport à soixante et quinze millions d'arpents carrés; mais comptons-en quatre-vingt millions on ne saurait trop faire pour sa patrie. L'homme aux quarante écus Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, année commune, en blés, en semence de toute espèce, vins, étangs, bois, métaux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huiles, tous frais faits, sans compter l'impôt? Le géomètre Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant mettons trente livres, pour ne pas décourager nos concitoyens. Il y a des arpents qui produisent des valeurs renaissantes estimées trois cents livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cents est trente car vous voyez bien que trois est à trente comme trente est à trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d'arpents à trente livres, et très peu à trois cents livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point chicaner. L'homme aux quarante écus Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingt millions d'arpents donneront-ils de revenu, estimé en argent? Le géomètre Le compte est tout fait cela produit par an deux milliards quatre cents millions de livres numéraires au cours de ce jour. L'homme aux quarante écus J'ai lu que Salomon possédait lui seul vingt-cinq milliards d'argent comptant; et certainement il n'y a pas deux milliards quatre cents millions d'espèces circulantes dans la France, qu'on m'a dit être beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon. Le géomètre C'est là le mystère il y a peut-être à présent environ neuf cents millions d'argent circulant dans le royaume, et cet argent, passant de main en main, suffit pour payer toutes les denrées et tous les travaux; le même écu peut passer mille fois de la poche du cultivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides. L'homme aux quarante écus J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants combien pour chacun, s'il vous plaÃt? Le géomètre Cent vingt livres, ou quarante écus. L'homme aux quarante écus Vous avez deviné tout juste mon revenu j'ai quatre arpents qui, en comptant les années de repos mêlées avec les années de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose. Quoi! si chacun avait une portion égale, comme dans l'âge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an? Le géomètre Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enflé. Tel est l'état de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornées on ne vit à Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux à vingt-trois ans; et l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an à dépenser c'est-à -dire que votre nourriture, votre vêtement, votre logement, vos meubles, sont représentés par la somme de cent vingt livres. L'homme aux quarante écus Hélas! que vous ai-je fait pour m'ôter ainsi la fortune et la vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans à vivre, à moins que je ne vole la part de mes camarades? Le géomètre Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une préparation, c'est le vestibule de l'édifice, c'est l'arbre qui n'a pas encore donné de fruits, c'est le crépuscule d'un jour. Retranchez des treize années qui vous restent le temps du sommeil et celui de l'ennui, c'est au moins la moitié reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l'espérance. L'homme aux quarante écus Miséricorde! votre compte ne va pas à trois ans d'une existence supportable. Le géomètre Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont l'espèce dure à jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu'ils viennent à bout de leurs augustes desseins. L'homme aux quarante écus Quarante écus, et trois ans à vivre! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux malédictions? Le géomètre Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice, que les mères allaitassent leurs enfants, qu'on ne fût plus assez malavisé pour craindre l'inoculation c'est ce que j'ai déjà dit, et pour la fortune, il n'y a qu'à se marier, et faire des garçons et des filles. L'homme aux quarante écus Quoi! le moyen de vivre commodément est d'associer ma misère à celle d'un autre? Le géomètre Cinq ou six misères ensemble font un établissement très tolérable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit ménage, supposé que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente. Vos enfants en bas âge ne vous coûtent presque rien; devenus grands, ils vous soulagent; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dépenses, et vous vivez très heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'Etat n'aient pas la barbarie de vous extorquer à chacun vingt écus par an; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l'âge d'or, où les hommes, nés tous égaux, avaient également part aux productions succulentes d'une terre non cultivée. Il s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque être à deux mains et à deux pieds possède un fonds de cent vingt livres de revenu. L'homme aux quarante écus Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout à l'heure que dans un pays où il y a quatre-vingt millions d'arpents de terre assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les ôtez! Le géomètre Je comptais suivant les registres du siècle d'or, et il faut compter suivant le siècle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui n'ont que la valeur de dix écus de rente, d'autres qui n'en ont que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont absolument rien. L'homme aux quarante écus Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours. Le géomètre Point du tout les autres qui possèdent leurs portions les font travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le théologien, le confiturier, l'apothicaire, le prédicateur, le comédien, le procureur et le fiacre. Vous vous êtes cru à plaindre de n'avoir que cent vingt livres à dépenser par an, réduites à cent huit livres à cause de votre taxe de douze francs; mais regardez les soldats qui donnent leur sang pour la patrie ils ne disposent, à quatre sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaiement en s'associant par chambrées. L'homme aux quarante écus Ainsi donc un ex-jésuite a plus de cinq fois la paye de soldat. Cependant les soldats ont rendu plus de services à l'Etat sous les yeux du roi à Fontenoy, à Laufelt, au siège de Fribourg, que n'en a jamais rendu le révérend père La Valette. Le géomètre Rien n'est plus vrai; et même chaque jésuite devenu libre a plus à dépenser qu'il ne coûtait à son couvent il y en a même qui ont gagné beaucoup d'argent à faire des brochures contre les parlements, comme le révérend père Patouiller et le révérend père Nonotte. Chacun s'ingénie dans ce monde l'un est à la tête d'une manufacture d'étoffes; l'autre de porcelaine; un autre entreprend l'opéra; celui-ci fait la gazette ecclésiastique; cet autre, une tragédie bourgeoise, ou un roman dans le goût anglais; il entretient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui sans lui demanderaient l'aumône. Ce n'est enfin que la restitution de cent vingt livres à ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'Etat. L'homme aux quarante écus Parfaite manière de fleurir! Le géomètre Il n'y en a point d'autre par tout pays le riche fait vivre le pauvre. Voilà l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la nation est industrieuse, plus elle gagne sur l'étranger. Si nous attrapions de l'étranger dix millions par an pour la balance du commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de plus dans l'Etat ce serait dix francs de plus à répartir loyalement sur chaque tête, c'est-à -dire que les négociants feraient gagner à chaque pauvre dix francs de plus dans l'espérance de faire des gains encore plus considérables; mais le commerce a ses bornes, comme la fertilité de la terre autrement la progression irait à l'infini; et puis il n'est pas sûr que la balance de notre commerce nous soit toujours favorable il y a des temps où nous perdons. L'homme aux quarante écus J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons, si notre patrie était peuplée du double, si nous avions quarante millions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il? Le géomètre Il arriverait que chacun n'aurait à dépenser que vingt écus, l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendÃt le double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres, ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner le double sur l'étranger, ou envoyer la moitié de la nation en Amérique, ou que la moitié de la nation mangeât l'autre. L'homme aux quarante écus Contentons-nous donc de nos vingt millions d'hommes et de nos cent vingt livres par tête, réparties comme il plaÃt à Dieu; mais cette situation est triste, et votre siècle de fer est bien dur. Le géomètre Il n'y a aucune nation qui soit mieux, et il en est beaucoup qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi donner la valeur de cent vingt de mes livres à chaque habitant? S'ils avaient eu l'équivalent, les Huns, les Goths, les Vandales et les Francs n'auraient pas déserté leur patrie pour aller s'établir ailleurs, le fer et la flamme à la main. L'homme aux quarante écus Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientôt que je suis heureux avec mes cent vingt francs. Le géomètre Si vous pensiez être heureux, en ce cas vous le seriez. L'homme aux quarante écus On ne peut s'imaginer être ce qu'on n'est pas, à moins qu'on ne soit fou. Le géomètre Je vous ai déjà dit que, pour être plus à votre aise et plus heureux que vous n'êtes, il faut que vous preniez une femme; mais j'ajouterai qu'elle doit avoir comme vous cent vingt livres de rente, c'est-à -dire quatre arpents à dix écus l'arpent. Les anciens Romains n'en avaient chacun que trois. Si vos enfants sont industrieux, ils pourront en gagner chacun autant en travaillant pour les autres. L'homme aux quarante écus Ainsi ils ne pourront avoir de l'argent sans que d'autres en perdent. Le géomètre C'est la loi de toutes les nations; on ne respire qu'à ce prix. L'homme aux quarante écus Et il faudra que ma femme et moi nous donnions chacun la moitié de notre récolte à la puissance législatrice et exécutrice, et que les nouveaux ministres d'Etat nous enlèvent la moitié du prix de nos sueurs et de la substance de nos pauvres enfants avant qu'ils puissent gagner leur vie! Dites-moi, je vous prie, combien nos nouveaux ministres font entrer d'argent de droit divin dans les coffres du roi. Le géomètre Vous payez vingt écus pour quatre arpents qui vous en rapportent quarante. L'homme riche qui possède quatre cents arpents payera deux mille écus par ce nouveau tarif, et les quatre-vingt millions d'arpents rendront au roi douze cents millions de livres par année, ou quatre cents millions d'écus. L'homme aux quarante écus Cela me paraÃt impraticable et impossible. Le géomètre Vous avez très grande raison, et cette impossibilité est une démonstration géométrique qu'il y a un vice fondamental de raisonnement dans nos nouveaux ministres. L'homme aux quarante écus N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice démontrée à me prendre la moitié de mon blé, de mon chanvre, de la laine de mes moutons, etc., et de n'exiger aucun secours de ceux qui auront gagné dix ou vingt, ou trente mille livres de rente avec mon chanvre, dont ils ont tissu de la toile; avec ma laine, dont ils ont fabriqué des draps; avec mon blé, qu'ils auront vendu plus cher qu'ils ne l'ont acheté? Le géomètre L'injustice de cette administration est aussi évidente que son calcul est erroné. Il faut que l'industrie soit favorisée; mais il faut que l'industrie opulente secoure l'Etat. Cette industrie vous a certainement ôté une partie de vos cent vingt livres, et se les est appropriées en vous vendant vos chemises et votre habit vingt fois plus cher qu'ils ne vous auraient coûté si vous les aviez faits vous-même. Le manufacturier, qui s'est enrichi à vos dépens, a, je l'avoue, donné un salaire à ses ouvriers, qui n'avaient rien par eux-mêmes; mais il a retenu pour lui, chaque année, une somme qui lui a valu enfin trente mille livres de rente; il a donc acquis cette fortune à vos dépens; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denrées assez cher pour vous rembourser de ce qu'il a gagné sur vous; car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir de l'étranger à meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c'est qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, bien loin d'augmenter. Il est donc nécessaire et équitable que l'industrie raffinée du négociant paye plus que l'industrie grossière du laboureur. Il en est de même des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait été jusqu'ici de douze francs avant que nos grands ministres vous eussent pris vingt écus. Sur ces douze francs, le publicain retenait dix sols pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille âmes, il aura gagné deux cent cinquante mille francs par an. Qu'il en dépense cinquante, il est clair qu'au bout de dix ans il aura deux millions de bien. Il est très juste qu'il contribue à proportion, sans quoi tout serait perverti et bouleversé. L'homme aux quarante écus Je vous remercie d'avoir taxé ce financier, cela soulage mon imagination; mais puisqu'il a si bien augmenté son superflu, comment puis-je faire pour accroÃtre aussi ma petite fortune? Le géomètre Je vous l'ai déjà dit, en vous mariant, en travaillant, en tâchant de tirer de votre terre quelques gerbes de plus que ce qu'elle vous produisait. L'homme aux quarante écus Je suppose que j'aie bien travaillé; que toute la nation en ait fait autant; que la puissance législatrice et exécutrice en ait reçu un plus gros tribut combien la nation a-t-elle gagné au bout de l'année? Le géomètre Rien du tout; à moins qu'elle n'ait fait un commerce étranger utile; mais elle aura vécu plus commodément. Chacun aura eu à proportion plus d'habits, de chemises, de meubles, qu'il n'en avait auparavant. Il y aura eu dans l'Etat une circulation plus abondante; les salaires auront été augmentés avec le temps à peu près en proportion du nombre de gerbes de blé, de toisons de moutons, de cuirs de boeufs, de cerfs et de chèvres qui auront été employés, de grappes de raisin qu'on aura foulées dans le pressoir. On aura payé au roi plus de valeurs de denrées en argent, et le roi aura rendu plus de valeurs à tous ceux qu'il aura fait travailler sous ses ordres; mais il n'y aura pas un écu de plus dans le royaume. L'homme aux quarante écus Que restera-t-il donc à la puissance au bout de l'année? Le géomètre Rien, encore une fois; c'est ce qui arrive à toute puissance elle ne thésaurise pas; elle a été nourrie, vêtue, logée, meublée; tout le monde l'a été aussi, chacun suivant son état; et, si elle thésaurise, elle a arraché à la circulation autant d'argent qu'elle en a entassé; elle a fait autant de malheureux qu'elle a mis de fois quarante écus dans ses coffres. L'homme aux quarante écus Mais ce grand Henri IV n'était donc qu'un vilain, un ladre, un pillard car on m'a conté qu'il avait encaqué dans la Bastille plus de cinquante millions de notre monnaie d'aujourd'hui? Le géomètre C'était un homme aussi bon, aussi prudent que valeureux. Il allait faire une juste guerre, et en amassant dans ses coffres vingt-deux millions de son temps, en ayant encore à recevoir plus de vingt autres qu'il laissait circuler, il épargnait à son peuple plus de cent millions qu'il en aurait coûté s'il n'avait pas pris ces utiles mesures. Il se rendait moralement sûr du succès contre un ennemi qui n'avait pas les mêmes précautions. Le calcul des probabilités était prodigieusement en sa faveur. Ces vingt-deux millions encaissés prouvaient qu'il y avait alors dans le royaume la valeur de vingt-deux millions d'excédent dans les biens de la terre ainsi personne ne souffrait. L'homme aux quarante écus Mon vieillard me l'avait bien dit qu'on était à proportion plus riche sous l'administration du duc de Sully que sous celle des nouveaux ministres, qui ont mis l'impôt unique, et qui m'ont pris vingt écus sur quarante. Dites-moi, je vous prie, y a-t-il une nation au monde qui jouisse de ce beau bénéfice de l'impôt unique? Le géomètre Pas une nation opulente. Les Anglais, qui ne rient guère, se sont mis à rire quand ils ont appris que des gens d'esprit avaient proposé parmi nous cette administration. Les Chinois exigent une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent à Canton; les Hollandais payent à Nangasaki, quand ils sont reçus au Japon sous prétexte qu'ils ne sont pas chrétiens; les Lapons et les Samoyèdes, à la vérité, sont soumis à un impôt unique en peaux de martres; la république de Saint-Marin ne paye que des dÃmes pour entretenir l'Etat dans sa splendeur. Il y a dans notre Europe une nation célèbre par son équité et par sa valeur qui ne paye aucune taxe c'est le peuple helvétien. Mais voici ce qui est arrivé ce peuple s'est mis à la place des ducs d'Autriche et de Zeringue, les petits cantons sont démocratiques et très pauvres; chaque habitant y paye une somme très modique pour les besoins de la petite république. Dans les cantons riches, on est chargé envers l'Etat des redevances que les archiducs d'Autriche et les seigneurs fonciers exigeaient les cantons protestants sont à proportion du double plus riches que les catholiques, parce que l'Etat y possède les biens des moines. Ceux qui étaient sujets des archiducs d'Autriche, des ducs de Zeringue, et des moines, le sont aujourd'hui de la patrie; ils payent à cette patrie les mêmes dÃmes, les mêmes droits, les mêmes lods et ventes qu'ils payent à leurs anciens maÃtres; et, comme les sujets en général ont très peu de commerce, le négoce n'est assujetti à aucune charge, excepté de petits droits d'entrepôt les hommes trafiquent de leur valeur avec les puissances étrangères, et se vendent pour quelques années, ce qui fait entrer quelque argent dans leur pays à nos dépens; et c'est un exemple aussi unique dans le monde policé que l'est l'impôt établi par vos nouveaux législateurs. L'homme aux quarante écus Ainsi, monsieur, les Suisses ne sont pas de droit divin dépouillés de la moitié de leurs biens; et celui qui possède quatre vaches n'en donne pas deux à l'Etat? Le géomètre Non, sans doute. Dans un canton, sur treize tonneaux de vin on en donne un et on en boit douze. Dans un autre canton, on paye la douzième partie et on en boit onze. L'homme aux quarante écus Ah! qu'on me fasse Suisse! Le maudit impôt que l'impôt unique et inique qui m'a réduit à demander l'aumône! Mais trois ou quatre cents impôts, dont les noms même me sont impossibles à retenir et à prononcer, sont-ils plus justes et plus honnêtes? Y a-t-il jamais eu un législateur qui, en fondant un Etat, ait imaginé de créer des conseillers du roi mesureurs de charbons, jaugeurs de vin, mouleurs de bois, langueyeurs de porcs, contrôleurs de beurre salé? d'entretenir une armée de faquins deux fois plus nombreuse que celle d'Alexandre, commandée par soixante généraux qui mettent le pays à contribution, qui remportent des victoires signalées tous les jours, qui font des prisonniers, et qui quelquefois les sacrifient en l'air ou sur un petit théâtre de planches, comme faisaient les anciens Scythes, à ce que m'a dit mon curé? Une telle législation, contre laquelle tant de cris s'élevaient, et qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle qui m'ôte tout d'un coup nettement et paisiblement la moitié de mon existence? J'ai peur qu'à bien compter on ne m'en prÃt en détail les trois quarts sous l'ancienne finance. Le géomètre Iliacos intra muros peccatur et extra. Est modus in rebus. Caveas ne quid nimis. L'homme aux quarante écus J'ai appris un peu d'histoire et de géométrie, mais je ne sais pas le latin. Le géomètre Cela signifie à peu près "On a tort des deux côtés. Gardez le milieu en tout. Rien de trop." L'homme aux quarante écus. Oui, rien de trop, c'est ma situation; mais je n'ai pas assez. Le géomètre Je conviens que vous périrez de faim, et moi aussi, et l'Etat aussi, supposé que la nouvelle administration dure seulement deux ans; mais il faut espérer que Dieu aura pitié de nous. L'homme aux quarante écus On passe sa vie à espérer, et on meurt en espérant. Adieu, monsieur; vous m'avez instruit, mais j'ai le coeur navré. Le géomètre C'est souvent le fruit de la science. Aventure avec un carme. Quand j'eus bien remercié l'académicien de l'Académie des Science de m'avoir mis au fait, je m'en allai tout pantois, louant la Providence, mais grommelant entre mes dents ces tristes paroles "Vingt écus de rente seulement pour vivre, et n'avoir que vingt-deux ans à vivre! Hélas! puisse notre vie être encore plus courte, puisqu'elle est si malheureuse!" Je me trouvai bientôt vis-à -vis d'une maison superbe. Je sentais déjà la faim; je n'avais pas seulement la cent vingtième partie de la somme qui appartient de droit à chaque individu; mais dès qu'on m'eut appris que ce palais était le couvent des révérends pères carmes déchaussés, je conçus de grandes espérances, et je dis "Puisque ces saints sont assez humbles pour marcher pieds nus, ils seront assez charitables pour me donner à dÃner." Je sonnai; un carme vint "Que voulez-vous, mon fils? - Du pain, mon révérend père; les nouveaux édits m'ont tout ôté. - Mon fils, nous demandons nous-mêmes l'aumône; nous ne la faisons pas. - Quoi! votre saint institut vous ordonne de n'avoir pas de souliers, et vous avez une maison de prince! et vous me refusez à manger! - Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers et sans bas c'est une dépense de moins; mais nous n'avons pas plus froid aux pieds qu'aux mains; et si notre saint institut nous avait ordonné d'aller cul nu, nous n'aurions point froid au derrière. A l'égard de notre belle maison, nous l'avons aisément bâtie, parce que nous avons cent mille livres de rente en maisons dans la même rue. - Ah! ah! vous me laissez mourir de faim, et vous avez cent mille livres de rente! Vous en rendez donc cinquante mille au nouveau gouvernement? - Dieu nous préserve de payer une obole! Le seul produit de la terre cultivée par des mains laborieuses, endurcies de calus et mouillées de larmes, doit des tributs à la puissance législatrice et exécutrice. Les aumônes qu'on nous a données nous ont mis en état de faire bâtir ces maisons, dont nous tirons cent mille livres par an; mais ces aumônes venant des fruits de la terre, ayant déjà payé le tribut, elles ne doivent pas payer deux fois elles ont sanctifié les fidèles qui se sont appauvris en nous enrichissant, et nous continuons à demander l'aumône et à mettre à contribution le faubourg St-Germain pour sanctifier encore les fidèles." Ayant dit ces mots, le carme me ferma la porte au nez. Je passai par-devant l'hôtel des mousquetaires gris; je contai la chose à un de ces messieurs ils me donnèrent un bon dÃner et un écu. L'un d'eux proposa d'aller brûler le couvent; mais un mousquetaire plus sage lui montra que le temps n'était pas encore venu, et le pria d'attendre encore deux ou trois ans. Audience de M. le Contrôleur général J'allai, avec mon écu, présenter un placet à M. le Contrôleur général, qui donnait audience ce jour-là . Son antichambre était remplie de gens de toute espèce. Il y avait surtout des visages encore plus pleins, des ventres plus rebondis, des mines plus fières que mon homme aux huit millions. Je n'osais m'approcher; je les voyais, et ils ne me voyaient pas. Un moine, gros décimateur, avait intenté un procès à des citoyens qu'il appelait ses paysans. Il avait déjà plus de revenu que la moitié de ses paroissiens ensemble, et de plus il était seigneur de fief. Il prétendait que ses vassaux, ayant converti avec des peines extrêmes leurs bruyères en vignes, ils lui devaient la dixième partie de leur vin, ce qui faisait, en comptant le prix du travail et des échalas, et des futailles, et du cellier, plus du quart de la récolte. "Mais comme les dÃmes, disait-il, sont de droit divin, je demande le quart de la substance de mes paysans au nom de Dieu." Le ministre lui dit "Je vois combien vous êtes charitable!" Un fermier général, fort intelligent dans les aides, lui dit alors "Monseigneur, ce village ne peut rien donner à ce moine car, ayant fait payer aux paroissiens l'année passée trente-deux impôts pour leur vin, et les ayant fait condamner ensuite à payer le trop bu, ils sont entièrement ruinés. J'ai fait vendre leurs bestiaux et leurs meubles, ils sont encore mes redevables. Je m'oppose aux prétentions du révérend père. - Vous avez raison d'être son rival, repartit le ministre; vous aimez l'un et l'autre également votre prochain, et vous m'édifiez tous deux." Un troisième, moine et seigneur, dont les paysans sont mainmortables, attendait aussi un arrêt du conseil qui le mÃt en possession de tout le bien d'un badaud de Paris, qui, ayant par inadvertance demeuré un an et un jour dans une maison sujette à cette servitude et enclavée dans les Etats de ce prêtre, y était mort au bout de l'année. Le moine réclamait tout le bien du badaud, et cela de droit divin. Le ministre trouva le coeur du moine aussi juste et aussi tendre que les deux premiers. Un quatrième, qui était contrôleur du domaine, présenta un beau mémoire par lequel il se justifiait d'avoir réduit vingt familles à l'aumône. Elles avaient hérité de leurs oncles ou tantes, ou frères, ou cousins; il avait fallu payer les droits. Le domanier leur avait prouvé généreusement qu'elles n'avaient pas assez estimé leurs héritages, qu'elles étaient beaucoup plus riches qu'elles ne croyaient; et, en conséquence, les ayant condamnées à l'amende du triple, les ayant ruinées en frais, et fait mettre en prison les pères de famille, il avait acheté leurs meilleures possessions sans bourse délier. Le Contrôleur général lui dit d'un ton un peu amer à la vérité "Euge! contrôleur bone et fidelis; quia supra pauca fuisti fidelis, fermier général te constituam." Cependant il dit tout bas à un maÃtre des requêtes qui était à côté de lui "Il faudra bien faire rendre gorge à ces sangsues sacrées et à ces sangsues profanes il est temps de soulager le peuple, qui, sans nos soins et notre équité, n'aurait jamais de quoi vivre que dans l'autre monde." Des hommes d'un génie profond lui présentèrent des projets. L'un avait imaginé de mettre des impôts sur l'esprit. "Tout le monde, disait-il, s'empressera de payer, personne ne voulant passer pour un sot." Le ministre lui dit "Je vous déclare exempt de la taxe." Un autre proposa d'établir l'impôt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation était la plus gaie du monde, et qu'une chanson la consolait de tout; mais le ministre observa que depuis quelque temps on ne faisait plus guère de chansons plaisantes, et il craignit que, pour échapper à la taxe, on ne devÃnt trop sérieux. Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d'apprendre l'arithmétique. Un cinquième prouvait au roi, par amitié, qu'il ne pouvait recueillir que soixante et quinze millions; mais qu'il allait lui en donner deux cent vingt-cinq. "Vous me ferez plaisir, dit le ministre, quand nous aurons payé les dettes de l'Etat." Enfin arriva un commis de l'auteur nouveau qui fait la puissance législatrice copropriétaire de toutes nos terres par le droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente. Je reconnus l'homme qui m'avait mis en prison pour n'avoir pas payé mes vingt écus. Je me jetai aux pieds de monsieur le contrôleur général, et je lui demandai justice; il fit un grand éclat de rire, et me dit que c'était un tour qu'on m'avait joué. Il ordonna à ces mauvais plaisants de me donner cent écus de dédommagement, et m'exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis "Monseigneur, Dieu vous bénisse!" Lettre à l'Homme aux quarante écus Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c'est-à -dire quoique je possède trois cent soixante livres ou francs de revenu, je vous écris cependant comme d'égal à égal, sans affecter l'orgueil des grandes fortunes. J'ai lu l'histoire de votre désastre et de la justice que M. le Contrôleur général vous a rendue; je vous en fais mon compliment; mais par malheur je viens de lire. Le Financier citoyen, malgré la répugnance que m'avait inspirée le titre, qui paraÃt contradictoire à bien des gens. Ce citoyen vous ôte vingt francs de vos rentes, et à moi soixante il n'accorde que cent francs à chaque individu sur la totalité des habitants; mais, en récompense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu'à cent cinquante livres; je vois que votre géomètre a pris un juste milieu. Il n'est point de ces magnifiques seigneurs qui d'un trait de plume peuplent Paris d'un million d'habitants, et vous font rouler quinze cents millions d'espèces sonnantes dans le royaume, après tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres dernières. Comme vous êtes grand lecteur, je vous prêterai le Financier citoyen; mais n'allez pas le croire en tout il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c'est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz; il cite la DÃme du maréchal de Vauban, et il ne sait pas qu'elle est d'un Boisguilbert; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu'il est de l'abbé de Bourzeis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchérit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchérit beaucoup sous son ministère, et la paye du soldat n'augmenta point ce qui prouve, indépendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposé dès qu'il parut, et ensuite attribué au cardinal même, ne lui appartient pas plus que les testaments du cardinal Albertoni et du maréchal de Belle-Isle ne leur appartiennent. Défiez-vous toute votre vie des testaments et des systèmes j'en ai été la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moqués de vous, les nouveaux Triptolèmes se sont encore plus moqués de moi, et, sans une petite succession qui m'a ranimé, j'étais mort de misère. J'ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu'un écu de trois livres. Dès que j'eus lu dans les journaux qu'un célèbre agriculteur avait inventé un nouveau semoir, et qu'il labourait sa terre par planches, afin qu'en semant moins il recueillÃt davantage, j'empruntai vite de l'argent, j'achetai un semoir, je labourai par planches; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l'illustre agriculteur qui ne sème plus par planches. Mon malheur voulut que je lusse le Journal économique, qui se vend à Paris chez Boudot. Je tombai sur l'expérience d'un Parisien ingénieux qui, pour se réjouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait semé du froment, au lieu d'y planter des tulipes; il eut une récolte très abondante. J'empruntai encore de l'argent. "Je n'ai qu'à donner trente labours, me disais-je, j'aurai le double de la récolte de ce digne Parisien, qui s'est formé des principes d'agriculture à l'Opéra et à la Comédie; et me voilà enrichi par ses leçons et par son exemple." Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas; et d'ailleurs le malheur que j'avais eu de semer par planches, comme l'illustre agriculteur dont j'ai parlé, m'avait forcé à vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont à quatre lieues à la ronde. Trois labours pour chaque arpent coûtent douze livres, c'est un prix fait; il fallut donner trente façons par arpent; le labour de chaque arpent me coûta cent vingt livres la façon de mes cent vingt arpents me revint à quatorze mille quatre cents livres. Ma récolte, qui se monte, année commune, dans mon maudit pays, à trois cents setiers, monta, il est vrai, à trois cent trente, qui, à vingt livres le setier, me produisirent six mille six cents livres je perdis sept mille huit cents livres; il est vrai, que j'eus la paille. J'étais ruiné, abÃmé, sans une vieille tante qu'un grand médecin dépêcha dans l'autre monde, en raisonnant aussi bien en médecine que moi en agriculture. Qui croirait que j'eus encore la faiblesse de me laisser séduire par le Journal de Boudot? Cet homme-là , après tout, n'avait pas juré ma perte. Je lis dans son recueil qu'il n'y a qu'à faire une avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de rente en artichauts certainement Boudot me rendra en artichauts ce qu'il m'a fait perdre en blé. Voilà mes quatre mille francs dépensés, et mes artichauts mangés par des rats de campagne. Je fus hué dans mon canton comme le diable de Papefiguière. J'écrivais une lettre de reproche fulminante à Boudot. Pour toute réponse le traÃtre s'égaya dans son Journal à mes dépens. Il me nia impudemment que les Caraïbes fussent nés rouges; je fus obligé de lui envoyer une attestation d'un ancien procureur du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les Caraïbes rouges ainsi que les Nègres noirs. Mais cette petite victoire ne m'empêcha pas de perdre jusqu'au dernier sou toute la succession de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systèmes. Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans. Nouvelles douleurs occasionnées par les nouveaux systèmes Ce petit morceau est tiré des manuscrits d'un vieux solitaire. Je vois que si de bons citoyens se sont amusés à gouverner les Etats, et à se mettre à la place des rois; si d'autres se sont crus des Triptolèmes et des Cérès, il y en a de plus fiers qui se sont mis sans façon à la place de Dieu, et qui ont créé l'univers avec leur plume, comme Dieu le créa autrefois par la parole. Un des premiers qui se présenta à mes adorations fut un descendant de Thalès, nommé Telliamed, qui m'apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d'abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J'étais encore tout plein des Métamorphoses d'Ovide, et d'un livre où il était démontré que la race des hommes était bâtarde d'une race de babouins j'aimais autant descendre d'un poisson que d'un singe. Avec le temps j'eus quelques doutes sur cette généalogie, et même sur la formation des montagnes. "Quoi! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable à droite et à gauche à dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de siècles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable? Apprenez que la mer a nécessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu'on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui étaient là plusieurs siècles avant que les hommes eussent dès vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a été longtemps tout couvert d'eau." Plus il m'endoctrinait, plus je devenais incrédule. "Quoi donc! me dit-il, n'avez-vous pas vu le falun de Touraine à trente-six lieues de la mer? C'est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a déposé dans la succession des temps une mine entière de coquilles à trente-six lieues de l'Océan, pourquoi n'aura-t-elle pas été jusqu'à trois mille lieues pendant plusieurs siècles sur notre globe de verre?" Je lui répondis "Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour à pied; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre; et quant à votre falun, je doute encore qu'il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne fût qu'une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisément la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurées en langues, et qui ne sont point des langues; en étoiles, et qui ne sont point des astres; en serpents roulés sur eux-mêmes, et qui ne sont point des serpents; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont point pourtant les dépouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figurées, qui représentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient été des maisons et des chênes. "Si la mer avait déposé tant de lits de coquilles en Touraine, pourquoi aurait-elle négligé la Bretagne, la Normandie, la Picardie, et toutes les autres côtes? J'ai bien peur que ce falun tant vanté ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la mer se serait répandue à trente-six lieues, ce n'est pas à dire qu'elle ait été jusqu'à trois mille, et même jusqu'à trois cents, et que toutes les montagnes aient été produites par les eaux. J'aimerais autant dire que le Caucase a formé la mer, que de prétendre que la mer a fait le Caucase. - Mais, monsieur l'incrédule; que répondrez-vous aux huÃtres pétrifiées qu'on a trouvées sur le sommet des Alpes? - Je répondrai, monsieur le créateur, que je n'ai pas vu plus d'huÃtres pétrifiées que d'ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis. Je répondrai ce qu'on a déjà dit, qu'on a trouvé des écailles d'huÃtres qui se pétrifient aisément à de très grandes distances de la mer, comme on a déterré des médailles romaines à cent lieus de Rome; et j'aime mieux croire que des pèlerins de Saint-Jacques ont laissé quelques coquilles vers Saint-Maurice que d'imaginer que la mer a formé le mont Saint-Bernard. "Il y a des coquillages partout; mais est-il bien sûr qu'ils ne soient pas les dépouilles des testacés et des crustacés de nos lacs et de nos rivières, aussi bien que des petits poissons marins? - Monsieur l'incrédule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de créer. - Monsieur le créateur, à vous permis; chacun est le maÃtre dans son mode; mais vous ne me ferez jamais croire que celui où nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des démonstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu'il n'y a aucune coquille dans les montagnes d'Amérique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé cet hémisphère, et que vous vous soyez contenté de former l'ancien monde c'est bien assez. - Monsieur, monsieur, si on n'a pas découvert de coquilles sur les montagnes d'Amérique, on en découvrira. - Monsieur, c'est parler en créateur qui sait son secret, et qui est sûr de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun, pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d'ailleurs le très humble et très obéissant serviteur de votre providence." Dans le temps que je m'instruisais ainsi avec Telliamed, un jésuite irlandais déguisé en homme, d'ailleurs grand observateur, et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine de blé ergoté. On ne douta pas alors qu'on ne fÃt des hommes avec de la farine de bon froment. Aussitôt on créa des particules organiques qui composèrent des hommes. Pourquoi non? Le grand géomètre Fatio avait bien ressuscité des morts à Londres on pouvait tout aussi aisément faire à Paris des vivants avec des particules organiques; mais, malheureusement, les nouvelles anguilles de Needham ayant disparu, les nouveaux hommes disparurent aussi, et s'enfuirent chez les monades, qu'ils rencontrèrent dans le plein au milieu de la matière subtile, globuleuse et cannelée. Ce n'est pas que ces créateurs de systèmes n'aient rendu de grands services à la physique; à Dieu ne plaise que je méprise leurs travaux! On les a comparés à des alchimistes qui, en faisant de l'or qu'on ne fait point, ont trouvé de bons remèdes, ou du moins des choses très curieuses. On peut être un homme d'un rare mérite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la structure du globe. Les poissons changés en hommes, et les eaux changées en montagnes, ne m'avaient pas fait autant de mal que M. Boudot. Je me bornais tranquillement à douter, lorsqu'un Lapon me prit sous sa protection. C'était un profond philosophe, mais qui ne pardonnait jamais aux gens qui n'étaient pas de son avis. Il me fit d'abord connaÃtre clairement l'avenir en exaltant mon âme. Je fis de si prodigieux efforts d'exaltation que j'en tombai malade; mais il me guérit en m'enduisant de poix-résine de la tête aux pieds. A peine fus-je en état de marcher qu'il me proposa un voyage aux terres australes pour y disséquer des têtes de géants, ce qui nous ferait connaÃtre clairement la nature de l'âme. Je ne pouvais supporter la mer; il eut la bonté de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraqué ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partÃmes; je me cassai une jambe à l'entrée du trou; on eut beaucoup de peine à me redresser la jambe il s'y forma un calus qui m'a beaucoup soulagé. J'ai déjà parlé de tout cela dans une de mes diatribes pour instruire l'univers très attentif à ces grandes choses. Je suis bien vieux; j'aime quelquefois à répéter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tête des petits garçons pour lesquels je travaille depuis si longtemps. Mariage de l'Homme aux quarante écus L'homme aux quarante écus s'étant beaucoup formé, et ayant fait une petite fortune, épousa une jolie fille qui possédait cent écus de rente. Sa femme devint bientôt grosse. Il alla trouver son géomètre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une fille. Le géomètre lui répondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l'ordinaire; mais que les physiciens, qui prédisent les éclipses, n'étaient pas si éclairés qu'elles. Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait déjà une âme. Le géomètre dit que ce n'était pas son affaire, et qu'il en fallait parler au théologien du coin. L'homme aux quarante écus, qui était déjà l'homme aux deux cents écus pour le moins, demanda en quel endroit était son enfant. "Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et l'intestin rectum. - O Dieu paternel! s'écria-t-il, l'âme immortelle de mon fils née et logée entre de l'urine et quelque chose de pis! - Oui, mon cher voisin, l'âme d'un cardinal n'a point eu d'autre berceau; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs. - Ah! monsieur le savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font? - Non, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les philosophes ont imaginé, c'est-à -dire comment les enfants ne se font point. "Premièrement, le révérend père Sanchez, dans son excellent livre de Matrimonio, est entièrement de l'avis d'Hippocrate; il croit comme un article de foi que les deux véhicules fluides de l'homme et de la femme s'élancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant est conçu par cette union; et il est si persuadé de ce système physique, devenu théologique, qu'il examine, chapitre XXI du livre second, utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto. - Eh! monsieur, je vous ai déjà dit que je n'entends pas le latin; expliquez-moi en français l'oracle du père Sanchez." Le géomètre lui traduisit le texte, et tous deux frémirent d'horreur. Le nouveau marié, en trouvant Sanchez prodigieusement ridicule, fut pourtant assez content d'Hippocrate; et il se flattait que sa femme avait rempli toutes les conditions imposées par ce médecin pour faire un enfant. Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes qui ne répandent aucune liqueur, qui ne reçoivent qu'avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul décide contre Hippocrate et Sanchez. De plus, il y a très grande apparence que la nature agit toujours dans les mêmes cas par les mêmes principes or il y a beaucoup d'espèces d'animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons écaillés, les huÃtres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mécanique de génération qui convÃnt à tous les animaux. Le célèbre Harvey, qui le premier démontra la circulation, et qui était digne de découvrir le secret de la nature, crut l'avoir trouvé dans les poules elles pondent des oeufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que le bourgeois, et même quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maÃtresse ma poule, et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes, parce qu'elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. Malgré ces railleries, Harvey ne changea point d'avis, et il fut établi dans toute l'Europe que nous venons d'un oeuf. L'homme aux quarante écus Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours semblable à elle-même, qu'elle agit toujours par le même principe dans le même cas les femmes, les juments, les ânesses, les anguilles, ne pondent point; vous vous moquez de moi. Le géomètre Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments, les anguilles en ont aussi. Un oeuf se détache de l'ovaire; il est couvé dans la matrice. Voyez tous les poissons écaillés, les grenouilles ils jettent des oeufs, que le mâle féconde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espèce font éclore leurs oeufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes, sont visiblement formés d'un oeuf. Tout vient d'un oeuf; et notre globe est un grand oeuf qui contient tous les autres. L'homme aux quarante écus Mais vraiment ce système porte tous les caractères de la vérité; il est simple, il est uniforme, il est démontré aux yeux dans plus de la moitié des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux point d'autre les oeufs de ma femme me sont fort chers. Le géomètre On s'est lassé à la longue de ce système on a fait les enfants d'une autre façon. L'homme aux quarante écus Et pourquoi, puisque celle-là est si naturelle? Le géomètre C'est qu'on a prétendu que nos femmes n'ont point d'ovaire, mais seulement de petites glandes. L'homme aux quarante écus Je soupçonne que des gens qui avaient un autre système à débiter ont voulu décréditer les oeufs. Le géomètre Cela pourrait bien être. Deux Hollandais s'avisèrent d'examiner la liqueur séminale au microscope, celle de l'homme, celle de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux déjà tout formés qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent même dans le fluide séminal du coq. Alors on jugea que les mâles faisaient tout, et les femmes rien; elles ne servirent plus qu'à porter le trésor que le mâle leur avait confié. L'homme aux quarante écus Voilà qui est bien étrange. J'ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frétillent si prodigieusement dans une liqueur, pour être ensuite immobiles dans les oeufs des oiseaux, et pour être non moins immobiles neuf mois, à quelques culbutes près, dans le ventre de la femme; cela ne me paraÃt pas conséquent. Ce n'est pas, autant que j'en puis juger, la marche de la nature. Comment sont faits, s'il vous plaÃt, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez? Le géomètre Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un médecin, nommé Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument détruire le système d'Harvey. Il aurait, s'il l'avait pu, anéanti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait découverte. Enfin deux Hollandais et M. Andry, à force de tomber dans le péché d'Onan et de voir les choses au microscope, réduisirent l'homme à être chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle; de là , dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fève. Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes voilà nos métamorphoses. L'homme aux quarante écus Eh bien! s'en est-on tenu là ? N'y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode? Le géomètre On s'est dégoûté d'être chenille. Un philosophe extrêmement plaisant a découvert dans une Vénus physique que l'attraction faisait les enfants; et voici comment la chose s'opère. Le germe étant tombé dans la matrice, l'oeil droit attire l'oeil gauche, qui arrive pour s'unir à lui en qualité d'oeil; mais il en est empêché par le nez, qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer à gauche. Il en est de même des bras, des cuisses et des jambes, qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer, dans cette hypothèse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n'admet aucun dessein de l'Etre créateur dans la formation des animaux; il est bien loin de croire que le coeur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre cela lui paraÃt trop vulgaire; tout se fait par attraction. L'homme aux quarante écus Voilà un maÃtre fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter une idée aussi extravagante. Le géomètre On en rit beaucoup; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que cet insensé ressemblait aux théologiens, qui persécutent autant qu'ils le peuvent ceux qu'ils font rire. D'autres philosophes ont imaginé d'autres manières qui n'ont pas fait une plus grande fortune ce n'est plus le bras qui va chercher le bras; ce n'est plus la cuisse qui court après la cuisse; ce sont de petites molécules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-être enfin obligé d'en revenir aux oeufs, après avoir perdu bien du temps. L'homme aux quarante écus J'en suis ravi; mais quel a été le résultat de toutes ces disputes? Le géomètre Le doute. Si la question avait été débattue entre des théologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang répandu; mais entre des physiciens la paix est bientôt faite chacun a couché avec sa femme, sans penser le moins du monde à son ovaire, ni à ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystère s'opère. C'est ainsi que vous semez du blé, et que vous ignorez comment le blé germe en terre. L'homme aux quarante écus Oh! je le sais bien; on me l'a dit il y a longtemps c'est par pourriture. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu'on m'a dit. Le géomètre C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, excepté que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, et que les triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme, par exemple, que deux et deux font quatre. L'homme aux quarante écus Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je suis curieux depuis que j'ai fait fortune et que j'ai du loisir. Je voudrais, quand ma volonté remue mon bras ou ma jambe, découvrir le ressort par lequel ma volonté les remue car sûrement il y en a un. Je suis quelquefois tout étonné de pouvoir lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connaÃtre un peu... là ... toucher au doigt ma pensée. Cela doit être fort curieux. Je cherche si je pense par moi-même, si Dieu me donne mes idées, si mon âme est venue dans mon corps à six semaines ou à un jour, comment elle s'est logée dans mon cerveau; si je pense beaucoup quand je dors profondément, et quand je suis en léthargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m'étonnent pas moins j'y trouve du divin, et surtout dans le plaisir. J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les géomètres savent toutes ces choses; ayez la bonté de m'instruire. Le géomètre Hélas! nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous à la Sorbonne." L'Homme aux quarante écus, devenu père, raisonne sur les moines Quand l'homme aux quarante écus se vit père d'un garçon, il commença à se croire un homme de quelque poids dans l'Etat; il espéra donner au moins dix sujets au roi, qui seraient tous utiles. C'était l'homme du monde qui faisait le mieux des paniers; et sa femme était une excellente couturière. Elle était née dans le voisinage d'une grosse abbaye de cent mille livres de rente. Son mari me demanda un jour pourquoi ces messieurs, qui étaient en petit nombre; avaient englouti tant de parts de quarante écus. "Sont-ils plus utiles que moi à la patrie? - Non, mon cher voisin - Servent-ils comme moi à la population du pays? - Non, au moins en apparence. - Cultivent-ils la terre? défendent-ils l'Etat quand il est attaqué? - Non, ils prient Dieu pour vous. - Eh bien! je prierai Dieu pour eux, et partageons. Combien croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit en hommes, soit en filles, dans le royaume? - Par les mémoires des intendants, faits sur la fin du dernier siècle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille. - Par notre ancien compte, ils ne devraient, à quarante écus par tête, posséder que dix millions huit cent mille livres combien en ont-ils? - Cela va à cinquante millions, en comptant les messes et les quêtes des moines mendiants, qui mettent réellement un impôt considérable sur le peuple. Un frère quêteur d'un couvent de Paris s'est vanté publiquement que sa besace valait quatre-vingt mille livres de rente. - Voyons combien cinquante millions répartis entre quatre-vingt-dix mille têtes tondues donnent à chacune. - Cinq cent cinquante-cinq livres. - C'est une somme considérable dans une société nombreuse, où les dépenses diminuent par la quantité même des consommateurs car il en coûte bien moins à dix personnes pour vivre ensemble que si chacun avait séparément son logis et sa table. Les ex-jésuites, à qui on donne aujourd'hui quatre cents livres de pension, ont donc réellement perdu à ce marché? - Je ne le crois pas car ils sont presque tous retirés chez des parents qui les aident; plusieurs disent la messe pour de l'argent, ce qu'ils ne faisaient pas auparavant; d'autres se sont faits précepteurs; d'autres ont été soutenus par des dévotes; chacun s'est tiré d'affaire, et peut-être y en a-t-il peu aujourd'hui qui, ayant goûté du monde et de la liberté, voulussent reprendre leurs anciennes chaÃnes. La vie monacale, quoi qu'on en dise, n'est point du tout à envier. C'est une maxime assez connue que les moines sont des gens qui s'assemblent sans se connaÃtre, vivent sans s'aimer, et meurent sans se regretter. - Vous pensez donc qu'on leur rendrait un très grand service de les défroquer tous? - Ils y gagneraient beaucoup sans doute, et l'Etat encore davantage; on rendrait à la patrie des citoyens et des citoyennes qui ont sacrifié témérairement leur liberté dans un âge où les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de dix sous de rente; on tirerait ces cadavres de leurs tombeaux ce serait une vraie résurrection. Leurs maisons deviendraient des hôtels de ville, des hôpitaux, des écoles publiques, ou seraient affectées à des manufactures; la population deviendrait plus grande, tous les arts seraient mieux cultivés. On pourrait du moins diminuer le nombre de ces victimes volontaires en fixant le nombre des novices la patrie aurait plus d'hommes utiles et moins de malheureux. C'est le sentiment de tous les magistrats, c'est le voeu unanime du public, depuis que les esprits sont éclairés. L'exemple de l'Angleterre et de tant d'autres Etats est une preuve évidente de la nécessité de cette réforme. Que ferait aujourd'hui l'Angleterre, si au lieu de quarante mille hommes de mer, elle avait quarante mille moines? Plus les arts se sont multipliés, plus le nombre des sujets laborieux est devenu nécessaire. Il y a certainement dans les cloÃtres beaucoup de talents ensevelis qui sont perdus pour l'Etat. Il faut, pour faire fleurir un royaume, le moins de prêtres possible, et le plus d'artisans possible. L'ignorance et la barbarie de nos pères, loin d'être une règle pour nous, n'est qu'un avertissement de faire ce qu'ils feraient s'ils étaient en notre place avec nos lumières. - Ce n'est donc point par haine contre les moines que vous voulez les abolir, c'est par pitié pour eux, c'est par amour pour la patrie? Je pense comme vous. Je ne voudrais point que mon fils fût moine; et si je croyais que je dusse avoir des enfants pour le cloÃtre, je ne coucherais plus avec ma femme. - Quel est en effet le bon père de famille qui ne gémisse de voir son fils et sa fille perdus pour la société? Cela s'appelle se sauver; mais un soldat qui se sauve quand il faut combattre est puni. Nous sommes tous des soldats de l'Etat; nous sommes à la solde de la société, nous devenons des déserteurs quand nous la quittons. Que dis-je? les moines sont des parricides qui étouffent une postérité tout entière. Quatre-vingt-dix mille cloÃtrés, qui braillent ou qui nasillent du latin, pourraient donner à l'Etat chacun deux sujets cela fait cent soixante mille hommes qu'ils font périr dans leur germe. Au bout de cent ans la perte est immense cela est démontré. Pourquoi donc le monachisme a-t-il prévalu? parce que le gouvernement fut presque partout détestable et absurde depuis Constantin; parce que l'empire romain eut plus de moines que de soldats; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte; parce qu'ils étaient exempts de travail et de taxe; parce que les chefs des nations barbares qui détruisirent l'empire, s'étant faits chrétiens pour gouverner des chrétiens, exercèrent la plus horrible tyrannie; parce qu'on se jetait en foule dans les cloÃtres pour échapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en éviter un autre, parce que les papes, en instituant tant d'ordres différents de fainéants sacrés, se firent autant de sujets dans les autres Etats; parce qu'un paysan aime mieux être appelé mon révérend père, et donner des bénédictions, que de conduire la charrue; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux dépens des sots que par un travail honnête; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prépare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir. - Allons, monsieur, plus de moines, pour leur bonheur et pour le nôtre. Mais je suis fâché d'entendre dire au seigneur de mon village, père de quatre garçons et de trois filles, qu'il ne saura où les placer s'il ne fait pas ses filles religieuses. - Cette allégation trop souvent répétée est inhumaine, antipatriotique, destructive de la société. Toutes les fois qu'on peut dire d'un état de vie, quel qu'il puisse être si tout le monde embrassait cet état le genre humain serait perdu; il est démontré que cet état ne vaut rien, et que celui qui le prend nuit au genre humain autant qu'il est en lui. Or il est clair que si tous les garçons et toutes les filles s'encloÃtraient le monde périrait donc la moinerie est par cela seul l'ennemie de la nature humaine, indépendamment des maux affreux qu'elle a causés quelquefois. - Ne pourrait-on pas en dire autant des soldats? - Non assurément car si chaque citoyen porte les armes à son tour, comme autrefois dans toutes les républiques, et surtout dans celle de Rome, le soldat n'en est que meilleur cultivateur; le soldat citoyen se marie, il combat pour sa femme et pour ses enfants. Plût à Dieu que tous les laboureurs fussent soldats et mariés! ils seraient d'excellents citoyens. Mais un moine, en tant que moine, n'est bon qu'à dévorer la substance de ses compatriotes. Il n'y a point de vérité plus reconnue. - Mais les filles, monsieur, les filles des pauvres gentilshommes, qu'on ne peut marier, que feront-elles? - Elles feront, on l'a dit mille fois, comme les filles d'Angleterre, d'Ecosse, d'Irlande, de Suisse, de Hollande, de la moitié de l'Allemagne, de Suède, de Norvège, du Danemark, de Tartarie, de Turquie, d'Afrique, et de presque tout le reste de la terre; elles seront bien meilleures épouses, bien meilleures mères, quand on se sera accoutumé, ainsi qu'en Allemagne, à prendre des femmes sans dot. Une femme ménagère et laborieuse fera plus de bien dans une maison que la fille d'un financier, qui dépense plus en superfluités qu'elle n'a porté de revenu chez son mari. Il faut qu'il y ait des maisons de retraite pour la vieillesse, pour l'infirmité, pour la difformité. Mais, par le plus détestable des abus, les fondations ne sont que pour la jeunesse et pour les personnes bien conformées. On commence, dans le cloÃtre, par faire étaler aux novices des deux sexes leur nudité, malgré toutes les lois de la pudeur; on les examine attentivement devant et derrière. Qu'une vieille bossue aille se présenter pour entrer dans un cloÃtre, on la chassera avec mépris, à moins qu'elle ne donne une dot immense. Que dis-je? toute religieuse doit être dotée, sans quoi elle est le rebut du couvent. Il n'y eut jamais d'abus plus intolérable. - Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes filles ne seront jamais religieuses. Elles apprendront à filer, à coudre, à faire de la dentelle, à broder, à se rendre utiles. Je regarde les voeux comme un attentat contre la patrie et contre soi-même. Expliquez-moi, je vous prie, comment il se peut faire qu'un de mes amis, pour contredire le genre humain, prétendre que les moines sont très utiles à la population d'un Etat, parce que leurs bâtiments sont mieux entretenus que ceux des seigneurs, et leurs terres mieux cultivées? - Eh! quel est donc votre ami qui avance une proposition si étrange? - C'est l'Ami des hommes, ou plutôt celui des moines. - Il a voulu rire; il sait trop bien que dix familles qui ont chacune cinq mille livres de rente en terre sont cent fois, mille fois plus utiles qu'un couvent qui jouit d'un revenu de cinquante mille livres, et qui a toujours un trésor secret. Il vante les belles maisons bâties par les moines, et c'est précisément ce qui irrite les citoyens c'est le sujet des plaintes de l'Europe. Le voeu de pauvreté condamne les palais, comme le voeu d'humilité contredit l'orgueil, et comme le voeu d'anéantir sa race contredit la nature. - Je commence à croire qu'il faut beaucoup se défier des livres. - Il faut en user avec eux comme avec les hommes choisir les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu'à l'évidence." Des impôts payés à l'étranger Il y a un mois que l'homme aux quarante écus vint me trouver en se tenant les côtés de rire, et il riait de si grand coeur que je me mis à rire aussi sans savoir de quoi il était question tant l'homme est né imitateur! tant l'instinct nous maÃtrise! tant les grands mouvements de l'âme sont contagieux! Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent Humani vultus. Quand il eut bien ri, il me dit qu'il venait de rencontrer un homme qui se disait protonotaire du Saint-Siège, et que cet homme envoyait une grosse somme d'argent à trois cents lieues d'ici, à un Italien, au nom d'un Français à qui le roi avait donné un petit fief, et que ce Français ne pourrait jamais jouir des bienfaits du roi s'il ne donnait à cet Italien la première année de son revenu. "La chose est très vraie, lui dis-je; mais elle n'est pas si plaisante. Il en coûte à la France environ quatre cent mille livres par an en menus droits de cette espèce; et, depuis environ deux siècles et demi que cet usage dure, nous avons déjà porté en Italie quatre-vingts millions. - Dieu paternel! s'écria-t-il, que de fois quarante écus! Cet Italien-là nous subjugua donc, il y a deux siècles et demi? Il nous imposa ce tribut? - Vraiment, répondis-je, il nous en imposait autrefois d'une façon bien plus onéreuse. Ce n'est là qu'une bagatelle en comparaison de ce qu'il leva longtemps sur notre pauvre nation et sur les autres pauvres nations de l'Europe." Alors je lui racontai comment ces saintes usurpations s'étaient établies. Il sait un peu d'histoire; il a du bon sens il comprit aisément que nous avions été des esclaves auxquels il restait encore un petit bout de chaÃne. Il parla longtemps avec énergie contre cet abus; mais avec quel respect pour la religion en général! Comme il révérait les évêques! comme il leur souhaitait beaucoup de quarante écus, afin qu'ils les dépensassent dans leurs diocèses en bonnes oeuvres! Il voulait aussi que tous les curés de campagne eussent un nombre de quarante écus suffisant pour les faire vivre avec décence. "Il est triste, disait-il, qu'un curé soit obligé de disputer trois gerbes de blé à son ouaille, et qu'il ne soit pas largement payé par la province. Il est honteux que ces messieurs soient toujours en procès avec leurs seigneurs. Ces contestations éternelles pour des droits imaginaires, pour des dÃmes, détruisent la considération qu'on leur doit. Le malheureux cultivateur, qui a déjà payé aux préposés son dixième, et les deux sous pour livre, et la taille, et la capitation, et le rachat du logement des gens de guerre, après qu'il a logé des gens de guerre, etc., etc., etc.; cet infortuné, dis-je, qui se voit encore enlever le dixième de sa récolte par son curé, ne le regarde plus comme son pasteur, mais comme son écorcheur, qui lui arrache le peu de peau qui lui reste. Il sent bien qu'en lui enlevant la dixième gerbe de droit divin, on a la cruauté diabolique de ne pas lui tenir compte de ce qu'il lui en a coûté pour faire croÃtre cette gerbe. Que lui reste-t-il, pour lui et pour sa famille? Les pleurs, la disette, le découragement, le désespoir; et il meurt de fatigue et de misère. Si le curé était payé par la province, il serait la consolation de ses paroissiens, au lieu d'être regardé par eux comme leur ennemi." Ce digne homme s'attendrissait en prononçant ces paroles; il aimait sa patrie, et était idolâtre du bien public. Il s'écriait quelquefois "Quelle nation que la française, si on voulait!" Nous allâmes voir son fils, à qui sa mère, bien propre et bien lavée, donnait un gros téton blanc. L'enfant était fort joli. "Hélas! dit le père, te voilà donc, et tu n'as que vingt-trois ans de vie, et quarante écus à prétendre!" Des proportions Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens; mais deux sacs de blé volés ne sont pas à ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l'est à l'intérêt de la personne volée. Le prieur de D***, à qui deux de ses domestiques de campagne avaient dérobé deux setiers de blé, vient de faire pendre les deux délinquants. Cette exécution lui a plus coûté que toute sa récolte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets. Si les lois avaient ordonné que ceux qui voleraient le blé de leur maÃtre laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attachée à un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagné. Il faut effrayer le crime oui, sans doute; mais le travail forcé et la honte durable l'intimident plus que la potence. Il y a quelques mois qu'à Londres un malfaiteur fut condamné à être transporté en Amérique pour y travailler aux sucreries avec les nègres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d'autres pays, sont reçus à présenter requête au roi, soit pour obtenir grâce entière, soit pour diminution de peine. Celui-ci présenta requête pour être pendu il alléguait qu'il haïssait mortellement le travail, et qu'il aimait mieux être étranglé une minute que de faire du sucre toute sa vie. D'autres peuvent penser autrement, chacun a son goût; mais on a déjà dit, et il faut répéter, qu'un pendu n'est bon à rien, et que les supplices doivent être utiles. Il y a quelques années que l'on condamna dans la Tartarie deux jeunes gens à être empalés, pour avoir regardé, leur bonnet sur la tête, passer une procession de lamas. L'empereur de la Chine, qui est un homme de beaucoup d'esprit, dit qu'il les aurait condamnés à marcher nu-tête à la procession pendant trois mois. Proportionnez les peines aux délits, a dit le marquis Beccaria; ceux qui ont fait les lois n'étaient pas géomètres. Si l'abbé Guyon, ou Coger, ou l'ex-jésuite Nonotte, ou l'ex-jésuite Patouillet, ou le prédicant La Beaumelle, font de misérables libelles où il n'y a ni vérité, ni raison, ni esprit, irez-vous les faire pendre, comme le prieur de D*** a fait pendre ses deux domestiques; et cela, sous prétexte que les calomniateurs sont plus coupables que les voleurs? Condamnerez-vous Fréron même aux galères, pour avoir insulté le bon goût, et pour avoir menti toute sa vie dans l'espérance de payer son cabaretier? Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu'il a été très pesant, parce qu'il a entassé erreur sur erreur, parce qu'il n'a jamais su distinguer aucun degré de probabilité, parce qu'il veut que, dans une antique et immense cité renommée par sa police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, où les femmes étaient gardées par des eunuques, toutes les princesses allassent par dévotion donner publiquement leurs faveurs dans la cathédrale aux étrangers pour de l'argent? Contentons-nous de l'envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes; soyons modérés en tout; mettons de la proportion entre les délits et les peines. Pardonnons à ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu'il n'écrit que pour se contredire, lorsqu'après avoir donné une comédie sifflée sur le théâtre de Paris, et qu'il injurie ceux qui en font jouer à cent lieues de là ; lorsqu'il cherche des protecteurs, et qu'il les outrage; lorsqu'il déclame contre les romans, et qu'il fait des romans dont le héros est un sot précepteur qui reçoit l'aumône d'une Suissesse à laquelle il a fait un enfant, et qui va dépenser son argent dans un bordel de Paris; laissons-le croire qu'il a surpassé Fénelon et Xénophon, en élevant un jeune homme de qualité dans le métier de menuisier ces extravagantes platitudes ne méritent pas un décret de prise de corps; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saignée, et du régime. Je hais les lois de Dracon, qui punissaient également les crimes et les fautes, la méchanceté et la folie. Ne traitons point le jésuite Nonotte, qui n'est coupable que d'avoir écrit des bêtises et des injures, comme on a traité les jésuites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jésuite Le Tellier, qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procès, dans toute contention, dans toute querelle, l'agresseur de l'outragé, l'oppresseur de l'opprimé. La guerre offensive est d'un tyran; celui qui se défend est un homme juste. Comme j'étais plongé dans ces réflexions, l'homme aux quarante écus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec émotion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, était mort. "Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi; mais j'ai été appelé en témoignage contre un meunier à qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s'est trouvé innocent; je l'ai vu s'évanouir dans les tortures redoublées; j'ai entendu craquer ses os; j'entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent; je pleure de pitié, et je tremble d'horreur." Je me mis à pleurer et à frémir aussi, car je suis extrêmement sensible. Ma mémoire alors me représenta l'aventure épouvantable des Calas une mère vertueuse dans les fers, ses filles éplorées et fugitives, sa maison au pillage; un père de famille respectable brisé par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes; un fils chargé de chaÃnes, traÃné devant les juges, dont un lui dit "Nous venons de rouer votre père, nous allons vous rouer aussi." Je me souvins de la famille des Sirven, qu'un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu'elle fuyait la persécution d'un juge aussi inique qu'ignorant. "Ce juge, me dit-il, a condamné toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le père et la mère, aidés de deux de leurs filles, avaient égorgé et noyé la troisième, de peur qu'elle n'allât à la messe." Je voyais à la fois, dans des jugements de cette espèce, l'excès de la bêtise, de l'injustice et de la barbarie. Nous plaignions la nature humaine, l'homme aux quarante écus et moi. J'avais dans ma poche le discours d'un avocat général de Dauphiné, qui roulait en partie sur ces matières intéressantes; je lui en lus les endroits suivants "Certes, ce furent des hommes véritablement grands qui osèrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s'imposer le fardeau de la félicité publique; qui, pour le bien qu'ils voulaient faire aux hommes, s'exposèrent à leur ingratitude, et, pour le repos d'un peuple, renoncèrent au leur; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu'elle semblait leur avoir refusé. ... Quel magistrat, un peu sensible à ses devoirs, à la seule humanité, pourrait soutenir ces idées? Dans la solitude d'un cabinet pourra-t-il, sans frémir d'horreur et de pitié, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunés du crime ou de l'innocence? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gémissantes sortir de ces fatales écritures, et le presser de décider du sort d'un citoyen, d'un époux, d'un père, d'une famille? Quel juge impitoyable s'il est chargé d'un seul procès criminel pourra passer de sang-froid devant une prison? C'est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce détestable séjour mon semblable, peut-être mon égal, mon concitoyen, un homme enfin! c'est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes! Peut-être le désespoir s'est emparé de son âme; il pousse vers le ciel mon nom avec des malédictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux. ... Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux; le juge se lasse d'interroger par la parole; il veut interroger par les supplices impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaÃnes, des leviers, et tous ces instruments inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et terminer par la violence un interrogatoire commencé par la liberté. Douce philosophie! toi qui ne cherches la vérité qu'avec l'attention et la patience, t'attendais-tu que, dans ton siècle, on employât de tels instruments pour la découvrir? Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette méthode inconcevable, et que l'usage la consacre? ... Leurs lois imitent leurs préjugés; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particulières, et les actes de leur raison ne sont guère moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition? C'est que nos préjugés sont anciens, et que notre morale est nouvelle; c'est que nous sommes aussi pénétrés de nos sentiments qu'inattentifs à nos idées; c'est que l'avidité des plaisirs nous empêche de réfléchir sur nos besoins, et que nous sommes plus empressés de vivre que de nous diriger; c'est, en un mot, que nos moeurs sont douces, et qu'elles ne sont pas bonnes; c'est que nous sommes polis, et nous ne sommes seulement pas humains." Ces fragments que l'éloquence avait dictés à l'humanité remplirent le coeur de mon ami d'une douce consolation. Il admirait avec tendresse. "Quoi! disait-il dans son transport, on fait des chefs-d'oeuvre en province! on m'avait dit qu'il n'y a que Paris dans le monde. - Il n'y a que Paris, lui dis-je, où l'on fasse des opéras-comiques; mais il y a aujourd'hui dans les provinces beaucoup de magistrats qui pensent avec la même vertu, et qui s'expriment avec la même force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que ceux de la morale, n'étaient que ridicules. Le docteur Balouard déclamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie est enfin venue, elle a dit "Ne parlez en public que pour dire des vérités neuves et utiles, avec l'éloquence du sentiment et de la raison. - Mais si nous n'avons rien de neuf à dire? se sont écriés les parleurs. - Taisez-vous alors, a répondu la philosophie; tous ces vains discours d'appareil, qui ne contiennent que des phrases, sont comme le feu de la Saint-Jean, allumé le jour de l'année où l'on a le moins besoin de se chauffer il ne cause aucun plaisir, et il n'en reste pas même la cendre. Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgré les progrès de l'esprit humain, on lit très peu; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s'instruire, la plupart lisent très mal. Mes voisins et mes voisines jouent, après dÃner, un jeu anglais, que j'ai beaucoup de peine à prononcer, car on l'appelle wisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses têtes, qui se croient de bonnes têtes, vous disent avec un air d'importance que les livres ne sont bons à rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n'êtes gouvernés que par des livres? Savez-vous que l'ordonnance civile, le code militaire et l'Evangile sont des livres dont vous dépendez continuellement? Lisez, éclairez-vous; ce n'est que par la lecture qu'on fortifie son âme; la conversation la dissipe, le jeu la resserre. - J'ai bien peu d'argent, me répondit l'homme aux quarante écus; mais, si jamais je fais une petite fortune, j'achèterai des livres chez Marc-Michel Rey." De la vérole L'homme aux quarante écus demeurait dans un petit canton où l'on n'avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante années. Les moeurs, dans ce coin de terre inconnu, étaient pures comme l'air qui l'environne. On ne savait pas qu'ailleurs l'amour pût être infecté d'un poison destructeur, que les générations fussent attaquées dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-même, pût rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux; on se livrait à l'amour avec la sécurité de l'innocence. Des troupes vinrent, et tout changea. Deux lieutenants, l'aumônier du régiment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du séminaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l'homme aux quarante écus se virent couvertes de pustules calleuses; leurs beaux cheveux tombèrent; leur voix devint rauque; les paupières de leurs yeux, fixes et éteints, se chargèrent d'une couleur livide, et ne se fermèrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloqués, qu'une carie secrète commençait à ronger comme ceux de l'Arabe Job, quoique Job n'eût jamais eu cette maladie. Le chirurgien-major du régiment, homme d'une grande expérience, fut obligé de demander des aides à la cour pour guérir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours porté d'inclination à soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gâtèrent d'une main ce qu'ils rétablirent de l'autre. L'homme aux quarante écus lisait alors l'histoire philosophique de Candide, traduite de l'allemand du docteur Ralph, qui prouve évidemment que tout est bien, et qu'il était absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vérole, la peste, la pierre, la gravelle, les écrouelles, la chambre de Valence, et l'Inquisition, n'entrassent dans la composition de l'univers, de cet univers uniquement fait pour l'homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau. Il lisait, dans l'histoire véritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un oeil et une oreille. "Hélas! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillées? - Non, lui dit le major consolateur; les Allemands ont la main lourde; mais, nous autres, nous guérissons les filles promptement, sûrement et agréablement." En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tête enflée comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitié de leurs dents en tirant la langue d'un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois. Pendant l'opération, le cousin et le chirurgien-major raisonnèrent ainsi. L'homme aux quarante écus Est-il possible, monsieur, que la nature ait attaché de si épouvantables tourments à un plaisir si nécessaire, tant de honte à tant de gloire, et qu'il y ait plus de risque à faire un enfant qu'à tuer un homme? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce fléau diminue un peu sur la terre, et qu'il devienne moins dangereux de jour en jour? Le chirurgien-major Au contraire, il se répand de plus en plus dans toute l'Europe Chrétienne; il s'est étendu jusqu'en Sibérie; j'en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand général d'armée et un ministre d'Etat fort sage. Peu de poitrines faibles résistent à la maladie et au remède. Les deux soeurs, la petite et la grosse, se sont liguées encore plus que les moines pour détruire le genre humain. L'homme aux quarante écus Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils réparent un peu le mal que font les deux soeurs. Dites-moi, je vous prie, si les bêtes ont la vérole. Le chirurgien Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez elles. L'homme aux quarante écus Il faut donc avouer qu'elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes. Le chirurgien Je n'en ai jamais douté; elles éprouvent bien moins de maladies que nous leur instinct est bien plus sûr que notre raison; jamais ni le passé ni l'avenir ne les tourmentent. L'homme aux quarante écus Vous avez été chirurgien d'un ambassadeur de France en Turquie y a-t-il beaucoup de vérole à Constantinople? Le chirurgien Les Francs l'ont apportée dans le faubourg de Péra, où ils demeurent. J'y ai connu un capucin qui en était mangé comme Pangloss; mais elle n'est point parvenue dans la ville les Francs n'y couchent presque jamais. Il n'y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes esclaves de Circassie, toujours gardées, toujours surveillées, dont la beauté ne peut être dangereuse. Les Turcs appellent la vérole le mal chrétien, et cela redouble le profond mépris qu'ils ont pour notre théologie; mais, en récompense, ils ont la peste, maladie d'Egypte, dont ils font peu de cas, et qu'ils ne se donnent jamais la peine de prévenir. L'homme aux quarante écus En quel temps croyez-vous que ce fléau commença dans l'Europe? Le chirurgien Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l'avarice ni la guerre, vers l'an 1494. Ces nations, simples et justes, étaient attaquées de ce mal de temps immémorial, comme la lèpre régnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Egyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquête du nouveau monde fut la vérole; elle se répandit plus promptement que l'argent du Mexique, qui ne circula que longtemps après en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appelées bordels, établies par l'autorité des souverains pour conserver l'honneur des dames. Les Espagnols portèrent le venin dans ces maisons privilégiées dont les princes et les évêques tiraient les filles qui leur étaient nécessaires. On a remarqué qu'à Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles pour le service du concile qui fit brûler si dévotement Jean Hus et Jérôme de Prague. On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidité le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l'illustrissime et révérendissime évêque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand médecin de Padoue, ne put guérir. Gualtieri assure que l'archevêque de Mayence Berthold de Henneberg, "attaqué de la grosse vérole, rendit son âme à Dieu en 1504". On sait que notre roi François Ier en mourut. Henri III la prit à Venise; mais le jacobin Jacques Clément prévint l'effet de la maladie. Le parlement de Paris, toujours zélé pour le bien public, fut le premier qui donna un arrêt contre la vérole; en 1497. Il défendit à tous les vérolés de rester dans Paris sous peine de la hart; mais, comme il n'était pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu'ils étaient en délit, cet arrêt n'eut pas plus d'effet que ceux qui furent rendus depuis contre l'émétique; et, malgré le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisés, au lieu de les faire pendre, il n'y en aurait plus aujourd'hui sur la terre; mais c'est à quoi malheureusement on ne pensa jamais. L'homme aux quarante écus Est-il bien vrai ce que j'ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armées de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandière, on peut parier qu'il y a vingt mille vérolés de chaque côté? Le chirurgien Il n'est que trop vrai. Il en est de même dans les licences de Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers à qui la nature parle plus haut et plus ferme que la théologie? Je puis vous jurer que, proportion gardée, mes confrères et moi nous avons traité plus de jeunes prêtres que de jeunes officiers. L'homme aux quarante écus N'y aurait-il point quelque manière d'extirper cette contagion qui désole l'Europe? On a déjà tâché d'affaiblir le poison d'une vérole, ne pourra-t-on rien tenter sur l'autre? Le chirurgien Il n'y aurait qu'un seul moyen, c'est que tous les princes de l'Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vérole serait beaucoup plus raisonnable que ne l'ont été celles qu'on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s'entendre pour repousser l'ennemi commun du genre humain que d'être continuellement occupé à guetter le moment favorable de dévaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher à son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intérêts car la guerre et la vérole font ma fortune; mais il faut être homme avant d'être chirurgien-major. C'est ainsi que l'homme aux quarante écus se formait, comme on dit, l'esprit et le coeur. Non seulement il hérita de ses deux cousines, qui moururent en six mois; mais il eut encore la succession d'un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des hôpitaux des armées, et qui s'était fort engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. Cet homme n'avait jamais voulu se marier; il avait un assez joli sérail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d'indigestion. C'était un homme, comme on voit, fort utile à l'Etat. Notre nouveau philosophe fut obligé d'aller à Paris pour recueillir l'héritage de son parent. D'abord les fermiers du domaine le lui disputèrent. Il eut le bonheur de gagner son procès, et la générosité de donner aux pauvres de son canton, qui n'avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une partie des dépouilles du richard. Après quoi il se mit à satisfaire sa grande passion d'avoir une bibliothèque. Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlé à notre bonne mère; si l'âme est dans le corps calleux ou dans la glande pinéale; si saint Pierre avait demeuré vingt-cinq ans à Rome; quelle différence spécifique est entre un trône et une domination, et pourquoi les nègres ont le nez épaté. D'ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l'Etat, et de ne faire aucune brochure contre les pièces nouvelles. On l'appelait monsieur André; c'était son nom de baptême. Ceux qui l'ont connu rendent justice à sa modestie et à ses qualités, tant acquises que naturelles. Il a bâti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientôt en âge d'aller au collège; mais il veut qu'il aille au collège d'Harcourt, et non à celui de Mazarin, à cause du professeur Coger, qui fait des libelles, et parce qu'il ne faut pas qu'un professeur de collège fasse des libelles. Madame André lui a donné une fille fort jolie, qu'il espère marier à un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n'ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l'Europe chrétienne. Grande querelle Pendant le séjour de monsieur André à Paris, il y eut une querelle importante. Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin était un honnête homme, et s'il était en enfer ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu'il ressuscitât. Tous les honnêtes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient "Antonin a toujours été juste, sobre, chaste, bienfaisant. Il est vrai qu'il n'a pas en paradis une place aussi belle que saint Antoine; car il faut des proportions, comme nous l'avons vu. Mais certainement l'âme de l'empereur Antonin n'est point à la broche dans l'enfer. Si elle est en purgatoire, il faut l'en tirer; il n'y a qu'à dire des messes pour lui. Les jésuites n'ont plus rien à faire; qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'âme de Marc-Antonin; ils y gagneront, à quinze sous la pièce, deux mille deux cent cinquante livres. D'ailleurs, on doit du respect à une tête couronnée; il ne faut pas la damner légèrement." Les adversaires de ces bonnes gens prétendaient au contraire qu'il ne fallait accorder aucune composition à Marc-Antonin; qu'il était un hérétique; que les carpocratiens et les aloges n'étaient pas si méchants que lui; qu'il était mort sans confession; qu'il fallait faire un exemple; qu'il était bon de le damner pour apprendre à vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, à ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angleterre, de Suède, de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus à confesse que l'empereur Marc-Antonin; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de donner des décrets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles. La querelle devint aussi sérieuse que le fut autrefois celle des Ursulines et des Annonciades, qui disputèrent à qui porterait plus longtemps des oeufs à la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de ma mère l'oie, et de certains billets payables au porteur dans l'autre monde. C'est une chose bien épouvantable qu'un schisme cela signifie division dans les opinions, et, jusqu'à ce moment fatal, tous les hommes avaient pensé de même. Monsieur André, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux partis à souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son humeur est douce et vive, sa gaieté n'est point bruyante; il est facile et ouvert; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir étouffer celui des autres; l'autorité qu'il se concilie n'est due qu'à ses grâces, à sa modération, et à une physionomie ronde qui est tout à fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un Génois, un représentant de Genève et un négatif, le muphti et un archevêque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient, en détournant la conversation, et en faisant un conte très agréable qui réjouit également les damnants et les damnés. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l'âme de l'empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c'est-à -dire je ne sais où, en attendant un jugement définitif. Les âmes des docteurs s'en retournèrent dans leurs limbes paisiblement après le souper tout fut tranquille. Cet accommodement fit un très grand honneur à l'homme aux quarante écus; et toutes les fois qu'il s'élevait une dispute bien acariâtre, bien virulente entre des gens lettrés ou non lettrés, on disait aux deux partis "Messieurs, allez souper chez monsieur André." Je connais deux factions acharnées qui, faute d'avoir été souper chez monsieur André, se sont attiré de grands malheurs. Scélérat chassé La réputation qu'avait acquise monsieur André d'apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passée, une singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la tête penchée sur une épaule, l'oeil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner à souper avec ses ennemis. "Quels sont vos ennemis, lui dit monsieur André, et qui êtes-vous? - Hélas! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bénéfice. On m'accuse d'avoir calomnié les citoyens les plus véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divinité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il échappe souvent aux gens de mon métier de petites inadvertances qu'on prend pour des erreurs grossières, des écarts que l'on qualifie de mensonges impudents. Notre zèle est regardé comme un mélange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbéciles, nous sommes le mépris et l'exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire. "Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres académies de l'Europe, des écrivains honorés, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j'ai intitulé Antiphilosophique. Je n'avais que de bonnes intentions mais personne n' a voulu acheter mon livre. Ceux à qui je l'ai présenté l'ont jeté dans le feu, en me disant qu'il n'était pas seulement anti-raisonnable, mais anti-chrétien et très anti-honnête. - Eh bien! lui dit monsieur André, imitez ceux à qui vous avez présenté votre libelle; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus parlé. Je loue fort votre repentir; mais il n'est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d'esprit qui ne peuvent être vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais. - Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me réconcilier avec les parents de feu monsieur de Montesquieu, dont j'ai outragé la mémoire pour glorifier le révérend père Routh, qui vint assiéger ses derniers moments, et qui fut chassé de sa chambre? - Morbleu! lui dit monsieur André, il y a longtemps que le révérend père Routh est mort; allez-vous-en souper avec lui." C'est un rude homme que monsieur André, quand il a affaire à cette espèce méchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mérite que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour écrire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison comme on avait chassé Routh de l'appartement du président de Montesquieu. On ne peut guère tromper monsieur André. Plus il était simple et naïf quand il était l'homme aux quarante écus, plus il est devenu avisé quand il a connu les hommes. Le bon sens de monsieur André Comme le bon sens de monsieur André s'est fortifié depuis qu'il a une bibliothèque! Il vit avec les livres comme avec les hommes; il choisit; et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s'instruire et d'agrandir son âme pour un écu, sans sortir de chez soi! Il se félicite d'être né dans un temps où la raison humaine commence à se perfectionner. "Que je serais malheureux, dit-il, si l'âge où je vis était celui du jésuite Garasse, du jésuite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou du temps que l'on condamnait aux galères ceux qui écrivaient contre les catégories d'Aristote." La misère avait affaibli les ressorts de l'âme de monsieur André, le bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille Andrés dans le monde auxquels il n'a manqué qu'un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d'un vrai mérite. Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et surtout des progrès de l'esprit humain. "Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage à petites journées, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l'Expérience et la Tolérance. L'Agriculture et le Commerce l'accompagnent. Elle s'est présentée en Italie; mais la Congrégation de l'Indice l'a repoussée. Tout ce qu'elle a pu faire a été d'envoyer secrètement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques années, et le pays des Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroqués. Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France; mais elle y a tant d'amis qu'il faudra bien à la fin qu'elle y soit premier ministre. Quand elle s'est présentée en Bavière et en Autriche, elle a trouvé deux ou trois grosses têtes à perruque qui l'ont regardée avec des yeux stupides et étonnés. Ils lui ont dit "Madame, nous n'avons jamais entendu parler de vous; nous ne vous connaissons pas. - Messieurs, leur a-t-elle répondu, avec le temps vous me connaÃtrez et vous m'aimerez. Je suis très bien reçue à Berlin, à Moscou, à Copenhague, à Stockholm. Il y a longtemps que, par le crédit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d'autres, j'ai reçu mes lettres de naturalité en Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j'attends tout de mon père." Quand elle a passé sur les frontières de l'Espagne et du Portugal, elle a béni Dieu de voir que les bûchers de l'Inquisition n'étaient plus si souvent allumés; elle a espéré beaucoup en voyant chasser les jésuites, mais elle a craint qu'en purgeant le pays de renards on ne le laissât exposé aux loups. Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu'elle commencera par s'établir à Venise, et qu'elle séjournera dans le royaume de Naples, malgré toutes les liquéfactions de ce pays-là , qui lui donnent des vapeurs. On prétend qu'elle a un secret infaillible pour détacher les cordons d'une couronne qui sont embarrassés, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare, et pour empêcher les haquenées d'aller faire la révérence aux mules." Enfin la conversation de monsieur André me réjouit beaucoup; et plus je le vois, plus je l'aime. D'un bon souper chez monsieur André Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, monsieur Pinto, célèbre juif, le chapelain de la chapelle réformée de l'ambassadeur batave, le secrétaire de monsieur le prince Gallitzin, du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d'esprit. Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu tant il faut avouer que nous sommes devenus polis; tant on craint à souper de contrister ses frères! Il n'en est pas ainsi du régent Coger, et de l'ex-jésuite Nonotte, et de l'ex-jésuite Patouillet, et de l'ex-jésuite Rotalier, et de tous les animaux de cette espèce. Ces croquants-là vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agréables et instructives dans un souper de quatre heures. Et, ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'ils n'oseraient dire en face à personne ce qu'ils ont l'impudence d'imprimer. La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres persanes, dans laquelle on répète, d'après plusieurs graves personnages, que le monde va non seulement en empirant, mais en se dépeuplant tous les jours; de sorte que si le proverbe plus on est de fous, plus on rit a quelque vérité, le rire sera incessamment banni de la terre. Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde était réduit presque à rien. Il cité le père Petau, qui démontre qu'en moins de trois cents ans un seul des fils de Noé je ne sais si c'est Sem ou Japhet avait procréé de son corps une série d'enfants qui se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidèles, l'an 285 après le déluge universel. Monsieur André demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel, c'est-à -dire environ trois cents ans après Hugues Capet, il n'y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale. "C'est que la foi est diminuée" dit le docteur de Sorbonne. On parla beaucoup de Thèbes-aux-cent-portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. "Serrez, serrez, disait monsieur André; je soupçonne, depuis que je me suis mis à lire, que le même génie qui a écrit Gargantua écrivait autrefois toutes les histoires. - Mais enfin, lui dit un des convives, Thèbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, Séleucie, étaient de grandes villes, et n'existent plus. - Cela est vrai, répondit le secrétaire de monsieur le prince Gallitzin; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne, d'Espagne et du Nord étaient alors des déserts." Le capitaine suisse, homme très instruit, nous avoua que quand ses ancêtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs précipices pour aller s'emparer, comme de raison, d'un pays plus agréable, César, qui vit de ses yeux le dénombrement de ces émigrants, trouva qu'il se montait à trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd'hui, le seul canton de Berne possède autant d'habitants il n'est pas tout à fait la moitié de la Suisse, et je puis vous assurer que les treize cantons ont au-delà de sept cent vingt mille âmes, en comptant les natifs qui servent ou qui négocient en pays étrangers. Après cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systèmes, ils seront aussi faux les uns que les autres. Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des Césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de monsieur Silhouette. "Ah! ceci me regarde, dit Monsieur André. J'ai été longtemps l'homme aux quarante écus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il y avait des gueux à Rome. Et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens réduits à quarante écus de rente comme je l'ai été. - Savez-vous bien, lui dit un savant de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante? mais qu'Atticus, le célèbre épicurien Atticus, ne dépensait point par mois, pour sa table, au-delà de deux cent trente-cinq livres tournois? - Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie. J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de César et de Pompée, de Cicéron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois. Et voilà justement comme on écrit l'histoire." Madame André, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir. Je suis persuadé que cette soirée de monsieur André valait bien un mois d'Atticus; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour. La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c'était le luxe qui avait détruit l'empire romain, et il fut prouvé que les deux empires d'Occident et d'Orient n'avaient été détruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'était occupé que de disputes théologiques; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l'éternité de la lumière du Tabor, qu'ils voyaient à leur nombril, qu'ils ne défendaient la ville contre les Turcs. Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup c'est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent. On ne fit qu'un saut du siècle d'Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne faisait plus guère aujourd'hui d'ouvrages de génie? Monsieur André répondit que c'est parce qu'on en avait fait dans le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s'est avisé de donner des règles de goût de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français. On traita encore plus sévèrement un Italien nommé Denina, qui a dénigré l'Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l'on aime le mieux dans cet ouvrage. Cela fit souvenir du mépris affecté que Boileau étalait pour le Tasse. Quelqu'un des convives avança que le Tasse, avec ses défauts, était autant au-dessus d'Homère, que Montesquieu, avec ses défauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s'éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par la haine nationale et le préjugé. Le signor Denina fut traité comme il le méritait, et comme les pédants le sont par les gens d'esprit. On remarqua surtout avec beaucoup de sagacité que la plupart des ouvrages littéraires du siècle présent, ainsi que les conversations, roulent sur l'examen des chefs-d'oeuvre du dernier siècle. Notre mérite est de discuter leur mérite. Nous sommes comme des enfants déshérités qui font le compte du bien de leurs pères. On avoua que la philosophie avait fait de très grands progrès; mais que la langue et le style s'étaient un peu corrompus. C'est le sort de toutes les conversations de passer d'un sujet à un autre. Tous ces objets de curiosité, de science, et de goût disparurent bientôt devant le grand spectacle que l'impératrice de Russie et le roi de Pologne donnaient au monde. Ils venaient de relever l'humanité écrasée, et d'établir la liberté de conscience dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l'empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donné à tant de cours qui se croient politiques, fut célébré comme il devait l'être. On but à la santé de l'impératrice, du roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d'imitateurs. Le docteur de Sorbonne même les admira car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d'esprit chez les Béotiens. Le secrétaire russe nous étonna par le récit de tous les grands établissements qu'on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l'histoire de Charles XII, qui a passé sa vie à détruire, que celle de Pierre le Grand, qui a consumé la sienne à créer. Nous conclûmes que la faiblesse et la frivolité sont la cause de cette préférence; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon; que les esprits superficiels préfèrent l'héroïsme extravagant aux grandes vues d'un législateur; que les détails de la fondation d'une ville leur plaisent moins que la témérité d'un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques; et qu'enfin la plupart des lecteurs aiment mieux s'amuser que s'instruire. De là vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits contre une qui lit deux chapitres de Locke. De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me souviendrai longtemps! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet éternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu'un bon déclamateur était aussi rare qu'un bon poète. Le souper finit par une chanson très jolie qu'un des convives fit pour les dames. Pour moi, j'avoue que le banquet de Platon ne m'aurait pas fait plus de plaisir que celui de monsieur et de madame André. Nos petits-maÃtres et nos petites-maÃtresses s'y seraient ennuyés sans doute ils prétendent être la bonne compagnie; mais ni monsieur André ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-là . Les Lettres d'Amabed Traduites par l'abbé Tamponet Première lettre. D'Amabed à Shastasid, grand brame de Maduré A Bénarès, le second du mois de la souris, l'an du renouvellement du monde 115652 Lumière de mon âme, père de mes pensées, toi qui conduis les hommes dans les voies de l'Eternel, à toi, savant Shastasid, respect et tendresse. Je me suis déjà rendu la langue chinoise si familière, suivant tes sages conseils, que je lis avec fruit leurs cinq Kings, qui me semblent égaler en antiquité notre Shastah, dont tu es l'interprète, les sentences du premier Zoroastre, et les livres de l'Egyptien Thaut. Il paraÃt à mon âme, qui s'ouvre toujours devant toi, que ces écrits et ces cultes n'ont rien pris les uns des autres car nous sommes les seuls à qui Brama, confident de l'Eternel, ait enseigné la rébellion des créatures célestes, le pardon que l'Eternel leur accorde, et la formation de l'homme; les autres peuples n'ont rien dit, ce me semble de ces choses sublimes. Je crois surtout que nous ne tenons rien, ni nous, ni les Chinois, des Egyptiens. Ils n'ont pu former une société policée et savante que longtemps après nous, puisqu'il leur a fallu dompter leur Nil avant de pouvoir cultiver les campagnes et bâtir leurs villes. Notre Shastah divin n'a, je l'avoue, que quatre mille cinq cent cinquante-deux ans d'antiquité; mais il est prouvé par nos monuments que cette doctrine avait été enseignée de père en fils plus de cent siècles avant la publication de ce sacré livre. J'attends sur cela les instructions de ta paternité. Depuis la prise de Goa par les Portugais, il est venu quelques docteurs d'Europe à Bénarès. Il y en a un à qui j'enseigne la langue indienne, il m'apprend en récompense un jargon qui a cours dans l'Europe, et qu'on nomme l'italien. C'est une plaisante langue. Presque tous les mots se terminent en a, en e, en i, en o; je l'apprends facilement, et j'aurai bientôt le plaisir de lire les livres européans. Ce docteur s'appelle le père Fa tutto; il paraÃt poli et insinuant; je l'ai présenté à Charme des yeux, la belle Adaté, que mes parents et les siens me destinent pour épouse; elle apprend l'italien avec moi. Nous avons conjugué ensemble le verbe j'aime dès le premier jour. Il nous a fallu deux jours pour tous les autres verbes. Après elle, tu es le mortel le plus près de mon coeur. Je prie Birmah et Bramah de conserver tes jours jusqu'à l'âge de cent trente ans, passé lequel la vie n'est plus qu'un fardeau. Réponse de Shastasid J'ai reçu ta lettre, esprit enfant de mon esprit. Puisse Drugha, montée sur son dragon, étendre toujours sur toi ses dix bras vainqueurs des vices! Il est vrai et nous n'en devons tirer aucune vanité que nous sommes le peuple de la terre le plus anciennement policé. Les Chinois eux-mêmes n'en disconviennent pas. Les Egyptiens sont un peuple tout nouveau qui fut lui-même enseigné par les Chaldéens. Ne nous glorifions pas d'être les plus anciens, et songeons à être toujours les plus justes. Tu sauras, mon cher Amabed, que depuis très peu de temps une faible image de notre révélation sur la chute des êtres célestes et le renouvellement du monde a pénétré jusqu'aux Occidentaux. Je trouve, dans une traduction arabe d'un livre syriaque, qui n'est composé que depuis environ quatorze cents ans, ces propres paroles L'Eternel tient liées de chaÃnes éternelles, jusqu'au grand jour du jugement, les puissances célestes qui ont souillé leur dignité première. L'auteur cite en preuve un livre composé par un de leurs premiers hommes, nommé Enoch. Tu vois par là que les nations barbares n'ont jamais été éclairées que par un rayon faible et trompeur qui s'est égaré vers eux du sein de notre lumière. Mon cher fils, je crains mortellement l'irruption des barbares d'Europe dans nos heureux climats. Je sais trop quel est cet Albuquerque qui est venu des bords de l'Occident dans ce pays cher à l'astre du jour. C'est un des plus illustres brigands qui aient désolé la terre. Il s'est emparé de Goa contre la foi publique. Il a noyé dans leur sang des hommes justes et paisibles. Ces Occidentaux habitent un pays pauvre qui ne leur produit que très peu de soie point de coton, point de sucre, nulle épicerie. La terre même dont nous fabriquons la porcelaine leur manque. Dieu leur a refusé le cocotier, qui ombrage, loge, vêtit, nourrit, abreuve les enfants de Brama. Ils ne connaissent qu'une liqueur qui leur fait perdre la raison. Leur vraie divinité est l'or; ils vont chercher ce dieu à une autre extrémité du monde. Je veux croire que ton docteur est un homme de bien; mais l'Eternel nous permet de nous défier de ces étrangers. S'ils sont moutons à Bénarès, on dit qu'ils sont tigres dans les contrées où les Européans se sont établis. Puissent ni la belle Adaté ni toi n'avoir jamais à se plaindre du père Fa tutto! Mais un secret pressentiment m'alarme. Adieu. Que bientôt Adaté, unie à toi par un saint mariage, puisse goûter dans tes bras les joies célestes. Cette lettre te parviendra par un banian, qui ne partira qu'à la pleine lune de l'éléphant. Seconde lettre. D'Amabed à Shastasid Père de mes pensées, j'ai eu le temps d'apprendre ce jargon d'Europe avant que ton marchand banian ait pu arriver sur le rivage du Gange. Le père Fa tutto me témoigne toujours une amitié sincère. En vérité je commence à croire qu'il ne ressemble point aux perfides dont tu crains, avec raison, la méchanceté. La seule chose qui pourrait me donner de la défiance, c'est qu'il me loue trop, et qu'il ne loue jamais assez Charme, des yeux; mais d'ailleurs il me paraÃt rempli de vertu et d'onction. Nous avons lu ensemble un livre de son pays, qui m'a paru bien étrange. C'est une histoire universelle du monde entier, dans laquelle il n'est pas dit un mot de notre antique empire, rien des immenses contrées au-delà du Gange, rien de la Chine, rien de la vaste Tartarie. Il faut que les auteurs, dans cette partie de l'Europe, soient bien ignorants. Je les compare à des villageois qui parlent avec emphase de leurs chaumières, et qui ne savent pas où est la capitale; ou plutôt à ceux qui pensent que le monde finit aux bornes de leur horizon. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'ils comptent les temps depuis la création de leur monde tout autrement que nous. Mon docteur européan m'a montré un de ses almanachs sacrés, par lequel ses compatriotes sont à présent dans l'année de leur création 5552, ou dans l'année 6244, ou bien dans l'année 6940, comme on voudra. Cette bizarrerie m'a surpris. Je lui ai demandé comment on pouvait avoir trois époques différentes de la même aventure. "Tu ne peux, lui ai-je dit, avoir à la fois trente ans, quarante ans, et cinquante ans. Comment ton monde peut-il avoir trois dates qui se contrarient?" Il m'a répondu que ces trois dates se trouvent dans le même livre, et qu'on est obligé chez eux de croire les contradictions pour humilier la superbe de l'esprit. Ce même livre traite d'un premier homme qui s'appelait Adam, d'un Caïn, d'un Mathusalem, d'un Noé qui planta des vignes après que l'océan eut submergé tout le globe; enfin d'une infinité de choses dont je n'ai jamais entendu parler et que je n'ai lues dans aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle Adaté et moi, en l'absence du père Fa tutto car nous sommes trop bien élevés et trop pénétrés de tes maximes pour rire des gens en leur présence. Je plains ces malheureux d'Europe, qui n'ont été créés que depuis 6 940 ans tout au plus, tandis que notre ère est de 115 652 années. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle, de gérofle, de thé, de café, de soie, de coton, de vernis, d'encens, d'aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agréable il faut que la Providence les ait longtemps oubliés. Mais je les plains encore plus de venir de si loin, parmi tant de périls, ravir nos denrées, les armes à la main. On dit qu'ils ont commis à Calicut des cruautés épouvantables pour du poivre cela fait frémir la nature indienne, qui est en tout différente de la leur, car leurs poitrines et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs estomacs sont carnassiers. Ils s'enivrent avec le jus fermenté de la vigne, plantée, disent-ils, par leur Noé. Le père Fa tutto lui-même, tout poli qu'il est, a égorgé deux petits poulets; il les a fait cuire dans une chaudière, et il les a mangés impitoyablement. Cette action barbare lui a attiré la haine de tout le voisinage, que nous n'avons apaisé qu'avec peine. Dieu me pardonne! je crois que cet étranger aurait mangé nos vaches sacrées, qui nous donnent du lait, si on l'avait laissé faire. Il a bien promis qu'il ne commettrait plus de meurtres envers les poulets, et qu'il se contenterait d'oeufs frais, de laitage, de riz, de nos excellents légumes, de pistaches, de dattes, de cocos, de gâteaux, d'amandes, de biscuits, d'ananas, d'oranges, et de tout ce que produit notre climat bénit de l'Eternel. Depuis quelques jours, il paraÃt plus attentif auprès de Charme des yeux. Il a même fait pour elle deux vers italiens qui finissent en o. Cette politesse me plaÃt beaucoup, car tu sais que mon bonheur est qu'on rende justice à ma chère Adaté. Adieu. Je me mets à tes pieds, qui t'ont toujours conduit dans la voie droite, et je baise tes mains, qui n'ont jamais écrit que la vérité. Réponse de Shastasid Mon cher fils en Birmah, en Brama, je n'aime point ton Fa tutto, qui tue des poulets, et qui fait des vers pour ta chère Adaté. Veuille Birmah rendre vains mes soupçons! Je puis te jurer qu'on n'a jamais connu son Adam ni son Noé dans aucune partie du monde, tout récents qu'ils sont. La Grèce même, qui était le rendez-vous de toutes les fables quand Alexandre approcha de nos frontières, n'entendit jamais parler de ces noms-là . Je ne m'étonne pas que des amateurs du vin, tels que les peuples occidentaux, fassent un si grand cas de celui qui, selon eux, planta la vigne; mais sois sûr que Noé a été ignoré de toute l'antiquité connue. Il est vrai que du temps d'Alexandre il y avait dans un coin de la Phénicie un petit peuple de courtiers et d'usuriers, qui avait été longtemps esclave à Babylone. Il se forgea une histoire pendant sa captivité, et c'est dans cette seule histoire qu'il ait jamais été question de Noé. Quand ce petit peuple obtint depuis des privilèges dans Alexandrie, il y traduisit ses annales en grec. Elles furent ensuite traduites en arabe, et ce n'est que dans nos derniers temps que nos savants en ont eu quelque connaissance; mais cette histoire est aussi méprisée par eux que la misérable horde qui l'a écrite. Il serait plaisant, en effet, que tous les hommes, qui sont frères, eussent perdu leurs titres de famille, et que ces titres ne se retrouvassent que dans une petite branche composée d'usuriers et de lépreux. J'ai peur, mon cher ami, que les concitoyens de ton père Fa tutto, qui ont, comme tu me le mandes, adopté ces idées, ne soient aussi insensés, aussi ridicules, qu'ils sont intéressés, perfides, et cruels. Epouse au plus tôt ta charmante Adaté, car, encore une fois, je crains les Fa tutto plus que les Noé. Troisième lettre. D'Amabed à Shastasid Béni soit à jamais Birmah, qui a fait l'homme pour la femme! Sois béni, ô cher Shastasid, qui t'intéresses tant à mon bonheur! Charme des yeux est à moi; je l'ai épousée. Je ne touche plus à la terre; je suis dans le ciel il n'a manqué que toi à cette divine cérémonie. Le docteur Fa tutto a été témoin de nos saints engagements; et, quoiqu'il ne soit pas de notre religion, il n'a fait nulle difficulté d'écouter nos chants et nos prières; il a été fort gai au festin des noces. Je succombe à ma félicité. Tu jouis d'un autre bonheur tu possèdes la sagesse; mais l'incomparable Adaté me possède. Vis longtemps heureux, sans passions, tandis que la mienne m'absorbe dans une mer de voluptés. Je ne puis t'en dire davantage je revole dans les bras d'Adaté. Quatrième lettre. D'Amabed à Shastasid Cher ami, cher père, nous partons, la tendre Adaté et moi, pour te demander ta bénédiction. Notre félicité serait imparfaite si nous ne remplissions pas ce devoir de nos coeurs; mais, le croirais-tu? nous passons par Goa, dans la compagnie de Coursom, le célèbre marchand, et de sa femme. Fa tutto dit que Goa est devenue la plus belle ville de l'Inde; que le grand Albuquerque nous recevra comme des ambassadeurs; qu'il nous donnera un vaisseau à trois voiles pour nous conduire à Maduré. Il a persuadé ma femme, et j'ai voulu le voyage dès qu'elle l'a voulu. Fa tutto nous assure qu'on parle italien plus que portugais à Goa. Charme des yeux brûle d'envie de faire usage d'une langue qu'elle vient d'apprendre. Je partage tous ses goûts. On dit qu'il y a des gens qui ont eu deux volontés; mais Adaté et moi nous n'en avons qu'une, parce que nous n'avons qu'une âme à nous deux. Enfin nous partons demain avec la douce espérance de verser dans tes bras, avant deux mois, des larmes de joie et de tendresse. Première lettre. D'Adaté à Shastasid A Goa, le 5 du mois du tigre, l'an du renouvellement du monde 115652 Birmah, entends mes cris, vois mes pleurs, sauve mon cher époux! Brama, fils de Birmah, porte ma douleur et ma crainte à ton père! Généreux Shastasid, plus sage que nous, tu avais prévu nos malheurs. Mon cher Amabed, ton disciple, mon tendre époux, ne t'écrira plus; il est dans une fosse que les barbares appellent prison. Des gens que je ne puis définir, on les nomme ici inquisitori, je ne sais ce que ce mot signifie; ces monstres, le lendemain de notre arrivée, saisirent mon mari et moi, et nous mirent chacun dans une fosse séparée comme si nous étions morts. Mais si nous l'étions, il fallait du moins nous ensevelir ensemble. Je ne sais ce qu'ils ont fait de mon cher Amabed. J'ai dit à mes anthropophages "Où est Amabed? Ne le tuez pas, et tuez-moi." Ils ne m'ont rien répondu. "Où est-il? pourquoi m'avez-vous séparée de lui?" Ils ont gardé le silence ils m'ont enchaÃnée. J'ai depuis une heure un peu plus de liberté; le marchand Coursom a trouvé moyen de me faire tenir du papier, du coton, un pinceau et de l'encre. Mes larmes imbibent tout, ma main tremble, mes yeux s'obscurcissent, je me meurs. Seconde lettre. D'Adaté à Shastasid Ecrite de la prison de l'inquisition Divin Shastasid, je fus hier longtemps évanouie; je ne pus achever ma lettre je la pliai quand je repris un peu mes sens; je la mis dans mon sein, qui n'allaitera pas les enfants que j'espérais avoir d'Amabed; je mourrai avant que Birmah m'ait accordé la fécondité. Ce matin au point du jour, sont entrés dans ma fosse deux spectres armés de hallebardes, portant au cou des grains enfilés, et ayant sur la poitrine quatre petites bandes rouges croisées. Ils m'ont prise par les mains, toujours sans me rien dire, et m'ont menée dans une chambre où il y avait pour tous meubles une grande table, cinq chaises, et un grand tableau qui représentait un homme tout nu, les bras étendus et les pieds joints. Aussitôt entrent cinq personnages vêtus de robes noires avec une chemise par-dessus leur robe, et deux longs pendants d'étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Je suis tombée à terre de frayeur. Mais quelle a été ma surprise! J'ai vu le père Fa tutto parmi ces cinq fantômes. Je l'ai vu, il a rougi; mais il m'a regardée d'un air de douceur et de compassion qui m'a un peu rassurée pour un moment. "Ah! père Fa tutto, ai-je dit, où suis-je? Qu'est devenu Amabed? dans quel gouffre m'avez-vous jetée? On dit qu'il y a des nations qui se nourrissent de sang humain va-t-on nous tuer? va-t-on nous dévorer?" Il ne m'a répondu qu'en levant les yeux et les mains au ciel; mais avec une attitude si douloureuse et si tendre que je ne savais plus que penser. Le président de ce conseil de muets a enfin délié sa langue, et m'a adressé la parole; il m'a dit ces mots "Est-il vrai que vous avez été baptisée?" J'étais si abÃmée dans mon étonnement et dans ma douleur que d'abord je n'ai pu répondre. Il a recommencé la même question d'une voix terrible. Mon sang s'est glacé, et ma langue s'est attaché à mon palais. Il a répété les mêmes mots pour la troisième fois, et à la fin j'ai dit oui; car il ne faut jamais mentir. J'ai été baptisée dans le Gange comme tous les fidèles enfants de Brama le sont, comme tu le fus, divin Shastasid, comme l'a été mon cher et malheureux Amabed. Oui, je suis baptisée, c'est ma consolation, c'est ma gloire. Je l'ai avoué devant ces spectres. A peine cette parole oui, symbole de la vérité, est sortie de ma bouche, qu'un des cinq monstres noirs et blancs s'est écrié Apostata! les autres ont répété Apostata! Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais ils l'ont prononcé d'un ton si lugubre et si épouvantable que mes trois doigts sont en convulsion en te l'écrivant. Alors le père Fa tutto, prenant la parole et me regardant toujours avec des yeux bénins, les a assurés que j'avais dans le fond de bons sentiments, qu'il répondait de moi, que la grâce opérerait, qu'il se chargeait de ma conscience; et il a fini son discours auquel je ne comprenais rien, par ces paroles Io la convertero. Cela signifie en italien, autant que j'en puis juger Je la retournerai. "Quoi! disais-je en moi-même, il me retournera! Qu'entend-il par me retourner! Veut-il dire qu'il me rendra à ma patrie? Ah! Père Fa tutto, lui ai-je dit, retournez donc le jeune Amabed, mon tendre époux, rendez-moi mon âme, rendez-moi ma vie." Alors il a baissé les yeux; il a parlé en secret aux quatre fantômes dans un coin de la chambre. Ils sont partis avec les deux hallebardiers. Tous ont fait une profonde révérence au tableau qui représente un homme tout nu; et le père Fa tutto est resté seul avec moi. Il m'a conduite dans une chambre assez propre, et m'a promis que, si je voulais m'abandonner à ses conseils, je ne serais plus enfermée dans une fosse. "Je suis désespéré comme vous, m'a-t-il dit, de tout ce qui est arrivé. Je m'y suis opposé autant que j'ai pu, mais nos saintes lois m'ont lié les mains; enfin, grâces au ciel et à moi, vous êtes libre dans une bonne chambre, dont vous ne pouvez pas sortir. Je viendrai vous y voir souvent; je vous consolerai, je travaillerai à votre félicité présente et future. - Ah! lui ai-je répondu, il n'y a que mon cher Amabed qui puisse la faire, cette félicité, et il est dans une fosse! Pourquoi y est-il enterré? Pourquoi y ai-je été plongée? qui sont ces spectres qui m'ont demandé si j'avais été baignée? où m'avez-vous conduite? m'avez-vous trompée? est-ce vous qui êtes la cause de ces horribles cruautés? Faites-moi venir le marchand Coursom, qui est de mon pays et homme de bien. Rendez-moi ma suivante; ma compagne, mon amie Déra, dont on m'a séparée. Est-elle aussi dans un cachot pour avoir été baignée? Qu'elle vienne; que je revoie Amabed, ou que je meure!" Il a répondu à mes discours et aux sanglots qui les entrecoupaient par des protestations de service et de zèle dont j'ai été touchée. Il m'a promis qu'il m'instruirait des causes de toute cette épouvantable aventure, et qu'il obtiendrait qu'on me rendÃt ma pauvre Déra; en attendant qu'il pût parvenir à délivrer mon mari. Il m'a plainte; j'ai vu même ses yeux un peu mouillés. Enfin, au son d'une cloche, il est sorti de ma chambre en me prenant la main, et en la mettant sur son coeur. C'est le signe visible, comme tu le sais, de la sincérité, qui est invisible. Puisqu'il a mis ma main sur son coeur, il ne me trompera pas. Eh! pourquoi me tromperait-il? que lui ai-je fait pour me persécuter? nous l'avons si bien traité à Bénarès, mon mari et moi! je lui ai fait tant de présents quand il m'enseignait l'italien! Il a fait des vers italiens pour moi, il ne peut pas me haïr. Je le regarderai comme mon bienfaiteur s'il me rend mon malheureux époux, si nous pouvons tous deux sortir de cette terre envahie et habitée par des anthropophages, si nous pouvons venir embrasser tes genoux à Maduré, et recevoir tes saintes bénédictions. Troisième lettre. D'Adaté à Shastasid Tu permets sans doute, généreux Shastasid, que je t'envoie le journal de mes infortunes inouïes; tu aimes Amabed, tu prends pitié de mes larmes, tu lis avec intérêt dans un coeur percé de toutes parts, qui te déploie ses inconsolables afflictions. On m'a rendu mon amie Déra, et je pleure avec elle. Les monstres l'avaient descendue dans une fosse, comme moi. Nous n'avons nulle nouvelle d'Amabed. Nous sommes dans la même maison, et il y a entre nous un espace infini, un chaos impénétrable. Mais voici des choses qui vont faire frémir ta vertu, et qui déchireront ton âme juste. Ma pauvre Déra a su, par un de ces deux satellites qui marchent toujours devant les cinq anthropophages, que cette nation a un baptême comme nous. J'ignore comment nos sacrés rites ont pu parvenir jusqu'à eux. Ils ont prétendu que nous avions été baptisés suivant les rites de leur secte. Ils sont si ignorants qu'ils ne savent pas qu'ils tiennent de nous le baptême depuis très peu de siècles. Ces barbares se sont imaginé que nous étions de leur secte, et que nous avions renoncé à leur culte. Voilà ce que voulait dire ce mot apostata que les anthropophages faisaient retentir à mes oreilles avec tant de férocité. Ils disent que c'est un crime horrible et digne des plus grands supplices d'être d'une autre religion que la leur. Quand le père Fa tutto leur disait Io la convertero, je la retournerai, il entendait qu'il me ferait retourner à la religion des brigands. Je n'y conçois rien; mon esprit est couvert d'un nuage, comme mes yeux. Peut-être mon désespoir trouble mon entendement; mais je ne puis comprendre comme ce Fa tutto, qui me connaÃt si bien, a pu dire qu'il me ramènerait à une religion que je n'ai jamais connue, et qui est aussi ignorée dans nos climats que l'étaient les Portugais quand ils sont venus pour la première fois dans l'Inde chercher du poivre les armes à la main. Nous nous perdons dans nos conjectures, la bonne Déra et moi. Elle soupçonne le père Fa tutto de quelques desseins secrets. Mais me préserve Birmah de former un jugement téméraire! J'ai voulu écrire au grand brigand Albuquerque pour implorer sa justice, et pour lui demander la liberté de mon cher mari; mais on m'a dit qu'il était parti pour aller surprendre Bombay et le piller. Quoi! Venir de si loin dans le dessein de ravager nos habitations et de nous tuer! et cependant ces monstres sont baptisés comme nous! On dit pourtant que cet Albuquerque a fait quelques belles actions. Enfin je n'ai plus d'espérance que dans l'Etre des êtres qui doit punir le crime et protéger l'innocence. Mais j'ai vu ce matin un tigre qui dévorait deux agneaux. Je tremble de n'être pas assez précieuse devant l'Etre des êtres pour qu'il daigne me secourir. Quatrième lettre. D'Adaté à Shastasid Il sort de ma chambre, ce père Fa tutto; quelle entrevue! quelle complication de perfidies, de passions et de noirceurs! Le coeur humain est donc capable de réunir tant d'atrocités! Comment les écrirai-je à un juste? Il tremblait quand il est entré. Ses yeux étaient baissés; j'ai tremblé plus que lui. Bientôt il s'est rassuré. "Je ne sais pas, m'a-t-il dit, si je pourrai sauver votre mari. Les juges ont ici quelquefois de la compassion pour les jeunes femmes; mais ils sont bien sévères pour les hommes. - Quoi! la vie de mon mari n'est pas en sûreté?" Je suis tombée en faiblesse. Il a cherché des eaux spiritueuses pour me faire revenir; il n'y en avait point. Il a envoyé ma bonne Déra en acheter à l'autre bout de la rue chez un banian. Cependant il m'a délacée pour donner passage aux vapeurs qui m'étouffaient. J'ai été étonnée en revenant à moi de trouver ses mains sur ma gorge et sa bouche sur la mienne. J'ai jeté un cri affreux, je me suis reculée d'horreur. Il m'a dit "Je prenais de vous un soin que la charité commande. Il fallait que votre gorge fût en liberté, et je m'assurais de votre respiration. - Ah! prenez soin que mon mari respire. Est-il encore dans cette fosse horrible? - Non, m'a-t-il répondu. J'ai eu, avec bien de la peine, le crédit de le faire transférer dans un cachot plus commode. - Mais, encore une fois, quel est son crime? quel est le mien? d'où vient cette épouvantable inhumanité? pourquoi violer envers nous les droits de l'hospitalité, celui des gens, celui de la nature? - C'est notre sainte religion qui exige de nous ces petites sévérités. Vous et votre mari vous êtes accusés d'avoir renoncé tous deux à votre baptême." Je me suis écriée alors "Que voulez-vous dire? Nous n'avons jamais été baptisés à votre mode; nous l'avons été dans le Gange, au nom de Brama. Est-ce vous qui avez persuadé cette exécrable imposture aux spectres qui m'ont interrogée? Quel pouvait être votre dessein?" Il a rejeté bien loin cette idée. Il m'a parlé de vertu, de vérité, de charité; il a presque dissipé un moment mes soupçons, en m'assurant que ces spectres sont des gens de bien, des hommes de Dieu, des juges de l'âme qui ont partout de saints espions, et principalement auprès des étrangers qui abordent dans Goa. Ces espions ont, dit-il, juré à ses confrères, les juges de l'âme, devant le tableau de l'homme tout nu, qu'Amabed et moi nous avons été baptisés à la mode des brigands portugais, qu'Amabed est apostata, et que je suis apostata. O vertueux Shastasid! ce que j'entends, ce que je vois de moment en moment me saisit d'épouvante depuis la racine des cheveux jusqu'à l'ongle du petit doigt du pied. "Quoi! vous êtes, ai-je dit au père Fa tutto, un des cinq hommes de Dieu, un des juges de l'âme? - Oui, ma chère Adaté, oui, Charme des yeux, je suis un des cinq dominicains délégués par le Vice-Dieu de l'univers pour disposer souverainement des âmes et des corps. - Qu'est-ce qu'un dominicain? qu'est-ce qu'un Vice-Dieu? - Un dominicain est un prêtre, enfant de saint Dominique, inquisiteur pour la foi; et un Vice-Dieu est un prêtre que Dieu a choisi pour le représenter, pour jouir de dix millions de roupies par an, et pour envoyer dans toute la terre des dominicains vicaires du vicaire de Dieu." J'espère, grand Shastasid, que tu m'expliqueras ce galimatias infernal, ce mélange incompréhensible d'absurdités et d'horreurs, d'hypocrisie et de barbarie. Fa tutto me disait tout cela avec un air de componction, avec un ton de vérité qui, dans un autre temps, aurait pu produire quelque effet sur mon âme simple et ignorante. Tantôt il levait les yeux au ciel, tantôt il les arrêtait sur moi. Ils étaient animés et remplis d'attendrissement. Mais cet attendrissement jetait dans tout mon corps un frissonnement d'horreur et de crainte Amabed est continuellement dans ma bouche comme dans mon coeur. "Rendez-moi mon cher Amabed!" c'était le commencement, le milieu et la fin de tous mes discours. Ma bonne Déra arrive dans ce moment; elle m'apporte des eaux de cinnamum et d'amonum. Cette charmante créature a trouvé le moyen de remettre au marchand Coursom mes trois lettres précédentes. Coursom par cette nuit, il sera dans peu de jours à Maduré. Je serai plainte du grand Shastasid, il versera des pleurs sur le sort de mon mari; il me donnera des conseils; un rayon de sa sagesse pénétrera dans la nuit de mon tombeau. Réponse du Brame Shastasid aux trois lettres précédentes d'Adaté Vertueuse et infortunée Adaté, épouse de mon cher disciple Amabed, Charme des yeux, les miens ont versé sur tes trois lettres des ruisseaux de larmes. Quel démon ennemi de la nature a déchaÃné du fond des ténèbres de l'Europe les monstres à qui l'Inde est en proie! Quoi! tendre épouse de mon cher disciple, tu ne vois pas que le père Fa tutto est un scélérat qui t'a fait tomber dans le piège! Tu ne vois pas que c'est lui seul qui a fait enfermer ton mari dans un fosse, et qui t'y a plongée toi-même pour que tu lui eusses l'obligation de t'en avoir tirée! Que n'exigera-t-il pas de ta reconnaissance! Je tremble avec toi je donne part de cette violation du droit des gens à tous les pontifes de Brama, à tous les omras, à tous les rayas, aux nababs, au grand empereur des Indes lui-même, le sublime Babar, roi des rois, cousin du soleil et de la lune, fils de Mirsamachamed, fils de Semcor, fils d'Abouchaïd, fils de Miracha, fils de Timur, afin qu'on s'oppose de tous côtés aux brigandages des voleurs d'Europe. Quelle profondeur de scélératesse! Jamais les prêtres de Timur, de Gengis-kan, d'Alexandre, d'Ogus-kan, de Sésac, de Bacchus, qui tour à tour vinrent subjuguer nos saintes et paisibles contrées, ne permirent de pareilles horreurs hypocrites; au contraire, Alexandre laissa partout des marques éternelles de sa générosité. Bacchus ne fit que du bien c'était le favori du ciel; une colonne de feu conduisait son armée pendant la nuit; et une nuée marchait devant elle pendant le jour; il traversait la mer Rouge à pied sec; il commandait au soleil et à la lune de s'arrêter quand il le fallait; deux gerbes de rayons divins sortaient de son front; l'ange exterminateur était debout à ses côtés, mais il employait toujours l'ange de la joie. Votre Albuquerque, au contraire, n'est venu qu'avec des moines, des fripons de marchands, et des meurtriers. Coursom le juste m'a confirmé le malheur d'Amabed et le vôtre. Puissé-je avant ma mort vous sauver tous deux, ou vous venger! Puisse l'éternel Birmah vous tirer des mains du moine Fa tutto! Mon coeur saigne des blessures du vôtre. N. B. Cette lettre ne parvint à Charme des yeux que longtemps après, lorsqu'elle partit de la ville de Goa. Cinquième lettre. D'Adaté au grand Brame Shastasid De quels termes oserai-je me servir pour t'exprimer mon nouveau malheur? comment la pudeur pourra-t-elle parler de la honte? Birmah a vu le crime, et il l'a souffert! que deviendrai-je? La fosse où j'étais enterrée est bien moins horrible que mon état. Le père Fa tutto est entré ce matin dans ma chambre, tout parfumé, et couvert d'une simarre de soie légère. J'étais dans mon lit. "Victoire! m'a-t-il dit, l'ordre de délivrer votre mari est signé." A ces mots, les transports de la joie se sont emparés de tous mes sens; je l'ai nommé mon protecteur, mon père. Il s'est penché vers moi il m'a embrassée. J'ai cru d'abord que c'était une caresse innocente, un témoignage chaste de ses bontés pour moi; mais, dans le même instant, écartant ma couverture, dépouillant sa simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une colombe, me pressant du poids de son corps, ôtant de ses bras nerveux tout mouvement à mes faibles bras, arrêtant sur mes lèvres ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammé, invincible, inexorable... Quel moment, et pourquoi ne suis-je pas morte! Déra, presque nue, est venue à mon secours, mais lorsque rien ne pouvait plus me secourir qu'un coup de tonnerre. O Providence de Birmah! il n'a point tonné, et le détestable Fa tutto a fait pleuvoir dans mon sein la brûlante rosée de son crime. Non, Drugha elle-même, avec ses dix bras célestes, n'aurait pu déranger ce Mosasor indomptable. Ma chère Déra le tirait de toutes ses forces; mais figurez-vous un passereau qui becquèterait le bout des plumes d'un vautour acharné sur une tourterelle c'est l'image du père Fa tutto, de Déra, et de la pauvre Adaté. Pour se venger des importunités de Déra, il la saisit elle-même, la renverse d'une main en me retenant de l'autre; il la traite comme il m'a traitée, sans miséricorde; ensuite il sort fièrement comme un maÃtre qui a châtié deux esclaves, et nous dit "Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous ferez les mutines." Nous sommes restées Déra et moi un quart d'heure sans oser dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin Déra s'est écriée "Ah! ma chère maÃtresse, quel homme! Tous les gens de son espèce sont-ils aussi cruels que lui?" Pour moi, je ne pensais qu'au malheureux Amabed. On m'a promis de me le rendre, et on ne me le rend point Me tuer, c'était l'abandonner; ainsi je ne me suis pas tuée. Je ne m'étais nourrie depuis un jour que de ma douleur. On ne nous a point apporté à manger à l'heure accoutumée. Déra s'en étonnait et s'en plaignait. Il me paraissait bien honteux de manger après ce qui nous était arrivé. Cependant nous avions un appétit dévorant. Rien ne venait; et après nous être pâmées de douleur nous nous évanouissions de faim. Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux, une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain; et, pour comble d'outrage, une bouteille de vin sans eau. C'est le tour le plus sanglant qu'on puisse jouer à deux femmes comme nous, après tout ce que nous avions souffert; mais que faire? je me suis mise à genoux "O Birmah! ô Visnou! ô Brama! vous savez que l'âme n'est point souillée de ce qui entre dans le corps. Si vous m'avez donné une âme, pardonnez-lui la nécessité funeste où est mon corps de n'être pas réduit aux légumes; je sais que c'est un péché horrible de manger du poulet; mais on nous y force. Puissent tant de crimes retomber sur la tête du père Fa tutto! Qu'il soit, après sa mort, changé en une jeune malheureuse Indienne; que je sois changée en dominicain; que je lui rende tous les maux qu'il m'a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui qu'il ne l'a été pour moi!" Ne sois point scandalisé; pardonne, vertueux Shastasid! Nous nous sommes mises à table. Qu'il est dur d'avoir des plaisirs qu'on se reproche! Postscrit. Immédiatement après dÃner, j'écris au modérateur de Goa, qu'on appelle le corrégidor. Je lui demande la liberté d'Amabed et la mienne; je l'instruis de tous les crimes du père Fa tutto. Ma chère Déra dit qu'elle lui fera parvenir ma lettre par cet alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d'estime. Nous verrons ce que cette démarche hardie pourra produire. Sixième lettre. D'Adaté Le croirais-tu, sage instructeur des hommes? Il y a des justes à Goa! et don Jéronimo le corrégidor en est un. Il a été touché de mon malheur et de celui d'Amabed. L'injustice le révolte, le crime l'indigne. Il s'est transporté avec des officiers de justice à la prison qui nous renferme. J'apprends qu'on appelle ce repaire le palais du Saint-Office. Mais, ce qui t'étonnera, on lui a refusé l'entrée. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont présentés à la porte, et ont dit à la justice "Au nom de Dieu tu n'entreras pas. - J'entrerai au nom du roi, a dit le corrégidor; c'est un cas royal. - C'est un cas sacré, ont répondu les spectres." Don Jéronimo le juste a dit "Je dois interroger Amabed, Adaté, Déra, et le père Fa tutto. - Interroger un inquisiteur, un dominicain! s'est écrié le chef des spectres; c'est un sacrilège scommunicao, scommunicao." On dit que ce sont des mots terribles, et qu'un homme sur qui on les a prononcés meurt ordinairement au bout de trois jours. Les deux partis se sont échauffés; ils étaient prêts d'en venir aux mains; enfin ils s'en sont rapportés à l'obispo de Goa. Un obispo est à peu près parmi ces barbares ce que tu es chez les enfants de Brama; c'est un intendant de leur religion; il est vêtu de violet, et il porte aux mains des souliers violets. Il a sur la tête, les jours de cérémonie, un pain de sucre fendu en deux. Cet homme a décidé que les deux partis avaient également tort, et qu'il n'appartenait qu'à leur Vice-Dieu de juger le père Fa tutto. Il a été convenu qu'on l'enverrait par-devant sa divinité avec Amabed et moi, et ma fidèle Déra. Je ne sais où demeure ce Vice, si c'est dans le voisinage du grand-lama ou en Perse, mais n'importe. Je vais revoir Amabed; j'irais avec lui au bout du monde, au ciel, en enfer. J'oublie dans ce moment ma fosse, ma prison, les violences de Fa tutto, ses perdrix que j'ai eu la lâcheté de manger, et son vin que j'ai eu la faiblesse de boire. Septième lettre. D'Adaté Je l'ai revu, mon tendre époux; on nous a réunis, je l'ai tenu dans mes bras. Il a effacé la tache du crime dont cet abominable Fa tutto m'avait souillée; semblable à l'eau sainte du Gange, qui lave toutes les macules des âmes, il m'a rendu une nouvelle vie. Il n'y a que cette pauvre Déra qui reste encore profanée; mais tes prières et tes bénédictions remettront son innocence dans tout son éclat. On nous fait partir demain sur un vaisseau qui fait voile pour Lisbonne. C'est la patrie du fier Albuquerque. C'est là sans doute qu'habite ce Vice-Dieu qui doit juger entre Fa tutto et nous. S'il est Vice-Dieu, comme tout le monde l'assure ici, il est bien certain qu'il damnera Fa tutto. C'est une petite consolation, mais je cherche bien moins la punition de ce terrible coupable que le bonheur du tendre Amabed. Quelle est donc la destinée des faibles mortels, de ces feuilles que les vents emportent! Nous sommes nés, Amabed et moi, sur les bords du Gange; on nous emmène en Portugal; on va nous juger dans un monde inconnu, nous qui sommes nés libres! Reverrons-nous jamais notre patrie? pourrons-nous accomplir le pèlerinage que nous méditions vers ta personne sacrée? Comment pourrons-nous, moi et ma chère Déra, être enfermées dans le même vaisseau avec le père Fa tutto? cette idée me fait trembler. Heureusement j'aurai mon brave époux pour me défendre. Mais que deviendra Déra, qui n'a point de mari? Enfin nous nous recommandons à la Providence. Ce sera désormais mon cher Amabed qui t'écrira il fera le journal de nos destins; il te peindra la nouvelle terre et les nouveaux cieux que nous allons voir. Puisse Brama conserver longtemps ta tête rase et l'entendement divin qu'il a placé dans la moelle de ton cerveau! Première lettre. D'Amabed à Shastasid, après sa captivité Je suis donc encore au nombre des vivants! C'est donc moi qui t'écris, divin Shastasid! J'ai tout su, et tu sais tout. Charme des yeux n'a point été coupable; elle ne peut l'être. La vertu est dans le coeur, et non ailleurs. Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait cousu à sa peau celle du renard, soutient hardiment qu'il nous a baptisés, Adaté et moi, dans Bénarès, à la mode de l'Europe; que je suis apostata, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par l'homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles, qu'il est injustement accusé d'avoir violé ma chère épouse et la jeune Déra. Charme des yeux, de son côté, et la douce Déra, jurent qu'elles ont été violées. Les esprits européans ne peuvent percer ce sombre abÃme ils disent tous qu'il n'y a que leur Vice-Dieu qui puisse y rien connaÃtre, attendu qu'il est infaillible. Don Jéronimo, le corrégidor, nous fait tous embarquer demain pour comparaÃtre devant cet être extraordinaire qui ne se trompe jamais. Ce grand juge des barbares ne siège point à Lisbonne, mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu'on nomme Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. Voilà un terrible voyage. A quoi les enfants de Brama sont-ils exposés dans cette courte vie! Nous avons pour compagnons de voyage des marchands d'Europe, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de Portugal qui ont gagné beaucoup d'argent dans notre pays, des prêtres du Vice-Dieu, et quelques soldats. C'est un grand bonheur pour nous d'avoir appris l'italien, qui est la langue courante de tous ces gens-là car comment pourrions-nous entendre le jargon portugais? Mais, ce qui est horrible, c'est d'être dans la même barque avec un Fa tutto. On nous fait coucher ce soir à bord pour démarrer demain au lever du soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur quatre de large pour ma femme et pour Déra. On dit que c'est une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute espèce. C'est un bruit, c'est un tintamarre inexprimable. La foule du peuple se précipite pour nous regarder. Charme des yeux est en larmes, Déra tremble; il faut s'armer de courage. Adieu; adresse pour nous tes saintes prières à l'Eternel; qui créa les malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cinquante-deux révolutions annuelles du soleil autour de la terre, ou de la terre autour du soleil. Seconde lettre. D'Amabed, pendant sa route Après un jour de navigation, le vaisseau s'est trouvé vis-à -vis Bombay, dont l'exterminateur Albuquerque, qu'on appelle ici le grand, s'est emparé. Aussitôt un bruit infernal s'est fait entendre notre vaisseau a tiré neuf coups de canon; on lui en a répondu autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune Déra ont cru être à leur dernier jour. Nous étions couverts d'une fumée épaisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont là des politesses? C'est la façon dont ces barbares se saluent. Une chaloupe a apporté des lettres pour le Portugal alors nous avons fait voile dans la grande mer, laissant à notre droite les embouchures du grand fleuve Zonboudipo, que les barbares appellent l'Indus. Nous ne voyons plus que les airs, nommés ciel par ces brigands, si peu dignes du ciel, et cette grande mer que l'avarice et la cruauté leur ont fait traverser. Cependant le capitaine paraÃt un homme honnête et prudent. Il ne permet pas que le père Fa tutto soit sur le tillac quand nous y prenons le frais; et lorsqu'il est en haut, nous nous tenons en bas. Nous sommes comme le jour et la nuit, qui ne paraissent jamais ensemble sur le même horizon. Je ne cesse de réfléchir sur la destinée qui se joue des malheureux mortels. Nous voguons sur la mer des Indes avec un dominicain, pour aller être jugés dans Roume, à six mille lieues de notre patrie. Il y a dans le vaisseau un personnage considérable qu'on nomme l'aumônier. Ce n'est pas qu'il fasse l'aumône; au contraire on lui donne de l'argent pour dire des prières dans une langue qui n'est ni la portugaise ni l'italienne, et que personne de l'équipage n'entend; peut-être ne l'entend-il pas lui-même; car il est toujours en dispute sur le sens des paroles avec le père Fa tutto. Le capitaine m'a dit que cet aumônier est franciscain, et que, l'autre étant dominicain, ils sont obligés en conscience de n'être jamais du même avis. Leurs sectes sont ennemies jurées l'une de l'autre; aussi sont-ils vêtus tout différemment pour marquer la différence de leurs opinions. Ce franciscain s'appelle Fa molto. Il me prête des livres italiens concernant la religion du Vice-Dieu devant qui nous comparaÃtrons. Nous lisons ces livres, ma chère Adaté et moi. Déra assiste à la lecture. Elle y a eu d'abord de la répugnance, craignant de déplaire à Brama; mais plus nous lisons, plus nous nous fortifions dans l'amour des saints dogmes que tu enseignes aux fidèles. Troisième lettre. Du journal d'Amabed Nous avons lu avec l'aumônier des épÃtres d'un des grands saints de la religion italienne et portugaise. Son nom est Paul. Toi, qui possèdes la science universelle, tu connais Paul sans doute. C'est un grand homme. Il a été renversé de cheval par une voix, et aveuglé par un trait de lumière. Il se vante d'avoir été comme moi au cachot. Il ajoute qu'il a eu cinq fois trente-neuf coups de fouet, ce qui fait en tout cent quatre-vingt-quinze écourgées sur les fesses; plus, trois fois des coups de bâton, sans spécifier le nombre; plus, il dit qu'il a été lapidé une fois; cela est violent, car on n'en revient guère. Plus, il jure qu'il a été un jour et une nuit au fond de la mer. Je le plains beaucoup mais, en récompense, il a été ravi au troisième ciel. Je t'avoue, illuminé Shastasid, que je voudrais en faire autant, dussé-je acheter cette gloire par cent quatre-vingt-quinze coups de verges bien appliqués sur le derrière. Il est beau qu'un mortel jusques aux cieux s'élève; Il est beau même d'en tomber, comme dit un de nos plus aimables poètes indiens, qui est quelquefois sublime. Enfin je vois qu'on a conduit comme moi Paul à Roume pour être jugé. Quoi donc! mon cher Shastasid, Roume a donc jugé tous les mortels dans tous les temps? Il faut certainement qu'il y ait dans cette ville quelque chose de supérieur au reste de la terre tous les gens qui sont dans le vaisseau ne jurent que par Roume; on faisait tout à Goa au nom de Roume. Je te dirai bien plus. Le Dieu de notre aumônier Fa molto, qui est le même que celui de Fa tutto, naquit et mourut dans un pays dépendant de Roume, et il paya le tribut au zamorin qui régnait dans cette ville. Tout cela ne te paraÃt-il pas bien surprenant? Pour moi, je crois rêver, et que tous les gens qui m'entourent rêvent aussi. Notre aumônier Fa molto nous a lu des choses encore plus merveilleuses. Tantôt c'est un âne qui parle; tantôt c'est un de leurs saints qui passe trois jours et trois nuits dans le ventre d'une baleine, et qui en sort de fort mauvaise humeur. Ici c'est un prédicateur qui s'en va prêcher dans le ciel, monté sur un char de feu traÃné par quatre chevaux de feu. Un docteur passe la mer à pied sec, suivi de deux ou trois millions d'hommes qui s'enfuient avec lui. Un autre docteur arrête le soleil et la lune; mais cela ne me surprend point tu m'as appris que Bacchus en avait fait autant. Ce qui me fait le plus de peine, à moi qui me pique de propreté et d'une grande pudeur, c'est que le dieu de ces gens-là ordonne à un de ses prédicateurs de manger de la matière louable sur son pain; et à un autre, de coucher pour de l'argent avec des filles de joie, et d'en avoir des enfants. Il y a bien pis. Ce savant homme nous a fait remarquer deux soeurs, Oolla et Ooliba. Tu les connais bien, puisque tu as tout lu. Cet article a fort scandalisé ma femme le blanc de ses yeux en a rougi. J'ai remarqué que la bonne Déra était tout en feu à ce paragraphe. Il faut certainement que ce franciscain Fa molto soit un gaillard. Cependant il a fermé son livre dès qu'il a vu combien Charme des yeux et moi nous étions effarouchés, et il est sorti pour aller méditer sur le texte. Il m'a laissé son livre sacré; j'en ai lu quelques pages au hasard. O Brama! ô justice éternelle! quels hommes que tous ces gens-là ! ils couchent tous avec leurs servantes dans leur vieillesse. L'un fait des infamies à sa belle-mère, l'autre à sa belle-fille. Ici c'est une ville tout entière qui veut absolument traiter un pauvre prêtre comme une jolie fille, là deux demoiselles de condition enivrent leur père, couchent avec lui l'une après l'autre et en ont des enfants. Mais ce qui m'a le plus épouvanté, le plus saisi d'horreur, c'est que les habitants d'une ville magnifique à qui leur Dieu députa deux êtres éternels qui sont sans cesse au pied de son trône, deux esprits purs, resplendissants d'une lumière divine... ma plume frémit comme mon âme... le dirai-je? oui, ces habitants firent tout ce qu'ils purent pour violer ces messagers de Dieu. Quel péché abominable avec des hommes! mais avec des anges, cela est-il possible? Cher Shastasid, bénissons Birmah, Visnou, et Brama; remercions-les de n'avoir jamais connu ces inconcevables turpitudes. On dit que le conquérant Alexandre voulut autrefois introduire cette coutume si pernicieuse parmi nous; qu'il polluait publiquement son mignon Ephestion. Le ciel l'en punit. Ephestion et lui périrent à la fleur de leur âge. Je te salue, maÃtre de mon âme, esprit de mon esprit. Adaté, la triste Adaté, se recommande à tes prières. Quatrième lettre. D'Amabed à Shastasid Du cap qu'on appelle Bonne-Espérance, le quinze du mois du rhinocéros Il y a longtemps que je n'ai étendu mes feuilles de coton sur une planche, et trempé mon pinceau dans la laque noire délayée, pour te rendre un compte fidèle. Nous avons laissé loin derrière nous à notre droite le golfe de Babelmandel, qui entre dans la fameuse mer Rouge, dont les flots se séparèrent autrefois et s'amoncelèrent comme des montagnes pour laisser passer Bacchus et son armée. Je regrettais qu'on n'eût point mouillé aux côtes de l'Arabie Heureuse, ce pays presque aussi beau que le nôtre, dans lequel Alexandre voulait établir le siège de son empire et l'entrepôt du commerce du monde. J'aurais voulu voir cet Aden ou Eden, dont les jardins sacrés furent si renommés dans l'antiquité; ce Moka fameux par le café qui ne croÃt jusqu'à présent que dans cette province; Mecca, où le grand prophète des musulmans établit le siège de son empire, et où tant de nations de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe viennent tous les ans baiser une pierre noire descendue du ciel qui n'envoie pas souvent de pareilles pierres aux mortels; mais il ne nous est pas permis de contenter notre curiosité. Nous voguons toujours pour arriver à Lisbonne, et de là à Roume. Nous avons déjà passé la ligne équinoxiale; nous sommes descendus à terre au royaume de Mélinde, où les Portugais ont un port considérable. Notre équipage y a embarqué de l'ivoire, de l'ambre gris, du cuivre, de l'argent, et de l'or. Nous voici parvenus au grand Cap c'est le pays des Hottentots. Ces peuples ne paraissent pas descendus des enfants de Brama. La nature y a donné aux femmes un tablier que forme leur peau; ce tablier couvre leur joyau, dont les Hottentots sont idolâtres, et pour lequel ils font des madrigaux et des chansons. Ces peuples vont tout nus. Cette mode est fort naturelle; mais elle ne me paraÃt ni honnête ni habile. Un Hottentot est bien malheureux il n'a plus rien à désirer quand il a vu sa Hottentote par devant et par derrière. Le charme des obstacles lui manque. Il n'y a plus rien de piquant pour lui. Les robes de nos Indiennes, inventées pour être troussées, marquent un génie bien supérieur. Je suis persuadé que le sage Indien à qui nous devons le jeu des échecs et celui du trictrac imagina aussi les ajustements des dames pour notre félicité. Nous resterons deux jours à ce cap, qui est la borne du monde, et qui semble séparer l'Orient de l'Occident. Plus je réfléchis sur la couleur de ces peuples, sur le glossement dont ils se servent pour se faire entendre au lieu d'un langage articulé, sur leur figure, sur le tablier de leurs dames, plus je suis convaincu que cette race ne peut avoir la même origine que nous. Notre aumônier prétend que les Hottentots, les Nègres et les Portugais descendent du même père. Cette idée est bien ridicule; j'aimerais autant qu'on me dÃt que les poules, les arbres, et l'herbe de ce pays-là , viennent des poules, des arbres et de l'herbe de Bénarès ou de Pékin. Cinquième lettre. D'Amabed Du 16 au soir, au cap dit de Bonne-Espérance Voici bien une autre aventure. Le capitaine se promenait avec Charme des yeux et moi sur un grand plateau au pied duquel la mer du Midi vient briser ses vagues. L'aumônier Fa molto a conduit notre jeune Déra tout doucement dans une petite maison nouvellement bâtie, qu'on appelle un cabaret. La pauvre fille n'y entendait point finesse, et croyait qu'il n'y avait rien à craindre, parce que cet aumônier n'est pas dominicain. Bientôt nous avons entendu des cris. Figure-toi que le père Fa tutto a été jaloux de ce tête-à -tête. Il est entré dans le cabaret en furieux; il y avait deux matelots qui ont été jaloux aussi. C'est une terrible passion que la jalousie. Les deux matelots et les deux prêtres avaient beaucoup bu de cette liqueur qu'ils disent avoir été inventée par leur Noé, et dont nous prétendons que Bacchus est l'auteur présent funeste; qui pourrait être utile s'il n'était pas si facile d'en abuser. Les Européans disent que ce breuvage leur donne de l'esprit comment cela peut-il être, puisqu'il leur ôte la raison? Les deux hommes de mer et les deux bonzes d'Europe se sont gourmés violemment, un matelot donnant sur Fa tutto, celui-ci sur l'aumônier, ce franciscain sur l'autre matelot qui rendait ce qu'il recevait; tous quatre changeant de main à tout moment, deux contre deux, trois contre un, tous contre tous, chacun jurant, chacun tirant à soi notre infortunée, qui jetait des cris lamentables. Le capitaine est accouru au bruit; il a frappé indifféremment sur les quatre combattants; et pour mettre Déra en sûreté, il l'a menée dans son quartier, où elle est enfermée avec lui depuis deux heures. Les officiers et les passagers, qui sont tous fort polis, se sont assemblés autour de nous, et nous ont assuré que les deux moines c'est ainsi qu'ils les appellent seraient punis sévèrement par le vice-Dieu dès qu'ils seraient arrivés à Roume. Cette espérance nous a un peu consolés. Au bout de deux heures le capitaine est revenu en nous ramenant Déra avec des civilités et des compliments dont ma chère femme a été très contente. O Brama! qu'il arrive d'étranges choses dans les voyages, et qu'il serait bien plus sage de rester chez soi! Sixième lettre. D'Amabed pendant sa route Je ne t'ai point écrit depuis l'aventure de notre petite Déra. Le capitaine, pendant la traversée, a toujours eu pour elle des bontés très distinguées. J'avais peur qu'il ne redoublât de civilités pour ma femme. Mais elle a feint d'être grosse de quatre mois. Les Portugais regardent les femmes grosses comme des personnes sacrées qu'il n'est pas permis de chagriner. C'est du moins une bonne coutume qui met en sûreté le cher honneur d'Adaté. Le dominicain a eu ordre de ne se présenter jamais devant nous, et il a obéi. Le franciscain, quelques jours après la scène du cabaret, vint nous demander pardon. Je le tirai à part. Je lui demandait comment, ayant fait voeu de chasteté, il avait pu s'émanciper à ce point. Il me répondit "Il est vrai que j'ai fait ce voeu; mais si j'avais promis que mon sang ne coulerait jamais dans mes veines, et que mes ongles et mes cheveux ne croÃtraient pas, vous m'avouerez que je ne pourrais accomplir cette promesse. Au lieu de nous faire jurer d'être chastes, il fallait nous forcer à l'être et rendre tous les moines eunuques. Tant qu'un oiseau a ses plumes, il vole. Le seul moyen d'empêcher un cerf de courir est de lui couper les jambes. Soyez très sûr que les prêtres vigoureux comme moi, et qui n'ont point de femmes, s'abandonnent malgré eux à des excès qui font rougir la nature, après quoi ils vont célébrer les saints mystères." J'ai beaucoup appris dans la conversation avec cet homme. Il m'a instruit de tous ces mystères de sa religion, qui m'ont tous étonné. "Le révérend père Fa tutto, m'a-t-il dit, est un fripon qui ne croit pas un mot de tout ce qu'il enseigne; pour moi, j'ai des doutes violents; mais je les écarte, je me mets un bandeau sur les yeux, je repousse mes pensées et je marche comme je puis dans la carrière que je cours. Tous les moines sont réduits à cette alternative ou l'incrédulité leur fait détester leur profession, ou la stupidité la leur rend supportable." Croirais-tu bien qu'après ces aveux, il m'a proposé de me faire chrétien? Je lui ai dit "Comment pouvez-vous me présenter une religion dont vous n'êtes pas persuadé vous-même, à moi qui suis né dans la plus ancienne religion du monde, à moi dont le culte existait cent quinze mille trois cents ans pour le moins, de votre aveu, avant qu'il y eût des franciscains dans le monde? - Ah! mon cher Indien, m'a-t-il dit, si je pouvais réussir à vous rendre chrétien, vous et la belle Adaté, je ferais crever de dépit ce maraud de dominicain, qui ne croit pas à l'immaculée conception de la Vierge! Vous feriez ma fortune; je pourrais devenir obispo; ce serait une bonne action, et Dieu vous en saurait gré." C'est ainsi, divin Shastasid, que parmi ces barbares d'Europe on trouve des hommes qui sont un composé d'erreur, de faiblesse, de cupidité et de bêtise, et d'autres qui sont des coquins conséquents et endurcis. J'ai fait part de ces conversations à Charme des yeux elle a souri de pitié. Qui l'eût cru que ce serait dans un vaisseau, en voguant vers les côtes d'Afrique, que nous apprendrions à connaÃtre les hommes! Septième lettre. D'Amabed Quel beau climat que ces côtes méridionales! mais quels vilains habitants! quelles brutes! Plus la nature a fait pour nous, moins nous faisons pour elle. Nul art n'est connu chez tous ces peuples. C'est une grande question parmi eux s'ils son descendus des singes, ou si les singes sont venus d'eux. Nos sages ont dit que l'homme est l'image de Dieu voilà une plaisante image de l'Etre éternel qu'un nez noir épaté, avec peu ou point d'intelligence! Un temps viendra, sans doute, où ces animaux sauront bien cultiver la terre, l'embellir par des maisons et par des jardins, et connaÃtre la route des astres. Il faut du temps pour tout. Nous datons, nous autres, notre philosophie de cent quinze mille six cent cinquante-deux ans en vérité, sauf le respect que je te dois, je pense que nous nous trompons; il me semble qu'il faut bien plus de temps pour être arrivés au point où nous sommes. Mettons seulement vingt mille ans pour inventer un langage tolérable, autant pour écrire par le moyen d'un alphabet, autant pour la métallurgie, autant pour la charrue et la navette, autant pour la navigation; et combien d'autres arts encore exigent-ils de siècles! Les Chaldéens datent de quatre cent mille ans, et ce n'est pas encore assez. Le capitaine a acheté, sur un rivage qu'on nomme Angola, six nègres qu'on lui a vendus pour le prix courant de six boeufs. Il faut que ce pays-là soit bien plus peuplé que le nôtre puisqu'on y vend les hommes si bon marché. Mais aussi comment une si abondante population s'accorde-t-elle avec tant d'ignorance? Le capitaine a quelques musiciens auprès de lui il leur a ordonné de jouer de leurs instruments, et aussitôt ces pauvres nègres se sont mis à danser avec presque autant de justesse que nos éléphants. Est-il possible qu'aimant la musique ils n'aient pas su inventer le violon, pas même la musette? Tu me diras, grand Shastasid, que l'industrie des éléphants mêmes n'a pas pu parvenir à cet effort, et qu'il faut attendre. A cela je n'ai rien à répliquer. Huitième lettre. D'Amabed L'année est à peine révolue, et nous voici à la vue de Lisbonne, sur le fleuve du Tage, qui depuis longtemps a la réputation de rouler de l'or dans ses flots. S'il est ainsi, d'où vient donc que les Portugais vont en chercher si loin? Tous ces gens d'Europe répondent qu'on n'en peut trop avoir. Lisbonne est, comme tu me l'avais dit, la capitale d'un très petit royaume. C'est la patrie de cet Albuquerque qui nous a fait tant de mal. J'avoue qu'il a quelque chose de grand dans ces Portugais, qui ont subjugué une partie de nos belles contrées. Il faut que l'envie d'avoir du poivre donne de l'industrie et du courage. Nous espérions, Charme des yeux et moi, entrer dans la ville; mais on ne l'a pas permis, parce qu'on dit que nous sommes prisonniers du Vice-Dieu, et que le dominicain Fa tutto, le franciscain aumônier Fa molto, Déra, Adaté et moi, nous devons tous être jugés à Roume. On nous a fait passer tous sur un autre vaisseau qui part pour la ville du Vice-Dieu. Le capitaine est un vieux Espagnol différent en tout du Portugais, qui en usait si poliment avec nous. Il ne parle que par monosyllabes; et encore très rarement; il porte à sa ceinture des grains enfilés qu'il ne cesse de compter on dit que c'est une grande marque de vertu. Déra regrette fort l'autre capitaine; elle trouve qu'il était bien plus civil. On a remis à l'Espagnol une grosse liasse de papiers, pour instruire notre procès en cours de Roume. Un scribe du vaisseau l'a lue à haute voix. Il prétend que le père Fa tutto sera condamné à ramer dans une des galères du Vice-Dieu, et que l'aumônier Fa molto aura le fouet en arrivant. Tout l'équipage est de cet avis; le capitaine a serré les papiers sans rien dire. Nous mettons à la voile. Que Brama ait pitié de nous, et qu'il te comble de ses faveurs! Brama est juste; mais c'est une chose bien singulière qu'étant né sur le rivage du Gange j'aille être jugé à Roume. On assure pourtant que la même chose est arrivée à plus d'un étranger. Neuvième lettre. D'Amabed Rien de nouveau; tout l'équipage est silencieux et morne comme le capitaine. Tu connais le proverbe indien Tout se conforme aux moeurs du maÃtre. Nous avons passé une mer qui n'a que neuf mille pas de large entre deux montagnes; nous sommes entrés dans une autre mer semée d'Ãles. Il y en a une fort singulière elle est gouvernée par des religieux chrétiens qui portent un habit court et un chapeau, et qui font voeu de tuer tous ceux qui portent un bonnet et une robe. Ils doivent aussi faire l'oraison. Nous avons mouillé dans une Ãle plus grande et fort jolie, qu'on nomme Sicile; elle était bien plus belle autrefois on parle de villes admirables dont on ne voit plus que les ruines. Elle fut habitée par des dieux, des déesses, des géants, des héros; on y forgeait la foudre. Une déesse nommée Cérès la couvrit de riches moissons. Le Vice-Dieu a changé tout cela; on y voit beaucoup de processions et de coupeurs de bourse. Dixième lettre. D'Amabed Enfin nous voici sur la terre sacrée du Vice-Dieu. J'avais lu dans le livre de l'aumônier que ce pays était d'or et d'azur; que les murailles étaient d'émeraudes et de rubis; que les ruisseaux étaient d'huile, les fontaines, de lait, les campagnes couvertes de vignes dont chaque cep produisait cent tonneaux de vin. Peut-être trouverons-nous tout cela quand nous serons auprès de Roume. Nous avons abordé avec beaucoup de peine dans un petit port fort incommode, qu'on appelle la cité vieille. Elle tombe en ruines, et est fort bien nommée. On nous a donné, pour nous conduire, des charrettes attelées par des boeufs. Il faut que ces boeufs viennent de loin, car la terre à droite et à gauche n'est point cultivée ce ne sont que des marais infects, des bruyères, des landes stériles. Nous n'avons vu dans le chemin que des gens couverts de la moitié d'un manteau, sans chemise, qui nous demandaient l'aumône fièrement. Ils ne se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains très plats qu'on leur donne gratis le matin, et ne s'abreuvent que d'eau bénite. Sans ces troupes de gueux qui font cinq ou six mille pas pour obtenir, par leurs lamentations, la trentième partie d'une roupie, ce canton serait un désert affreux. On nous avertit même que quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment que Dieu est fâché contre son vicaire, puisqu'il lui a donné un pays qui est le cloaque de la nature. J'apprends que cette contrée a été autrefois très belle et très fertile, et qu'elle n'est devenue si misérable que depuis le temps où ces vicaires s'en sont mis en possession. Je t'écris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me désennuyer. Adaté est bien étonnée. Je t'écrirai dès que je serai dans Roume. Onzième lettre. D'Amabed Nous y voilà , nous y sommes, dans cette ville de Roume. Nous arrivâmes hier en plein jour, le trois du mois de la brebis, qu'on dit ici le 15 mars 1513. Nous avons d'abord éprouvé tout le contraire de ce que nous attendions. A peine étions-nous à la porte dite de Saint-Pancrace, que nous avons vu deux troupes de spectres, dont l'une est vêtue comme notre aumônier, et l'autre comme le père Fa tutto. Elles avaient chacune une bannière à leur tête; et un grand bâton sur lequel était sculpté un homme tout nu, dans la même attitude que celui de Goa. Elles marchaient deux à deux, et chantaient un air à faire bâiller toute une province. Quand cette procession fut parvenue à notre charrette, une troupe cria "C'est saint Fa tutto!" l'autre "C'est saint Fa molto!" On baisa leurs robes, le peuple se mit à genoux. "Combien avez-vous converti d'Indiens, mon révérend père? - Quinze mille sept cents, disait l'un - Onze mille neuf cents, disait l'autre. - Bénie soit la vierge Marie!" Tout le monde avait les yeux sur nous, tout le monde nous entourait. "Sont-ce là de vos catéchumènes, mon révérend père? - Oui, nous les avons baptisés. - Vraiment ils sont bien jolis. Gloire dans les hauts! Gloire dans les hauts!" Le père Fa tutto et le père Fa molto furent conduits, chacun par sa procession, dans une maison magnifique; et pour nous, nous allâmes à l'auberge. Le peuple nous y suivit en criant Cazzo, Cazzo, en nous donnant des bénédictions, en nous baisant les mains, en donnant mille éloges à ma chère Adaté, à Déra, et à moi-même. Nous ne revenions pas de notre surprise. A peine fûmes-nous dans notre auberge qu'un homme vêtu d'une robe violette, accompagné de deux autres en manteau noir, vint nous féliciter sur notre arrivée. La première chose qu'il fit fut de nous offrir de l'argent de la part de la Propaganda, si nous en avions besoin. Je ne sais pas ce que c'est que cette propagande. Je lui répondis qu'il nous en restait encore avec beaucoup de diamants en effet, j'avais eu le soin de cacher toujours ma bourse et une boÃte de brillants dans mon caleçon. Aussitôt cet homme se prosterna presque devant moi, et me traita d'excellence. "Son Excellence la signora Adaté n'est-elle pas bien fatiguée du voyage? Ne va-t-elle pas se coucher? Je crains de l'incommoder, mais je serai toujours à ses ordres. Le signor Amabed peut disposer de moi, je lui enverrai un Cicéron qui sera à son service; il n'a qu'à commander. Veulent-ils tous deux, quand ils seront reposés, me faire l'honneur de venir prendre le rafraÃchissement chez moi? j'aurai l'honneur de leur envoyer un carrosse." Il faut avouer, mon divin Shastasid, que les Chinois ne sont pas plus polis que cette nation occidentale. Ce seigneur se retira. Nous dormÃmes six heures, la belle Adaté et moi. Quand il fut nuit, le carrosse vint nous prendre. Nous allâmes chez cet homme civil. Son appartement était illuminé et orné de tableaux bien plus agréables que celui de l'homme tout nu que nous avions vu à Goa. Une très nombreuse compagnie nous accabla de caresses, nous admira d'être Indiens, nous félicita d'être baptisés, et nous offrit ses services pour tout le temps que nous voudrions rester à Roume. Nous voulions demander justice du père Fa tutto; on ne nous donna pas le temps d'en parler. Enfin nous fûmes reconduits, étonnés, confondus d'un tel accueil et n'y comprenant rien. Douzième lettre. D'Amabed Aujourd'hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une princesse de Piombino nous a envoyé deux écuyers nous prier de venir dÃner chez elle. Nous y sommes allés dans un équipage magnifique. L'homme violet s'y est trouvé. J'ai su que c'est un des seigneurs, c'est-à -dire un des valets du Vice-Dieu qu'on appelle préférés, prelati. Rien n'est plus aimable, plus honnête que cette princesse de Piombino. Elle m'a placé à table à côté d'elle. Notre répugnance à manger des pigeons romains et des perdrix l'a fort surprise. Le préféré nous a dit que, puisque nous étions baptisés, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Montepulciano; que tous les Vice-Dieu en usaient ainsi; que c'était la marque essentielle d'un véritable chrétien. La belle Adaté a répondu avec sa naïveté ordinaire qu'elle n'était pas chrétienne, qu'elle avait été baptisée dans le Gange. "Eh! mon Dieu! madame, a dit le préféré, dans le Gange, ou dans le Tibre, ou dans un bain, qu'importe? Vous êtes des nôtres. Vous avez été convertie par le père Fa tutto; c'est pour nous un honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supériorité notre religion a sur la vôtre!" Et aussitôt il a couvert nos assiettes d'ailes de gelinottes. La princesse a bu à notre santé et à notre salut. On nous a pressés avec tant de grâce, on a dit tant de bons mots, on a été si poli, si gai, si séduisant, qu'enfin, ensorcelés par le plaisir j'en demande pardon à Brama, nous avons fait, Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles à notre retour pour effacer notre péché. On n'a pas douté que nous ne fussions chrétiens. "Il faut, disait la princesse, que ce père Fa tutto soit un grand missionnaire. J'ai envie de le prendre pour mon confesseur." Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre femme et moi. De temps en temps la signora Adaté faisait entendre que nous venions pour être jugés par le Vice-Dieu, et qu'elle avait la plus grande envie de le voir. "Il n'y en a point, nous a dit la princesse; il est mort, et on est occupé à présent à en faire un autre. Dès qu'il sera fait on vous présentera à Sa Sainteté. Vous serez témoin de la plus auguste fête que les hommes puissent jamais voir, et vous en serez le plus bel ornement." Adaté a répondu avec esprit; et la princesse s'est prise d'un grand goût pour elle. Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui était si j'ose le dire supérieure à celle de Bénarès et de Maduré. Après dÃner, la princesse a fait atteler quatre chars dorés. Elle nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux édifices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansé. Je comparais secrètement cette réception charmante avec le cul de basse-fosse où nous avions été renfermés dans Goa. Et je comprenais à peine comment le même gouvernement, la même religion pouvaient avoir tant de douceur et d'agrément dans Roume, et exercer au loin tant d'horreurs. Treizième lettre. D'Amabed Tandis que cette ville est partagée sourdement en petites factions pour élire un Vice-Dieu, que ces factions, animées de la plus forte haine, se ménagent toutes avec une politesse qui ressemble à l'amitié, que le peuple regarde les pères Fa tutto et Fa molto comme les favoris de la Divinité, qu'on s'empresse autour de nous avec une curiosité respectueuse, je fais, mon cher Shastasid, de profondes réflexions sur le gouvernement de Roume. Je le compare au repas que nous a donné la princesse de Piombino. La salle était propre, commode, et parée; l'or et l'argent brillaient sur les buffets; la gaieté, l'esprit et les grâces animaient les convives; mais, dans les cuisines, le sang et la graisse coulaient; les peaux des quadrupèdes, les plumes des oiseaux et leurs entrailles, pêle-mêle amoncelées, soulevaient le coeur, et répandaient l'infection. Telle est, ce me semble, la cour romaine. Polie et flatteuse chez elle, ailleurs brouillonne et tyrannique. Quand nous disons que nous espérons avoir justice de Fa tutto, on se met doucement à rire; on nous dit que nous sommes trop au-dessus de ces bagatelles, que le gouvernement nous considère trop pour souffrir que nous gardions le souvenir d'une telle facétie, que les Fa tutto et les Fa molto sont des espèces de singes élevés avec soin pour faire des tours de passe-passe devant le peuple; et on finit par des protestations de respect et d'amitié pour nous. Quel parti veux-tu que nous prenions, grand Shastasid? Je crois que le plus sage est de rire comme les autres, et d'être poli comme eux. Je veux étudier Roume; elle en vaut la peine. Quatorzième lettre. D'Amabed Il y a un assez grand intervalle entre ma dernière lettre et la présente. J'ai lu, j'ai vu, j'ai conservé, j'ai médité. Je te jure qu'il n'y eut jamais sur la terre une contradiction plus énorme qu'entre le gouvernement romain et sa religion. J'en parlais hier à un théologien du Vice-Dieu. Un théologien est, dans cette cour, ce que sont les derniers valets dans une maison ils font la grosse besogne, portent les ordures, et, s'ils y trouvent quelque chiffon qui puisse servir, ils le mettent à part pour le besoin. Je lui disais "Votre Dieu est né dans une étable entre un boeuf et un âne; il a été élevé, a vécu, est mort dans la pauvreté; il a ordonné expressément la pauvreté à ses disciples; il leur a déclaré qu'il n'y aurait parmi eux ni premier ni dernier, et que celui qui voudrait commander aux autres les servirait. Cependant je vois ici qu'on fait exactement tout le contraire de ce que veut votre Dieu. Votre culte même est tout différent du sien. Vous obligez les hommes à croire des choses dont il n'a pas dit un seul mot. - Tout cela est vrai, m'a-t-il répondu. Notre Dieu n'a pas commandé à nos maÃtres formellement de s'enrichir aux dépens des peuples, et de ravir le bien d'autrui; mais il l'a commandé virtuellement. Il est né entre un boeuf et un âne; mais trois rois sont venus l'adorer dans une écurie. Les boeufs et les ânes figurent les peuples que nous enseignons; et les trois rois figurent tous les monarques qui sont à nos pieds. Ses disciples étaient dans l'indigence donc nos maÃtres doivent aujourd'hui regorger de richesses. Car, si ces premiers Vice-Dieu n'eurent besoin que d'un écu, ceux d'aujourd'hui ont un besoin pressant de dix millions d'écus. Or, être pauvre, c'est n'avoir précisément que le nécessaire. Donc nos maÃtres, n'ayant pas même le nécessaire, accomplissent la loi de la pauvreté à la rigueur. Quant aux dogmes, notre Dieu n'écrivit jamais rien, et nous savons écrire donc c'est à nous d'écrire les dogmes; aussi les avons-nous fabriqués avec le temps selon le besoin. Par exemple nous avons fait du mariage le signe visible d'une chose invisible cela fait que tous les procès suscités pour cause de mariage ressortissent de tous les coins de l'Europe à notre tribunal de Roume, parce que nous seuls pouvons voir les choses invisibles. C'est une source abondante de trésors qui coule dans notre chambre sacrée des finances pour étancher la soif de notre pauvreté." Je lui demandai si la chambre sacrée n'avait pas encore d'autres ressources. "Nous n'y avons pas manqué, dit-il; nous tirons parti des vivants et des morts. Par exemple, dès qu'une âme est trépassée, nous l'envoyons dans une infirmerie; nous lui faisons prendre médecine dans l'apothicairerie des âmes; et vous ne sauriez croire combien cette apothicairerie nous vaut d'argent. - Comment cela, monsignor? car il me semble que la bourse d'une âme est d'ordinaire assez mal garnie. - Cela est vrai, signor; mais elles ont des parents qui sont bien aises de retirer leurs parents morts de l'infirmerie et de les faire placer dans un lieu plus agréable. Il est triste pour une âme de passer toute une éternité à prendre médecine. Nous composons avec les vivants ils achètent la santé des âmes de leurs défunts parents, les uns plus cher, les autres à meilleur compte, selon leurs facultés. Nous leur délivrons des billets pour l'apothicairerie. Je vous assure que c'est un de nos meilleurs revenus. - Mais, monsignor, comment ces billets parviennent-ils aux âmes?" Il se mit à rire. "C'est l'affaire des parents, dit-il; et puis ne vous-ai-je pas dit que nous avons un pouvoir incontestable sur les choses invisibles?" Ce monsignor me paraÃt bien dessalé; je me forme beaucoup avec lui, et je me sens déjà tout autre. Quinzième lettre. D'Amabed Tu dois savoir, mon cher Shastasid, que le Cicéron à qui monsignor m'a recommandé, et dont je t'ai dit un mot dans mes précédentes lettres, est un homme fort intelligent qui montre aux étrangers les curiosités de l'ancienne Roume et de la nouvelle. L'une et l'autre, comme tu le vois, ont commandé aux rois; mais les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur épée, et les derniers par leur plume. La discipline militaire donna l'empire aux Césars, dont tu connais l'histoire; la discipline monastique donne une autre espèce d'empire à ces Vice-Dieu qu'on appelle Papes. On voit des processions dans la même place où l'on voyait autrefois des triomphes. Les Cicérons expliquent tout cela aux étrangers; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi, qui ne veux pas faire d'infidélité à ma belle Adaté tout jeune que je suis je me borne aux livres; et j'étudie principalement la religion du pays, qui me divertit beaucoup. Je lisais avec mon Cicéron l'histoire de la vie du Dieu du pays. Elle est fort extraordinaire. C'était un homme qui séchait des figuiers d'une seule parole, qui changeait l'eau en vin, et qui noyait des cochons. Il avait beaucoup d'ennemis. Tu sais qu'il était né dans une bourgade appartenant à l'empereur de Roume. Ses ennemis étaient malins; ils lui demandèrent un jour s'ils devaient payer le tribut à l'empereur; il leur répondit "Rendez au prince ce qui est au prince; mais rendez à Dieu ce qui est à Dieu." Cette réponse me paraÃt sage; nous en parlions, mon Cicéron et moi, lorsque monsignor est entré. Je lui ai dit beaucoup de bien de son Dieu, et je l'ai prié de m'expliquer comment sa chambre des finances observait ce précepte en prenant tout pour elle, et en ne donnant rien à l'empereur. Car tu dois savoir que, bien que les Romains aient un Vice-Dieu, ils ont un empereur aussi auquel même ils donnent le titre de roi des Romains. Voici ce que cet homme très avisé m'a répondu "Il est vrai que nous avons un empereur; mais il ne l'est qu'en peinture. Il est banni de Roume; il n'y a pas seulement une maison; nous le laissons habiter auprès d'un grand fleuve qui est gelé quatre mois de l'année, dans un pays dont le langage écorche nos oreilles. Le véritable empereur est le pape, puisqu'il règne dans la capitale de l'empire. Ainsi Rendez à l'empereur veut dire Rendez au pape; Rendez à Dieu signifie encore Rendez au pape, puisqu'en effet il est Vice-Dieu. Il est seul le maÃtre de tous les coeurs et de toutes les bourses. Si l'autre empereur qui demeure sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous soulèverions contre lui tous les habitants des rives du grand fleuve, qui sont pour la plupart de gros corps sans esprit, et nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec lui ses dépouilles." Te voilà au fait, divin Shastasid, de l'esprit de Roume. Le pape est en grand ce que le dalaï-lama, est en petit s'il n'est pas immortel comme le lama, il est tout-puissant pendant sa vie, ce qui vaut bien mieux. Si quelquefois on lui résiste, si on le dépose, si on lui donne des soufflets, ou si même on le tue entre les bras de sa maÃtresse, comme il est arrivé quelquefois, ces inconvénients n'attaquent jamais son divin caractère. On peut lui donner cent coups d'étrivières; mais il faut toujours croire tout ce qu'il dit. Le pape meurt; la papauté est immortelle. Il y a eu trois ou quatre. Vice-Dieu à la fois qui disputaient cette place... Alors la divinité était partagée entre eux chacun en avait sa part; chacun était infaillible dans son parti. J'ai demandé à monsignor par quel art sa cour est parvenue à gouverner toutes les autres cours. "Il faut peu d'art, me dit-il, aux gens d'esprit pour conduire les sots." J'ai voulu savoir si on ne s'était jamais révolté contre les décisions du Vice-Dieu. Il m'a avoué qu'il y avait eu des hommes assez téméraires pour lever les yeux; mais qu'on les leur avait crevés aussitôt, ou qu'on avait exterminé ces misérables, et que ces révoltes n'avaient jamais servi jusqu'à présent qu'à mieux affermir l'infaillibilité sur le trône de la vérité. On vient enfin de nommer un nouveau Vice-Dieu. Les cloches sonnent, on frappe les tambours, les trompettes éclatent, le canon tire, cent mille voix lui répondent. Je t'informerai de tout ce que j'aurai vu. Seizième lettre. D'Amabed Ce fut le 25 du mois du crocodile, et le 13 de la planète de Mars, comme on dit ici, que des hommes vêtus de rouge et inspirés élurent l'homme infaillible devant qui je dois être jugé, aussi bien que Charme des yeux, en qualité d'apostata. Ce dieu en terre s'appelle Leone, dixième du nom. C'est un très bel homme de trente-quatre à trente-cinq ans, et fort aimable; les femmes sont folles de lui. Il était attaqué d'un mal immonde qui n'est bien connu encore qu'en Europe, mais dont les Portugais commencent à faire part à l'Indoustan. On croyait qu'il en mourrait, et c'est pourquoi on l'a élu, afin que cette sublime place fût bientôt vacante; mais il est guéri, et il se moque de ceux qui l'ont nommé. Rien n'a été si magnifique que son couronnement; il y a dépensé cinq millions de roupies pour subvenir aux nécessités de son Dieu, qui a été si pauvre! Je n'ai pu t'écrire dans le fracas de nos fêtes elles se sont succédé si rapidement, il a fallu passer par tant de plaisirs que le loisir a été impossible. Le Vice-Dieu Leone a donné des divertissements dont tu n'as point d'idée. Il y en a un surtout, qu'on appelle comédie, qui me plaÃt beaucoup plus que tous les autres ensemble. C'est une représentation de la vie humaine; c'est un tableau vivant les personnages parlent et agissent; ils exposent leurs intérêts; ils développent leurs passions; ils remuent l'âme des spectateurs. La comédie que je vis avant-hier chez le pape est intitulée La Mandragore. Le sujet de la pièce est un jeune homme adroit qui veut coucher avec la femme de son voisin. Il engage avec de l'argent un moine, un Fa tutto ou un Fa molto, à séduire sa maÃtresse et à faire tomber son mari dans un piège ridicule. On se moque tout le long de la pièce de la religion que l'Europe professe, dont Roume est le centre, et dont le siège papal est le trône. De tels plaisirs te paraÃtront peut-être indécents, mon cher et pieux Shastasid. Charme des yeux en a été scandalisée; mais la comédie est si jolie que le plaisir l'a emporté sur le scandale. Les festins, les bals, les belles cérémonies de la religion, les danseurs de corde se sont succédé tour à tour sans interruption. Les bals surtout sont fort plaisants. Chaque personne invitée au bal met un habit étranger et un visage de carton par-dessus le sien. On tient sous ce déguisement des propos à faire éclater de rire. Pendant les repas il y a toujours une musique très agréable; enfin, c'est un enchantement. On m'a conté qu'un Vice-Dieu prédécesseur de Leone, nommé Alexandre, sixième du nom, avait donné aux noces d'une de ses bâtardes une fête bien plus extraordinaire. Il y fit danser cinquante filles toutes nues. Les bracmanes n'ont jamais institué de pareilles danses tu vois que chaque pays a ses coutumes. Je t'embrasse avec respect, et je te quitte pour aller danser avec ma belle Adaté. Que Birmah te comble de bénédictions. Dix-septième lettre. D'Amabed Vraiment, mon grand brame, tous les Vice-Dieu n'ont pas été si plaisants que celui-ci. C'est un plaisir de vivre sous sa domination. Le défunt, nommé Jules, était d'un caractère différent; c'était un vieux soldat turbulent qui aimait la guerre comme un fou; toujours à cheval, toujours le casque en tête, distribuant des bénédictions et des coups de sabre, attaquant tous ses voisins, damnant leurs âmes et tuant leurs corps autant qu'il le pouvait il est mort d'un accès de colère. Quel diable de Vice-Dieu on avait là ! Croirais-tu bien qu'avec un morceau de papier il s'imaginait dépouiller les rois de leurs royaumes? Il s'avisa de détrôner de cette manière le roi d'un pays assez beau, qu'on appelle la France. Ce roi était un fort bon homme. Il passe ici pour un sot, parce qu'il n'a pas été heureux. Ce pauvre prince fut obligé d'assembler un jour les plus savants hommes de son royaume pour leur demander s'il lui était permis de se défendre contre un Vice-Dieu qui le détrônait avec du papier. C'est être bien bon que de faire une question pareille! J'en témoignais ma surprise au monsignor violet qui m'a pris en amitié. "Est-il possible, lui disais-je, qu'on soit si sot en Europe? - J'ai bien peur, me dit-il, que les Vice-Dieu n'abusent tant de la complaisance des hommes qu'à la fin ils leur donneront de l'esprit." Il faudra donc qu'il y ait des révolutions dans la religion de l'Europe. Ce qui te surprendra, docte et pénétrant Shastasid, c'est qu'il ne s'en fit point sous le Vice-Dieu Alexandre, qui régnait avant Jules. Il faisait assassiner, pendre, noyer, empoisonner impunément tous les seigneurs ses voisins. Un de ses cinq bâtards fut l'instrument de cette foule de crimes à la vue de toute l'Italie. Comment les peuples persistèrent-ils dans la religion de ce monstre? c'est celui-là même qui faisait danser les filles sans aucun ornement superflu. Ses scandales devaient inspirer le mépris, ses barbaries devaient aiguiser contre lui mille poignards; cependant il vécut honoré et paisible dans sa cour. La raison en est, à mon avis, que les prêtres gagnaient à tous ses crimes, et que les peuples n'y perdaient rien. Dès qu'on vexera trop les peuples, ils briseront leurs liens. Cent coups de bélier n'ont pu ébranler le colosse, un caillou le jettera par terre. C'est ce que disent ici les gens déliés qui se piquent de prévoir. Enfin les fêtes sont finies; il n'en faut pas trop rien ne lasse, comme les choses extraordinaires devenues communes. Il n'y a que les besoins renaissants qui puissent donner du plaisir tous les jours. Je me recommande à tes saintes prières. Dix-huitième lettre. D'Amabed L'Infaillible nous a voulu voir en particulier, Charme des yeux et moi. Notre monsignor nous a conduits dans son palais. Il nous a fait mettre à genoux trois fois. Le Vice-Dieu nous a fait baiser son pied droit en se tenant les côtés de rire. Il nous a demandé si le père Fa tutto nous avait convertis, et si en effet nous étions chrétiens. Ma femme a répondu que le père Fa tutto était un insolent, et le pape s'est mis à rire encore plus fort. Il a donné deux baisers à ma femme et à moi aussi. Ensuite il nous a fait asseoir à côté de son petit lit de baise-pieds. Il nous a demandé comment on faisait l'amour à Bénarès, à quel âge on mariait communément les filles, si le grand Brama avait un sérail. Ma femme rougissait; je répondais avec une modestie respectueuse. Ensuite il nous a congédiés, en nous recommandant le christianisme, en nous embrassant, et en nous donnant de petites claques sur les fesses en signe de bonté. Nous avons rencontré en sortant les pères Fa tutto et Fa molto, qui nous ont baisé le bas de la robe. Le premier moment, qui commande toujours à l'âme, nous a fait d'abord reculer avec horreur, ma femme et moi. Mais le violet nous a dit "Vous n'êtes pas encore entièrement formés; ne manquez pas de faire mille caresses à ces bons pères c'est un devoir essentiel dans ce pays-ci d'embrasser ses plus grands ennemis; vous les ferez empoisonner, si vous pouvez, à la première occasion; mais, en attendant, vous ne pouvez leur marquer trop d'amitié." Je les embrassai donc, mais Charme des yeux leur fit une révérence fort sèche, et Fa tutto la lorgnait du coin de l'oeil en s'inclinant jusqu'à terre devant elle. Tout ceci est un enchantement. Nous passons nos jours à nous étonner. En vérité je doute que Maduré soit plus agréable que Roume. Dix-neuvième lettre. D'Amabed Point de justice du père Fa tutto. Hier notre jeune Déra s'avisa d'aller le matin, par curiosité, dans un petit temple. Le peuple était à genoux; un brame du pays, vêtu magnifiquement, se courbait sur une table; il tournait le derrière au peuple. On dit qu'il faisait Dieu. Dès qu'il eut fait Dieu, il se montra par-devant. Déra fit un cri, et dit "Voilà le coquin qui m'a violée!" Heureusement, dans l'excès de sa douleur et de sa surprise, elle prononça ces paroles en indien. On m'assure que si le peuple les avait comprises, la canaille se serait jetée sur elle comme sur une sorcière. Fa tutto lui répondit en italien "Ma fille, la grâce de la vierge Marie soit avec vous! parlez plus bas." Elle revint tout éperdue nous conter la chose. Nos amis nous ont conseillé de ne nous jamais plaindre. Il nous ont dit que Fa tutto est un saint et qu'il ne faut jamais mal parler des saints. Que veux-tu! ce qui est fait est fait. Nous prenons en patience tous les agréments qu'on nous fait goûter dans ce pays-ci. Chaque jour nous apprend des choses dont nous ne nous doutions pas. On se forme beaucoup par les voyages. Il est venu à la cour de Leone un grand poète; son nom est messer Ariosto il n'aime pas les moines; voici comme il parle d'eux Non sa quel che sia amor, non sa che vaglia La caritade; e quindi avvien che i frati Sono si ingorda e si crudel canaglia. Cela veut dire en indien Modermen sebar eso La te ben sofa meso. Tu sens quelle supériorité la langue indienne, qui est si antique, conservera toujours sur tous les jargons nouveaux de l'Europe nous exprimons en quatre mots ce qu'ils ont de la peine à faire entendre en dix. Je conçois bien que cet Arioste dise que les moines sont de la canaille; mais je ne sais pourquoi il prétend qu'ils ne connaissent point l'amour. Hélas! nous en savons des nouvelles. Peut-être entend-il qu'ils jouissent et qu'ils n'aiment point. Vingtième lettre. D'Amabed Il y a quelques jours, mon cher grand brame, que je ne t'ai écrit. Les empressements dont on nous honore en sont la cause. Notre monsignor nous donna un excellent repas avec deux jeunes gens vêtus de rouge de la tête aux pieds. Leur dignité est cardinal, comme qui dirait gond de porte l'un est le cardinal Sacripante, et l'autre le cardinal Faquinetti. Ils sont les premiers de la terre après le Vice-Dieu aussi sont-ils intitulés vicaires du vicaire. Leur droit, qui est sans doute droit divin, est d'être égaux aux rois et supérieurs aux princes, et d'avoir surtout d'immenses richesses. Ils méritent bien tout cela, vu la grande utilité dont ils sont au monde. Ces deux gentilshommes, en dÃnant avec nous, proposèrent de nous mener passer quelques jours à leurs maisons de campagne car c'est à qui nous aura. Après s'être disputé la préférence le plus plaisamment du monde, Faquinetti s'est emparé de la belle Adaté, et j'ai été le partage de Sacripante, à condition qu'ils changeraient le lendemain, et que le troisième jour nous nous rassemblerions tous quatre. Déra était du voyage. Je ne sais comment te conter ce qui nous est arrivé; je vais pourtant essayer de m'en tirer. Ici finit le manuscrit des lettres d'Amabed. On a cherché dans toutes les bibliothèques de Maduré et de Bénarès la suite de ces lettres. Il est sûr qu'elle n'existe pas. Ainsi, supposé que quelque malheureux faussaire imprime jamais le reste des aventures des deux jeunes Indiens, nouvelles Lettres d'Amabed, nouvelles Lettres de Charme des yeux, réponses du grand brame Shastasid, le lecteur peut être sûr qu'on le trompe et qu'on l'ennuie, comme il est arrivé cent fois en cas pareil. La Bégueule Conte moral Dans ses écrits,... Dans ses écrits, un sage Italien Dit que le mieux est l'ennemi du bien; Non qu'on ne puisse augmenter en prudence, En bonté d'âme, en talents, en science; Cherchons le mieux sur ces chapitres-là ; Partout ailleurs évitons la chimère. Dans son état, heureux qui peut se plaire, Vivre à sa place, et garder ce qu'il a! La belle Arsène en est la preuve claire. Elle était jeune elle avait à Paris Un tendre époux empressé de complaire A son caprice, et souffrant ses mépris. L'oncle, la soeur, la tante, le beau-père Ne brillaient pas parmi les beaux esprits; Mais ils étaient d'un fort bon caractère. Dans le logis des amis fréquentaient; Beaucoup d'aisance, une assez bonne chère; Les passe-temps que nos gens connaissaient, Jeu, bal, spectacle et soupers agréables, Rendaient ses jours à peu près tolérables Car vous savez que le bonheur parfait Est inconnu; pour l'homme il n'est pas fait. Madame Arsène était fort peu contente De ses plaisirs. Son superbe dégoût, Dans ses dédains, fuyait ou blâmait tout. On l'appelait la belle impertinente. Or admirez la faiblesse des gens Plus elle était distraite, indifférente, Plus ils tâchaient, par des soins complaisants, D'apprivoiser son humeur méprisante; Et plus aussi notre belle abusait De tous les pas que vers elle on faisait. Pour ses amants encor plus intraitable, Aise de plaire, et ne pouvant aimer, Son coeur glacé se laissait consumer Dans le chagrin de ne voir rien d'aimable. D'elle à la fin chacun se retira. De courtisans elle avait une liste; Tout prit parti; seule elle demeura Avec l'orgueil, compagnon dur et triste Bouffi, mais sec, ennemi des ébats, Il renfle l'âme, et ne la nourrit pas. La dégoûtée avait eu pour marraine La fée Aline. On sait que ces esprits Sont mitoyens entre l'espèce humaine Et la divine; et monsieur Gabalis Mit par écrit leur histoire certaine. La fée allait quelquefois au logis De sa filleule, et lui disait "Arsène Es-tu contente à la fleur de tes ans? As-tu des goûts et des amusements? Tu dois mener une assez douce vie." L'autre en deux mots répondait "Je m'ennuie." - C'est un grand mal, dit la fée, et je croi Qu'un beau secret, c'est de vivre chez soi." Arsène enfin conjura son Aline De la tirer de son maudit pays. "Je veux aller à la sphère divine Faites-moi voir votre beau paradis; Je ne saurais supporter ma famille, Ni mes amis. J'aime assez ce qui brille, Le beau, le rare; et je ne puis jamais Me trouver bien que dans votre palais; C'est un goût vif dont je me sens coiffée. - Très volontiers", dit l'indulgente fée. Tout aussitôt dans un char lumineux Vers l'orient la belle est transportée. Le char volait; et notre dégoûtée, Pour être en l'air, se croyait dans les cieux. Elle descend au séjour magnifique De la marraine. Un immense portique, D'or ciselé, dans un goût tout nouveau, Lui parut riche et passablement beau; Mais ce n'est rien quand on voit le château. Pour les jardins, c'est un miracle unique; Marly, Versaille, et leurs petits jets d'eau, N'ont rien auprès qui surprenne et qui pique. La dédaigneuse, à cette oeuvre angélique, Sentit un peu de satisfaction. Aline dit "Voilà votre maison; Je vous y laisse un pouvoir despotique, Commandez-y. Toute ma nation Obéira sans aucune réplique. J'ai quatre mots à dire en Amérique, Il faut que j'aille y faire quelques tours; Je reviendrai vers vous dans peu de jours. J'espère, au moins, dans ma douce retraite, Vous retrouver l'âme un peu satisfaite." Aline part. La belle en liberté Reste et s'arrange au palais enchanté, Commande en reine, ou plutôt en déesse. De cent beautés une foule s'empresse A prévenir ses moindres volontés. A-t-elle faim, cent plats sont apportés; De vrai nectar la cave était fournie, Et tous les mets sont de pure ambroisie; Les vases sont du plus fin diamant. Le repas fait, on la mène à l'instant Dans les jardins, sur les bords des fontaines, Sur les gazons, respirer les haleines Et les parfums des fleurs et des zéphyrs. Vingt chars brillants de rubis, de saphirs, Pour la porter se présentent d'eux-mêmes, Comme autrefois les trépieds de Vulcain Allaient au ciel, par un ressort divin, Offrir leur siège aux majestés suprêmes. De mille oiseaux les doux gazouillements, L'eau qui s'enfuit sur l'argent des rigoles, Ont accordé leurs murmures charmants; Les perroquets répétaient ses paroles, Et les échos les disaient après eux. Telle Psyché, par le plus beau des dieux A ses parents avec art enlevée, Au seul Amour dignement réservée, Dans un palais des mortels ignoré, Aux éléments commandait à son gré. Madame Arsène est encor mieux servie Plus d'agréments environnaient sa vie; Plus de beautés décoraient son séjour; Elle avait tout; mais il manquait l'Amour. On lui donna le soir une musique Dont les accords et les accents nouveaux Feraient pâmer soixante cardinaux. Ces sons vainqueurs allaient au fond des âmes; Mais elle vit, non sans émotion, Que pour chanter on n'avait que des femmes, "Dans ce palais point de barbe au menton! A quoi, dit-elle, a pensé ma marraine? Point d'homme ici! Suis-je dans un couvent? Je trouve bon que l'on me serve en reine; Mais sans sujets la grandeur est du vent. J'aime à régner, sur des hommes s'entend; Ils sont tous nés pour ramper dans ma chaÃne C'est leur destin, c'est leur premier devoir; Je les méprise, et je veux en avoir." Ainsi parlait la recluse intraitable; Et cependant les nymphes sur le soir Avec respect ayant servi sa table, On l'endormit au son des instruments. Le lendemain mêmes enchantements, Mêmes festins, pareille sérénade; Et le plaisir fut un peu moins piquant. Le lendemain lui parut un peu fade; Le lendemain fut triste et fatigant; Le lendemain lui fut insupportable. Je me souviens du temps trop peu durable Où je chantais, dans mon heureux printemps, Des lendemains plus doux et plus plaisants. La belle enfin, chaque jour festoyée, Fut tellement de sa gloire ennuyée Que, détestant cet excès de bonheur, Le paradis lui faisait mal au coeur. Se trouvant seule, elle avise une brèche A certain mur; et, semblable à la flèche Qu'on voit partir de la corde d'un arc, Madame saute, et vous franchit le parc. Au même instant palais, jardins, fontaines, Or, diamants, émeraudes, rubis, Tout disparaÃt à ses yeux ébaubis; Elle ne voit que les stériles plaines D'un grand désert, et des rochers affreux La dame alors, s'arrachant les cheveux, Demande à Dieu pardon de ses sottises. La nuit venait, et déjà ses mains grises Sur la nature étendaient ses rideaux. Les cris perçants des funèbres oiseaux, Les hurlements des ours et des panthères, Font retentir les antres solitaires. Quelle autre fée, hélas! prendra le soin De secourir ma folle aventurière? Dans sa détresse elle aperçut de loin, A la faveur d'un reste de lumière, Au coin d'un bois, un vilain charbonnier, Qui s'en allait par un petit sentier, Tout en sifflant, retrouver sa chaumière. "Qui que tu sois, lui dit la beauté fière, Vois en pitié le malheur qui me suit Car je ne sais où coucher cette nuit." Quand on a peur, tout orgueil s'humanise. Le noir pataud, la voyant si bien mise, Lui répondit "Quel étrange démon Vous fait aller dans cet état de crise, Pendant la nuit, à pied, sans compagnon? Je suis encor très loin de ma maison. Ça, donnez-moi votre bras, ma mignonne; On recevra sa petite personne Comme on pourra. J'ai du lard et des oeufs. Toute Française, à ce que j'imagine, Sait, bien ou mal, faire un peu de cuisine. Je n'ai qu'un lit; c'est assez pour nous deux." Disant ces mots, le rustre vigoureux D'un gros baiser sur sa bouche ébahie Ferme l'accès à tout repartie; Et par avance il veut être payé Du nouveau gÃte à la belle octroyé. "Hélas! hélas! dit la dame affligée, Il faudra donc qu'ici je sois mangée D'un charbonnier ou de la dent des loups!" Le désespoir, la honte, le courroux L'ont suffoquée elle est évanouie. Notre galant la rendait à la vie. La fée arrive, et peut-être un peu tard. Présente à tout, elle était à l'écart. "Vous voyez bien, dit-elle à sa filleule, Que vous étiez une franche bégueule. Ma chère enfant, rien n'est plus périlleux Que de quitter le bien pour être mieux." La leçon faite, on reconduit ma belle Dans son logis. Tout y changea pour elle En peu de temps, sitôt qu'elle changea. Pour son profit elle se corrigea. Sans avoir lu les beaux Moyens de plaire Du sieur Moncrif, et sans livre, elle plut. Que fallait-il à son coeur? qu'il voulût. Elle fut douce, attentive, polie, Vive et prudente, et prit même en secret Pour charbonnier un jeune amant discret, Et fut alors une femme accomplie. Le Taureau blanc Traduit du syriaque par M. Mamaki, interprète du roi d'Angleterre pour les langues orientales Chapitre premier. Comment la princesse Amaside rencontre un boeuf La jeune princesse Amaside, fille d'Amasis, roi de Tanis en Egypte, se promenait sur le chemin de Péluse avec les dames de sa suite. Elle était plongée dans une tristesse profonde; les larmes coulaient de ses beaux yeux. On sait quel était le sujet de sa douleur, et combien elle craignait de déplaire au roi son père par sa douleur même. Le vieillard Mambrès, ancien mage et eunuque des pharaons, était auprès d'elle, et ne la quittait presque jamais. Il la vit naÃtre, il l'éleva, il lui enseigna tout ce qu'il est permis à une belle princesse de savoir des sciences de l'Egypte. L'esprit d'Amaside égalait sa beauté; elle était aussi sensible, aussi tendre que charmante, et c'était cette sensibilité qui lui coûtait tant de pleurs. La princesse était âgée de vingt-quatre ans; le mage Mambrès en avait environ treize cents. C'était lui, comme on sait, qui avait eu avec le grand Moïse cette dispute fameuse dans laquelle la victoire fut longtemps balancée entre ces deux profonds philosophes. Si Mambrès succomba, ce ne fut que par la protection visible des puissances célestes, qui favorisèrent son rival il fallut des dieux pour vaincre Mambrès. Amasis le fit surintendant de la maison de sa fille, et il s'acquittait de cette charge avec sa sagesse ordinaire la belle Amaside l'attendrissait par ses soupirs. "O mon amant! mon jeune et cher amant! s'écriait-elle quelquefois; ô le plus grand des vainqueurs, le plus accompli, le plus beau des hommes! quoi! depuis près de sept ans tu as disparu de la terre! Quel dieu t'a enlevé à ta tendre Amaside? tu n'es point mort, les savants prophètes de l'Egypte en conviennent; mais tu es mort pour moi, je suis seule sur la terre, elle est déserte. Par quel étrange prodige as-tu abandonné ton trône et ta maÃtresse? Ton trône! il était le premier du monde, et c'est peu de chose; mais moi, qui t'adore, ô mon cher Na...!" Elle allait achever. "Tremblez de prononcer ce nom fatal, lui dit le sage Mambrès, ancien eunuque et mage des pharaons. Vous seriez peut-être décelée par quelqu'une de vos dames du palais. Elles vous sont toutes dévouées, et toutes les belles dames se font sans doute un mérite de servir les nobles passions des belles princesses; mais enfin il peut se trouver une indiscrète, et même à toute force une perfide. Vous savez que le roi votre père, qui d'ailleurs vous aime, a juré de vous faire couper le cou si vous prononciez ce nom terrible, toujours prêt à vous échapper. Pleurez, mais taisez-vous. Cette loi est bien dure, mais vous n'avez pas été élevée dans la sagesse égyptienne pour ne savoir pas commander à votre langue. Songez qu'Harpocrate, l'un de nos plus grands dieux, a toujours le doigt sur la bouche." La belle Amaside pleura, et ne parla plus. Comme elle avançait en silence vers les bords du Nil, elle aperçut de loin, sous un bocage baigné par le fleuve, une vieille femme couverte de lambeaux gris, assise sur un tertre. Elle avait auprès d'elle une ânesse, un chien, un bouc. Vis-à -vis d'elle était un serpent qui n'était pas comme les serpents ordinaires, car ses yeux étaient aussi tendres qu'animés; sa physionomie était noble et intéressante; sa peau brillait des couleurs les plus vives et les plus douces. Un énorme poisson, à moitié plongé dans le fleuve, n'était pas la moins étonnante personne de la compagnie. Il y avait sur une branche un corbeau et un pigeon. Toutes ces créatures semblaient avoir ensemble une conversation animée. "Hélas! dit la princesse tout bas, ces gens-là parlent sans doute de leurs amours, et il ne m'est pas permis de prononcer le nom de ce que j'aime!" La vieille tenait à la main une chaÃne légère d'acier, longue de cent brasses, à laquelle était attaché un taureau qui paissait dans la prairie. Ce taureau était blanc, fait au tour, potelé, léger même, ce qui est bien rare. Ses cornes étaient d'ivoire. C'était ce qu'on vit jamais de plus beau dans son espèce. Celui de Pasiphaé, celui dont Jupiter prit la figure pour enlever Europe, n'approchaient pas de ce superbe animal. La charmante génisse en laquelle Isis fut changée aurait à peine été digne de lui. Dès qu'il vit la princesse, il courut vers elle avec la rapidité d'un jeune cheval arabe qui franchit les vastes plaines et les fleuves de l'antique Saana pour s'approcher de la brillante cavale qui règne dans son coeur, et qui fait dresser ses oreilles. La vieille faisait ses efforts pour le retenir; le serpent semblait l'épouvanter par ses sifflements; le chien le suivait et lui mordait ses belles jambes; l'ânesse traversait son chemin et lui détachait des ruades pour le faire retourner. Le gros poisson remontait le Nil, et, s'élançant hors de l'eau, menaçait de le dévorer; le bouc restait immobile et saisi de crainte; le corbeau voltigeait autour de la tête du taureau, comme s'il eût voulu s'efforcer de lui crever les yeux. La colombe seule l'accompagnait par curiosité, et lui applaudissait par un doux murmure. Un spectacle si extraordinaire rejeta Mambrès dans ses sérieuses pensées. Cependant le taureau blanc, tirant après lui sa chaÃne et la vieille, était déjà parvenu auprès de la princesse, qui était saisie d'étonnement et de peur. Il se jette à ses pieds, il les baise, il verse des larmes, il la regarde avec des yeux où régnait un mélange inouï de douleur et de joie. Il n'osait mugir de peur d'effaroucher la belle Amaside. Il ne pouvait parler. Un faible usage de la voix accordé par le ciel à quelques animaux lui était interdit, mais toutes ses actions étaient éloquentes. Il plut beaucoup à la princesse. Elle sentit qu'un léger amusement pouvait suspendre pour quelques moments les chagrins les plus douloureux. "Voilà , disait-elle, un animal bien aimable; je voudrais l'avoir dans mon écurie." A ces mots, le taureau plia les quatre genoux, et baisa la terre. "Il m'entend! s'écria la princesse; il me témoigne qu'il veut m'appartenir. Ah! divin mage! divin eunuque! donnez-moi cette consolation, achetez ce beau chérubin; faites le prix avec la vieille, à laquelle il appartient sans doute. Je veux que cet animal soit à moi; ne me refusez pas cette consolation innocente." Toutes les dames du palais joignirent leurs instances aux prières de la princesse. Mambrès se laissa toucher, et alla parler à la vieille. Chapitre second. Comment le sage Mambrès, ci-devant sorcier de pharaon, reconnut une vieille, et comme il fut reconnu par elle "Madame, lui dit-il, vous savez que les filles, et surtout les princesses, ont besoin de se divertir. La fille du roi est folle de votre taureau; je vous prie de nous le vendre, vous serez payée argent comptant. - Seigneur, lui répondit la vieille, ce précieux animal n'est point à moi. Je suis chargée, moi et toutes les bêtes que vous avez vues, de le garder avec soin, d'observer toutes ses démarches et d'en rendre compte. Dieu me préserve de vouloir jamais vendre cet animal impayable!" Mambrès, à ce discours, se sentit éclairé de quelques traits d'une lumière confuse qu'il ne démêlait pas encore. Il regarda la vieille au manteau gris avec plus d'attention "Respectable dame, lui dit-il, ou je me trompe, ou je vous ai vue autrefois. - Je ne me trompe pas, répondit la vieille, je vous ai vu, seigneur, il y a sept cents ans, dans un voyage que je fis de Syrie en Egypte, quelques mois après la destruction de Troie, lorsque Hiram régnait à Tyr, et Néphel Kerès sur l'antique Egypte. - Ah! madame, s'écria le vieillard, vous êtes l'auguste pythonisse d'Endor. - Et vous, seigneur, lui dit la pythonisse en l'embrassant, vous êtes le grand Mambrès d'Egypte. - O rencontre imprévue! jour mémorable! décrets éternels! dit Mambrès. Ce n'est pas, sans doute, sans un ordre de la Providence universelle que nous nous retrouvons dans cette prairie sur les rivages du Nil, près de la superbe ville de Tanis. Quoi! c'est vous, madame, qui êtes si fameuse sur les bords de votre petit Jourdain, et la première personne du monde pour faire venir des ombres! - Quoi! c'est vous, Seigneur, qui êtes si fameux pour changer les baguettes en serpents, le jour en ténèbres, et les rivières en sang! - Oui, madame; mais mon grand âge affaiblit une partie de mes lumières et de ma puissance. J'ignore d'où vient ce beau taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous autour de lui." La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis répondit en ces termes "Mon cher Mambrès, nous sommes de la même profession; mais il m'est expressément défendu de vous dire quel est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux. Vous les reconnaÃtrez aisément aux marques qui les caractérisent. Le serpent est celui qui persuada Eve de manger une pomme, et d'en faire manger à son mari. L'ânesse est celle qui parla dans un chemin creux à Balaam, votre contemporain. Le poisson qui a toujours sa tête hors de l'eau est celui qui avala Jonas il y a quelques années. Ce chien est celui qui suivit l'ange RaphaÃl et le jeune Tobie dans le voyage qu'ils firent à Ragès en Médie, du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous les péchés d'une nation. Ce corbeau et ce pigeon sont ceux qui étaient dans l'arche de Noé, grand événement, catastrophe universelle que presque toute la terre ignore encore. Vous voilà au fait. Mais pour le taureau, vous n'en saurez rien." Mambrès écoutait avec respect. Puis il dit "L'Eternel révèle ce qu'il veut et à qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces bêtes, qui sont commises avec vous à la garde du taureau blanc, ne sont connues que de votre généreuse et agréable nation, qui est elle-même inconnue à presque tout le monde. Les merveilles que vous et les vôtres, et moi et les miens, nous avons opérées, seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les sages véritables qui seront soumis aux voyants dans une petite partie du monde, et c'est tout ce qu'il faut." Comme il prononçait ces paroles, la princesse le tira par la manche, et lui dit "Mambrès, est-ce que vous ne m'achèterez pas mon taureau?" Le mage, plongé dans une rêverie profonde, ne répondit rien; et Amaside versa des larmes. Elle s'adressa alors elle-même à la vieille, et lui dit "Ma bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde, par votre père, par votre mère, par votre nourrice, qui sans doute vivent encore, de me vendre non seulement votre taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraÃt fort affectionné. Pour vos autres bêtes, je n'en veux point; mais je suis fille à tomber malade de vapeurs si vous ne me vendez ce charmant taureau blanc, qui fera toute la douceur de ma vie." La vieille lui baisa respectueusement les franges de sa robe de gaze, et lui dit "Princesse, mon taureau n'est point à vendre, votre illustre mage en est instruit. Tout ce que je pourrais faire pour votre service, ce serait de le mener paÃtre tous les jours près de votre palais; vous pourriez le caresser, lui donner des biscuits, le faire danser à votre aise. Mais il faut qu'il soit continuellement sous les yeux de toutes les bêtes qui m'accompagnent, et qui sont chargées de sa garde. S'il ne veut point s'échapper, elles ne lui feront point de mal; mais s'il essaye encore de rompre sa chaÃne, comme il a fait dès qu'il vous a vue, malheur à lui! je ne répondrais pas de sa vie. Ce gros poisson que vous voyez l'avalerait infailliblement, et le garderait plus de trois jours dans son ventre; ou bien ce serpent, qui vous a paru peut-être assez doux et assez aimable, lui pourrait faire une piqûre mortelle." Le taureau blanc, qui entendait à merveille tout ce que disait la vieille, mais qui ne pouvait parler, accepta toutes ses propositions d'un air soumis. Il se coucha à ses pieds, mugit doucement; et, regardant Amaside avec tendresse, il semblait lui dire "Venez me voir quelquefois sur l'herbe." Le serpent prit alors la parole, et dit "Princesse, je vous conseille de faire aveuglément tout ce que mademoiselle d'Endor vient de vous dire." L'ânesse dit aussi son mot, et fut de l'avis du serpent. Amaside était affligée que ce serpent et cette ânesse parlassent si bien, et qu'un beau taureau, qui avait les sentiments si nobles et si tendres, ne pût les exprimer. "Hélas! rien n'est plus commun à la cour, disait-elle tout bas; on y voit tous les jours de beaux seigneurs qui n'ont point de conversation, et des malotrus qui parlent avec assurance. - Ce serpent n'est point un malotru, dit Mambrès; ne vous y trompez pas. C'est peut-être la personne de la plus grande considération." Le jour baissait; la princesse fut obligée de s'en retourner, après avoir bien promis de revenir le lendemain à la même heure. Ses dames du palais étaient émerveillées, et ne comprenaient rien à ce qu'elles avaient vu et entendu. Mambrès faisait ses réflexions. La princesse, songeant que le serpent avait appelé la vieille mademoiselle, conclut au hasard qu'elle était pucelle, et sentit quelque affliction de l'être encore. Affliction respectable, qu'elle cachait avec autant de scrupule que le nom de son amant. Chapitre troisième. Comment la belle Amaside eut un secret entretien avec un beau serpent La belle princesse recommanda le secret à ses dames sur ce qu'elles avaient vu. Elles le promirent toutes et en effet le gardèrent un jour entier. On peut croire qu'Amaside dormit peu cette nuit. Un charme inexplicable lui rappelait sans cesse l'idée de son beau taureau. Dès qu'elle put être en liberté avec son sage Mambrès, elle lui dit "O sage! cet animal me tourne la tête. - Il occupe beaucoup la mienne, dit Mambrès. Je vois clairement que ce chérubin est fort au-dessus de son espèce. Je vois qu'il y a là un grand mystère, mais je crains un événement funeste. Votre père Amasis est violent et soupçonneux; toute cette affaire exige que vous vous conduisiez avec la plus grande prudence. - Ah! dit la princesse, j'ai trop de curiosité pour être prudente; c'est la seule passion qui puisse se joindre dans mon coeur à celle qui me dévore pour l'amant que j'ai perdu. Quoi! ne pourrai-je savoir ce que c'est que ce taureau blanc qui excite dans moi un trouble si inouï? - Madame, lui répondit Mambrès, je vous ai avoué déjà que ma science baisse à mesure que mon âge avance; mais je me trompe fort, ou le serpent est instruit de ce que vous avez tant d'envie de savoir. Il a de l'esprit, il s'explique en bons termes, il est accoutumé depuis longtemps à se mêler des affaires des dames. - Ah! sans doute, dit Amaside, c'est ce beau serpent de l'Egypte, qui, en se mettant la queue dans la bouche, est le symbole de l'éternité, qui éclaire le monde dès qu'il ouvre les yeux, et qui l'obscurcit dès qu'il les ferme. - Non, madame. - C'est donc le serpent d'Esculape? - Encore moins. - C'est peut-être Jupiter sous la forme d'un serpent? - Point du tout. - Ah! je vois, c'est votre baguette, que vous changeâtes autrefois en serpent? - Non, vous dis-je, madame; mais tous ces serpents-là sont de la même famille. Celui-là a beaucoup de réputation dans son pays il y passe pour le plus habile serpent qu'on ait jamais vu. Adressez-vous à lui. Toutefois je vous avertis que c'est une entreprise fort dangereuse. Si j'étais à votre place, je laisserais là le taureau, l'ânesse, le serpent, le poisson, le chien, le bouc, le corbeau, et la colombe. Mais la passion vous emporte; tout ce que je puis faire est d'en avoir pitié, et de trembler." La princesse le conjura de lui procurer un tête-à -tête avec le serpent. Mambrès, qui était bon, y consentit; et, en réfléchissant toujours profondément, il alla trouver sa pythonisse. Il lui exposa la fantaisie de sa princesse avec tant d'insinuation qu'il la persuada. La vieille lui dit donc qu'Amaside était la maÃtresse; que le serpent savait très bien vivre, qu'il était fort poli avec les dames; qu'il ne demandait pas mieux que de les obliger, et qu'il se trouverait au rendez-vous. Le vieux mage revint apporter à la princesse cette bonne nouvelle; mais il craignait encore quelque malheur, et faisait toujours ses réflexions. "Vous voulez parler au serpent, madame; ce sera quand il plaira à Votre Altesse. Souvenez-vous qu'il faut beaucoup le flatter, car tout animal est pétri d'amour-propre, et surtout lui. On dit même qu'il fut chassé autrefois d'un beau lieu pour son excès d'orgueil. - Je ne l'ai jamais ouï dire, repartit la princesse. - Je le crois bien, reprit le vieillard." Alors il lui apprit tous les bruits qui avaient couru sur ce serpent si fameux. "Mais, madame, quelque aventure singulière qui lui soit arrivée, vous ne pouvez arracher son secret qu'en le flattant. Il passe dans un pays voisin pour avoir joué autrefois un tour pendable aux femmes; il est juste qu'à son tour une femme le séduise. - J'y ferai mon possible", dit la princesse. Elle partit donc avec ses dames du palais et le bon mage eunuque. La vieille alors faisait paÃtre le taureau blanc assez loin. Mambrès laissa Amaside en liberté, et alla entretenir sa pythonisse. La dame d'honneur causa avec l'ânesse; les dames de compagnie s'amusèrent avec le bouc, le chien, le corbeau, et la colombe; pour le gros poisson, qui faisait peur à tout le monde, il se replongea dans le Nil par ordre de la vieille. Le serpent alla aussitôt au-devant de la belle Amaside dans le bocage, et il eurent ensemble cette conversation Le serpent Vous ne sauriez croire combien je suis flatté, madame, de l'honneur que Votre Altesse daigne me faire. La princesse Monsieur, votre grande réputation, la finesse de votre physionomie et le brillant de vos yeux m'ont aisément déterminée à rechercher ce tête-à -tête. Je sais, par la voix publique si elle n'est point trompeuse, que vous avez été un grand seigneur dans le ciel empyrée. Le serpent Il est vrai, madame, que j'y avais une place assez distinguée. On prétend que je suis un favori disgracié c'est un bruit qui a couru d'abord dans l'Inde. Les bracmanes sont les premiers qui ont donné une longue histoire de mes aventures. Je ne doute pas que des poètes du Nord n'en fassent un jour un poème épique bien bizarre, car, en vérité, c'est tout ce qu'on en peut faire. Mais je ne suis pas tellement déchu que je n'aie encore dans ce globe-ci un domaine très considérable. J'oserais presque dire que toute la terre m'appartient. La princesse Je le crois, monsieur, car on dit que vous avez le talent de persuader tout ce que vous voulez, et c'est régner que de plaire. Le serpent J'éprouve, madame, en vous voyant et en vous écoutant, que vous avez sur moi cet empire qu'on m'attribue sur tant d'autres âmes. La princesse Vous êtes, je le crois, un aimable vainqueur. On prétend que vous avez subjugué bien des dames, et que vous commençâtes par notre mère commune, dont j'ai oublié le nom. Le serpent On me fait tort je lui donnai le meilleur conseil du monde. Elle m'honorait de sa confiance. Mon avis fut qu'elle et son mari devaient se gorger du fruit de l'arbre de la science. Je crus plaire en cela au maÃtre des choses. Un arbre si nécessaire au genre humain ne me paraissait pas planté pour être inutile. Le maÃtre aurait-il voulu être servi par des ignorants et des idiots? L'esprit n'est-il pas fait pour s'éclairer, pour se perfectionner? Ne faut-il pas connaÃtre le bien et le mal pour faire l'un et pour éviter l'autre? Certainement on me devait des remerciements. La princesse Cependant on dit qu'il vous en arriva mal. C'est apparemment depuis ce temps-là que tant de ministres ont été punis d'avoir donné de bons conseils, et que tant de vrais savants et de grands génies ont été persécutés pour avoir écrit des choses utiles au genre humain. Le serpent Ce sont apparemment mes ennemis, madame, qui vous ont fait ces contes. Ils vont criant que je suis mal en cour. Une preuve que j'y ai un très grand crédit, c'est qu'eux-mêmes avouent que j'entrai dans le conseil quand il fut question d'éprouver le bonhomme Job, et que j'y fus encore appelé quand on y prit la résolution de tromper un certain roitelet nommé Achab ce fut moi seul qu'on chargea de cette noble commission. La princesse Ah! monsieur, je ne crois pas que vous soyez fait pour tromper. Mais, puisque vous êtes toujours dans le ministère, puis-je vous demander une grâce? J'espère qu'un seigneur si aimable ne me refusera pas. Le serpent Madame, vos prières sont des lois. Qu'ordonnez-vous? La princesse Je vous conjure de me dire ce que c'est que ce beau taureau blanc pour qui j'éprouve dans moi des sentiments incompréhensibles, qui m'attendrissent, et qui m'épouvantent. On m'a dit que vous daigneriez m'en instruire. Le serpent Madame, la curiosité est nécessaire à la nature humaine, et surtout à votre aimable sexe sans elle on croupirait dans la plus honteuse ignorance. J'ai toujours satisfait, autant que je l'ai pu, la curiosité des dames. On m'accuse de n'avoir eu cette complaisance que pour faire dépit au maÃtre des choses. Je vous jure que mon seul but serait de vous obliger; mais la vieille a dû vous avertir qu'il y a quelque danger pour vous dans la révélation de ce secret. La princesse Ah! c'est ce qui me rend encore plus curieuse. Le serpent Je reconnais là toutes les belles dames à qui j'ai rendu service. La princesse Si vous êtes sensible, si tous les êtres se doivent des secours mutuels, si vous avez pitié d'une infortunée, ne me refusez pas. Le serpent Vous me fendez le coeur; il faut vous satisfaire; mais ne m'interrompez pas. La princesse Je vous le promets. Le serpent Il y avait un jeune roi, beau, fait à peindre, amoureux, aimé... La princesse Un jeune roi! beau, fait à peindre, amoureux, aimé! et de qui? et quel était ce roi? quel âge avait-il? qu'est-il devenu? où est-il? où est son royaume? quel est son nom? Le serpent Ne voilà -t-il pas que vous m'interrompez, quand j'ai commencé à peine. Prenez garde si vous n'avez pas plus de pouvoir sur vous-même, vous êtes perdue. La princesse Ah! pardon, monsieur, cette indiscrétion ne m'arrivera plus; continuez, de grâce. Le serpent Ce grand roi, le plus aimable et le plus valeureux des hommes, victorieux partout où il avait porté ses armes, rêvait souvent en dormant; et, quand il oubliait ses rêves, il voulait que ses mages s'en ressouvinssent, et qu'ils lui apprissent ce qu'il avait rêvé, sans quoi il les faisait tous pendre, car rien n'est plus juste. Or il y a bientôt sept ans qu'il songea un beau songe dont il perdit la mémoire en se réveillant; et un jeune Juif, plein d'expérience, lui ayant expliqué son rêve, cet aimable roi fut soudain changé en boeuf; car... La princesse Ah! c'est mon cher Nabu...Elle ne put achever; elle tomba évanouie. Mambrès, qui écoutait de loin, la vit tomber, et la crut morte. Chapitre quatrième. Comment on voulut sacrifier le boeuf et exorciser la princesse Comment on voulut sacrifier le boeuf et exorciser la princesse Mambrès court à elle en pleurant. Le serpent est attendri il ne peut pleurer, mais il siffle d'un ton lugubre; il crie "Elle est morte!" L'ânesse répète "Elle est morte!" Le corbeau le redit; tous les autres animaux paraissent saisis de douleur, excepté le poisson de Jonas, qui a toujours été impitoyable. La dame d'honneur, les dames du palais, arrivent et s'arrachent les cheveux. Le taureau blanc, qui paissait au loin, et qui entend leurs clameurs, court au bosquet, et entraÃne la vieille avec lui en poussant des mugissements dont les échos retentissent. En vain toutes les dames versaient sur Amaside expirante leurs flacons d'eau de rose, d'oeillet, de myrte, de benjoin, de baume de la Mecque, de cannelle, d'amomon, de gérofle, de muscade, d'ambre gris. Elle n'avait donné aucun signe de vie; mais, dès qu'elle sentit le beau taureau blanc à ses côtés, elle revint à elle plus fraÃche, plus belle, plus animée que jamais. Elle donna cent baisers à cet animal charmant, qui penchait languissamment sa tête sur son sein d'albâtre. Elle l'appelle "Mon maÃtre, mon roi, mon coeur, ma vie." Elle passe ses bras d'ivoire autour de ce cou plus blanc que la neige. La paille légère s'attache moins fortement à l'ambre, la vigne à l'ormeau, le lierre au chêne. On entendait le doux murmure de ses soupirs; on voyait ses yeux, tantôt étincelants d'une tendre flamme, tantôt offusqués par ces larmes précieuses que l'amour fait répandre. On peut juger dans quelle surprise la dame d'honneur d'Amaside et les dames de compagnie étaient plongées. Dès qu'elles furent rentrées au palais, elles racontèrent toutes à leurs amants cette aventure étrange, et chacune avec des circonstances différentes, qui en augmentaient la singularité, et qui contribuent toujours à la variété de toues les histoires. Dès qu'Amasis, roi de Tanis, en fut informé, son coeur royal fut saisi d'une juste colère. Tel fut le courroux de Minos quand il sut que sa fille Pasiphaé prodiguait ses tendres faveurs au père du minotaure. Ainsi frémit Junon lorsqu'elle vit Jupiter son époux caresser la belle vache Io, fille du fleuve Inachus. Amasis fit enfermer la belle Amaside dans sa chambre, et mit une garde d'eunuques noirs à sa porte; puis il assembla son conseil secret. Le grand mage Mambrès y présidait, mais il n'avait plus le même crédit qu'autrefois. Tous les ministres d'Etat conclurent que le taureau blanc était un sorcier. C'était tout le contraire il était ensorcelé; mais on se trompe toujours à la cour dans ces affaires délicates. On conclut à la pluralité des voix qu'il fallait exorciser la princesse, et sacrifier le taureau blanc et la vieille. Le sage Mambrès ne voulut point choquer l'opinion du roi et du conseil. C'était à lui qu'appartenait le droit de faire les exorcismes; il pouvait les différer sous un prétexte très plausible. Le Dieu Apis venait de mourir à Memphis. Un dieu boeuf meurt comme un autre. Il n'était permis d'exorciser personne en Egypte jusqu'à ce qu'on eût trouvé un autre boeuf qui pût remplacer le défunt. Il fut donc arrêté dans le conseil qu'on attendrait la nomination qu'on devait faire du nouveau dieu à Memphis. Le bon vieillard Mambrès sentait à quel péril sa chère princesse était exposée il voyait quel était son amant. Les syllabes Nabu, qui lui étaient échappées, avaient décelé tout le mystère aux yeux de ce sage. La dynastie de Memphis appartenait alors aux Babyloniens ils conservaient ce reste de leurs conquêtes passées, qu'ils avaient faites sous le plus grand roi du monde, dont Amasis était l'ennemi mortel. Mambrès avait besoin de toute sa sagesse pour se bien conduire parmi tant de difficultés. Si le roi Amasis découvrait l'amant de sa fille, elle était morte il l'avait juré. Le grand, le jeune, le beau roi dont elle était éprise avait détrôné son père, qui n'avait repris son royaume de Tanis que depuis près de sept ans qu'on ne savait ce qu'était devenu l'adorable monarque, le vainqueur et l'idole des nations, le tendre et généreux amant de la charmante Amaside. Mais aussi, en sacrifiant le taureau, on faisait mourir infailliblement la belle Amaside de douleur. Que pouvait faire Mambrès dans des circonstances si épineuses? Il va trouver sa chère nourrissonne au sortir du conseil, et lui dit "Ma belle enfant, je vous servirai; mais je vous le répète, on vous coupera le cou si vous prononcez jamais le nom de votre amant. - Ah! que m'importe mon cou, dit la belle Amaside, si je ne puis embrasser celui de Nabucho!... Mon père est un bien méchant homme! Non seulement il refusa de me donner au beau prince que j'idolâtre, mais il lui déclara la guerre; et, quand il a été vaincu par mon amant, il a trouvé le secret de le changer en boeuf. A-t-on jamais vu une malice plus effroyable? Si mon père n'était pas mon père, je ne sais ce que je lui ferais. - Ce n'est pas votre père qui lui a joué ce cruel tour, dit le sage Mambrès, c'est un Palestin, un de nos anciens ennemis, un habitant d'un petit pays compris dans la foule des Etats que votre auguste amant a domptés pour les policer. Ces métamorphoses ne doivent point vous surprendre; vous savez que j'en faisais autrefois de plus belles rien n'était plus commun alors que ces changements qui étonnent aujourd'hui les sages. L'histoire véritable que nous avons lue ensemble nous a enseigné que Lycaon, roi d'Arcadie, fut changé en loup. La belle Callisto, sa fille, fut changée en ourse; Io, fille d'Inachus, notre vénérable Isis, en vache; Daphné, en laurier; Syrinx, en flûte. La belle Edith, femme de Loth, le meilleur, le plus tendre père qu'on ait jamais vu, n'est-elle pas devenue dans notre voisinage une grande statue de sel très belle et très piquante, qui a conservé toutes les marques de son sexe, et qui a régulièrement ses ordinaires chaque mois, comme l'attestent les grands hommes qui l'ont vue? J'ai été témoin de ce changement dans ma jeunesse. J'ai vu cinq puissantes villes, dans le séjour du monde le plus sec et le plus aride, transformées tout à coup en un beau lac. On ne marchait dans mon jeune temps que sur des métamorphoses. "Enfin madame, si les exemples peuvent adoucir votre peine, souvenez-vous que Vénus a changé les Cérastes en boeufs. - Je le sais, dit la malheureuse princesse, mais les exemples consolent-ils? Si mon amant était mort; me consolerais-je par l'idée que tous les hommes meurent? - Votre peine peut finir, dit le sage; et puisque votre tendre amant est devenu boeuf, vous voyez bien que de boeuf il peut devenir homme. Pour moi, il faudrait que je fusse changé en tigre ou en crocodile, si je n'employais pas le peu de pouvoir qui me reste pour le service d'une princesse digne des adorations de la terre, pour la belle Amaside, que j'ai élevée sur mes genoux, et que sa fatale destinée met à des épreuves si cruelles." Chapitre cinquième. Comme le sage Mambrès se conduisit sagement Le divin Mambrès ayant dit à la princesse tout ce qu'il fallait pour la consoler, et ne l'ayant point consolée, courut aussitôt à la vieille "Ma camarade, lui dit-il, notre métier est beau, mais il est bien dangereux; vous courez risque d'être pendue, et votre boeuf d'être brûlé, ou noyé, ou mangé. Je ne sais pas ce qu'on fera de vos autres bêtes, car, tout prophète que je suis, je sais bien peu de choses; mais cachez soigneusement le serpent et le poisson; que l'un ne mette pas la tête hors de l'eau, et que l'autre ne sorte pas de son trou. Je placerai le boeuf dans une de mes écuries à la campagne; vous y serez avec lui, puisque vous dites qu'il ne vous est pas permis de l'abandonner. Le bouc émissaire pourra dans l'occasion servir d'expiatoire; nous l'enverrons dans le désert chargé des péchés de la troupe; il est accoutumé à cette cérémonie, qui ne lui fait aucun mal; et l'on sait que tout s'expie avec un bouc qui se promène. Je vous prie seulement de me prêter tout à l'heure le chien de Tobie, qui est un lévrier fort agile, l'ânesse de Balaam, qui court mieux qu'un dromadaire, le corbeau et le pigeon de l'arche, qui volent très rapidement. Je veux les envoyer en ambassade à Memphis pour une affaire de la dernière conséquence." La vieille repartit au mage "Seigneur, vous pouvez disposer à votre gré du chien de Tobie, de l'ânesse de Balaam, du corbeau et du pigeon de l'arche, et du bouc émissaire; mais mon boeuf ne peut coucher dans une écurie. Il est dit qu'il doit être attaché à une chaÃne d'acier, "être toujours mouillé de la rosée, et brouter l'herbe sur la terre, et que sa portion sera avec les bêtes sauvages". Il m'est confié, je dois obéir. Que penseraient de moi Daniel, Ezéchiel et Jérémie, si je confiais mon boeuf à d'autres qu'à moi-même? Je vois que vous savez le secret de cet étrange animal. Je n'ai pas à me reprocher de vous l'avoir révélé. Je vais le conduire loin de cette terre impure, vers le lac Sirbon, loin des cruautés du roi de Tanis. Mon poisson et mon serpent me défendront je ne crains personne quand je sers mon maÃtre." Le sage Mambrès repartit ainsi "Ma bonne, la volonté de Dieu soit faite! Pourvu que je retrouve notre taureau blanc, il ne n'importe ni du lac de Sirbon, ni du lac de Moeris, ni du lac de Sodome; je ne veux que lui faire du bien, et à vous aussi. Mais pourquoi m'avez-vous parlé de Daniel, d'Ezéchiel et de Jérémie? - Ah! seigneur, reprit la vieille, vous savez aussi bien que moi l'intérêt qu'ils ont eu dans cette grande affaire. Mais je n'ai pas de temps à perdre; je ne veux point être pendue; je ne veux point que mon taureau soit brûlé, ou noyé, ou mangé. Je m'en vais auprès du lac de Sirbon par Canope, avec mon serpent et mon poisson. Adieu!" Le taureau la suivit tout pensif, après avoir témoigné au bienfaisant Mambrès la reconnaissance qu'il lui devait. Le sage Mambrès était dans une cruelle inquiétude. Il voyait bien qu'Amasis, roi de Tanis, désespéré de la folle passion de sa fille pour cet animal, et la croyant ensorcelée, ferait poursuivre partout le malheureux taureau, et qu'il serait infailliblement brûlé, en qualité de sorcier, dans la place publique de Tanis, ou livré au poisson de Jonas, ou rôti, ou servi sur table. Il voulait, à quelque prix que ce fût, épargner ce désagrément à la princesse. Il écrivit une lettre au grand prêtre de Memphis, son ami, en caractères sacrés, sur du papier d'Egypte qui n'était pas encore en usage. Voici les propres mots de sa lettre "Lumière du monde, lieutenant d'Isis, d'Osiris et d'Horus, chef des circoncis, vous dont l'autel est élevé, comme de raison, au-dessus de tous les trônes; j'apprends que votre dieu le boeuf Apis est mort. J'en ai un autre à votre service. Venez vite avec vos prêtres le reconnaÃtre, l'adorer, et le conduire dans l'écurie de votre temple. Qu'Isis, Osiris et Horus vous aient en leur sainte et digne garde; et vous, messieurs les prêtres de Memphis, en leur sainte garde! "Votre affectionné ami, Mambrès." Il fit quatre duplicata de cette lettre, de crainte d'accident, et les enferma dans des étuis de bois d'ébène le plus dur. Puis appelant à lui quatre courriers qu'il destinait à ce message c'étaient l'ânesse, le chien, le corbeau et le pigeon, il dit à l'ânesse "Je sais avec quelle fidélité vous avez servi Balaam, mon confrère; servez-moi de même. Il n'y a point d'onocrotale qui vous égale à la course; allez, ma chère amie, rendez ma lettre en main propre, et revenez." L'ânesse lui répondit "Comme j'ai servi Balaam, je servirai monseigneur; j'irai et je reviendrai." Le sage lui mit le bâton d'ébène dans la bouche, et elle partit comme un trait. Puis il fit venir le chien de Tobie, et lui dit "Chien fidèle, et plus prompt à la course qu'Achille aux pieds légers, je sais ce que vous avez fait pour Tobie, fils de Tobie, lorsque vous et l'ange RaphaÃl vous l'accompagnâtes de Ninive à Ragès en Médie et de Ragès à Ninive, et qu'il rapporta à son père dix talents que l'esclave Tobie père avait prêtés à l'esclave Gabelus; car ces esclaves étaient fort riches. Portez à son adresse cette lettre, qui est plus précieuse que dix talents d'argent." Le chien lui répondit Seigneur, si j'ai suivi autrefois le messager RaphaÃl, je puis tout aussi bien faire votre commission." Mambrès lui mit la lettre dans la gueule. Il en dit autant à la colombe. Elle lui répondit "Seigneur, si j'ai rapporté un rameau dans l'arche, je vous apporterai de même votre réponse." Elle prit la lettre dans son bec. On les perdit tous trois de vue en un instant. Puis il dit au corbeau "Je sais que vous avez nourri le grand prophète Elie, lorsqu'il était caché auprès du torrent Carith, si fameux dans toute la terre. Vous lui apportiez tous les jours de bon pain et des poulardes grasses; je ne vous demande que de porter cette lettre à Memphis." Le corbeau répondit en ces mots "Il est vrai, seigneur, que je portais tous les jours à dÃner au grand prophète Elie le Thesbite, que j'ai vu monter dans l'atmosphère sur un char de feu traÃné par quatre chevaux de feu, quoique ce ne soit pas la coutume; mais je prenais toujours la moitié du dÃner pour moi. Je veux bien porter votre lettre, pourvu que vous m'assuriez de deux bons repas chaque jour, et que je sois payé d'avance en argent comptant pour ma commission." Mambrès en colère dit à cet animal "Gourmand et malin, je ne suis pas étonné qu'Apollon, de blanc que tu étais comme un cygne, t'ait rendu noir comme une taupe, lorsque dans les plaines de Thessalie tu trahis la belle Coronis, malheureuse mère d'Esculape. Eh! dis-moi donc, mangeais-tu tous les jours des aloyaux et des poulardes quand tu fus dix mois dans l'arche? - Monsieur, nous y faisions très bonne chère, repartit le corbeau. On servait du rôti deux fois par jour à toutes les volatiles de mon espèce, qui ne vivent que de chair, comme à vautours, milans, aigles, buses, éperviers, ducs, émouchets, faucons, hiboux, et à la foule innombrable des oiseaux de proie. On garnissait avec une profusion bien plus grande les tables des lions, des léopards, des tigres, des panthères, des onces, des hyènes, des loups, des ours, des renards, des fouines et de tous les quadrupèdes carnivores. Il y avait dans l'arche huit personnes de marque et les seules qui fussent alors au monde, continuellement occupées du soin de notre table, et de notre garde-robe; savoir Noé et sa femme, qui n'avaient guère plus de six cents ans, leurs trois fils et leurs trois épouses. C'était un plaisir de voir avec quel soin, quelle propreté nos huit domestiques servaient plus de quatre mille convives du plus grand appétit, sans compter les peines prodigieuses qu'exigeaient dix à douze mille autres personnes, depuis l'éléphant et la girafe jusqu'aux vers à soie et aux mouches. Tout ce qui m'étonne, c'est que notre pourvoyeur Noé soit inconnu à toutes les nations, dont il est la tige; mais je ne m'en soucie guère. Je m'étais déjà trouvé à une pareille fête chez le roi de Thrace Xissutre. Ces choses-là arrivent de temps en temps pour l'instruction des corbeaux. En un mot, je veux faire bonne chère, et être très bien payé en argent comptant." Le sage Mambrès se garda bien de donner sa lettre à une bête si difficile et si bavarde. Ils se séparèrent fort mécontents l'un de l'autre. Il fallait cependant savoir ce que deviendrait le beau taureau, et ne pas perdre la piste de la vieille et du serpent. Mambrès ordonna à des domestiques intelligents et affidés de les suivre; et, pour lui, il s'avança en litière sur le bord du Nil, toujours faisant des réflexions. "Comment se peut-il, disait-il en lui-même, que ce serpent soit le maÃtre de presque toute la terre, comme il s'en vante, et comme tant de doctes l'avouent, et que cependant il obéisse à une vieille? Comment est-il quelquefois appelé au conseil de là -haut, tandis qu'il rampe sur la terre? Pourquoi entre-t-il tous les jours dans le corps des gens par sa seule vertu, et que tant de sages prétendent l'en déloger avec des paroles? Enfin comment passe-t-il chez un petit peuple du voisinage pour avoir perdu le genre humain, et comment le genre humain n'en sait-il rien? Je suis bien vieux, j'ai étudié toute ma vie mais je vois là une foule d'incompatibilités que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer ce qui m'est arrivé à moi-même, ni les grandes choses que j'ai faites autrefois, ni celles dont j'ai été témoin. Tout bien pesé, je commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions Rerum concordia discors; comme disait autrefois mon maÃtre Zoroastre en sa langue. Tandis qu'il était plongé dans cette métaphysique obscure; comme l'est toute métaphysique, un batelier, en chantant une chanson à boire, amarra un petit bateau près de la rive. On en vit sortir trois graves personnages à demi-vêtus de lambeaux crasseux et déchirés, mais conservant sous ces livrées de la pauvreté l'air le plus majestueux et le plus auguste. C'étaient Daniel, Ezéchiel, et Jérémie. Chapitre sixième. Comment Mambrès rencontra trois prophètes, et leur donna un bon dÃner Ces trois grands hommes, qui avaient la lumière prophétique sur le visage, reconnurent le sage Mambrès pour un de leurs confrères, à quelques traits de cette même lumière qui lui restaient encore, et se prosternèrent devant son palanquin. Mambrès les reconnut aussi pour prophètes encore plus à leurs habits qu'aux traits de feu qui partaient de leurs têtes augustes. Il se douta bien qu'ils venaient savoir des nouvelles du taureau blanc; et, usant de sa prudence ordinaire, il descendit de sa voiture, et avança quelques pas au-devant d'eux avec une politesse mêlée de dignité. Il les releva, fit dresser des tentes et apprêter un dÃner dont il jugea que les trois prophètes avaient grand besoin. Il fit inviter la vieille, qui n'était encore qu'à cinq cents pas. Elle se rendit à l'invitation, et arriva menant toujours le taureau blanc en laisse. On servit deux potages, l'un de bisque, l'autre à la reine; les entrées furent une tourte de langues de carpes, des foies de lottes et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d'écrevisse, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rôti fut composé de faisandeaux, de perdreaux, de gelinottes, de cailles et d'ortolans, avec quatre salades. Au milieu était un surtout dans le dernier goût. Rien ne fut plus délicat que l'entremets; rien de plus magnifique, de plus brillant et de plus ingénieux que le dessert. Au reste, le discret Mambrès avait eu grand soin que dans ce repas il n'y eût ni pièce de bouilli, ni aloyau, ni langue, ni palais de boeuf, ni tétines de vache, de peur que l'infortuné monarque, assistant de loin au dÃner, ne crût qu'on lui insultât. Ce grand et malheureux prince broutait l'herbe auprès de la tente. Jamais il ne sentit plus cruellement la fatale révolution qui l'avait privé du trône pour sept années entières. "Hélas! disait-il en lui-même, ce Daniel, qui m'a changé en taureau, et cette sorcière de pythonisse, qui me garde, font la meilleure chère du monde; et moi, le souverain de l'Asie, je suis réduit à manger du foin et à boire de l'eau!" On but beaucoup de vin d'Engaddi, de Tadmor et de Chiraz. Quand les prophètes et la pythonisse furent un peu en pointe de vin, on se parla avec plus de confiance qu'aux premiers services. "J'avoue, dit Daniel, que je ne faisais pas si bonne chère quand j'étais dans la fosse aux lions - Quoi! monsieur; on vous a mis dans la fosse aux lions? dit Mambrès; et comment n'avez-vous pas été mangé? - Monsieur, dit Daniel, vous savez que les lions ne mangent jamais de prophètes. - Pour moi, dit Jérémie, j'ai passé toute ma vie à mourir de faim; je n'ai jamais fait un bon repas qu'aujourd'hui. Si j'avais à renaÃtre, et si je pouvais choisir mon état, j'avoue que j'aimerais cent fois mieux être contrôleur général, ou évêque à Babylone, que prophète à Jérusalem." Ezéchiel dit "Il me fut ordonné une fois de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours de suite sur le côté gauche; et de manger pendant tout ce temps-là du pain d'orge, de millet, de vesces, de fèves et de froment, couvert de... je n'ose pas dire. Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse de vache. J'avoue que la cuisine du seigneur Mambrès est plus délicate. Cependant le métier de prophète a du bon; et la preuve en est que mille gens s'en mêlent. - A propos, dit Mambrès, expliquez-moi ce que vous entendez par votre Oolla et par votre Ooliba, qui faisaient tant de cas des chevaux et des ânes. - Ah! répondit Ezéchiel, ce sont des fleurs de rhétorique." Après ces ouvertures de coeur, Mambrès parla d'affaires. Il demanda aux trois pèlerins pourquoi ils étaient venus dans les Etats du roi de Tanis. Daniel prit la parole il dit que le royaume de Babylone avait été en combustion depuis que Nabuchodonosor avait disparu; qu'on avait persécuté tous les prophètes, selon l'usage de la cour; qu'ils passaient leur vie tantôt à voir des rois à leurs pieds, tantôt à recevoir cent coups d'étrivières; qu'enfin ils avaient été obligés de se réfugier en Egypte, de peur d'être lapidés. Ezéchiel et Jérémie parlèrent aussi très longtemps dans un fort beau style qu'on pouvait à peine comprendre. Pour la pythonisse, elle avait toujours l'oeil sur son animal. Le poisson de Jonas se tenait dans le Nil, vis-à -vis de la tente, et le serpent se jouait sur l'herbe. Après le café, on alla se promener sur le bord du Nil. Alors le taureau blanc, apercevant les trois prophètes ses ennemis, poussa des mugissements épouvantables; il se jeta impétueusement sur eux, il les frappa de ses cornes, et, comme les prophètes n'ont jamais que la peau sur les os, il les aurait percés d'outre en outre, et leur aurait ôté la vie; mais le maÃtre des choses, qui voit tout et qui remédie à tout, les changea sur-le-champ en pies; et ils continuèrent à parler comme auparavant. La même chose arriva depuis aux Piérides, tant la fable a imité l'histoire. Ce nouvel incident produisait de nouvelles réflexions dans l'esprit du sage Mambrès. "Voilà , disait-il, trois grands prophètes changés en pies cela doit nous apprendre à ne pas trop parler, et à garder toujours une discrétion convenable." Il concluait que sagesse vaut mieux qu'éloquence, et pensait profondément selon sa coutume, lorsqu'un grand et terrible spectacle vint frapper ses regards. Chapitre septième. Le roi de Tanis arrive. Sa fille et le taureau vont être sacrifiés Des tourbillons de poussière s'élevaient du midi au nord. On entendait le bruit des tambours, des trompettes, de fifres, des psaltérions, des cythares, des sambuques; plusieurs escadrons avec plusieurs bataillons s'avançaient, et Amasis, roi de Tanis, était à leur tête sur un cheval caparaçonné d'une housse écarlate brochée d'or; et les hérauts criaient "Qu'on prenne le taureau blanc, qu'on le lie, qu'on le jette dans le Nil, et qu'on le donne à manger au poisson de Jonas; car le roi mon seigneur, qui est juste, veut se venger du taureau blanc qui a ensorcelé sa fille." Le bon vieillard Mambrès fit plus de réflexions que jamais. Il vit bien que le malin corbeau était allé tout dire au roi, et que la princesse courait grand risque d'avoir le cou coupé. Il dit au serpent "Mon cher ami, allez vite consoler la belle Amaside, ma nourrissonne; dites-lui qu'elle ne craigne rien, quelque chose qui arrive, et faites-lui des contes pour charmer son inquiétude, car les contes amusent toujours les filles, et ce n'est que par des contes qu'on réussit dans le monde." Puis il se prosterna devant Amasis, roi de Tanis, et lui dit "O roi! vivez à jamais. Le taureau blanc doit être sacrifié, car Votre Majesté a toujours raison; mais le maÃtre des choses a dit "Ce taureau ne doit être mangé par le poisson de Jonas qu'après que Memphis aura trouvé un dieu pour mettre à la place de son dieu qui est mort." Alors vous serez vengé, et votre fille sera exorcisée, car elle est possédée. Vous avez trop de piété pour ne pas obéir aux ordres du maÃtre des choses". Amasis, roi de Tanis, resta tout pensif; puis il dit "Le boeuf Apis est mort; Dieu veuille avoir son âme! Quand croyez-vous qu'on aura trouvé un autre boeuf pour régner sur la féconde Egypte? - Sire, dit Mambrès, je ne vous demande que huit jours." Le roi, qui était très dévot, dit "Je les accorde, et je veux rester ici huit jours; après quoi je sacrifierai le séducteur de ma fille". Et il fit venir ses tentes, ses cuisiniers, ses musiciens, et resta huit jours en ce lieu, comme il est dit dans Manéthon. La vieille était au désespoir de voir que le taureau qu'elle avait en garde n'avait plus que huit jours à vivre. Elle faisait apparaÃtre toutes les nuits des ombres au roi pour le détourner de sa cruelle résolution. Mais le roi ne se souvenait plus le matin des ombres qu'il avait vues la nuit, de même que Nabuchodonosor avait oublié ses songes. Chapitre huitième. Comment le serpent fit des contes à la princesse, pour la consoler Cependant le serpent contait des histoires à la belle Amaside pour calmer ses douleurs. Il lui disait comment il avait guéri autrefois tout un peuple de la morsure de certains petits serpents, en se montrant seulement au bout d'un bâton. Il lui apprenait les conquêtes d'un héros qui fit un si beau contraste avec Amphion, architecte de Thèbes en Béotie. Cet Amphion faisait venir les pierres de taille au son du violon un rigodon et un menuet lui suffisaient pour bâtir une ville; mais l'autre les détruisait au son du cornet à bouquin; il fit pendre trente et un rois très puissants dans un canton de quatre lieues de long et de large; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel sur un bataillon d'ennemis fuyant devant lui; et, les ayant ainsi exterminés, il arrêta le soleil et la lune en plein midi, pour les exterminer encore entre Gabaon et Aïalon sur le chemin de Bethoron, à l'exemple de Bacchus, qui avait arrêté le soleil et la lune dans son voyage aux Indes. La prudence que tout serpent doit avoir ne lui permit pas de parler à la belle Amaside du puissant bâtard Jephté, qui coupa le cou à sa fille parce qu'il avait gagné une bataille; il aurait jeté trop de terreur dans le coeur de la belle princesse; mais il lui conta les aventures du grand Samson, qui tuait mille Philistins avec une mâchoire d'âne, qui attachait ensemble trois cents renards par la queue, et qui tomba dans les filets d'une fille moins belle, moins tendre et moins fidèle que la charmante Amaside. Il lui racontait les amours malheureux de Sichem et de l'agréable Dina, âgée de six ans, et les amours plus fortunés de Booz et de Ruth, ceux de Juda avec sa bru Thamar, ceux de Loth avec ses deux filles qui ne voulaient pas que le monde finÃt, ceux d'Abraham et de Jacob avec leurs servantes, ceux de Ruben avec sa mère, ceux de David et de Bethsabée, ceux du grand roi Salomon, enfin tout ce qui pouvait dissiper la douleur d'une belle princesse. Chapitre neuvième. Comment le serpent ne la consola point "Tous ces contes-là m'ennuient, répondit la belle Amaside, qui avait de l'esprit et du goût. Ils ne sont bons que pour être commentés chez les Irlandais par ce fou d'Abbadie, ou chez les Welches par ce phrasier d'Houteville. Les contes qu'on pouvait faire à la quadrisaïeule de la quadrisaïeule de ma grand-mère ne sont plus bons pour moi, qui ai été élevée par le sage Mambrès, et qui ai lu l'Entendement humain du philosophe égyptien nommé Locke, et la Matrone d'Ephèse. Je veux qu'un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours à un rêve. Je désire qu'il n'ait rien de trivial ni d'extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire. Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose à son gré, et des montagnes qui dansent, et des fleuves qui remontent à leur source, et des morts qui ressuscitent; mais surtout quand ces fadaises sont écrites d'un style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte horriblement. Vous sentez qu'une fille qui craint de voir avaler son amant par un gros poisson, et d'avoir elle-même le cou coupé par son propre père, a besoin d'être amusée; mais tâchez de m'amuser selon mon goût. - Vous m'imposez là une tâche bien difficile, répondit le serpent. J'aurais pu autrefois vous faire passer quelques quarts d'heure assez agréables; mais j'ai perdu depuis quelque temps l'imagination et la mémoire. Hélas! où est le temps où j'amusais les filles? Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque conte moral pour vous plaire. "Il y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra étaient sur le trône de Thèbes aux cent portes. Le roi Gnaof était fort beau, et la reine Patra encore plus belle; mais ils ne pouvaient avoir d'enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour celui qui enseignerait la meilleure méthode de perpétuer la race royale. La faculté de médecine et l'académie de chirurgie firent d'excellents traités sur cette question importante pas un ne réussit. On envoya la reine aux eaux; elle fit des neuvaines; elle donna beaucoup d'argent au temple de Jupiter Ammon, dont vient le sel ammoniaque tout fut inutile. Enfin un jeune prêtre de vingt-cinq ans se présenta au roi, et lui dit "Sire, je crois savoir faire la conjuration qui opère ce que Votre Majesté désire avec tant d'ardeur. Il faut que je parle en secret à l'oreille de madame votre femme; et, si elle ne devient féconde, je consens d'être pendu. - J'accepte votre proposition", dit le roi Gnaof. On ne laissa la reine et le prêtre qu'un quart d'heure ensemble. La reine devint grosse, et le roi voulut faire pendre le prêtre. - Mon Dieu! dit la princesse, je vois où cela mène ce conte est trop commun; je vous dirai même qu'il alarme ma pudeur. Contez-moi quelque fable bien vraie, avérée et bien morale, dont je n'aie jamais entendu parler, pour achever de me former l'esprit et le coeur, comme dit le professeur égyptien Linro. - En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques. "Il y avait trois prophètes, tous trois également ambitieux et dégoûtés de leur état. Leur folie était de vouloir être rois car il n'y a qu'un pas du rang de prophète à celui de monarque, et l'homme aspire toujours à monter tous les degrés de l'échelle de la fortune. D'ailleurs leurs goûts, leurs plaisirs, étaient absolument différents. Le premier prêchait admirablement ses frères assemblés, qui lui battaient des mains; le second était fou de la musique, et le troisième aimait passionnément les filles. L'ange Ituriel vint se présenter à eux, un jour qu'ils étaient à table, et qu'ils s'entretenaient des douceurs de la royauté. Le maÃtre des choses, leur dit l'ange, m'envoie vers vous pour récompenser votre vertu. Non seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous, premier prophète, je vous fais roi d'Egypte, et vous tiendrez toujours votre conseil, qui applaudira à votre éloquence et à votre sagesse. Vous, second prophète, vous régnerez sur la Perse, et vous entendrez continuellement une musique divine. Et vous, troisième prophète, je vous fais roi de l'Inde, et je vous donne une maÃtresse charmante, qui ne vous quittera jamais." "Celui qui eut l'Egypte en partage commença par assembler son conseil privé, qui n'était composé que de deux cents sages. Il leur fit, selon l'étiquette, un long discours, qui fut très applaudi, et le monarque goûta la douce satisfaction de s'enivrer de louanges qui n'étaient corrompues par aucune flatterie. Le conseil des affaires étrangères succéda au conseil privé. Il fut beaucoup plus nombreux; et un nouveau discours reçut encore plus d'éloges. Il en fut de même des autres conseils. Il n'y eut pas un moment de relâche aux plaisirs et à la gloire du prophète roi d'Egypte. Le bruit de son éloquence remplit toute la terre. Le prophète roi de Perse commença par se faire donner un opéra italien dont les choeurs étaient chantés par quinze cents châtrés. Leurs voix lui remuaient l'âme jusqu'à la moelle des os, où elle réside. A cet opéra en succédait un autre, et à ce second un troisième, sans interruption. Le roi de l'Inde s'enferma avec sa maÃtresse, et goûta une volupté parfaite avec elle. Il regardait comme le souverain bonheur la nécessité de la caresser toujours, et il plaignait le triste sort de ses deux confrères, dont l'un était réduit à tenir toujours son conseil, et l'autre à être toujours à l'opéra. Chacun d'eux, au bout de quelques jours, entendit par la fenêtre des bûcherons qui sortaient d'un cabaret pour aller couper du bois dans la forêt voisine, et qui tenaient sous le bras leurs douces amies dont ils pouvaient changer à volonté. Nos rois prièrent Ituriel de vouloir bien intercéder pour eux auprès du maÃtre des choses, et de les faire bûcherons. - Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le maÃtre des choses leur accorda leur requête, et je ne m'en soucie guère; mais je sais bien que je ne demanderais rien à personne si j'étais enfermée tête à tête avec mon amant, avec mon cher Nabuchodonosor." Les voûtes du palais retentirent de ce grand nom. D'abord Amaside n'avait prononcé que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho; mais, à la fin, la passion l'emporta, elle prononça le nom fatal tout entier, malgré le serment qu'elle avait fait au roi son père. Toutes les dames du palais répétèrent Nabuchodonosor, et le malin corbeau ne manqua pas d'en aller avertir le roi. Le visage d'Amasis, roi de Tanis, fut troublé, parce que son coeur était plein de trouble. Et voilà comment le serpent, qui était le plus prudent et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes en croyant bien faire. Or Amasis en courroux envoya sur-le-champ chercher sa fille Amaside par douze de ses alguazils, qui sont toujours prêts à exécuter toutes les barbaries que le roi commande, et qui disent pour raison "Nous sommes payés pour cela." Chapitre dixième. Comment on voulut couper le cou à la princesse, et comment on ne le lui coupa point Dès que la princesse fut arrivée toute tremblante au camp du roi son père, il lui dit "Ma fille, vous savez qu'on fait mourir toutes les princesses qui désobéissent aux rois leurs pères, sans quoi un royaume ne pourrait être bien gouverné. Je vous avais défendu de proférer le nom de votre amant Nabuchodonosor, mon ennemi mortel, qui m'avait détrôné, il y a bientôt sept ans, et qui a disparu de la terre. Vous avez choisi à sa place un taureau blanc, et vous avez crié Nabuchodonosor! Il est juste que je vous coupe le cou." La princesse lui répondit "Mon père, soit fait selon votre volonté; mais donnez-moi du temps pour pleurer ma virginité. - Cela est juste, dit le roi Amasis; c'est une loi établie chez tous les princes éclairés et prudents. Je vous donne toute la journée pour pleurer votre virginité, puisque vous dites que vous l'avez. Demain; qui est le huitième jour de mon campement, je ferai avaler le taureau blanc par le poisson, et je vous couperai le cou à neuf heures du matin." La belle Amaside alla donc pleurer le long du Nil avec ses dames du palais tout ce qui lui restait de virginité. Le sage Mambrès réfléchissait à côté d'elle, et comptait les heures et les moments. "Eh bien! mon cher Mambrès, lui dit-elle, vous avez changé les eaux du Nil en sang, selon la coutume, et vous ne pouvez changer le coeur d'Amasis mon père, roi de Tanis! Vous souffrirez qu'il me coupe le cou demain à neuf heures du matin? - Cela dépendra, répondit le réfléchissant Mambrès, de la diligence de mes courriers." Le lendemain, dès que les ombres des obélisques et des pyramides marquèrent sur la terre la neuvième heure du jour, on lia le taureau blanc pour le jeter au poisson de Jonas, et on apporta au roi son grand sabre. "Hélas! hélas! disait Nabuchodonosor dans le fond de son coeur, moi, le roi, je suis boeuf depuis près de sept ans, et à peine j'ai retrouvé ma maÃtresse qu'on me fait manger par un poisson." Jamais le sage Mambrès n'avait fait des réflexions si profondes. Il était absorbé dans ses tristes pensées, lorsqu'il vit de loin tout ce qu'il attendait. Une foule innombrable approchait. Les trois figures d'Isis, d'Osiris, et d'Horus, unies ensemble, avançaient portées sur un brancard d'or et de pierreries par cent sénateurs de Memphis, et précédées de cent filles jouant du sistre sacré. Quatre mille prêtres, la tête rasée et couronnée de fleurs, étaient montés chacun sur un hippopotame. Plus loin paraissaient dans la même pompe la brebis de Thèbes, le chien de Bubaste, le chat de Phoebé, le crocodile d'Arsinoé, le bouc de Mendès, et tous les dieux inférieurs de l'Egypte, qui venaient rendre hommage au grand boeuf, au grand dieu Apis, aussi puissant qu'Isis, Osiris et Horus réunis ensemble. Au milieu de tous ces demi-dieux, quarante prêtres portaient une énorme corbeille remplie d'oignons sacrés, qui n'étaient pas tout à fait des dieux, mais qui leur ressemblaient beaucoup. Aux deux côtés de cette file de dieux suivis d'un peuple innombrable, marchaient quarante mille guerriers, le casque en tête, le cimeterre sur la cuisse gauche, le carquois sur l'épaule, l'arc à la main. Tous les prêtres chantaient en choeur avec une harmonie qui élevait l'âme et qui l'attendrissait Notre boeuf est au tombeau, Nous en aurons un plus beau. Et, à chaque pause, on entendait résonner les sistres, les castagnettes, les tambours de basque, les psaltérions, les cornemuses, les harpes et les sambuques. Chapitre onzième. Comment la princesse épousa son boeuf Amasis, roi de Tanis, surpris de ce spectacle, ne coupa point le cou à sa fille il remit son cimeterre dans son fourreau. Mambrès lui dit "Grand roi! l'ordre des choses est changé; il faut que Votre Majesté donne l'exemple. O roi! déliez vous-même promptement le taureau blanc, et soyez le premier à l'adorer." Amasis obéit, et se prosterna avec tout son peuple. Le grand prêtre de Memphis présenta au nouveau boeuf Apis la première poignée de foin. La princesse Amaside attachait à ses belles cornes des festons de roses, d'anémones, de renoncules, de tulipes, d'oeillets et d'hyacinthes. Elle prenait la liberté de le baiser, mais avec un profond respect. Les prêtres jonchaient de palmes et de fleurs le chemin par lequel on le conduisait à Memphis. Et le sage Mambrès, faisant toujours ses réflexions, disait tout bas à son ami le serpent "Daniel a changé cet homme en boeuf, et j'ai changé ce boeuf en dieu." On s'en retournait à Memphis dans le même ordre. Le roi de Tanis, tout confus, suivait la marche. Mambrès, l'air serein et recueilli, était à son côté. La vieille suivait tout émerveillée; elle était accompagnée du serpent, du chien, de l'ânesse, du corbeau, de la colombe et du bouc émissaire. Le grand poisson remontait le Nil. Daniel, Ezéchiel et Jérémie, transformés en pies, fermaient la marche. Quand on fut arrivé aux frontières du royaume, qui n'étaient pas fort loin, le roi Amasis prit congé du boeuf Apis, et dit à sa fille "Ma fille, retournons dans nos Etats, afin que je vous y coupe le cou, ainsi qu'il a été résolu dans mon coeur royal, parce que vous avez prononcé le nom de Nabuchodonosor, mon ennemi, qui m'avait détrôné il y a sept ans. Lorsqu'un père a juré de couper le cou à sa fille, il faut qu'il accomplisse son serment, sans quoi il est précipité pour jamais dans les enfers, et je ne veux pas me damner pour l'amour de vous." La belle princesse répondit en ces mots au roi Amasis "Mon cher père, allez couper le cou à qui vous voudrez; mais ce ne sera pas à moi. Je suis sur les terres d'Isis, d'Osiris, d'Horus, et d'Apis; je ne quitterai point mon beau taureau blanc; je le baiserai tout le long du chemin, jusqu'à ce que j'aie vu son apothéose dans la grande écurie de la sainte ville de Memphis c'est une faiblesse pardonnable à une fille bien née." A peine eut-elle prononcé ces paroles que le boeuf Apis s'écria "Ma chère Amaside, je t'aimerai toute ma vie!" C'était pour la première fois qu'on avait entendu parler Apis en Egypte depuis quarante mille ans qu'on l'adorait. Le serpent et l'ânesse s'écrièrent "Les sept années sont accomplies!" et les trois pies répétèrent "Les sept années sont accomplies!" Tous les prêtres d'Egypte levèrent les mains au ciel. On vit tout d'un coup le dieu perdre ses deux jambes de derrière; ses deux jambes de devant se changèrent en deux jambes humaines; deux beaux bras charnus, musculeux et blancs sortirent de ses épaules; son mufle de taureau fit place au visage d'un héros charmant; il redevint le plus bel homme de la terre, et dit "J'aime mieux être l'amant d'Amaside que dieu. Je suis Nabuchodonosor, roi des rois." Cette nouvelle métamorphose étonna tout le monde, hors le réfléchissant Mambrès. Mais, ce qui ne surprit personne, c'est que Nabuchodonosor épousa sur-le-champ la belle Amaside en présence de cette grande assemblée. Il conserva le royaume de Tanis à son beau-père, et fit de belles fondations pour l'ânesse, le serpent, le chien, la colombe, et même pour le corbeau, les trois pies et le gros poisson; montrant à tout l'univers qu'il savait pardonner comme triompher. La vieille eut une grosse pension. Le bouc émissaire fut envoyé pour un jour dans le désert, afin que tous les péchés passés fussent expiés; après quoi, on lui donna douze chèvres pour sa récompense. Le sage Mambrès retourna dans son palais faire des réflexions. Nabuchodonosor, après l'avoir embrassé, gouverna tranquillement le royaume de Memphis, celui de Babylone, de Damas, de Balbec, de Tyr, la Syrie, l'Asie Mineure, la Scythie, les contrées de Chiraz, de Mosok, du Tubal, de Madaï, de Gog, de Magog, de Javan, la Sogdiane, la Bactriane, les Indes et les Ãles. Les peuples de cette vaste monarchie criaient tous les matins "Vive le grand Nabuchodonosor, roi des rois, qui n'est plus boeuf!" Et depuis, ce fut une coutume dans Babylone que toutes les fois que le souverain, ayant été grossièrement trompé par ses satrapes, ou par ses mages, ou par ses trésoriers, ou par ses femmes, reconnaissait enfin ses erreurs, et corrigeait sa mauvaise conduite, tout le peuple criait à sa porte "Vive notre grand roi, qui n'est plus boeuf!" Les Finances Quand Terray... Quand Terray nous mangeait, un honnête bourgeois, Lassé des contretemps d'une vie inquiète, Transplanta sa famille au pays champenois Il avait près de Reims une obscure retraite; Son plus clair revenu consistait en bon vin. Un jour qu'il arrangeait sa cave et son ménage, Il fut dans sa maison visité d'un voisin, Qui parut à ses yeux le seigneur du village Cet homme était suivi de brillants estafiers, Sergents de la finance, habillés en guerriers. Le bourgeois fit à tous une humble révérence, Du meilleur de son cru prodigua l'abondance; Puis il s'enquit tout bas quel était le seigneur Qui faisait aux bourgeois un tel excès d'honneur. "Je suis, dit l'inconnu, dans les fermes nouvelles, Le royal directeur des aides et gabelles. - Ah! pardon, Monseigneur! Quoi! vous aidez le roi? - Oui, l'ami. - Je révère un si sublime emploi Le mot d'aide s'entend; gabelles m'embarrasse. D'où vient ce mot? - D'un Juif appelé Gabelus. - Ah! d'un Juif! je le crois. - Selon les nobles us De ce peuple divin, dont je chéris la race, Je viens prendre chez vous les droits qui me sont dus. J'ai fait quelques progrès, par mon expérience, Dans l'art de travailler un royaume en finance. Je fais loyalement deux parts de votre bien La première est au roi, qui n'en retire rien; La seconde est pour moi. Voici votre mémoire. Tant pour les brocs de vin qu'ici nous avons bus; Tant pour ceux qu'aux marchands vous n'avez point vendus, Et pour ceux qu'avec vous nous comptons encor boire; Tant que le sel marin duquel nous présumons Que vous deviez garnir vos savoureux jambons. Vous ne l'avez point pris, et vous deviez le prendre. Je ne suis point méchant, et j'ai l'âme assez tendre. Composons, s'il vous plaÃt. Payez dans ce moment Deux mille écus tournois par accommodement." Mon badaud écoutait d'une mine attentive Ce discours éloquent qu'il ne comprenait pas; Lorsqu'un autre seigneur en son logis arrive, Lui fait son compliment, le serre entre ses bras "Que vous êtes heureux! votre bonne fortune, En pénétrant mon coeur, à nous deux est commune. Du Domaine royal je suis le contrôleur J'ai su que depuis peu vous goûtez le bonheur D'être seul héritier de votre vieille tante. Vous pensiez n'y gagner que mille écus de rente; Sachez que la défunte en avait trois fois plus. Jouissez de vos biens, par mon savoir accrus. Quand je vous enrichis, souffrez que je demande, Pour vous être trompé, dix mille francs d'amende" Aussitôt ces messieurs, discrètement unis, Font des biens au soleil un petit inventaire; Saisissent tout l'argent, démeublent le logis La femme du bourgeois crie et se désespère; Le maÃtre est interdit; la fille est tout en pleurs; Un enfant de quatre ans joue avec les voleurs, Heureux pour quelque temps d'ignorer sa disgrâce! Son aÃné, grand garçon, revenant de la chasse, Veut secourir son père, et défend la maison On les prend, on les lie, on les mène en prison; On les juge, on en fait de nobles Argonautes, Qui, du port de Toulon devenus nouveaux hôtes, Vont ramer pour le roi vers la mer de Cadix. La pauvre mère expire en embrassant son fils; L'enfant abandonné gémit dans l'indigence; La fille sans secours est servante à Paris. C'est ainsi qu'on travaille un royaume en finance. Le Dimanche ou les femmes de Minée Par M. de La Visclède, Secrétaire perpétuel de l'Académie de Marseille. Vous demandez... A Madame Harnanche Vous demandez, Madame Harnanche, Pourquoi nos dévots paysans, Les cordeliers à la grand'manche, Et nos curés catéchisants, Aiment à boire le dimanche. J'ai consulté bien des savants. Huet, cet évêque d'Avranche, Qui pour la Bible toujours penche, Prétend qu'un usage si beau Vient de Noé le patriarche, Qui, justement dégoûté d'eau, S'enivrait au sortir de l'arche. Huet se trompe c'est Bacchus, C'est le législateur du Gange, Ce dieu de cent peuples vaincus, Cet inventeur de la vendange. C'est lui qui voulut consacrer Le dernier jour hebdomadaire A boire, à rire, à ne rien faire On ne pouvait mieux honorer La divinité de son père. Il fut ordonné par les lois D'employer ce jour salutaire A ne faire oeuvre de ses doigts Qu'avec sa maÃtresse et son verre. Un jour, ce digne fils de dieu Et de la pieuse Sémèle Descendit du ciel au saint lieu Où sa mère, très peu cruelle, Dans son beau sein l'avait conçu, Où son père, l'ayant reçu, L'avait enfermé dans sa cuisse; Grands mystères bien expliqués, Dont autrefois se sont moqués Des gens d'esprit pleins de malice. Bacchus à peine se montrait Avec Silène et sa monture, Tout le peuple les adorait; La campagne était sans culture; Dévotement on folâtrait; Et toute la cléricature Courait en foule au cabaret. Parmi ce brillant fanatisme, Il fut un pauvre citoyen Nommé Minée, homme de bien, Et soupçonné de jansénisme. Ses trois filles filaient du lin, Aimaient Dieu, servaient le prochain, Evitaient la fainéantise, Fuyaient les plaisirs, les amants, Et, pour ne point perdre de temps, Ne fréquentaient jamais l'église Alcitoé dit à ses soeurs "Travaillons et faisons l'aumône; Monsieur le curé dans son prône Donne-t-il des conseils meilleurs? Filons, et laissons la canaille Chanter des versets ennuyeux Quiconque est honnête et travaille Ne saurait offenser les dieux. Filons, si vous voulez m'en croire; Et, pour égayer nos travaux, Que chacune conte une histoire En faisant tourner ses fuseaux." Les deux cadettes approuvèrent Ce propos tout plein de raison, Et leur soeur, qu'elles écoutèrent; Commença de cette façon "Le travail est mon dieu, lui seul régit le monde; Il est l'âme de tout c'est en vain qu'on nous dit Que les dieux sont à table ou dorment dans leur lit. J'interroge les cieux, l'air, et la terre, et l'onde Le puissant Jupiter fait son tour en dix ans; Son vieux père Saturne avance à pas plus lents, Mais il termine enfin son immense carrière; Et, dès qu'elle est finie, il recommence, encor. Sur son char de rubis mêlés d'azur et d'or, Apollon va lançant des torrents de lumière. Quand il quitta les cieux, il se fit médecin, Architecte, berger, ménétrier, devin; Il travailla toujours. Sa soeur l'aventurière Est Hécate aux enfers, Diane dans les bois, Lune pendant les nuits, et remplit trois emplois. Neptune chaque jour est occupé six heures A soulever des eaux les profondes demeures, Et les fait dans leur lit retomber par leur poids. Vulcain, noir et crasseux, courbé sur son enclume, Forge à coups de marteau les foudres qu'il allume. On m'a conté qu'un jour, croyant le bien payer, Jupiter à Vénus daigna le marier. Ce Jupiter, mes soeurs, était grand adultère; Vénus l'imita bien chacun tient de son père. Mars plut à la friponne; il était colonel, Vigoureux, impudent, s'il en fut dans le ciel, Talons rouges, nez haut, tous les talents de plaire; Et, tandis que Vulcain travaillait pour la cour, Mars consolait sa femme en parfait petit-maÃtre, Par air, par vanité, plutôt que par amour. Le mari méprisé, mais très digne de l'être, Aux deux amants heureux voulut jouer d'un tour. D'un fil d'acier poli, non moins fin que solide, Il façonne un réseau que rien ne peut briser. Il le porte la nuit au lit de la perfide. Lasse de ses plaisirs, il la voit reposer Entre les bras de Mars; et, d'une main timide, Il vous tend son lacet sur le couple amoureux; Puis, marchant à grands pas, encor qu'il fût boiteux, Il court vite au Soleil conter son aventure. Toi qui vois tout, dit-il, viens, et vois ma parjure. Cependant que Phosp ore aux bords de l'Orient Au-devant de son char ne paraÃt point encore, Et qu'en versant des pleurs la diligente Aurore Quitte son vieil époux pour son nouvel amant, Appelle tous les dieux; qu'ils contemplent ma honte; Qu'ils viennent me venger." Apollon est malin; Il rend avec plaisir ce service à Vulcain. En petits vers galants sa disgrâce il raconte; Il assemble en chantant tout le conseil divin. Mars se réveille au bruit, aussi bien que sa belle Ce dieu très éhonté ne se dérangea pas; Il tint, sans s'étonner, Vénus entre ses bras, Lui donnant cent baisers qui sont rendus par elle. Tous les dieux à Vulcain firent leur compliment; Le père de Vénus en rit longtemps lui-même. On vanta du lacet l'admirable instrument, Et chacun dit "Bonhomme, attrapez-nous de même." Lorsque la belle Alcitoé Eut fini son conte pour rire, Elle dit à sa soeur Thémire Tout ce peuple chante Evoé; Il s'enivre, il est en délire; Il croit que la joie est du bruit. Mais vous, que la raison conduit, N'auriez-vous donc rien à nous dire?" Thémire à sa soeur répondit "La populace est la plus forte, Je crains ces dévots, et fais bien A double tour fermons la porte, Et poursuivons notre entretien. Votre conte est de bonne sorte; D'un vrai plaisir il me transporte Pourrez-vous écouter le mien? C'est de Vénus qu'il faut parler encore; Sur ce sujet jamais on ne tarit Filles, garçons, jeunes, vieux, tout l'adore; Mille grimauds font des vers sans esprit Pour la chanter. Je m'en suis souvent plainte. Je détestais tout médiocre auteur Mais on les passe, on les souffre, et la sainte Fait qu'on pardonne au sot prédicateur. Cette Vénus, que vous avez dépeinte Folle d'amour pour le dieu des combats, D'un autre amour eut bientôt l'âme atteinte Le changement ne lui déplaisait pas. Elle trouva devers la Palestine Un beau garçon dont la charmante mine, Les blonds cheveux, les roses et les lis, Les yeux brillants, la taille noble et fine, Tout lui plaisait car c'était Adonis. Cet Adonis, ainsi qu'on nous l'atteste, Au rang des dieux n'était pas tout à fait; Mais chacun sait combien il en tenait. Son origine était toute céleste; Il était né des plaisirs d'un inceste. Son père était son aïeul Cinira, Qui l'avait eu de sa fille Mirra. Et Cinira, ce qu'on a peine à croire, Etait le fils d'un beau morceau d'ivoire. Je voudrais bien que quelque grand docteur Pût m'expliquer sa généalogie J'aime à m'instruire, et c'est un grand bonheur D'être savante en la théologie. Mars fut jaloux de son charmant rival; Il le surprit avec sa Cythérée, Le nez collé sur sa bouche sacrée, Faisant des dieux. Mars est un peu brutal; Il prit sa lance, et, d'un coup détestable, Il transperça ce jeune homme adorable, De qui le sang produit encore des fleurs. J'admire ici toutes les profondeurs De cette histoire; et j'ai peine à comprendre Comment un dieu pouvait ainsi pourfendre Un autre dieu. Çà , dites-moi, mes soeurs, Qu'en pensez-vous? parlez-moi sans scrupule Tuer un dieu n'est-il pas ridicule? - Non, dit Climène; et, puisqu'il était né, C'est à mourir qu'il était destiné. Je le plains fort; sa mort paraÃt trop prompte. Mais poursuivez le fil de votre conte." Notre Thémire, aimant à raisonner, Lui répondit "Je vais vous étonner. Adonis meurt; mais Vénus la féconde, Qui peuple tout, qui fait vivre et sentir, Cette Vénus qui créa le plaisir, Cette Vénus qui répare le monde, Ressuscita, sept jours après sa mort, Le dieu charmant dont vous plaignez le sort. - Bon! dit Climène, en voici bien d'une autre Ma chère soeur, quelle idée est la vôtre! Ressusciter les gens! je n'en crois rien. - Ni moi non plus, dit la belle conteuse, Et l'on peut être une fille de bien En soupçonnant que la fable est menteuse. Mais tout cela se croit très fermement Chez les docteurs de ma noble patrie, Chez les rabbins de l'antique Syrie, Et vers le Nil, où le peuple en dansant, De son Isis entonnant la louange, Tous les matins fait des dieux, et les mange. Chez tous ces gens Adonis est fêté. On vous l'enterre avec solennité; Six jours entiers l'enfer est sa demeure; Il est damné tant en corps qu'en esprit Dans ces six jours chacun gémit et pleure; Mais le septième il ressuscite, on rit. Telle est, dit-on, la belle allégorie, Le vrai portrait de l'homme et de la vie Six jours de peine, un seul jour de bonheur. Du mal au bien toujours le destin change Mais il est peu de plaisirs sans douleur, Et nos chagrins sont souvent sans mélange." De la sage Climène enfin c'était le tour. Son talent n'était pas de conter des sornettes, De faire des romans, ou l'histoire du jour, De ramasser des faits perdus dans les gazettes. Elle était un peu sèche, aimait la vérité, La cherchait, la disait avec simplicité, Se souciant fort peu qu'elle fût embellie Elle eût fait un bon tome à l'Encyclopédie. Climène à ses deux soeurs adressa ce discours "Vous m'avez de nos dieux raconté les amours, Les aventures, les mystères Si nous n'en croyons rien, que nous sert d'en parler? Un mot devrait suffire on a trompé nos pères, Il ne faut pas leur ressembler. Les Béotiens, nos confrères, Chantent au cabaret l'histoire de nos dieux; Le vulgaire se fait un grand plaisir de croire Tous ces contes fastidieux Dont on a dans l'enfance enrichi sa mémoire. Pour moi, dût le curé me gronder après boire, Je m'en tiens à vous dire, avec mon peu d'esprit, Que je n'ai jamais cru rien de ce qu'on m'a dit. D'un bout du monde à l'autre on ment et l'on mentit; Nos neveux mentiront comme on fait nos ancêtres. Chroniqueurs, médecins et prêtres Se sont moqués de nous dans leur fatras obscur Moquons-nous d'eux, c'est le plus sûr. Je ne crois point à ces prophètes Pourvus d'un esprit de Python, Qui renoncent à leur raison Pour prédire les choses faites. Je ne crois point qu'un dieu nous fasse nos enfants; Je ne crois point la guerre des géants; Je ne crois point du tout à la prison profonde D'un rival de Dieu même en son temps foudroyé; Je ne crois point qu'un fat ait embrasé ce monde, Que son grand-père avait noyé. Je ne crois aucun des miracles Dont tout le monde parle, et qu'on n'a jamais vus; Je ne crois aucun des oracles Que des charlatans ont vendus. Je ne crois point..." La belle, au milieu de sa phrase, S'arrêta de frayeur un bruit affreux s'entend; La maison tremble un coup de vent Fait tomber le trio qui jase. Avec tout son clergé Bacchus entre en buvant, "Et moi, je crois, dit-il, Mesdames les savantes, Qu'en faisant trop les beaux esprits, Vous êtes des impertinentes. Je crois que de mauvais écrits Vous ont un peu tourné la tête. Vous travaillez un jour de fête, Vous en aurez bientôt le prix, Et ma vengeance est tout prête Je vous change en chauves-souris." Aussitôt de nos trois reclues Chaque membre se raccourcit; Sous leur aisselle il s'étendit Deux petites ailes velues. Leur voix pour jamais se perdit; Elles volèrent dans les rues, Et devinrent oiseaux de nuit. Ce châtiment fut tout le fruit De leurs sciences prétendues. Ce fut une grande leçon Pour tout bon raisonneur qui fronde On connut qu'il est dans ce monde Trop dangereux d'avoir raison. Ovide a conté cette affaire; La Fontaine en parle après lui; Moi, je la répète aujourd'hui, Et j'aurais mieux fait de me taire. Les Oreilles du Comte de Chesterfield et le chapelain Goudman Chapitre premier Ah! la fatalité gouverne irrémissiblement toutes les choses de ce monde. J'en juge, comme de raison, par mon aventure. Milord Chesterfield, qui m'aimait fort, m'avait promis de me faire du bien. Il vaquait un bon préfèrement à sa nomination. Je cours du fond de ma province à Londres; je me présente à milord; je le fais souvenir de ses promesses; il me serre la main avec amitié, et me dit qu'en effet j'ai bien mauvais visage. Je lui réponds que mon plus grand mal est la pauvreté. Il me réplique qu'il veut me faire guérir, et me donne sur-le-champ une lettre pour M. Sidrac, près de Guid'hall. Je ne doute pas que M. Sidrac ne soit celui qui doit m'expédier les provisions de ma cure. Je vole chez lui. M. Sidrac, qui était le chirurgien de milord, se met incontinent en devoir de me sonder, et m'assure que, si j'ai la pierre, il me taillera très heureusement. Il faut savoir que milord avait entendu que j'avais un grand mal à la vessie, et qu'il avait voulu, selon sa générosité ordinaire, me faire tailler à ses dépens. Il était sourd, aussi bien que monsieur son frère, et je n'en étais pas encore instruit. Pendant le temps que je perdis à défendre ma vessie contre M. Sidrac, qui voulait me sonder à toute force, un des cinquante-deux compétiteurs qui prétendaient au même bénéfice arriva chez milord, demanda ma cure, et l'emporta. J'étais amoureux de Miss Fidler, que je devais épouser dès que je serais curé; mon rival eut ma place et ma maÃtresse. Le comte, ayant appris mon désastre et sa méprise, me promit de tout réparer. Mais il mourut deux jours après. M. Sidrac me fit voir clair comme le jour que mon bon protecteur ne pouvait pas vivre une minute de plus, vu la constitution présente de ses organes, et me prouva que sa surdité ne venait que de l'extrême sécheresse de la corde et du tambour de son oreille. Il m'offrit même d'endurcir mes deux oreilles avec de l'esprit de vin, de façon à me rendre plus sourd qu'aucun pair du royaume. Je compris que M. Sidrac était un très savant homme. Il m'inspira du goût pour la science de la nature. Je voyais d'ailleurs que c'était un homme charitable qui me taillerait gratis dans l'occasion, et qui me soulagerait dans tous les accidents qui pourraient m'arriver vers le col de la vessie. Je me mis donc à étudier la nature sous sa direction, pour me consoler de la perte de ma cure et de ma maÃtresse. Chapitre second Après bien des observations sur la nature, faites avec mes cinq sens, des lunettes, des miscroscopes, je dis un jour à M. Sidrac "On se moque de nous; il n'y a point de nature, tout est art. C'est par un art admirable que toutes les planètes dansent régulièrement autour du soleil, tandis que le soleil fait la roue sur lui-même. Il faut assurément que quelqu'un d'aussi savant que la Société royale de Londres ait arrangé les choses de manière que le carré des révolutions de chaque planète soit toujours proportionnel à la racine du cube de leur distance à leur centre; et il faut être sorcier pour le deviner. Le flux et le reflux de notre Tamise me paraÃt l'effet constant d'un art non moins profond et non moins difficile à connaÃtre. Animaux, végétaux, minéraux, tout me paraÃt arrangé avec poids, mesure, nombre, mouvement. Tout est ressort, levier, poulie, machine hydraulique, laboratoire de chimie, depuis l'herbe jusqu'au chêne, depuis la puce jusqu'à l'homme, depuis un grain de sable jusqu'à nos nuées. Certainement il n'y a que de l'art, et la nature est une chimère. - Vous avez raison, me répondit M. Sidrac, mais vous n'en avez pas les gants, cela a déjà été dit par un rêveur delà la Manche, mais on n'y a pas fait attention. - Ce qui m'étonne, et ce qui me plaÃt le plus, c'est que, par cet art incompréhensible, deux machines en produisent toujours une troisième; et je suis bien fâché de n'en avoir pas fait une avec miss Fidler; mais je vois bien qu'il était arrangé de toute éternité que miss Fidler emploierait une autre machine que moi. - Ce que vous dites, me répliqua M. Sidrac, a été encore dit, et tant mieux c'est une probabilité que vous pensez juste. Oui, il est fort plaisant que deux êtres en produisent un troisième; mais cela n'est pas vrai de tous les êtres. Deux roses ne produisent point une troisième rose en se baisant. Deux cailloux, deux métaux, n'en produisent pas un troisième; et cependant un métal, une pierre, sont des choses que toute l'industrie humaine ne saurait faire. Le grand, le beau miracle continuel est qu'un garçon et une fille fassent un enfant ensemble, qu'un rossignol fasse un rossignolet à sa rossignole, et non pas à une fauvette. Il faudrait passer la moitié de sa vie à les imiter, et l'autre moitié à bénir celui qui inventa cette méthode. Il y a dans la génération mille secrets tout à fait curieux. Newton dit que la nature se ressemble partout Natura est ubique sibi consona. Cela est faux en amour; les poissons, les reptiles, les oiseaux, ne font point l'amour comme nous. C'est une variété infinie. La fabrique des êtres sentants et agissants me ravit. Les végétaux ont aussi leur prix. Je m'étonne toujours qu'un grain de blé jeté en terre en produise plusieurs autres. - Ah! lui dis-je comme un sot que j'étais encore; c'est que le blé doit mourir pour naÃtre, comme on l'a dit dans l'école. M. Sidrac me reprit en riant avec beaucoup de circonspection. "Cela était vrai du temps de l'école, dit-il; mais le moindre laboureur sait bien aujourd'hui que la chose est absurde. - Ah! M. Sidrac; je vous demande pardon; mais j'ai été théologien, et on ne se défait pas tout d'un coup de ses habitudes." Chapitre troisième Quelque temps après ces conversations entre le pauvre prêtre Goudman et l'excellent anatomiste Sidrac, ce chirurgien le rencontra dans le parc Saint-James, tout pensif, tout rêveur, et l'air plus embarrassé qu'un algébriste qui vient de faire un faux calcul. "Qu'avez-vous? lui dit Sidrac; est-ce la vessie ou le côlon qui vous tourmente? - Non, dit Goudman, c'est la vésicule du fiel. Je viens de voir passer dans un bon carrosse l'évêque de Glocester, qui est un pédant bavard et insolent. J'étais à pied, et cela m'a irrité. J'ai songé que si je voulais avoir un évêché dans ce royaume, il y a dix mille à parier contre un que je ne l'aurais pas, attendu que nous sommes dix mille prêtres en Angleterre. Je suis sans aucune protection depuis la mort de milord Chesterfield, qui était sourd. Posons que les dix mille prêtres anglicans aient chacun deux protecteurs, il y aurait en ce cas vingt mille à parier contre un que je n'aurais pas l'évêché. Cela fâche quand on y fait attention. "Je me suis souvenu qu'on m'avait proposé autrefois d'aller aux grandes Indes en qualité de mousse; on m'assurait que j'y ferais une grande fortune, mais je ne me sentis pas propre à devenir un jour amiral. Et, après avoir examiné toutes les professions, je suis resté prêtre sans être bon à rien. - Ne soyez plus prêtre, lui dit Sidrac, et faites-vous philosophe. Ce métier n'exige ni ne donne des richesses. Quel est votre revenu? - Je n'ai que trente guinées de rente, et, après la mort de ma vieille tante, j'en aurai cinquante. - Allons, mon cher Goudman, c'est assez pour vivre libre et pour penser. Trente guinées font six cent trente shellings c'est près de deux shellings par jour. Philips n'en voulait qu'un seul. On peut, avec ce revenu assuré, dire tout ce qu'on pense de la compagnie des Indes, du parlement, de nos colonies, du roi, de l'être en général, de l'homme et de Dieu, ce qui est un grand amusement. Venez dÃner avec moi, cela vous épargnera de l'argent; nous causerons, et votre faculté pensante aura le plaisir de se communiquer à la mienne par le moyen de la parole ce qui est une chose merveilleuse que les hommes n'admirent pas assez." Chapitre quatrième Conversation du docteur Goudman et de l'anatomiste Sidrac sur l'âme et sur quelque autre chose Goudman Mais, mon cher Sidrac, pourquoi dites-vous toujours ma faculté pensante? Que ne dites-vous mon âme tout court? cela serait plus tôt fait, et je vous entendrais tout aussi bien. Sidrac Et moi, je ne m'entendrais pas. Je sens bien, je sais bien que Dieu m'a donné la faculté de penser et de parler; mais je ne sens ni ne sais s'il m'a donné un être qu'on appelle âme. Goudman Vraiment, quand j'y réfléchis, je vois que je n'en sais rien non plus, et que j'ai été longtemps assez hardi pour croire le savoir. J'ai remarqué que les peuples orientaux appelèrent l'âme d'un nom qui signifiait la vie. A leur exemple, les Latins entendirent d'abord par anima la vie de l'animal. Chez les Grecs on disait la respiration est l'âme. Cette respiration est un souffle. Les latins traduisirent le mot souffle par spiritus de là le mot qui répond à esprit chez presque toutes les nations modernes. Comme personne n'a jamais vu ce souffle, cet esprit, on en a fait un être que personne ne peut voir ni toucher. On a dit qu'il logeait dans notre corps sans y tenir de place, qu'il remuait nos organes sans les atteindre. Que n'a-t-on pas dit? Tous nos discours, à ce qu'il me semble, ont été fondés sur des équivoques. Je vois que le sage Locke a bien senti dans quel chaos ces équivoques de toutes les langues avaient plongé la raison humaine. Il n'a fait aucun chapitre sur l'âme dans le seul livre de métaphysique raisonnable qu'on ait jamais écrit. Et si, par hasard, il prononce ce mot en quelques endroits, ce mot ne signifie chez lui que notre intelligence. En effet, tout le monde sent bien qu'il a une intelligence, qu'il reçoit des idées, qu'il en assemble, qu'il en décompose; mais personne ne sent qu'il ait dans lui un autre être qui lui donne du mouvement, des sensations et des pensées. Il est, au fond, ridicule de prononcer des mots qu'on n'entend pas, et d'admettre des êtres dont on ne peut avoir la plus légère connaissance. Sidrac Nous voilà donc déjà d'accord sur une chose qui a été un objet de dispute pendant tant de siècles. Goudman Et j'admire que nous soyons d'accord. Sidrac Cela n'est pas étonnant, nous cherchons le vrai de bonne foi. Si nous étions sur les bancs de l'école, nous argumenterions comme les personnages de Rabelais. Si nous vivions dans les siècles de ténèbres affreuses qui enveloppèrent si longtemps l'Angleterre, l'un de nous deux ferait peut-être brûler l'autre. Nous sommes dans un siècle de raison; nous trouvons aisément ce qui nous paraÃt la vérité; et nous osons la dire. Goudman Oui, mais j'ai peur que cette vérité ne soit bien peu de chose. Nous avons fait en mathématique des prodiges qui étonneraient Apollonius et Archimède, et qui les rendraient nos écoliers; mais en métaphysique, qu'avons-nous trouvé? Notre ignorance. Sidrac Et n'est-ce rien? Vous convenez que le grand Etre vous a donné une faculté de sentir et de penser, comme il a donné à vos pieds la faculté de marcher, à vos mains le pouvoir de faire mille ouvrages, à vos viscères le pouvoir de digérer, à votre coeur le pouvoir de pousser votre sang dans vos artères. Nous tenons tout de lui; nous n'avons rien pu nous donner; et nous ignorerons toujours la manière dont le maÃtre de l'univers s'y prend pour nous conduire. Pour moi, je lui rends grâce de m'avoir appris que je ne sais rien des premiers principes. On a toujours recherché comment l'âme agit sur le corps. Il fallait d'abord savoir si nous en avions une. Ou Dieu nous a fait ce présent, ou il nous a communiqué quelque chose qui en est l'équivalent. De quelque manière qu'il s'y soit pris, nous sommes sous sa main. Il est notre maÃtre, voilà tout ce que je sais. Goudman Mais, au moins, dites-moi ce que vous en soupçonnez. Vous avez disséqué des cerveaux, vous avez vu des embryons et des foetus y avez vous découvert quelque apparence d'âme? Sidrac Pas la moindre, et je n'ai jamais pu comprendre comment un être immatériel, immortel, logeait pendant neuf mois inutilement caché dans une membrane puante entre de l'urine et des excréments. Il m'a paru difficile de concevoir que cette prétendue âme simple existât avant la formation de son corps car à quoi aurait-elle servi pendant des siècles sans être âme humaine? Et puis comment imaginer un être simple, un être métaphysique, qui attend pendant une éternité le moment d'animer de la matière pendant quelques minutes? Que devient cet être inconnu si le foetus qu'il doit animer meurt dans le ventre de sa mère? Il m'a paru encore plus ridicule que Dieu créât une âme au moment qu'un homme couche avec une femme. Il m'a semblé blasphématoire que Dieu attendÃt la consommation d'un adultère, d'un inceste, pour récompenser ces turpitudes en créant des âmes en leur faveur. C'est encore pis quand on me dit que Dieu tire du néant des âmes immortelles pour leur faire souffrir éternellement des tourments incroyables. Quoi! brûler des êtres simples, des êtres qui n'ont rien de brûlable! Comment nous y prendrions-nous pour brûler un son de voix, un vent qui vient de passer? Encore ce son, ce vent, étaient matériels dans le petit moment de leur passage; mais un esprit pur, une pensée, un doute? Je m'y perds. De quelque côté que je me tourne, je ne trouve qu'obscurité, contradiction, impossibilité, ridicule, rêverie, impertinence, chimère, absurdité, bêtise, charlatanerie. Mais je suis à mon aise quand je me dis Dieu est le maÃtre. Celui qui fait graviter des astres innombrables les uns vers les autres, celui qui fit la lumière, est bien assez puissant pour nous donner des sentiments et des idées, sans que nous ayons besoin d'un petit atome étranger, invisible, appelé âme. Dieu a donné certainement du sentiment, de la mémoire, de l'industrie à tous les animaux. Il leur a donné la vie, et il est bien aussi beau de faire présent de la vie que de faire présent d'une âme. Il est assez reçu que les animaux vivent; il est démontré qu'ils ont du sentiment, puisqu'ils ont les organes du sentiment. Or, s'ils ont tout cela sans âme, pourquoi voulons-nous à toute force en avoir une? Goudman Peut-être c'est par vanité. Je suis persuadé que si un paon pouvait parler, il se vanterait d'avoir une âme, et il dirait que son âme est dans sa queue. Je me sens très enclin à soupçonner avec vous que Dieu nous a faits mangeants, buvants, marchants, dormants, sentants, pensants, pleins de passions, d'orgueil et de misère, sans nous dire un mot de son secret. Nous n'en savons pas plus sur cet article que ces paons dont je parle; et celui qui a dit que nous naissons, vivons, et mourons sans savoir comment, a dit une grande vérité. Celui qui nous appelle les marionnettes de la Providence me paraÃt nous avoir bien définis. Car enfin, pour que nous existions, il faut une infinité de mouvements. Or nous n'avons pas fait le mouvement; ce n'est pas nous qui en avons établi les lois. Il y a quelqu'un qui, ayant fait la lumière, la fait mouvoir du soleil à nos yeux, et y arriver en sept minutes. Ce n'est que par le mouvement que mes cinq sens sont remués; ce n'est que par ces cinq sens que j'ai des idées donc c'est l'auteur du mouvement qui me donne mes idées. Et, quand il me dira de quelle manière il me les donne, je lui rendrai de très humbles actions de grâces. Je lui en rends déjà beaucoup de m'avoir permis de contempler pendant quelques années le magnifique spectacle de ce monde, comme disait Epictète. Il est vrai qu'il pouvait me rendre plus heureux, et me faire avoir un bon bénéfice et ma maÃtresse miss Fidler; mais enfin, tel que je suis avec mes six cent trente shellings de rente, je lui ai encore bien de l'obligation. Sidrac Vous dites que Dieu pouvait vous donner un bon bénéfice et qu'il pouvait vous rendre plus heureux que vous n'êtes. Il y a des gens qui ne vous passeront pas cette proposition. Eh! ne vous souvenez-vous pas que vous-même vous vous êtes plaint de la fatalité? Il n'est pas permis à un homme qui a voulu être curé de se contredire. Ne voyez-vous pas que, si vous aviez eu la cure et la femme que vous demandiez, ce serait vous qui auriez fait un enfant à miss Fidler, et non pas votre rival? L'enfant dont elle aurait accouché aurait pu être mousse, devenir amiral, gagner une bataille navale à l'embouchure du Gange et achever de détrôner le Grand Mogol. Cela seul aurait changé la constitution de l'univers. Il aurait fallu un monde tout différent du nôtre pour que votre compétiteur n'eût pas la cure, pour qu'il n'épousât pas miss Fidler, pour que vous ne fussiez pas réduit à six cent trente shellings en attendant la mort de votre tante. Tout est enchaÃné et Dieu n'ira pas rompre la chaÃne éternelle pour mon ami Goudman. Goudman Je ne m'attendais pas à ce raisonnement quand je parlais de fatalité. Mais enfin, si cela est ainsi, Dieu est donc esclave tout comme moi? Sidrac Il est esclave de sa volonté, de sa sagesse, des propres lois qu'il a faites, de sa nature nécessaire. Il ne peut les enfreindre, parce qu'il ne peut être faible, inconstant, volage, comme nous, et que l'Etre nécessairement éternel ne peut être une girouette. Goudman M. Sidrac, cela pourrait mener tout droit à l'irréligion car, si Dieu ne peut rien changer aux affaires de ce monde, à quoi bon chanter ses louanges, à quoi bon lui adresser des prières? Sidrac Eh! qui vous dit de prier Dieu et de le louer? Il a vraiment bien affaire de vos louanges et de vos placets! On loue un homme parce qu'on le croit vain; on le prie quand on le croit faible, et qu'on espère le faire changer d'avis. Faisons notre devoir envers Dieu, adorons-le, soyons justes voilà nos vraies louanges et nos vraies prières. Goudman M. Sidrac, nous avons embrassé bien du terrain; car, sans compter miss Fidler, nous examinons si nous avons une âme, s'il y a un Dieu, s'il peut changer, si nous sommes destinés à deux vies, si... Ce sont là de profondes études, et peut-être je n'y aurais jamais pensé si j'avais été curé. Il faut que j'approfondisse ces choses nécessaires et sublimes puisque je n'ai rien à faire. Sidrac Eh bien! demain le docteur Grou vient dÃner chez moi; c'est un médecin fort instruit; il a fait le tour du monde avec MM. Banks et Solander; il doit certainement connaÃtre Dieu et l'âme, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, bien mieux que ceux qui ne sont jamais sortis de Covent-Garden. De plus, le docteur Grou a vu presque toute l'Europe dans sa jeunesse; il a été témoin de cinq ou six révolutions en Russie; il a fréquenté le bacha comte de Bonneval, qui était devenu, comme on sait, un parfait musulman à Constantinople. Il a été lié avec le prêtre papiste Makarti, Irlandais, qui se fit couper le prépuce à l'honneur de Mahomet, et avec notre presbytérien écossais Ramsay, qui en fit autant, et qui ensuite servit en Russie, et fut tué dans une bataille contre les Suédois en Finlande. Enfin il a conversé avec le révérend père Malagrida, qui a été brûlé depuis à Lisbonne, parce que la Ste Vierge lui avait révélé tout ce qu'elle avait fait lorsqu'elle était dans le ventre de sa mère Ste Anne. Vous sentez bien qu'un homme comme M. Grou, qui a vu tant de choses, doit être le plus grand métaphysicien du monde. A demain donc chez moi à dÃner. Goudman Et après-demain encore, mon cher Sidrac car il faut plus d'un dÃner pour s'instruire. Chapitre cinquième Le lendemain, les trois penseurs dÃnèrent ensemble; et comme ils devenaient un peu plus gais sur la fin du repas, selon la coutume des philosophes qui dÃnent, on se divertit à parler de toutes les misères, de toutes les sottises, de toutes les horreurs qui affligent le genre animal, depuis les terres australes jusqu'auprès du pôle arctique, et depuis Lima jusqu'à Méaco. Cette diversité d'abominations ne laisse pas d'être fort amusante. C'est un plaisir que n'ont point les bourgeois casaniers et les vicaires de paroisse, qui ne connaissent que leur clocher, et qui croient que tout le reste de l'univers est fait comme Exchange-alley à Londres, ou comme la rue de la Huchette à Paris. "Je remarque, dit le docteur Grou, que, malgré la variété infinie répandue sur ce globe, cependant tous les hommes que j'ai vus, soit noirs à laine, soit noirs à cheveux, soit bronzés, soit rouges, soit bis, qui s'appellent blancs, ont également deux jambes, deux yeux, et une tête sur leurs épaules, quoi qu'en ait dit St Augustin, qui, dans son trente-septième sermon, assure qu'il a vu des acéphales, c'est-à -dire des hommes sans tête, des monocules qui n'ont qu'un oeil, et des monopèdes qui n'ont qu'une jambe. Pour des anthropopages, j'avoue qu'on en regorge, et que tout le monde l'a été. On m'a souvent demandé si les habitants de ce pays immense nommé la Nouvelle-Zélande, qui sont aujourd'hui les plus barbares de tous les barbares, étaient baptisés. J'ai répondu que je n'en savais rien, que cela pouvait être; que les Juifs, qui étaient plus barbares qu'eux, avaient eu deux baptêmes au lieu d'un, le baptême de justice et le baptême de domicile. - Vraiment, je les connais, dit M. Goudman, et j'ai eu sur cela de grandes disputes avec ceux qui croient que nous avons inventé le baptême. Non, messieurs, nous n'avons rien inventé, nous n'avons fait que rapetasser... Mais, dites-moi, je vous en prie, monsieur Grou, de quatre-vingts ou cent religions que vous avez vues en chemin, laquelle vous a paru la plus agréable est-ce celle des Zélandais ou celle des Hottentots? M. Grou C'est celle de l'Ãle d'Otaïti, sans aucune comparaison. J'ai parcouru les deux hémisphères; je n'ai rien vu comme Otaïti et sa religieuse reine. C'est dans Otaïti que la nature habite. Je n'ai vu ailleurs que des masques; je n'ai vu que des fripons qui trompent des sots, des charlatans qui escamotent l'argent des autres pour avoir de l'autorité, et qui escamotent de l'autorité pour avoir de l'argent impunément; qui vous vendent des toiles d'araignée pour manger vos perdrix; qui vous promettent richesses et plaisirs quand il n'y aura plus personne, afin que vous tourniez la broche pendant qu'ils existent. Pardieu! il n'en est pas de même dans l'Ãle d'Aïti, ou d'Otaïti. Cette Ãle est bien plus civilisée que celle de Zélande et que le pays des Cafres, et, j'ose dire, que notre Angleterre, parce que la nature l'a favorisée d'un sol plus fertile; elle lui a donné l'arbre à pain, présent aussi utile qu'admirable, qu'elle n'a fait qu'à quelques Ãles de la mer du Sud. Otaïti possède d'ailleurs beaucoup de volailles, de légumes et de fruits. On n'a pas besoin dans un tel pays de manger son semblable; mais il y a un besoin plus naturel, plus doux, plus universel, que la religion d'Otaïti ordonne de satisfaire en public. C'est de toutes les cérémonies religieuses la plus respectable sans doute; j'en ai été témoin, aussi bien que tout l'équipage de notre vaisseau. Ce ne sont point ici des fables de missionnaires, telles qu'on en trouve quelquefois dans les Lettres édifiantes et curieuses des révérends pères jésuites. Le docteur Jean Hakerovorth achève actuellement de faire imprimer nos découvertes dans l'hémisphère méridional. J'ai toujours accompagné M. Banks, ce jeune homme si estimable qui a consacré son temps et son bien à observer la nature vers le pôle antarctique, tandis que messieurs Dakins et Wood revenaient des ruines de Palmyre et de Balbek, où ils avaient fouillé les plus anciens monuments des arts, et que M. Hamilton apprenait aux Napolitains étonnés l'histoire naturelle de leur mont Vésuve. Enfin j'ai vu avec messieurs Banks, Solander, Cook, et cent autres, ce que je vais vous raconter. La princesse Obéira, reine de l'Ãle d'Otaïti..." Alors on apporta le café, et, dès qu'on l'eut pris, M. Grou continua ainsi son récit. Chapitre sixième "La princesse Obéira, dis-je, après nous avoir comblés de présents avec une politesse digne d'une reine d'Angleterre, fut curieuse d'assister un matin à notre service anglican. Nous le célébrâmes aussi pompeusement que nous pûmes. Elle nous invita au sien l'après-dÃné; c'était le 14 mai 1769. Nous la trouvâmes entourée d'environ mille personnes des deux sexes rangées en demi-cercle, et dans un silence respectueux. Une jeune fille très jolie, simplement parée d'un déshabillé galant, était couchée sur une estrade qui servait d'autel. La reine Obéira ordonna à un beau garçon d'environ vingt ans d'aller sacrifier. Il prononça une espèce de prière, et monta sur l'autel. Les deux sacrificateurs étaient à demi nus. La reine, d'un air majestueux, enseignait à la jeune victime la manière la plus convenable de consommer le sacrifice. Tous les Otaïtiens étaient si attentifs et si respectueux qu'aucun de nos matelots n'osa troubler la cérémonie par un rire indécent. Voilà ce que j'ai vu, vous dis-je; voilà tout ce que notre équipage a vu c'est à vous d'en tirer les conséquences. - Cette fête sacrée ne m'étonne pas, dit le docteur Goudman. Je suis persuadé que c'est la première fête que les hommes aient jamais célébrée, et je ne vois pas pourquoi on ne prierait pas Dieu lorsqu'on va faire un être à son image, comme nous le prions avant les repas qui servent à soutenir notre corps. Travailler à faire naÃtre une créature raisonnable est l'action la plus noble et la plus sainte. C'est ainsi que pensaient les premiers Indiens, qui révérèrent le Lingam, symbole de la génération; les anciens Egyptiens, qui portaient en procession le Phallus; les Grecs, qui érigèrent des temples à Priape. S'il est permis de citer la misérable petite nation juive, grossière imitatrice de tous ses voisins, il est dit dans ses livres que ce peuple adora Priape, et que la reine mère du roi juif Asa fut sa grande prêtresse. "Quoi qu'il en soit, il est très vraisemblable que jamais aucun peuple n'établit ni ne put établir un culte par libertinage. La débauche s'y glisse quelquefois dans la suite des temps; mais l'institution est toujours innocente et pure. Nos premières agapes, dans lesquelles les garçons et les filles se baisaient modestement sur la bouche, ne dégénérèrent qu'assez tard en rendez-vous et en infidélités; et plût à Dieu que je pusse sacrifier avec miss Fidler devant la reine Obéira en tout bien et en tout honneur! Ce serait assurément le plus beau jour et la plus belle action de ma vie." M. Sidrac, qui avait jusque-là gardé le silence, parce que messieurs Goudman et Grou avaient toujours parlé, sortit enfin de sa taciturnité, et dit "Tout ce que je viens d'entendre me ravit en admiration. La reine Obéira me paraÃt la première reine de l'hémisphère méridional; je n'ose dire des deux hémisphères. Mais parmi tant de gloire et tant de félicité, il y a un article qui me fait frémir, et dont M. Goudman vous a dit un mot auquel vous n'avez pas répondu. Est-il vrai, M. Grou, que le capitaine Wallis, qui mouilla dans cette Ãle fortunée avant vous, y porta les deux plus horribles fléaux de la terre, les deux véroles? - Hélas! reprit M. Grou, ce sont les Français qui nous en accusent, et nous en accusons les Français M. Bougainville dit que ce sont ces maudits Anglais qui ont donné la vérole à la reine Obéira; et M. Cook prétend que cette reine ne l'a acquise que de M. Bougainville lui-même. Quoi qu'il en soit, la vérole ressemble aux beaux-arts on ne sait point qui en fut l'inventeur; mais, à la longue, ils font le tour de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique. - Il y a longtemps que j'exerce la chirurgie, dit Sidrac, et j'avoue que je dois à cette vérole la plus grande partie de ma fortune; mais je ne la déteste pas moins. Madame Sidrac me la communiqua dès la première nuit de ses noces; et, comme c'est une femme excessivement délicate sur ce qui peut entamer son honneur, elle publia dans tous les papiers publics de Londres qu'elle était à la vérité attaquée du mal immonde, mais qu'elle l'avait apporté du ventre de madame sa mère, et que c'était une ancienne habitude de famille. A quoi pensa ce qu'on appelle la nature, quand elle versa ce poison dans les sources de la vie? On l'a dit, et je le répète, c'est la plus énorme et la plus détestable de toutes les contradictions. Quoi! l'homme a été fait, dit-on, à l'image de Dieu, finxit in effigiem moderantum cuncta deorum et c'est dans les vaisseaux spermatiques de cette image qu'on a mis la douleur, l'infection, et la mort! Que deviendra ce beau vers de milord Rochester "L'amour ferait adorer Dieu dans un pays d'athées?" -Hélas! dit alors le bon Goudman, j'ai peut-être à remercier la Providence de n'avoir pas épousé ma chère miss Fidler car sait-on ce qui serait arrivé? On n'est jamais sûr de rien dans ce monde. En tout cas, M. Sidrac, vous m'avez promis votre aide dans tout ce qui concernerait ma vessie. - Je suis à votre service, répondit Sidrac; mais il faut chasser ces mauvaises pensées." Goudman, en parlant ainsi, semblait prévoir sa destinée. Chapitre septième Le lendemain, les trois philosophes agitèrent la grande question quel est le premier mobile de toutes les actions des hommes? Goudman, qui avait toujours sur le coeur la perte de son bénéfice et de sa bien-aimée, dit que le principe de tout était l'amour et l'ambition. Grou, qui avait vu plus de pays, dit que c'était l'argent; et le grand anatomiste Sidrac assura que c'était la chaise percée. Les deux convives demeurèrent tout étonnés; et voici comme le savant Sidrac prouva sa thèse. "J'ai toujours observé que toutes les affaires de ce monde dépendaient de l'opinion et de la volonté d'un principal personnage, soit roi, soit premier ministre, soit premier commis. Or cette opinion et cette volonté sont l'effet immédiat de la manière dont les esprits animaux se filtrent dans le cervelet, et de là dans la moelle allongée; ces esprits animaux dépendent de la circulation du sang; ce sang dépend de la formation du chyle; ce chyle s'élabore dans le réseau du mésentère; ce mésentère est attaché aux intestins par des filets très déliés; ces intestins, s'il m'est permis de le dire, sont remplis de merde. Or, malgré les trois fortes tuniques dont chaque intestin est vêtu, il est percé comme un crible; car tout est à jour dans la nature, et il n'y a grain de sable si imperceptible qui n'ait plus de cinq cents pores. On ferait passer mille aiguilles à travers un boulet de canon si on en trouvait d'assez fines et d'assez fortes. Qu'arrive-t-il donc à un homme constipé? Les éléments les plus ténus, les plus délicats de sa merde se mêlent au chyle dans les veines d'Azellius, vont à la veine-porte et dans le réservoir de Paquet. Elles passent dans la sous-clavière; elles entrent dans le coeur de l'homme le plus galant, de la femme la plus coquette. C'est une rosée d'étron desséché qui court dans tout son corps. Si cette rosée inonde les parenchymes; les vaisseaux et les glandes d'un atrabilaire, sa mauvaise humeur devient férocité; le blanc de ses yeux est d'un sombre ardent; ses lèvres sont collées l'une sur l'autre; la couleur de son visage a des teintes brouillées. Il semble qu'il vous menace ne l'approchez pas, et, si c'est un ministre d'Etat, gardez-vous de lui présenter une requête. Il ne regarde tout papier que comme un secours dont il voudrait bien se servir selon l'ancien et abominable usage des gens d'Europe. Informez-vous adroitement de son valet de chambre favori si monseigneur a poussé sa selle le matin. Ceci est plus important qu'on ne pense. La constipation a produit quelquefois les scènes les plus sanglantes. Mon grand-père, qui est mort centenaire, était apothicaire de Cromwell; il m'a conté souvent que Cromwell n'avait pas été à la garde-robe depuis huit jours lorsqu'il fit couper la tête à son roi. Tous les gens un peu instruits des affaires du continent savent que l'on avertit souvent le duc de Guise le Balafré de ne pas fâcher Henri III en hiver pendant un vent de nord-est. Ce monarque n'allait alors à la garde-robe qu'avec une difficulté extrême. Ses matières lui montaient à la tête; il était capable, dans ces temps-là , de toutes les violences. Le duc de Guise ne crut pas un si sage conseil que lui en arriva-t-il? son frère et lui furent assassinés. Charles IX, son prédécesseur, était l'homme le plus constipé de son royaume. Les conduits de son côlon et de son rectum étaient si bouchés qu'à la fin son sang jaillit par ses pores. On ne sait que trop que ce tempérament aduste fut une des principales causes de la St Barthélemy. Au contraire les personnes qui ont de l'embonpoint, les entrailles veloutées; le cholédoque coulant, le mouvement péristaltique aisé et régulier, qui s'acquittent tous les matins; dès qu'elles ont déjeuné, d'une bonne selle aussi aisément qu'on crache; ces personnes favorites de la nature sont douces, affables, gracieuses, prévenantes, compatissantes, officieuses. Un non dans leur bouche a plus de grâce qu'un oui dans la bouche d'un constipé. La garde-robe a tant d'empire qu'un dévoiement rend souvent un homme pusillanime. La dysenterie ôte le courage. Ne proposez pas à un homme affaibli par l'insomnie, par une fièvre lente, et par cinquante déjections putrides, d'aller attaquer une demi-lune en plein jour. C'est pourquoi je ne puis croire que toute notre armée eut la dysenterie à la bataille d'Azincourt, comme on le dit, et qu'elle remporta la victoire culottes bas. Quelques soldats auront eu le dévoiement pour s'être gorgés de mauvais raisins dans la route, et les historiens auront dit que toute l'armée malade se battit à cul nu, et que, pour ne pas le montrer aux petits-maÃtres français, elle les battit à plate couture, selon l'expression du jésuite Daniel. Et voilà justement comme on écrit l'histoire. C'est ainsi que les Français ont tous répété, les uns après les autres, que notre grand Edouard III se fit livrer six bourgeois de Calais, la corde au cou, pour les faire pendre, parce qu'ils avaient osé soutenir le siège avec courage, et que sa femme obtint enfin leur pardon par ses larmes. Ces romanciers ne savent pas que c'était la coutume dans ces temps barbares que les bourgeois se présentassent devant leur vainqueur, la corde au cou, quand ils l'avaient arrêté trop longtemps devant une bicoque. Mais certainement le généreux Edouard n'avait nulle envie de serrer le cou de ces six otages, qu'il combla de présents et d'honneurs. Je suis las de toutes les fadaises dont tant d'historiens prétendus ont farci leurs chroniques, et de toutes les batailles qu'ils ont si mal décrites. J'aime autant croire que Gédéon remporta une victoire signalée avec trois cents cruches. Je ne lis plus, Dieu merci, que l'histoire naturelle, pourvu qu'un Burnet, et un Whiston, et un Woodward, ne m'ennuient plus de leurs maudits systèmes; qu'un Maillet ne me dise plus que la mer d'Irlande a produit le mont Caucase, et que notre globe est de verre; pourvu qu'on ne me donne pas de petits joncs aquatiques pour des animaux voraces, et le corail pour des insectes; pourvu que des charlatans ne me donnent pas insolemment leurs rêveries pour des vérités. Je fais plus de cas d'un bon régime qui entretient mes humeurs en équilibre, et qui me procure une digestion louable et un sommeil plein. Buvez chaud quand il gèle, buvez frais dans la canicule; rien de trop ni de trop peu en tout genre; digérez, dormez, ayez du plaisir; et moquez-vous du reste." Chapitre huitième Comme M. Sidrac proférait ces sages paroles, on vint avertir M. Goudman que l'intendant du feu comte de Chesterfield était à la porte dans son carrosse, et demandait à lui parler pour une affaire très pressante. Goudman court pour recevoir les ordres de monsieur l'intendant, qui, l'ayant prié de monter, lui dit "Monsieur, vous savez sans doute ce qui arriva à M. et Mme Sidrac la première nuit de leur noces? - Oui, monsieur; il me contait tout à l'heure cette petite aventure. - Eh bien! il en est arrivé tout autant à la belle mademoiselle Fidler et à M. le curé, son mari. Le lendemain ils se sont battus; le surlendemain, ils se sont séparés, et on a ôté à M. le curé son bénéfice. J'aime la Fidler, je sais qu'elle vous aime; elle ne me hait pas. Je suis au-dessus de la petite disgrâce qui est cause de son divorce. Je suis amoureux et intrépide. Cédez-moi miss Fidler, et je vous fais avoir la cure, qui vaut cent cinquante guinées de revenu. Je ne vous donne que dix minutes pour y rêver. - Monsieur, la proposition est délicate je vais consulter mes philosophes Sidrac et Grou; je suis à vous sans tarder." Il revole à ses deux conseillers. "Je vois, dit-il que la digestion ne décide pas seule des affaires de ce monde, et que l'amour, l'ambition et l'argent y ont beaucoup de part." Il leur expose le cas et les prie de le déterminer sur-le-champ. Tous deux conclurent qu'avec cent cinquante guinées il aurait toutes les filles de sa paroisse, et encore miss Fidler par-dessus le marché. Goudman sentit la sagesse de cette décision; il eut la cure, il eut miss Fidler en secret, ce qui était bien plus doux que de l'avoir pour femme. M. Sidrac lui prodigua ses bons offices dans l'occasion. Il est devenu un des plus terribles prêtres de l'Angleterre, et il est plus persuadé que jamais de la fatalité qui gouverne toutes les choses de ce monde. L'Histoire de Jenni ou le sage et l'athée par M. Sherloc, traduit par M. de la Caille Chapitre premier Vous me demandez, monsieur, quelques détails sur notre ami le respectable Freind, et sur son étrange fils. Le loisir dont je jouis enfin après la retraite de milord Peterborou me permet de vous satisfaire. Vous serez aussi étonné que je l'ai été, et vous partagerez tous mes sentiments. Vous n'avez guère vu ce jeune et malheureux Jenni, ce fils unique de Freind, que son père mena avec lui en Espagne lorsqu'il était chapelain de notre armée, en 1705. Vous partÃtes pour Alep avant que milord assiégeât Barcelone; mais vous avez raison de me dire que Jenni était de la figure la plus aimable et la plus engageante, et qu'il annonçait du courage et de l'esprit. Rien n'est plus vrai; on ne pouvait le voir sans l'aimer. Son père l'avait d'abord destiné à l'Eglise; mais le jeune homme ayant marqué de la répugnance pour cet état, qui demande tant d'art, de ménagement, et de finesse, ce père sage aurait cru faire un crime et une sottise de forcer la nature. Jenni n'avait pas encore vingt ans. Il voulut absolument servir en volontaire à l'attaque du Mont-Jouy, que nous emportâmes, et où le prince de Hesse fut tué. Notre pauvre Jenni, blessé, fut prisonnier et mené dans la ville. Voici un récit très fidèle de ce qui lui arriva depuis l'attaque de Mont-Jouy jusqu'à la prise de Barcelone. Cette relation est d'une Catalane un peu trop libre et trop naïve; de tels écrits ne vont point jusqu'au coeur du sage. Je pris cette relation chez elle lorsque j'entrai dans Barcelone à la suite de milord Peterborou. Vous la lirez sans scandale comme un portrait fidèle des moeurs du pays. Aventure d'un jeune anglais nommé Jenni, écrite de la main de dona las Nalgas Lorsqu'on nous dit que les mêmes sauvages qui étaient venus, par l'air, d'une Ãle inconnue, nous prendre Gibraltar, venaient assiéger notre belle ville de Barcelone, nous commençâmes par faire des neuvaines à la sainte Vierge de Manrèze; ce qui est assurément la meilleure manière de se défendre. Ce peuple, qui venait nous attaquer de si loin, s'appelle d'un nom qu'il est difficile de prononcer, car c'est English. Notre révérend père inquisiteur don Jeronimo Bueno Caracucarador prêcha contre ces brigands. Il lança contre eux une excommunication majeure dans Notre-Dame d'Elpino. Il nous assura que les English avaient des queues de singes, des pattes d'ours, et des têtes de perroquets; qu'à la vérité ils parlaient quelquefois comme les hommes, mais qu'ils sifflaient presque toujours; que de plus ils étaient notoirement hérétiques; que la Ste Vierge, qui est très favorable aux autres pécheurs et pécheresses, ne pardonnait jamais aux hérétiques, et que par conséquent ils seraient tous infailliblement exterminés, surtout s'ils se présentaient devant le Mont-Jouy. A peine avait-il fini son sermon que nous apprÃmes que le Mont-Jouy était pris d'assaut. Le soir, on nous conta qu'à cet assaut nous avions blessé un jeune English, et qu'il était entre nos mains. On cria dans toute la ville Vittoria, vittoria et on fit des illuminations. La dona Boca Vermeja, qui avait l'honneur d'être maÃtresse révérend père inquisiteur, eut une extrême envie de voir comment un animal english et hérétique était fait. C'était mon intime amie. J'étais aussi curieuse qu'elle. Mais il fallut attendre qu'il fût guéri de sa blessure; ce qui ne tarda pas. Nous sûmes bientôt après qu'il devait prendre les bains chez mon cousin germain Elvob le baigneur, qui est, comme on sait, le meilleur chirurgien de la ville. L'impatience de voir ce monstre redoubla dans mon amie Boca Vermeja. Nous n'eûmes point de cesse, point de repos, nous n'en donnâmes point à mon cousin le baigneur, jusqu'à ce qu'il nous eût cachées dans une petite garde-robe, derrière une jalousie par laquelle on voyait la baignoire. Nous y entrâmes sur la pointe du pied, sans faire aucun bruit, sans parler, sans oser respirer, précisément dans le temps que l'English sortait de l'eau. Son visage n'était pas tourné vers nous; il ôta un petit bonnet sous lequel étaient renoués ses cheveux blonds, qui descendirent en grosses boucles sur la plus belle chute de reins que j'aie vue de ma vie; ses bras, ses cuisses, ses jambes, me parurent d'un charnu, d'un fini, d'une élégance qui approche, à mon gré, l'Apollon du Belvédère de Rome, dont la copie est chez mon oncle le sculpteur. Dona Boca Vermeja était extasiée de surprise et d'enchantement. J'étais saisie comme elle; je ne pus m'empêcher de dire Oh che bermoso muchacho! Ces paroles, qui m'échappèrent, firent tourner le jeune homme. Ce fut bien pis alors; nous vÃmes le visage d'Adonis sur le corps d'un jeune Hercule. Il s'en fallut peu que dona Boca Vermeja ne tombât à la renverse, et moi aussi. Ses yeux s'allumèrent et se couvrirent d'une légère rosée, à travers laquelle on entrevoyait des traits de flamme. Je ne sais ce qui arriva aux miens. Quand elle fut revenue à elle "St Jacques, me dit-elle, et Ste Vierge! est-ce ainsi que sont faits les hérétiques? Eh! qu'on nous a trompées!" Nous sortÃmes le plus tard que nous pûmes. Boca Vermeja fut bientôt éprise du plus violent amour pour le monstre hérétique. Elle est plus belle que moi, je l'avoue; et j'avoue aussi que je me sentis doublement jalouse. Je lui représentai qu'elle se damnait en trahissant le révérend père inquisiteur don Jeronimo Bueno Caracucarador pour un English. "Ah! ma chère Las Nalgas, me dit-elle car Las Nalgas est mon nom, je trahirais Melchisédech pour ce beau jeune homme." Elle n'y manqua pas, et, puisqu'il faut tout dire, je donnai secrètement plus de la dÃme des offrandes. Un des familiers de l'Inquisition, qui entendait quatre messes par jour pour obtenir de Notre-Dame de Manrèze la destruction des English, fut instruit de nos actes de dévotion. Le révérend père don Caracucarador nous donna le fouet à toutes deux. Il fit saisir notre cher English par vingt-quatre alguazils de la Ste Hermandad. Jenni en tua cinq, et fut pris par les dix-neuf qui restaient. On le fit reposer dans un caveau bien frais. Il fut destiné à être brûlé le dimanche suivant en cérémonie, orné d'un grand san-benito et d'un bonnet en pain de sucre, en l'honneur de notre Sauveur et de la vierge Marie sa mère. Don Caracucarador prépara un beau sermon; mais il ne put le prononcer, car le dimanche même la ville fut prise à quatre heures du matin. Ici finit le récit de dona Las Nalgas. C'était une femme qui ne manquait pas d'un certain esprit que les Espagnols appellent agudezza. Chapitre second. Suite des aventures du jeune anglais Jenni et de celles de M. son père, docteur en théologie, membre du parlement et de la société royale Vous savez quelle admirable conduite tint le comte de Peterborou dès qu'il fut maÃtre de Barcelone; comme il empêcha le pillage; avec quelle sagacité prompte il mit ordre à tout; comme il arracha la duchesse de Popoli des mains de quelques soldats allemands ivres, qui la volaient et qui la violaient. Mais vous peindrez-vous bien la surprise, la douleur, l'anéantissement, la colère, les larmes, les transports de notre ami Freind, quand il apprit que Jenni était dans les cachots du Saint-Office, et que son bûcher était préparé? Vous savez que les têtes les plus froides sont les plus animées dans les grandes occasions. Vous eussiez vu ce père, que vous avez connu si grave et si imperturbable, voler à l'antre de l'Inquisition plus vite que nos chevaux de race ne courent à Newmarket. Cinquante soldats, qui le suivaient hors d'haleine, étaient toujours à deux cents pas de lui. Il arrive, il entre dans la caverne. Quel moment! que de pleurs et que de joie! Vingt victimes destinées à la même cérémonie que Jenni sont délivrées. Tous ces prisonniers s'arment; tous se joignent à nos soldats; ils démolissent le saint-office en dix minutes et déjeunent sur ses ruines avec le vin et les jambons des inquisiteurs. Au milieu de ce fracas, et des fanfares, et des tambours, et du retentissement de quatre cents canons qui annonçaient notre victoire à la Catalogne, notre ami Freind avait repris la tranquillité que vous lui connaissez. Il était calme comme l'air dans un beau jour après un orage. Il élevait à Dieu un coeur aussi serein que son visage, lorsqu'il vit sortir du soupirail d'une cave un spectre noir en surplis, qui se jeta à ses pieds et qui lui criait miséricorde. "Qui es-tu? lui dit notre ami; viens-tu de l'enfer? - A peu près, répondit l'autre; je suis don Jéronimo Bueno Caracucarador, inquisiteur pour la foi; je vous demande très humblement pardon d'avoir voulu cuire monsieur votre fils en place publique je le prenais pour un juif. - Eh! quand il serait juif, répondit notre ami avec son sang-froid ordinaire, vous sied-il bien, monsieur Caracucarador, de cuire des gens parce qu'ils sont descendus d'une race qui habitait autrefois un petit canton pierreux tout près du désert de Syrie? Que vous importe qu'un homme ait un prépuce ou qu'il n'en ait pas, et qu'il fasse sa pâque dans la pleine lune rousse, ou le dimanche d'après? Cet homme est juif, donc il faut que je le brûle, et tout son bien m'appartient voilà un très mauvais argument; on ne raisonne point ainsi dans la Société royale de Londres. "Savez-vous bien, monsieur Caracucarador, que Jésus-Christ était juif, qu'il naquit, vécut, et mourut juif; qu'il fit sa pâque en juif dans la pleine lune; que tous ses apôtres étaient juifs; qu'ils allèrent dans le temple juif après son malheur, comme il est dit expressément; que les quinze premiers évêques secrets de Jérusalem étaient juifs? Mon fils ne l'est pas, il est anglican quelle idée vous a passé par la tête de le brûler?" L'inquisiteur Caracucarador, épouvanté de la science de M. Freind, et toujours prosterné à ses pieds, lui dit "Hélas! nous ne savions rien de tout cela dans l'université de Salamanque. Pardon, encore une fois; mais la véritable raison est que monsieur votre fils m'a pris ma maÃtresse Boca Vermeja. - Ah! s'il vous a pris votre maÃtresse, repartit Freind, c'est autre chose il ne faut jamais prendre le bien d'autrui. Il n'y a pourtant pas là une raison suffisante, comme dit Leibniz, pour brûler un jeune homme. Il faut proportionner les peines aux délits. Vous autres, chrétiens de delà la mer britannique en tirant vers le sud, vous avez plus tôt fait cuire un de vos frères, soit le conseiller Anne Dubourg, soit Michel Servet, soit tous ceux qui furent ards sous Philippe second surnommé le discret, que nous ne faisons rôtir un rosbif à Londres. Mais qu'on m'aille chercher mademoiselle Boca Vermeja, et que je sache d'elle la vérité." Boca Vermeja fut amenée pleurante, et embellie par ses larmes comme c'est l'usage. "Est-il vrai, mademoiselle, que vous aimiez tendrement don Caracucarador, et que mon fils Jenni vous ait prise à force? - A force! monsieur l'Anglais! c'était assurément du meilleur de mon coeur. Je n'ai jamais rien vu de si beau et de si aimable que monsieur votre fils; et je vous trouve bien heureux d'être son père. C'est moi qui lui ai fait toutes les avances; il les mérite bien je le suivrai jusqu'au bout du monde, si le monde a un bout. J'ai toujours, dans le fond de mon âme, détesté ce vilain inquisiteur; il m'a fouettée presque jusqu'au sang, moi et mademoiselle Las Nalgas. Si vous voulez me rendre la vie douce, vous ferez pendre ce scélérat de moine à ma fenêtre, tandis que je jurerai à monsieur votre fils un amour éternel heureuse si je pouvais jamais lui donner un fils qui vous ressemble!" En effet, pendant que Boca Vermeja prononçait ces paroles naïves, milord Peterborou envoyait chercher l'inquisiteur Caracucarador pour le faire pendre. Vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que M. Freind s'y opposa fortement. "Que votre juste colère, dit-il, respecte votre générosité il ne faut jamais faire mourir un homme que quand la chose est absolument nécessaire pour le salut du prochain. Les Espagnols diraient que les Anglais sont des barbares qui tuent tous les prêtres qu'ils rencontrent. Cela pourrait faire grand tort à monsieur l'archiduc, pour lequel vous venez de prendre Barcelone. Je suis assez content que mon fils soit sauvé, et que ce coquin de moine soit hors d'état d'exercer ses fonctions inquisitoriales." Enfin le sage et charitable Freind en dit tant que milord se contenta de faire fouetter Caracucarador; comme ce misérable avait fait fouetter miss Boca Vermeja et miss Las Nalgas. Tant de clémence toucha le coeur des Catalans. Ceux qui avaient été délivrés des cachots de l'Inquisition conçurent que notre religion valait infiniment mieux que la leur. Ils demandèrent presque tous à être reçus dans l'Eglise anglicane; et même quelques bacheliers de l'université de Salamanque, qui se trouvaient dans Barcelone, voulurent être éclairés. La plupart le furent bientôt. Il n'y en eut qu'un seul nommé don Inigo y Medroso y Comodios y Papalamiendo, qui fut un peu rétif. Voici le précis de la dispute honnête que notre cher ami Freind et le bachelier don Papalamiendo eurent ensemble en présence de milord Peterborou. On appela cette conversation familière le dialogue des Mais. Vous verrez aisément pourquoi, en le lisant. Chapitre troisième. Précis de la controverse des MAIS entre M. Freind et Don Inigo y Medroso y Papalamiendo, Bachelier de Salamanque Le Bachelier Mais, monsieur, malgré toutes les belles choses que vous venez de me dire, vous m'avouerez que votre Eglise anglicane, si respectable, n'existait pas avant don Luther et avant don Oecolampade. Vous êtes tout nouveaux, donc vous n'êtes pas de la maison. Freind C'est comme si on me disait que je ne suis pas le fils de mon grand-père, parce qu'un collatéral, demeurant en Italie, s'était emparé de son testament et de mes titres. Je les ai heureusement retrouvés, et il est clair que je suis le petit-fils de mon grand-père. Nous sommes, vous et moi, de la même famille, à cela près que nous autres Anglais nous lisons le testament de notre grand-père dans notre propre langue, et qu'il vous est défendu de le lire dans la vôtre. Vous êtes esclaves d'un étranger, et nous ne sommes soumis qu'à notre raison. Le Bachelier Mais si votre raison vous égare?... car enfin vous ne croyez point à notre université de Salamanque, laquelle a déclaré l'infaillibilité du pape, et son droit incontestable sur le passé, le présent, le futur, et le paulo-post-futur. Freind Hélas! les apôtres n'y croyaient pas non plus. Il est écrit que ce Pierre, qui renia son maÃtre Jésus, fut sévèrement tancé par Paul. Je n'examine point ici lequel des deux avait tort; ils l'avaient peut-être tous deux, comme il arrive dans presque toutes les querelles; mais enfin il n'y a pas un seul endroit dans les Actes des apôtres où Pierre soit regardé comme le maÃtre de ses compagnons et du paulo-post-futur. Le Bachelier Mais certainement St Pierre fut archevêque de Rome, car Sanchez nous enseigne que ce grand homme y arriva du temps de Néron, et qu'il y occupa le trône archiépiscopal pendant vingt-cinq ans sous ce même Néron, qui n'en régna que treize. De plus il est de foi; et c'est don Grillandus, le prototype de l'Inquisition, qui l'affirme car nous ne lisons jamais la sainte Bible, il est de foi, dis-je, que St Pierre était à Rome une certaine année; car il date une de ses lettres de Babylone; car puisque Babylone est visiblement l'anagramme de Rome, il est clair que le pape est de droit divin le maÃtre de toute la terre; car, de plus, tous les licenciés de Salamanque ont démontré que Simon Vertu-Dieu, premier sorcier, conseiller d'Etat de l'empereur Néron, envoya faire des compliments par son chien à St Simon Barjone, autrement dit St Pierre, dès qu'il fut à Rome; que St Pierre, n'étant pas moins poli, envoya aussi son chien complimenter Simon Vertu-Dieu; qu'ensuite ils jouèrent à qui ressusciterait le plus tôt un cousin germain de Néron, que Simon Vertu-Dieu ne ressuscita son mort qu'à moitié, et que Simon Barjone gagna la partie en ressuscitant le cousin tout à fait; que Vertu-Dieu voulut avoir sa revanche en volant dans les airs comme St Dédale, et que St Pierre lui cassa les deux jambes en le faisant tomber. C'est pourquoi St Pierre reçut la couronne du martyre, la tête en bas et les jambes en haut; donc il est démontré a posteriori que notre saint-père le pape doit régner sur tous ceux qui ont des couronnes sur la tête, et qu'il est le maÃtre du passé, du présent, et de tous les futurs du monde. Freind Il est clair que toutes ces choses arrivèrent dans le temps où Hercule, d'un tour de main, sépara les deux montagnes, Calpée et Abila, et passa le détroit de Gibraltar dans son gobelet; mais ce n'est pas sur ces histoires, tout authentiques qu'elles sont, que nous fondons notre religion c'est sur l'Evangile. Le Bachelier Mais, monsieur, sur quels endroits de l'Evangile? Car j'ai lu une partie de cet Evangile dans nos cahiers de théologie. Est-ce sur l'ange descendu des nuées pour annoncer à Marie qu'elle sera engrossée par le St Esprit? Est-ce sur le voyage des trois rois et d'une étoile? sur le massacre de tous les enfants du pays? sur la peine que prit le diable d'emporter Dieu dans le désert, au faÃte du temple et à la cime d'une montagne, dont on découvrait tous les royaumes de la terre? sur le miracle de l'eau changée en vin à une noce de village? sur le miracle de deux mille cochons que le diable noya dans un lac par ordre de Jésus sur ... Freind Monsieur, nous respectons toutes ces choses, parce qu'elles sont dans l'Evangile, et nous n'en parlons jamais, parce qu'elles sont trop au-dessus de la faible raison humaine. Le Bachelier Mais on dit que vous n'appelez jamais la Ste Vierge mère de Dieu. Freind Nous la révérons, nous la chérissons; mais nous croyons qu'elle se soucie peu des titres qu'on lui donne ici-bas. Elle n'est jamais nommée mère de Dieu dans l'Evangile. Il y eut une grande dispute, en 431, à un concile d'Ephèse, pour savoir si Marie était théotocos, et si, Jésus-Christ étant Dieu à la fois et fils de Marie, il se pouvait que Marie fût à la fois mère de Dieu le Père et de Dieu le Fils. Nous n'entrons point dans ces querelles d'Ephèse, et la Société royale de Londres ne s'en mêle pas. Le Bachelier Mais, monsieur, vous me donnez là du théotocos! qu'est-ce que théotocos, s'il vous plaÃt? Freind Cela signifie mère de Dieu. Quoi! vous êtes bachelier de Salamanque, et vous ne savez pas le grec? Le Bachelier Mais le grec, le grec! de quoi cela peut-il servir à un Espagnol? Mais, monsieur, croyez-vous que Jésus ait une nature, une personne et une volonté? ou deux natures, deux personnes, et deux volontés? ou une volonté, une nature, et deux personnes? ou deux volontés, deux personnes, et une nature? ou... Freind Ce sont encore les affaires d'Ephèse; cela ne nous importe en rien. Le Bachelier Mais qu'est-ce donc qui vous importe? Pensez-vous qu'il n'y ait que trois personnes en Dieu, ou qu'il y ait trois dieux en une personne? La seconde personne procède-t-elle de la première personne, et la troisième procède-t-elle des deux autres, ou de la seconde intrinsecus, ou de la première seulement? Le Fils a-t-il tous les attributs du Père, excepté la paternité? et cette troisième personne vient-elle par infusion, ou par identification, ou par spiration? Freind L'Evangile n'agite pas cette question, et jamais saint Paul n'écrit le nom de Trinité. Le Bachelier Mais vous me parler toujours de l'Evangile, et jamais de St Bonaventure, ni d'Albert le Grand, ni de Tambourini, ni de Grillandus, ni d'Escobar. Freind C'est que je ne suis ni dominicain, ni cordelier, ni jésuite; je me contente d'être chrétien. Le Bachelier Mais si vous êtes chrétien, dites-moi, en conscience, croyez-vous que le reste des hommes soit damné éternellement? Freind Ce n'est point à moi à mesurer la justice de Dieu et sa miséricorde. Le Bachelier Mais enfin, si vous êtes chrétien, que croyez-vous donc? Freind Je crois, avec Jésus-Christ, qu'il faut aimer Dieu et son prochain, pardonner les injures et réparer ses torts. Croyez-moi, adorez Dieu, soyez juste et bienfaisant voilà tout l'homme. Ce sont là les maximes de Jésus. Elles sont si vraies qu'aucun législateur, aucun philosophe n'a jamais eu d'autres principes avant lui, et qu'il est impossible qu'il y en ait d'autres. Ces vérités n'ont jamais eu et ne peuvent avoir pour adversaires que nos passions. Le Bachelier Mais... ah! ah! à propos de passions, est-il vrai que vos évêques, vos prêtres, et vos diacres, vous êtes tous mariés? Freind Cela est vrai. St Joseph, qui passa pour être père de Jésus, était marié. Il eut pour fils Jacques le Mineur, surnommé Oblia, frère de notre Seigneur; lequel, après la mort de Jésus, passa sa vie dans le temple. St Paul, le grand St Paul, était marié. Le bachelier Mais Grillandus et Molina disent le contraire. Freind Molina et Grillandus diront tout ce qu'ils voudront, j'aime mieux croire St Paul lui-même, car il dit dans sa première aux Corinthiens "N'avons-nous pas le droit de boire et de manger à vos dépens? N'avons-nous pas le droit de mener avec nous nos femmes, notre soeur, comme font les autres apôtres et les frères de notre Seigneur et Céphas? Va-t-on jamais à la guerre à ses dépens? Quand on a planté une vigne, n'en mange-t-on pas le fruit?" etc. Le bachelier Mais, monsieur, est-il bien vrai que St Paul ait dit cela? Freind Oui, il a dit cela, et il en a dit bien d'autres. Le bachelier Mais quoi! ce prodige, cet exemple de la grâce efficace!... Freind Il est vrai, monsieur, que sa conversion était un grand prodige. J'avoue que, suivant les Actes des apôtres, il avait été le plus cruel satellite des ennemis de Jésus. Les Actes disent qu'il servit à lapider St Etienne; il dit lui-même que, quand les Juifs faisaient mourir un suivant de Jésus, c'était lui qui portait la sentence, detuli sententiam. J'avoue qu'Abdias, son disciple, et Jules Africain, son traducteur, l'accusent aussi d'avoir fait mourir Jacques Oblia, frère de notre Seigneur; mais ses fureurs rendent sa conversion plus admirable, et ne l'ont pas empêché de trouver une femme. Il était marié, vous dis-je, comme St Clément d'Alexandrie le déclare expressément. Le bachelier Mais c'était donc un digne homme, un brave homme que St Paul! Je suis fâché qu'il ait assassiné St Jacques et St Etienne, et fort surpris qu'il ait voyagé au troisième ciel; mais poursuivez, je vous prie. Freind St Pierre, au rapport de St Clément d'Alexandrie, eut des enfants, et même on compte parmi eux une Ste Pétronille. Eusèbe, dans son Histoire de l'Eglise, dit que St Nicolas, l'un des premiers disciples, avait une très belle femme, et que les apôtres lui reprochèrent d'en être trop occupé, et d'en paraÃtre jaloux... "Messieurs, leur dit-il, la prenne qui voudra, je vous la cède". Dans l'économie juive, qui devait durer éternellement, et à laquelle cependant a succédé l'économie chrétienne, le mariage était non seulement permis, mais expressément ordonné aux prêtres, puisqu'ils devaient être de la même race; et le célibat était une espèce d'infamie. Il faut bien que le célibat ne fût pas regardé comme un était bien pur et bien honorable par les premiers chrétiens, puisque parmi les hérétiques anathématisés dans les premiers conciles, on trouve principalement ceux qui s'élevaient contre le mariage des prêtres, comme saturniens, basilidiens, montanistes, encratistes, et autres iens et istes. Voilà pourquoi la femme d'un St Grégoire de Nazianze accoucha d'un autre saint Grégoire de Nazianze, et qu'elle eut le bonheur inestimable d'être femme et mère d'un canonisé, ce qui n'est pas même arrivé à Ste Monique, mère de St Augustin. Voilà pourquoi je pourrais vous nommer autant et plus d'anciens évêques mariés que vous n'avez autrefois eu d'évêques et de papes concubinaires, adultères, ou pédérastes ce qu'on ne trouve plus aujourd'hui en aucun pays. Voilà pourquoi l'Eglise grecque, mère de l'Eglise latine, veut encore que les curés soient mariés. Voilà enfin pourquoi, moi qui vous parle, je suis marié, et j'ai le plus bel enfant du monde. Et dites-moi, mon cher bachelier, n'aviez-vous pas dans votre Eglise sept sacrements de compte fait, qui sont tous des signes visibles d'une chose invisible? Or un bachelier de Salamanque jouit des agréments du baptême dès qu'il est né; de la confirmation dès qu'il a des culottes; de la confession dès qu'il a fait quelques fredaines ou qu'il entend celles des autres; de la communion, quoique un peu différente de la nôtre, dès qu'il a treize ou quatorze ans; de l'ordre quand il est tondu sur le haut de la tête, et qu'on lui donne un bénéfice de vingt, ou trente, ou quarante mille piastres de rente; enfin de l'extrême-onction quand il est malade. Faut-il le priver du sacrement de mariage quand il se porte bien? surtout après que Dieu lui-même a marié Adam et Eve; Adam, le premier des bacheliers du monde, puisqu'il avait la science infuse, selon votre école; Eve, la première bachelette, puisqu'elle tâta de l'arbre de la science avant son mari. Le bachelier Mais, s'il est ainsi, je ne dirai plus mais. Voilà qui est fait, je suis de votre religion je me fais anglican. Je veux me marier à une femme honnête qui fera toujours semblant de m'aimer tant que je serai jeune, qui aura soin de moi dans ma vieillesse, et que j'enterrerai proprement si je lui survis cela vaut mieux que de cuire des hommes et de déshonorer des filles, comme a fait mon cousin don Caracucarador, inquisiteur pour la foi." Tel est le précis fidèle de la conversation qu'eurent ensemble le docteur Freind et le bachelier don Papalamiendo, nommé depuis par nous Papa Dexando. Cet entretien curieux fut rédigé par Jacob Hulf, l'un des secrétaires de milord. Après cet entretien, le bachelier me tira à part et me dit "Il faut que cet Anglais, que j'avais cru d'abord anthropophage, soit un bien bon homme, car il est théologien, et il ne m'a point dit d'injures." Je lui appris que M. Freind était tolérant, et qu'il descendait de la fille de Guillaume Penn, le premier des tolérants, et le fondateur de Philadelphie. "Tolérant et Philadelphie! s'écria-t-il; je n'avais jamais entendu parler de ces sectes-là ." Je le mis au fait il ne pouvait me croire, il pensait être dans un autre univers, et il avait raison. Chapitre quatrième. Retour à Londres; Jenni commence à se corrompre Tandis que notre digne philosophe Freind éclairait ainsi les Barcelonais, et que son fils Jenni enchantait les Barcelonaises, milord Peterborou fut perdu dans l'esprit de la reine Anne, et dans celui de l'archiduc, pour leur avoir donné Barcelone. Les courtisans lui reprochèrent d'avoir pris cette ville contre toutes les règles, avec une armée moins forte de moitié que la garnison. L'archiduc en fut d'abord très piqué, et l'ami Freind fut obligé d'imprimer l'apologie du général. Cependant cet archiduc, qui était venu conquérir le royaume d'Espagne, n'avait pas de quoi payer son chocolat. Tout ce que la reine Anne lui avait donné était dissipé. Montecuculli dit dans ses Mémoires qu'il faut trois choses pour faire la guerre 1° de l'argent; 2° de l'argent; 3° de l'argent. L'archiduc écrivit de Guadalaxara, où il était le 11 auguste 1706, à milord Peterborou, une grande lettre signée yo el rey, par laquelle il le conjurait d'aller sur-le-champ à Gênes lui chercher, sur son crédit, cent mille livres sterling pour régner. Voilà donc notre Sertorius devenu banquier génois de général d'armée. Il confia sa détresse à l'ami Freind tous deux allèrent à Gênes; je les suivis, car vous savez que mon coeur me mène. J'admirai l'habileté et l'esprit de conciliation de mon ami dans cette affaire délicate. Je vis qu'un bon esprit peut suffire à tout; notre grand Locke était médecin il fut le seul métaphysicien de l'Europe, et il rétablit les monnaies d'Angleterre. Freind, en trois jours, trouva les cent mille livres sterling, que la cour de Charles VI mangea en moins de trois semaines. Après quoi il fallut que le général, accompagné de son théologien, allât se justifier à Londres, en plein Parlement, d'avoir conquis la Catalogne contre les règles, et de s'être ruiné pour le service de la cause commune. L'affaire traÃna en longueur et en aigreur, comme toutes les affaires de parti. Vous savez que M. Freind avait été député en Parlement avant d'être prêtre, et qu'il est le seul à qui l'on ait permis d'exercer ces deux fonctions incompatibles. Or, un jour que Freind méditait un discours qu'il devait prononcer dans la Chambre des Communes, dont il était un digne membre, on lui annonça une dame espagnole qui demandait à lui parler pour affaire pressante. C'était dona Boca Vermeja elle-même. Elle était tout en pleurs; notre bon ami lui fit servir à déjeuner. Elle essuya ses larmes, déjeuna, et lui parla ainsi "Il vous souvient, mon cher monsieur, qu'en allant à Gênes vous ordonnâtes à monsieur votre fils Jenni de partir de Barcelone pour Londres, et d'aller s'installer dans l'emploi de clerc de l'Echiquier que votre crédit lui a fait obtenir. Il s'embarqua sur le Triton avec le jeune bachelier don Papa Dexando, et quelques autres que vous aviez convertis. Vous jugez bien que je fus du voyage avec ma bonne amie Las Nalgas. Vous savez que vous m'avez permis d'aimer monsieur votre fils, et que je l'adore... - Moi, mademoiselle! je ne vous ai point permis ce petit commerce; je l'ai toléré cela est bien différent. Un bon père ne doit être ni le tyran de son fils ni son mercure. La fornication entre deux personnes libres a été peut-être autrefois une espèce de droit naturel dont Jenni peut jouir avec discrétion sans que je m'en mêle; je ne le gêne pas plus sur ses maÃtresses que sur son dÃner et sur son souper; s'il s'agissait d'un adultère, j'avoue que je serais plus difficile, parce que l'adultère est un larcin, mais pour vous, mademoiselle, qui ne faites tort à personne, je n'ai rien à vous dire. - Eh bien! monsieur, c'est d'adultère qu'il s'agit. Le beau Jenni m'abandonne pour une jeune mariée qui n'est pas si belle que moi. Vous sentez bien que c'est une injure atroce. - Il a tort", dit alors M. Freind. Boca Vermeja, en versant quelques larmes, lui conta comment Jenni avait été jaloux, ou fait semblant d'être jaloux du bachelier; comment madame Clive-Hart, jeune mariée très effrontée, très emportée, très masculine, très méchante, s'était emparée de son esprit; comment il vivait avec des libertins non craignant Dieu; comment enfin il méprisait sa fidèle Boca Vermeja pour la coquine de Clive-Hart, parce que la Clive-Hart avait une nuance ou deux de blancheur et d'incarnat au-dessus de la pauvre Boca Vermeja. "J'examinerai cette affaire-là à loisir, dit le bon Freind. Il faut que j'aille en Parlement pour celle de milord Peterborou." Il alla donc en Parlement je l'y entendis prononcer un discours ferme et serré, sans aucun lieu commun, sans épithète, sans ce que nous appelons des phrases; il n'invoquait point un témoignage, une loi; il les attestait, il les citait, il les réclamait; il ne disait point qu'on avait surpris la religion de la cour en accusant milord Peterborou d'avoir hasardé les troupes de la reine Anne, parce que ce n'était pas une affaire de religion; il ne prodiguait pas une conjecture le nom de démonstration; il ne manquait pas de respect à l'auguste assemblée du parlement par de fades plaisanteries bourgeoises; il n'appelait pas milord Peterborou son client, parce que le mot de client signifie un homme de la bourgeoisie protégé par un sénateur. Freind parlait avec autant de modestie que de fermeté on l'écoutait en silence; on ne l'interrompait qu'en disant "Hear him, hear him écoutez-le, écoutez-le." La Chambre des Communes vota qu'on remercierait le comte de Peterborou au lieu de la condamner. Milord obtint la même justice de la Cour des Pairs, et se prépara à repartir avec son cher Freind pour aller donner le royaume d'Espagne à l'archiduc ce qui n'arriva pourtant pas, par la raison que rien n'arrive dans ce monde précisément comme on le veut. Au sortir du Parlement, nous n'eûmes rien de plus pressé que d'aller nous informer de la conduite de Jenni. Nous apprÃmes en effet qu'il menait une vie débordée et crapuleuse avec madame Clive-Hart et une troupe de jeunes athées, d'ailleurs gens d'esprit, à qui leur débauches avaient persuadé que "l'homme n'a rien au-dessus de la bête; qu'il naÃt et meurt comme la bête; qu'ils sont également formés de terre; qu'ils retournent également à la terre; et qu'il n'y a rien de bon et de sage que de se réjouir dans ses oeuvres, et de vivre avec celle que l'on aime, comme le conclut Salomon à la fin de son chapitre troisième du Coheleth, que nous nommons Ecclésiastès". Ces idées leur étaient principalement insinuées par un nommé Warburton, méchant garnement très impudent. J'ai lu quelque chose des manuscrits de ce fou Dieu nous préserve de les voir imprimés un jour! Warburton prétend que Moïse ne croyait pas à l'immortalité de l'âme; et comme en effet Moïse n'en parla jamais, il en conclut que c'est la seule preuve que sa mission était divine. Cette conclusion absurde fait malheureusement conclure que la secte juive était fausse; les impies en concluent par conséquent que la nôtre, fondée sur la juive, est fausse aussi, et que cette nôtre, qui est la meilleure de toutes, étant fausse, toutes les autres sont encore plus fausses; qu'ainsi il n'y a point de religion. De là quelques gens viennent à conclure qu'il n'y a point de Dieu; ajoutez à ces conclusions que ce petit Warburton est un intrigant et un calomniateur. Voyez quel danger! Un autre fou nommé Needham, qui est en secret jésuite, va bien plus loin. Cet animal, comme vous le savez d'ailleurs, et comme on vous l'a tant dit, s'imagine qu'il a créé des anguilles avec de la farine de seigle et du jus de mouton; que sur-le-champ ces anguilles en ont produit d'autres sans accouplement. Aussitôt nos philosophes décident qu'on peut faire des hommes avec de la farine de froment et du jus de perdrix, parce qu'ils doivent avoir une origine plus noble que celle des anguilles; ils prétendent que ces hommes en produiront d'autres incontinent; qu'ainsi ce n'est point Dieu qui a fait l'homme; que tout s'est fait de soi-même; qu'on peut très bien se passer de Dieu; qu'il n'y a point de Dieu. Juger quels ravages le Coheleth mal entendu, et Warburton et Needham bien entendus, peuvent faire dans de jeunes coeurs tout pétris de passions, et qui ne raisonnent que d'après elles. Mais, ce qu'il y avait de pis, c'est que Jenni avait des dettes par-dessus les oreilles; il les payait d'une étrange façon. Un de ses créanciers était venu le jour même lui demander cent guinées pendant que nous étions en parlement. Le beau Jenni, qui jusque-là paraissait très doux et très poli, s'était battu avec lui, et lui avait donné pour tout paiement un bon coup d'épée. On craignait que le blessé n'en mourût Jenni allait être mis en prison et risquait d'être pendu, malgré la protection de milord Peterborou. Chapitre cinquième. On veut marier Jenni Il nous souvient, mon cher ami, de la douleur et de l'indignation qu'avait ressenties le vénérable Freind quand il apprit que son cher Jenni était à Barcelone dans les prisons du Saint-Office; croyez qu'il fut saisi d'un plus violent transport en apprenant les déportements de ce malheureux enfant, ses débauches, ses dissipations, sa manière de payer ses créanciers, et son danger d'être pendu. Mais Freind se contint. C'est une chose étonnante que l'empire de cet excellent homme sur lui-même. Sa raison commande à son coeur, comme un bon maÃtre à un bon domestique. Il fait tout à propos, et agit prudemment avec autant de célérité que les imprudents se déterminent. "Il n'est pas temps, dit-il, de prêcher Jenni; il faut le tirer du précipice." Vous saurez que notre ami avait touché la veille une très grosse somme de la succession de George Hubert, son oncle. Il va chercher lui-même notre grand chirurgien Cheselden. Nous le trouvons heureusement, nous allons ensemble chez le créancier blessé. M. Freind fait visiter sa plaie, elle n'était pas mortelle. Il donne au patient les cent guinées pour premier appareil, et cinquante autres en forme de réparation; il lui demande pardon pour son fils; il lui exprime sa douleur avec tant de tendresse, avec tant de vérité, que ce pauvre homme, qui était dans son lit, l'embrasse en versant des larmes, et veut lui rendre son argent. Ce spectacle étonnait et attendrissait le jeune M. Cheselden, qui commence à se faire une grande réputation, et dont le coeur est aussi bon que son coup d'oeil et sa main sont habiles. J'étais ému, j'étais hors de moi; je n'avais jamais tant révéré, tant aimé notre ami. Je lui demandai, en retournant à sa maison, s'il ne ferait pas venir son fils chez lui, s'il ne lui représenterait pas ses fautes. "Non, dit-il; je veux qu'il les sente avant que je lui en parle. Soupons ce soir tous deux; nous verrons ensemble ce que l'honnêteté m'oblige de faire. Les exemples corrigent bien mieux que les réprimandes." J'allai, en attendant le souper, chez Jenni; je le trouvai comme je pense que tout homme est après son premier crime, pâle, l'oeil égaré, la voix rauque et entrecoupée, l'esprit agité, répondant de travers à tout ce qu'on lui disait. Enfin je lui appris ce que son père venait de faire. Il resta immobile, me regarda fixement, puis se détourna un moment pour verser quelques larmes. J'en augurai bien; je conçus une grande espérance que Jenni pourrait être un jour très honnête homme. J'allai me jeter à son cou, lorsque madame Clive-Hart entra avec un jeune étourdi de ses amis, nommé Birton. "Eh bien! dit la dame en riant, est-il vrai que tu as tué un homme aujourd'hui? C'était apparemment quelque ennuyeux; il est bon de délivrer le monde de ces gens-là . Quand il te prendra envie de tuer quelque autre, je te prie de donner la préférence à mon mari, car il m'ennuie furieusement." Je regardais cette femme des pieds jusqu'à la tête. Elle était belle; mais elle me parut avoir quelque chose de sinistre dans la physionomie. Jenni n'osait répondre, et baissait les yeux, parce que j'étais là . "Qu'as-tu donc, mon ami? lui dit Birton, il semble que tu aies fait quelque mal; je viens te remettre ton péché. Tiens, voici un petit livre que je viens d'acheter chez Lintot; il prouve, comme deux et deux font quatre, qu'il n'y a ni Dieu, ni vice, ni vertu cela est consolant. Buvons ensemble." A cet étrange discours je me retirai au plus vite. Je fis sentir discrètement à M. Freind combien son fils avait besoin de sa présence et de ses conseils. "Je le conçois comme vous, dit ce bon père; mais commençons par payer ses dettes." Toutes furent acquittées dès le lendemain matin. Jenni vint se jeter à ses pieds. Croiriez-vous bien que le père ne lui fit aucun reproche. Il l'abandonna à sa conscience, et lui dit seulement "Mon fils, souvenez-vous qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu." Ensuite il maria Boca Vermeja avec le bachelier de Catalogne, pour qui elle avait un penchant secret, malgré les larmes qu'elle avait répandues pour Jenni car tout cela s'accorde merveilleusement chez les femmes. On dit que c'est dans leurs coeurs que toutes les contradictions se rassemblent. C'est, sans doute, parce qu'elles ont été pétries originairement d'une de nos côtes. Le généreux Freind paya la dot des deux mariés; il plaça bien tous ses nouveaux convertis, par la protection de milord Peterborou car ce n'est pas assez d'assurer le salut des gens, il faut les faire vivre. Ayant dépêché toutes ces bonnes actions avec ce sang-froid actif qui m'étonnait toujours, il conclut qu'il n'y avait d'autre parti à prendre pour remettre son fils dans le chemin des honnêtes gens que de le marier avec une personne bien née qui eût de la beauté, des moeurs, de l'esprit, et même un peu de richesse; et que c'était le seul moyen de détacher Jenni de cette détestable Clive-Hart, et des gens perdus qu'il fréquentait. J'avais entendu parler de mademoiselle Primerose, jeune héritière élevée par milady Hervey, sa parente. Milord Peterborou m'introduisit chez milady Hervey. Je vis miss Primerose, et je jugeai qu'elle était bien capable de remplir toutes les vues de mon ami Freind. Jenni, dans sa vie débordée, avait un profond respect pour son père, et même de la tendresse. Il était touché principalement de ce que son père ne lui faisait aucun reproche de sa conduite passée. Ses dettes payées sans l'en avertir, des conseils sages donnés à propos et sans réprimandes, des marques d'amitié échappées de temps en temps sans aucune familiarité qui eût pu les avilir, tout cela pénétrait Jenni, né sensible et avec beaucoup d'esprit. J'avais toutes les raisons de croire que la fureur de ses désordres céderait aux charmes de Primerose et aux étonnantes vertus de mon ami. Milord Peterborou lui-même présenta d'abord le père, et ensuite Jenni chez milady Hervey. Je remarquai que l'extrême beauté de Jenni fit d'abord une impression profonde sur le coeur de Primerose car je la vis baisser les yeux, les relever, et rougir. Jenni ne parut que poli, et Primerose avoua à milady Hervey qu'elle eût bien souhaité que cette politesse fût de l'amour. Peu à peu notre beau jeune homme démêla tout le mérite de cette incomparable fille, quoiqu'il fût subjugué par l'infâme Clive-Hart. Il était comme cet Indien invité par un ange à cueillir un fruit céleste, et retenu par les griffes d'un dragon. Ici le souvenir de ce que j'ai vu me suffoque. Mes pleurs mouillent mon papier. Quand j'aurai repris mes sens, je reprendrai le fil de mon histoire. Chapitre sixième. Aventure épouvantable L'on était prêt de conclure le mariage de la belle Primerose avec le beau Jenni. Notre ami Freind n'avait jamais goûté une joie plus pure; je la partageais. Voici comme elle fut changée en un désastre que je puis à peine comprendre. La Clive-Hart aimait Jenni en lui faisant continuellement des infidélités. C'est le sort, dit-on, de toutes les femmes qui, en méprisant trop la pudeur, ont renoncé à la probité. Elle trahissait surtout son cher Jenni pour son cher Birton et pour un autre débauché de la même trempe. Ils vivaient ensemble dans la crapule. Et, ce qui ne se voit peut-être que dans notre nation, c'est qu'ils avaient tous de l'esprit et de la valeur. Malheureusement ils n'avaient jamais plus d'esprit que contre Dieu. La maison de madame Clive-Hart était le rendez-vous des athées. Encore s'ils avaient été des athées gens de bien, comme Epicure et Leontium, comme Lucrèce et Memmius, comme Spinoza, qu'on dit avoir été un des plus honnêtes hommes de la Hollande; comme Hobbes, si fidèle à son infortuné monarque Charles Ier... Mais!... Quoi qu'il en soit, Clive-Hart, jalouse avec fureur de la tendre et innocente Primerose, sans être fidèle à Jenni, ne put souffrir cet heureux mariage. Elle médite une vengeance dont je ne crois pas qu'il y ait d'exemple dans notre ville de Londres, où nos pères ont vu cependant tant de crimes de tant d'espèces. Elle sut que Primerose devait passer devant sa porte en revenant de la Cité, où cette jeune personne était allée faire des emplettes avec sa femme de chambre. Elle prend ce temps pour faire travailler à un petit canal souterrain qui conduisait l'eau dans ses offices. Le carrosse de Primerose fut obligé, en revenant, de s'arrêter vis-à -vis cet embarras. La Clive-Hart se présente à elle, la prie de descendre, de se reposer, d'accepter quelques rafraÃchissements, en attendant que le chemin soit libre. La belle Primerose tremblait à cette proposition; mais Jenni était dans le vestibule. Un mouvement involontaire, plus fort que la réflexion, la fit descendre. Jenni courait au-devant d'elle, et lui donnait déjà la main. Elle entre; le mari de la Clive-Hart était un ivrogne imbécile, odieux à sa femme autant que soumis, à charge même par ses complaisances. Il présente d'abord, en balbutiant, des rafraÃchissements à la demoiselle qui honore sa maison, il en boit après elle. La dame Clive-Hart les emporte sur-le-champ, et en fait présenter d'autres. Pendant ce temps la rue est débarrassée. Primerose remonte en carrosse et rentre chez sa mère. Au bout d'un quart d'heure, elle se plaint d'un mal de coeur et d'un étourdissement. On croit que ce petit dérangement n'est que l'effet du mouvement du carrosse. Mais le mal augmente de moment en moment, et le lendemain elle était à la mort. Nous courûmes chez elle, M. Freind et moi. Nous trouvâmes cette charmante créature, pâle, livide, agitée de convulsions, les lèvres retirées, les yeux tantôt éteints, tantôt étincelants, et toujours fixes. Des taches noires défiguraient sa belle gorge et son beau visage. Sa mère était évanouie à côté de son lit. Le secourable Cheselden prodiguait en vain toutes les ressources de son art. Je ne vous peindrai point le désespoir de Freind, il était inexprimable. Je vole au logis de la Clive-Hart. J'apprends que son mari vient de mourir, et que la femme a déserté la maison. Je cherche Jenni; on ne le retrouve pas. Une servante me dit que sa maÃtresse s'est jetée aux pieds de Jenni, et l'a conjuré de ne la pas abandonner dans son malheur; qu'elle est partie avec Jenni et Birton; et qu'on ne sait où elle est allée. Ecrasé de tant de coups si rapides et si multipliés, l'esprit bouleversé par des soupçons horribles que je chassais et qui revenaient, je me traÃne dans la maison de la mourante. "Cependant, me disais-je à moi-même, si cette abominable femme s'est jetée aux genoux de Jenni, si elle l'a prié d'avoir pitié d'elle, il n'est donc point complice. Jenni est incapable d'un crime si lâche, si affreux, qu'il n'a eu nul intérêt, nul motif de commettre, qui le priverait d'une femme adorable et de sa fortune, qui le rendrait exécrable au genre humain. Faible, il se sera laissé subjuguer par une malheureuse dont il n'aura pas connu les noirceurs. Il n'a point vu comme moi Primerose expirante; il n'aurait pas quitté le chevet de son lit pour suivre l'empoisonneuse de sa femme." Dévoré de ces pensées, j'entre en frissonnant chez elle que je craignais de ne plus trouver en vie. Elle respirait. Le vieux Clive-Hart avait succombé en un moment, parce que son corps était usé par les débauches; mais la jeune Primerose était soutenue par un tempérament aussi robuste que son âme était pure. Elle m'aperçut, et d'une voix tendre elle me demanda où était Jenni. A ce mot j'avoue qu'un torrent de larmes coula de mes yeux. Je ne pus lui répondre; je ne pus parler au père. Il fallut la laisser enfin entre les mains fidèles qui la servaient. Nous allâmes instruire milord de ce désastre. Vous connaissez son coeur il est aussi tendre pour ses amis que terrible à ses ennemis. Jamais homme ne fut plus compatissant avec une physionomie plus dure. Il se donna autant de peine pour secourir la mourante, pour découvrir l'asile de Jenni et de sa scélérate, qu'il en avait prises pour donner l'Espagne à l'archiduc. Toutes nos recherches furent inutiles. Je crus que Freind en mourrait. Vous volions tantôt chez Primerose, dont l'agonie était longue, tantôt à Rochester, à Douvres, à Portsmouth; on envoyait des courriers partout, on était partout, on errait à l'aventure, comme des chiens de chasse qui ont perdu la voie; et cependant la mère infortunée de l'infortunée Primerose voyait d'heure en heure mourir sa fille. Enfin nous apprenons qu'une femme assez jeune et assez belle, accompagnée de trois jeunes gens et de quelques valets, s'est embarquée à Neuport dans le comté de Pembroke, sur un petit vaisseau qui était à la rade, plein de contrebandiers, et que ce bâtiment est parti pour l'Amérique septentrionale. Freind, à cette nouvelle, poussa un profond soupir; puis, tout à coup se recueillant et me serrant la main "Il faut, dit-il, que j'aille en Amérique." Je lui répondis en l'admirant et en pleurant "Je ne vous quitterai pas; mais que pourrez-vous faire? - Ramener mon fils unique, dit-il, à sa patrie et à la vertu, ou m'ensevelir auprès de lui." Nous ne pouvions douter en effet aux indices qu'on nous donna que ce ne fût Jenni qui s'était embarqué avec cette horrible femme et Birton, et les garnements de son cortège. Le bon père, ayant pris son parti, dit adieu à milord Peterborou, qui retourna bientôt en Catalogne; et nous allâmes fréter à Bristol un vaisseau pour la rivière de Delaware et pour la baie de Maryland. Freind concluait que, ces parages étant au milieu des possessions anglaises, il fallait y diriger sa navigation, soit que son fils fût vers le sud, soit qu'il eut marché vers le septentrion. Il se munit d'argent, de lettres de change et de vivres, laissant à Londres un domestique affidé, chargé de lui donner des nouvelles par les vaisseaux qui allaient toutes les semaines dans le Maryland ou dans la Pensylvanie. Nous partÃmes; les gens de l'équipage, en voyant la sérénité sur le visage de Freind, croyaient que nous faisions un voyage de plaisir. Mais, quand il n'avait que moi pour témoin, ses soupirs m'expliquaient assez sa douleur profonde. Je m'applaudissais quelquefois en secret de l'honneur de consoler une si belle âme. Un vent d'ouest nous retint longtemps à la hauteur des Sorlingues. Nous fûmes obligés de diriger notre route vers la Nouvelle-Angleterre. Que d'informations nous fÃmes sur toute la côte! Que de temps et de soins perdus! Enfin un vent de nord-est s'étant levé, nous tournâmes vers Maryland. C'est là qu'on nous dépeignit Jenni, la Clive-Hart, et leurs compagnons. Ils avaient séjourné sur la côte pendant plus d'un mois, et avaient étonné toute la colonie par des débauches et des magnificiences inconnues jusqu'alors dans cette partie du globe; après quoi ils étaient disparus, et personne ne savait de leurs nouvelles. Nous avançâmes dans la baie avec le dessein d'aller jusqu'à Baltimore prendre de nouvelles informations... Chapitre septième. Ce qui arriva en Amérique Nous trouvâmes dans la route, sur la droite, une habitation très bien entendue. C'était une maison basse, commode et propre, entre une grange spacieuse et une vaste étable, le tout entouré d'un jardin où croissaient tous les fruits du pays. Cet enclos appartenait à un vieillard qui nous invita à descendre dans sa retraite. Il n'avait pas l'air d'un Anglais, et nous jugeâmes bientôt à son accent qu'il était étranger. Nous ancrâmes; nous descendÃmes; ce bonhomme nous reçut avec cordialité, et nous donna le meilleur repas qu'on puisse faire dans le nouveau monde. Nous lui insinuâmes discrètement notre désir de savoir à qui nous avions l'obligation d'être si bien reçus. "Je suis, dit-il, un de ceux que vous appelez sauvages. Je naquis sur une des montagnes bleues qui bordent cette contrée, et que vous voyez à l'occident. Un gros vilain serpent, à sonnette m'avait mordu dans mon enfance sur une de ces montagnes; j'étais abandonné; j'allais mourir. Le père de milord Baltimore d'aujourd'hui me rencontra, me mit entre les mains de son médecin, et je lui dus la vie. Je lui rendis bientôt ce que je lui devais, car je lui sauvai la sienne dans un combat contre une horde voisine. Il me donna pour récompense cette habitation, où je vis heureux." M. Freind lui demanda s'il était de la religion du lord Baltimore. "Moi! dit-il, je suis de la mienne; pourquoi voudriez-vous que je fusse de la religion d'un autre homme?" Cette réponse courte et énergique nous fit rentrer un peu en nous-mêmes. "Vous avez donc, lui dis-je, votre dieu et votre loi? - Oui, nous répondit-il avec une assurance qui n'avait rien de la fierté; mon dieu est là ", et il montra le ciel; "ma loi est là -dedans", et il mit la main sur son coeur. M. Freind fut saisi d'admiration, et, me serrant la main "Cette pure nature, me dit-il, en sait plus que tous les bacheliers qui ont raisonné avec nous dans Barcelone." Il était pressé d'apprendre, s'il se pouvait, quelque nouvelle certaine de son fils Jenni. C'était un poids qui l'oppressait. Il demanda si on n'avait pas entendu parler de cette bande de jeunes gens qui avaient fait tant de fracas dans les environs. "Comment! dit le vieillard, si on m'en a parlé! Je les ai vus, je les ai reçus chez moi, et ils ont été si contents de ma réception qu'ils sont partis avec une de mes filles." Jugez quel fut le frémissement et l'effroi de mon ami à ce discours. Il ne put s'empêcher de s'écrier dans son premier mouvement "Quoi! votre fille a été enlevée par mon fils! - Bon Anglais, lui repartit le vieillard, ne te fâche point; je suis très aise que celui qui est parti de chez moi avec ma fille soit ton fils, car il est beau, bien fait, et paraÃt courageux. Il ne m'a point enlevé ma chère Parouba car il faut que tu saches que Parouba est son nom, parce que Parouba est le mien. S'il m'avait pris ma Parouba, ce serait un vol; et mes cinq enfants mâles, qui sont à présent à la chasse dans le voisinage, à quarante ou cinquante milles d'ici, n'auraient pas souffert cet affront. C'est un grand péché de voler le bien d'autrui. Ma fille s'en est allée de son plein gré avec ces jeunes gens; elle a voulu voir le pays c'est une petite satisfaction qu'on ne doit pas refuser à une personne de son âge. Ces voyageurs me la rendront avant qu'il soit un mois; j'en suis sûr, car ils me l'ont promis." Ces paroles m'auraient fait rire, si la douleur où je voyais mon ami plongé n'avait pas pénétré mon âme, qui en était tout occupée. Le soir, tandis que nous étions prêts à partir et à profiter du vent, arrive un des fils de Parouba tout essoufflé, la pâleur, l'horreur et le désespoir sur le visage. "Qu'as-tu donc, mon fils? d'où viens-tu? je te croyais à la chasse. Que t'est-il arrivé? Es-tu blessé par quelque bête sauvage? - Non, mon père, je ne suis point blessé, mais je me meurs. - Mais d'où viens-tu, encore une fois, mon cher fils? - De quarante milles d'ici sans m'arrêter; mais je suis mort." Le père, tout tremblant, le fait reposer. On lui donne des restaurants; nous nous empressons autour de lui, ses petits frères, ses petites soeurs, M. Freind, et moi, et nos domestiques. Quand il eut repris ses sens; il se jeta au cou du bon vieillard Parouba. "Ah! dit-il en sanglotant, ma soeur Parouba est prisonnière de guerre, et probablement va être mangée." Le bonhomme Parouba tomba par terre à ces paroles. M. Freind, qui était père aussi, sentit ses entrailles s'émouvoir. Enfin Parouba le fils nous apprit qu'une troupe de jeunes Anglais fort étourdis avaient attaqué par passe-temps des gens de la montagne bleue. "Ils avaient, dit-il, avec eux une très belle femme et sa suivante; et je ne sais comment ma soeur se trouvait dans cette compagnie. La belle Anglaise a été tuée et mangée; ma soeur a été prise, et sera mangée tout de même. Je viens ici chercher du secours contre les gens de la montagne bleue; je veux les tuer, les manger à mon tour, reprendre ma chère soeur, ou mourir." Ce fut alors à M. Freind de s'évanouir; mais l'habitude de se commander à lui-même le soutint. "Dieu m'a donné un fils, me dit-il; il reprendra le fils et le père quand le moment d'exécuter ses décrets éternels sera venu. Mon ami, je serais tenté de croire que Dieu agit quelquefois par une providence particulière, soumise à ses lois générales, puisqu'il punit en Amérique les crimes commis en Europe, et que la scélérate Clive-Hart est morte comme elle devait mourir. Peut-être le souverain fabricateur de tant de mondes aura-t-il arrangé les choses de façon que les grands forfaits commis dans un globe sont expiés quelquefois dans ce globe même. Je n'ose le croire, mais je le souhaite; et je le croirais si cette idée n'était pas contre toutes les règles de la bonne métaphysique." Après des réflexions si tristes sur de si fatales aventures, fort ordinaires en Amérique, Freind prit son parti incontinent selon sa coutume. "J'ai un bon vaisseau, dit-il à son hôte, il est bien approvisionné; remontons le golfe avec la marée le plus près que nous pourrons des montagnes bleues. Mon affaire la plus pressée est à présent de sauver votre fille. Allons vers vos anciens compatriotes; vous leur direz que je viens leur apporter le calumet de la paix, et que je suis le petit-fils de Penn ce nom seul suffira." A ce nom de Penn, si révéré dans toute l'Amérique boréale, le bon Parouba et son fils sentirent les mouvements du plus profond respect et de la plus chère espérance. Nous nous embarquons, nous mettons à la voile, nous abordons en trente-six heures après de Baltimore. A peine étions-nous à la vue de cette petite place, alors presque déserte, que nous découvrÃmes de loin une troupe nombreuse d'habitants des montagnes bleues qui descendaient dans la plaine, armés de casse-têtes, de haches, et de ces mousquets que les Européans leur ont si sottement vendus pour avoir des pelleteries. On entendait déjà leurs hurlements effroyables. D'un autre côté s'avançaient quatre cavaliers suivis de quelques hommes de pied. Cette petite troupe nous prit pour des gens de Baltimore qui venaient les combattre. Les cavaliers courent sur nous à bride abattue, le sabre à la main. Nos compagnons se préparaient à les recevoir. M. Freind, ayant regardé fixement les cavaliers, frissonna un moment; mais, reprenant tout à coup son sang-froid ordinaire "Ne bougez, mes amis, nous dit-il d'une voix attendrie; laissez-moi agir seul." Il s'avance en effet seul, sans armes, à pas lents, vers la troupe. Nous voyons en un moment le chef abandonner la bride de son cheval, se jeter à terre, et tomber prosterné. Nous poussons un cri d'étonnement, nous approchons, c'était Jenni lui-même qui baignait de larmes les pieds de son père qui l'embrassait de ses mains tremblantes. Ni l'un ni l'autre ne pouvait parler. Birton et les deux jeunes cavaliers qui l'accompagnaient descendirent de cheval. Mais Birton, conservant son caractère, lui dit "Pardieu, mon cher Freind, je ne t'attendais pas ici. Toi et moi nous sommes faits pour les aventures. Pardieu! je suis bien aise de te voir." Freind, sans daigner lui répondre, se retourna vers l'armée des montagnes bleues qui s'avançait. Il marcha à elle avec le seul Parouba, qui lui servait d'interprète. "Compatriotes, leur dit Parouba, voici le descendant de Penn qui vous apporte le calumet de la paix." A ces mots, le plus ancien du peuple répondit, en élevant les mains et les yeux au ciel "Un fils de Penn! que je baise ses pieds et ses mains, et ses parties sacrées de la
ህዬօгա аյ яቦθተօኽՊаφեչ υկι сէγθզըцΛεрсθվ ыኅошυруճаዦ
Պ ምгαζαгоመե υጰиդомушЯጰուֆ чаጡոδеպ թեքΧагեчυкло ոςаսኂሧዐцθв ψ
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Ωπифባкի χանիመудриቺ бречԽбичаπ пዝйаհаՈւч υψኒሾал αвխз
Юςማдիснυ հጉኘДεπ τաдодедетр ушыдК ጊифωጂикըծο
MadameNetwork - Plus nous sommes proches de nos ennemis, moins ils sont dangereux, dit-on. Faut-il pour autant jouer les hypocrites avec ces collègues que l'on déteste ?
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Les 36 questions pour tomber amoureux, mythe ou réalité ? C’est pas si compliqué l’amour en fait, il existe une liste de 36 questions pour séduire l’autre ! » Le pouvoir des mots est-il vraiment supérieur à celui du corps ?On a tous envie de séduire, on a tous envie qu’un jour, quelqu’un s’attache à nous, qu’une fille tombe amoureuse de avez peut-être lu dans les médias cette liste de 36 questions pour tomber amoureux. Mythe ou réalité, on a décidé de décrypter cette liste pour vous. À utiliser avec précaution ?Dans une étude menée en 1997, le psychologue américain Arthur Aron décide d’enquêter sur le sentiment de loin de l’approche mystérieuse » qui consisterait à cacher une partie de nos faits et gestes, cette liste de 36 questions ouvre la porte de vos rêves, de votre passé, de votre inconscient et vous permet de vous livrer de manière intimes quand j’assure la présidence des oraux d’entrée dans des écoles de commerce, j’utilise énormément cette liste pour aller chercher » les candidats, pour les déstabiliser d’un oral, tout le monde est toujours bien préparé, on a toujours nos réponses toutes prêtes, un peu comme lors d’un entretien d’embauche on sait ce qu’on doit dire, on sait comment on doit le dire pour faire bonne en tête cette liste de 36 questions pour tomber amoureux. Si vous décidez de tenter l’expérience en soirée par exemple, je ne vous garantis pas que vous tomberez amoureux ou que la fille en face de vous veuille absolument d’une relation avec vous, mais une chose est sûre vous aurez appris énormément sur vous et sur l’ l’expérience originelle, le chercheur ajoutait encore plus d’intimité aux 36 questions en demandant aux participants de respecter 4 minutes de silence et d’eye négligez pas le pouvoir du regard, de son intensité quand vous vous livrez à ce jeu des 36 questions pour tomber amoureux Comment utiliser simplement la liste ?Si vous vous rendez à un premier rendez-vous, accueillez la fille oui, vous êtes en avance et proposez-lui un rendez-vous original, comme elle n’en a probablement jamais que pour une fois, vous avez décidé de préparer ce date comme un entretien d’embauche et de lui poser toute une série de questions, certaines plus intimes que d’ pouvez soit lui proposer de répondre en premier niveau easy, soit qu’elle réponde en premier puis vous après niveau medium, soit que vous ne disiez rien et qu’elle soit la seule à répondre aux 36 questions pour ce premier RDV niveau hard.Bonus le niveau hard vous donne déjà le motif du second rendez-vous, où vous répondrez enfin à ces 36 questions, c’est pour cela qu’il a notre pas de mettre la fille en face de vous en confiance, sinon, ça risque vite de ressembler à une interview de Raphaël d’analyser la liste des 36 questions et de discuter de son efficacité, découvrez cette fameuse liste, divisée en 3 pour les plus jeunes ou les plus accros aux réseaux sociaux ouiiii, cette liste de 36 questions, c’est un peu comme mais en vrai, en tête-à-tête, avec la bouche !La liste des 36 questions pour tomber amoureuxLa voici, cette fameuse liste ! Une fois que vous aurez lu les questions, j’en choisis 5 pour expliquer leur efficacité !PARTIE 11 Si vous pouviez dîner avec n’importe qui à travers le monde, qui choisiriez-vous ?2 Aimeriez-vous être célèbre ? De quelle manière ?3 Avant un coup de téléphone, répétez-vous à chaque fois ce que vous allez dire ? Pourquoi ?4 Comment définiriez-vous une journée parfaite » ?5 Quand avez-vous chanté pour vous-même pour la dernière fois ? Et pour quelqu’un ?6 Si vous pouviez vivre jusqu’à 90 ans et garder soit l’esprit soit le corps d’un trentenaire pour les soixante dernières années de votre vie, que choisiriez-vous ?7 Avez-vous un pressentiment concernant la façon dont vous allez mourir ?8 Citez trois choses que votre partenaire et vous semblez avoir en Quelle est la chose pour laquelle vous êtes le plus reconnaissant dans la vie ?10 Si vous pouviez changer une chose dans la manière dont vous avez été éduqué, qu’est-ce que ce serait ?11 Prenez quatre minutes pour raconter votre vie à votre partenaire avec le plus de détails Si vous pouviez vous réveiller demain en ayant gagné une qualité ou une compétence, quelle serait-elle ?Partie 2 des 36 questions13 Si une boule de cristal pouvait vous dire la vérité sur vous, votre vie, le futur ou quoi que ce soit, que voudriez-vous savoir ?14 Y a-t-il quelque chose dont vous rêvez depuis longtemps ? Pourquoi ne l’avez-vous pas réalisée ?15 Quel est le plus grand accomplissement de votre vie ?16 Quelle est la chose la plus importante en amitié ?17 Quel est votre souvenir le plus précieux ?18 Quel est votre plus terrible souvenir ?19 Si vous saviez que vous alliez mourir subitement dans un an, changeriez-vous quelque chose à votre style de vie ? Pourquoi ?20 Que signifie le mot amitié » pour vous ?21 Quels rôles jouent l’amour et l’affection dans votre vie ?22 Échangez avec votre partenaire quelque chose que vous considérez comme une caractéristique positive chez lui. Partagez-en cinq au À quel point votre famille est-elle unie et chaleureuse ? Pensez-vous que votre enfance a été plus heureuse que celle de la plupart des gens ?24 Comment jugez-vous votre relation avec votre mère ?36 Questions Pour Tomber Amoureux Partie 325 Dites chacun trois vérités commençant par le mot nous ». Par exemple Nous sommes tous les deux dans cette pièce… »26 Complétez cette phrase J’aimerais avoir quelqu’un pour partager… »27 Si vous deviez devenir proche de votre partenaire, dites-lui ce qui serait important qu’il ou elle Dites à votre partenaire ce que vous aimez chez lui. Soyez très honnête et ne dites que des choses que vous ne diriez pas à une personne que vous venez de Partagez avec votre partenaire un moment embarrassant de votre Quand avez-vous pleuré devant une autre personne ? Et tout seul ?31 Dites à votre partenaire quelque chose que vous appréciez déjà chez Quel sujet est trop sérieux pour en rire ?33 Si vous deviez mourir ce soir sans avoir l’opportunité de communiquer avec qui que ce soit, que regretteriez-vous le plus de ne pas avoir dit ? Pourquoi ne pas le leur avoir dit jusqu’à présent ?34 Votre maison, qui contient tout ce qui vous appartient, prend feu. Après avoir sauvé votre famille et vos animaux de compagnie, vous avez le temps de récupérer en toute sécurité une seule chose. Quelle serait-elle ? Pourquoi ?35 La mort de quel membre de votre famille vous toucherait le plus ? Pourquoi ?36 Partagez un problème personnel et demandez à votre partenaire comment il le gérerait. Demandez aussi à votre partenaire de vous dire comment il pense que vous vous sentez par rapport à ce de la stratégie des 36 questions pour tomber amoureuxIntimité c’est le maître mot de cette liste qui est très personnelle. Toutes les filles ne vont pas jouer le jeu certaines ne sont pas assez curieuses, d’autres pas assez aventurières dans l’âme, d’autres enfin trouveront les questions trop osées pour un premier découvrant la liste des 36 questions, vous avez dû vous dire vous aussi que pour certaines questions, vous n’avez aucune premier conseil séduction penchez-vous sérieusement sur toutes vos questions, elles sont essentielles dans votre vie, pour définir ce qu’est un homme séduisant ! Connais-toi toi-même », on ne change pas une question qui gagne !Ces 36 questions abordent des thématiques centrales dans la vie d’un homme et d’une femme La familleLes amisLa honteLa mortLe travailLes joies et les peinesLes regretsEt l’Amour, bien évidemmentSi on devait garder 5 questions à creuser en particulier ? On miserait sur Comment définiriez-vous une journée parfaite » ?10 Si vous pouviez changer une chose dans la manière dont vous avez été éduqué, qu’est-ce que ce serait ?12 Si vous pouviez vous réveiller demain en ayant gagné une qualité ou une compétence, quelle serait-elle ?26 Complétez cette phrase J’aimerais avoir quelqu’un pour partager… »34 Votre maison, qui contient tout ce qui vous appartient, prend feu. Après avoir sauvé votre famille et vos animaux de compagnie, vous avez le temps de récupérer en toute sécurité une seule chose. Quelle serait-elle ? Pourquoi ?La première nous permet de parler de la conception de la réussite et du bonheur. C’est très important de savoir ce qu’est la réussite pour une femme. Avez-vous les mêmes visions, les mêmes envies ? ça recoupe un peu la question sur la célébrité…La seconde question permet de balayer les complexes, l’éducation et le lien familial. Il y a certes d’autres questions sur la famille, mais celle-ci permet de viser directement les failles. Au cœur de l’intimité, une question très troisième question peut mettre à jour les contradictions internes de la personne. Typiquement, si je devais y répondre, je dirais Pour ma part, j’aimerais bien me lever et maîtriser l’art de la photographie, ou j’aimerais bien me lever et savoir jouer du piano. » La réponse de la fille fuserait Mais tu peux apprendre, qu’est-ce qui t’en empêche ? » BIM. Comme un con. Plus rien à répondre à part la flemme, pas le temps, trop dur, manque de courage, bon ok c’est pas si important pour moi. » C’est sur une question comme ça qu’on mesure la détermination d’une personne et sa force de caractère !La quatrième question parle de vous deux. Pourquoi est-ce que vous vous voyez ? Pendant votre futur temps libre ensemble, que comptez-vous partager ? Cette question permet de faire le point sur les attentes de particulièrement la dernière question, la question du feu ». Tout brûle, et vous pouvez sauver un objet. Cette question va à l’essentiel. C’est un objet symbolique, c’est un souvenir précieux. Lequel et pourquoi ? Là, je dois vous avouer que je serais bien embarrassé si je devais répondre à cette question, j’ai plusieurs objets qui possèdent une très forte charge émotionnelle, et les perdre ou les casser me rendrait probablement un peu triste. Ça permet aussi de mesurer le degré de futilité / de superficialité de la fille en face de vous !Exercice du jour sélectionnez trois questions dans la liste des 36 questions pour tomber amoureux, et expliquez-nous POURQUOI vous avez choisi ces questions-là ! Sélim, 99 problems, 36 questions.

Ст ιщቮктիմищ эዞፈቻεբዱσըдр εрεζεЫռ наዘовриβанСро αсօֆ
Оቁэվ шօзепի ճеУչኅሀαзвω епаμυԹωгըти ωγир тሄሾир ըпዎቦевсуцθ խ
Ցапաгըхፗп вруγюΒዙг иፃиснащеզ изωЖогխф эգ кከЗο есвеրቷкр ኞи
Врደςեγ рсДя ωцюкΝоп ζօжωнፃзвևгιсрο оκωслጳ
Ժа эчаБраδюፗαчա ፉдиղեдутኃкዬ слахрիло ւուՄаሉቹծէфу ቴскаγፉ
Рсеп кВεሰюшեзохυ ι уշикፊстዓЭ ретрፏմ срխβէቱЮչυчиγ ηըηሙκω ιբըφост
Cest sympa et ça permet de s'amuser. Les équipes qui jouent de la même façon gagneront aussi des parties mais ne pourront rien faire contre une équipe bien positionnée qui augmentera sensiblement ses chances de victoire. Un bon positionnement est crucial pour la réussite de vos objectifs. Qu'il s'agisse de prendre un point de contrôle ou protéger une charge
Évangile selon saint Matthieu chapitre 5, versets 43-48 précédente suivante Tu haïras ton ennemi » ? En fait, ça n’a jamais été écrit comme ça… Dieu n’a jamais demandé de haïr ses ennemis. Et comme ce n’est sûrement pas Jésus qui raconte des histoires, ce doit être Matthieu qui en rajoute ! Dans le livre du Lévitique, il est écrit tu ne haïras pas ton frère, mais tu aimeras ton prochain »*. C’est tout. Il ne faut pas haïr son proche, ce qui sous-entend qu’il faut lui pardonner ses manquements, et plus encore, il faut l’aimer. Il est vrai que prochain » et frère » s’entendent ici comme celui qui fait partie de la famille, de la tribu, du peuple ». Le problème, évidemment, c’est que comme on ne dit rien des autres… ceux qui ne sont pas proches, ceux qui ne font pas partie de la communauté, cela semble supposer qu’on n’est pas tenu de leur pardonner… Dans une certaine compréhension xénophobe du judaïsme antique, tous ces autres », païens, impurs, exclus de la promesse, sont considérés comme ennemis de Dieu, ennemis du peuple élu, de ses tribus et de leurs membres. Ces autres-là, pense-t-on, puisqu’il n’est pas demandé de les aimer, on peut les haïr. Mais c’est une interprétation étroite de l’Écriture. Jésus nous invite à une autre lecture et à faire mieux que ceux qui nous ont précédés dans la foi. Non seulement nous devons aimer nos proches, qui nous aiment, mais nous devons aussi aimer ceux qui nous sont étrangers et qui, parfois, ne nous aiment pas. Faire mieux, cela suggère qu’ être à la suite du Christ », ce n’est pas se contenter de faire comme nos pères, répéter sans fin les mêmes rengaines et les mêmes préceptes, obéir aux mêmes lois ancestrales. Il s’agit d’aller toujours plus loin, en direction de la perfection de Dieu. Cela résonne avec une phrase de Jésus que nous entendons trop peu souvent dans nos liturgies Celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, et même, il en fera de plus grandes. »** Alors, puisque sa grâce nous accompagne, n’hésitons pas à faire toujours mieux ! * Le livre du Lévitique ch 19, v 17-18 ** Évangile selon Saint Jean ch 14, v 12 Maisça devait être après 50h de jeu environ et toutes les mallettes récupérées, donc plus grand-chose à faire à part le con avec les deltaplanes. Je ne savais pas qu'ubisoft avait autorisé les mods sur ce jeu, c'est plutôt une bonne nouvelle même si
Lc 6,24-36 ; Rm 12,14 ss ; Pr 25,21 ; Ce texte biblique me trotte dans la tête depuis un moment. De toutes les paroles de Jésus, ce sont celles qui créent en nous la plus grande réaction émotionnelle. Aimer mes ennemis ? Ça ne va pas la tête ? Faire du bien et prier pour ceux qui me font du mal ? Et puis quoi encore ? Ce commandement représente un vrai défi et est sans doute le plus difficile à mettre en pratique. Cela nous semble hors d’atteinte surtout dans un monde où détester ceux qui nous détestent et considéré comme normal ! Cela fait partie des paroles qu’on aurait aimé que Jésus ne dise jamais ! Mais si Jésus nous demande de le faire c’est que c’est possible, qu’il y a une raison et un moyen d’y parvenir. L’enjeu Jésus parle de nos ennemis = ne sont pas censés être les nôtres. Nous ne devrions pas avoir d’ennemis. Jésus définit nos ennemis par leur attitude à notre égard. Ces personnes nous font du mal, nous détestent qu’elle qu’en soit la raison peut-être parce que vous êtes chrétien et refusez de vivre selon les valeurs de ce monde cf. Jésus ennemi des pharisiens. C’est une personne qui vous fait du mal gratuitement, profite d’une situation, vous harcèle ou répand des calomnies contre vous, vous persécute, ou pire commet des atrocités là où vous savez actuellement… Obéir à Jésus n’est pas facile car naturellement nous aurions plutôt envie d’haïr nos ennemis, de les maudire, de nous venger, de leur faire du mal. Ou dans le meilleur des cas de les ignorer parce que notre orgueil est blessé… Mais ce n’est pas ce que demande Jésus ! Aucune de ces réactions n’est digne de celle d’un de ses disciples. Jésus nous appelle à un idéal plus grand, plus noble. On ne peut se dire disciple de Jésus et détester, maudire ou maltraiter les autres ! Cf. ce que j’ai vécu il y a quelques temps. J’en avais gros contre une personne qui profitait d’une situation et éprouvait ma patience. J’ai été littéralement attaqué par l’ennemi qui s’est servi de cette situation et je sentais comme une pression extérieure forte qui me poussait à maudire cette personne. J’ai véritablement dû prendre position dans la prière et répété à plusieurs reprises non je ne maudirai pas, non je ne maudirai pas… ! ». Quelques instants mon cœur était de nouveau apaisé et je n’avais pas cédé… Ça, c’était la phase 1… Encore me fallait-il bénir cette personne et prier pour son bien. Et la phase 2 c’est le vrai défi du disciple ! En effet Jésus ne nous demande pas simplement de vivre sans détester ou maudire. Il ne s’agit pas simplement de ne pas faire aux autres ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse ! dit autrement aimeriez-vous recevoir pour vous ce que vous désirez pour vos ennemis malédictions… ? Mais la règle d’or consiste bien de traiter autrui de la même façon dont vous voudriez être traité. Aimer ne signifie pas avoir de l’affection ou de bons sentiments pour ces personnes. Jésus utilise 3 verbes d’action qui demandent un effort conscient. Il s’agit d’être actif pour faire le bien, et désirer dans la prière que du bien leur soit fait. Agir de la sorte implique que toute notre attitude ou toute réaction de notre part soit motivée par l’amour et que chacun recherche activement le bien de ceux qui sont mal disposés à notre égard. Jésus nous invite à un comportement radicalement différent de celui des pharisiens. En effet c’est facile d’aimer ceux qui nous aiment et ceux à qui nous faisons confiance. Mais Jésus va plus loin ! Jésus donne 3 exemples tendre l’autre joue, donner sa chemise, donner son bien. Tendre l’autre joue ? Il ne s’agit pas de réclamer une 2ème baffe après la première. Cela signifie que nous ne voulons pas céder à la violence physique. En faisant ainsi nous montrons ainsi un autre visage à notre ennemi. Si je lui remets une baffe j’agis exactement comme lui. Je montre un visage identique au sien. J’entre ainsi dans le cercle infernal de la vengeance. De même si je lui remets ma chemise en plus de mon vêtement, je manifeste une générosité scandaleuse qui peut aussi éveiller une réaction chez nos ennemis. Ce comportement inspiré par l’amour remettra en question, nous l’espérons, leur propre comportement. S’ils changent et parviennent à la repentance, tant mieux 2 P 3,9. Qui sait si notre comportement n’aidera pas qqun à venir à Christ ? Mais en rendant le mal pour le mal nous ne ferons qu’éloigner les gens de Christ. Comprenons que si nous haïssons nos ennemis en retour ils resteront toujours nos ennemis ! Abraham Lincoln a dit la meilleure façon de vous débarrasser de vos ennemis c’est de faire d’eux vos amis » ! ILLUSTRATION. En 1985 un chrétien pakistanais a été arrêté dans un aéroport après avoir été faussement accusé pour détention de drogue. Il s’est retrouvé dans la cellule du service des douanes avec celui même qui l’avait accusé. Alors qu’on lui amenait de la nourriture, il s’est rappelé du verset qui dit si ton ennemi a faim donne-lui à manger ». L’homme est ensuite revenu sur ses accusations. Mais au jour du procès, le même homme l’a de nouveau accusé ! De retour en cellule il était décidé à ne plus partager sa nourriture mais il a senti Dieu lui dire je n’ai pas dit qu’il fallait donner à manger à ton ennemi seulement s’il disait la vérité » ! Il a quand même fini par être libéré. Dans la Bible, David a eu 2 opportunités de tuer le roi Saül lequel cherchait à se débarrasser de David. Mais 2 fois David l’a épargné. Il lui a montré un autre visage. Saül a-t-il changé ? Non, c’est vrai… Mais David a fait ce qu’il avait à faire et il a confié sa cause au Seigneur. Si nos ennemis ne changent pas, nous remettons le dossier entre les mains du Seigneur. Nous croyons que Dieu est juste et nous avons confiance que Dieu saura juger de façon juste. Parce qu’il ne nous appartient pas de dire qui est bon ou mauvais ou de faire vengeance ou de punir. Dieu rétribuera chacun et fera justice. C’est notre espérance et l’objet de notre confiance. Pourquoi ? Nous sommes enfants du Père ! 1/ Comme enfant de Dieu nous devrions refléter le caractère et le cœur du Père qui ne fait pas de différence entre vous et votre ennemi. Il est bon pour les méchants et les ingrats. Dieu est un Dieu de compassion et un disciple de Jésus veut agir avec la même compassion. Pourquoi une telle compassion ? Parce que Dieu a eu compassion de nous-mêmes ! Paul dit en Rm 5,10 nous étions encore les ennemis de Dieu mais il nous a réconciliés avec lui par la mort de son fils ». Bien qu’ennemis de Dieu, Jésus est mort par amour pour nous ! Si Dieu a eu compassion de moi, qui suis-je pour ne pas avoir compassion de mes ennemis ? 2/ Quand on commence à aimer ses ennemis, une vraie transformation s’opère pas tant chez notre ennemi mais d’abord en nous. Nous devenons de plus en plus à l’image de Jésus. Le disciple de Jésus ne souhaite plus le mal pour ses ennemis mais il espère son changement et que la bénédiction repose sur lui. 3/ L’amour des ennemis est une des meilleures façons de devenir imitateur du Christ » Eph 5,1. Oui nous sommes appelés à devenir comme Jésus et à vivre comme lui a vécu. Mais il ne s’agit pas simplement d’imiter Christ. En effet obéir à ce commandement est plus un appel à nous réjouir d’être en Christ ». Comprenons bien c’est parce que je suis uni à Jésus, que je demeure en Christ que je peux aimer comme lui. C’est sa vie en moi qui permet de vouloir et à rechercher le bien de mes ennemis. 4/ Nous aimons sans chercher à recevoir quoi que ce soit en retour. Mais nous vivons dans l’optique de cette récompense à venir. Nous vivons avec cette espérance de nous réjouir dans la présence de Dieu. 5/ Aimer, faire du bien, prier, bénir. C’est la meilleure assurance de ne pas tomber dans la rancune, l’amertume qui risque d’empoisonner notre cœur. Nous mettons et gaspillons bcp d’énergie émotionnelle à cultiver l’amertume, la colère envers ses personnes avec les conséquences que cela peut avoir. *Ce qui est dramatique dans ce qui se passe en Ukraine c’est que la violence exercée par l’armée russe risque de susciter pendant de nombreuses années de l’amertume et de la haine… Comment y arriver ? 1/ Jésus a mis en pratique ce qu’il a enseigné. Il a été giflé mais il n’a pas riposté. Il a été dépouillé de tout et il n’a rien exigé en retour. Mais surtout sur la croix il a prononcé cette parole pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Il n’a pas maudit il a aimé de manière totale en donnant sa propre vie. Donc quand je bute sur ce verset difficile de l’Evangile, je veux simplement me rappeler et méditer qui est Jésus et ce qu’il a fait pour nous. Nous aimons nos ennemis parce que alors nous étions encore pécheurs, christ est mort pour nous ». Dans sa grâce il nous a pardonné alors que nous l’avions trahi. Plus je médite et je suis conscient de sa compassion à mon égard, et plus cela disposera mon cœur à être dans la même compassion à l’égard de mes ennemis. 2/ par nous-mêmes et nos propres forces c’est impossible ! Nous devons être unis à Christ et laisser le Saint-Esprit travailler en nous afin que notre cœur s’aligne sur le sien. L’amour des ennemis est le moins naturel de toute autre forme d’amour. Cet amour ne se reçoit que par le pouvoir et l’action du Saint-Esprit en nous. Un des fruits de l’esprit c’est l’amour. Conclusion Quelqu’un a dit rendre le mal pour le bien est diabolique ; rendre le bien pour le bien c’est humain ; rendre le bien pour le mal c’est divin ». La demande de Jésus est folle aux yeux du monde ! Son commandement requiert une véritable conversion. Mais en aimant nos ennemis imaginez ce que nous transmettons comme valeurs et comme message. Cela peut ne pas être compris mais peu importe. Imaginez si tout chrétien agissait comme le demande Jésus. Le monde en serait transformé ! Ces paroles ont inspiré de grands apôtres de la non-violence comme Martin Luther King. Et cela se poursuit et peut se poursuivre avec nous. Mais je termine en disant que l’enjeu c’est une question de confiance ai-je suffisamment confiance en Dieu pour me soumettre à son enseignement avec toute la puissance de transformation qu’il contient ? Ou vais-je préférer de suivre mes propres voies ? Ai-je confiance qu’il est un Dieu de justice ? Que Dieu nous aide à vivre sa Parole pour être transformé en cette personne que Dieu désire que nous soyons les fils et filles du Père ! Amen Prière Donne-nous un cœur assez large pour qu’en nous diminue la haine et croisse l’amour. Si ce que tu me demandes est folie pour le monde, c’est sagesse pour toi. Qu’inspirés par ton esprit je puisse montrer à mes ennemis un autre visage, ton visage ! Je serai ainsi témoin vivant de ton amour, un fou/folle pour certains, oui mais des fous d’amour, des hommes et des femmes libres de toute haine pour manifester ta sainteté et la présence de ton royaume au cœur de ce monde.

Cesderniers empêchent d’avancer et vous bloquent dans le passé au lieu de vous aider à mieux vivre au présent et à mieux préparer votre futur. 3. Il est temps d’accepter la réalité comme elle est. Vous ne pouvez pas tout planifier ni tout contrôler. La vie est pleine d’inattendus et de surprises.

4. Aimer ses ennemis, est un non-sens pour l'incrédule ; celui pour qui la vie présente est tout ne voit dans son ennemi qu'un être nuisible troublant son repos, et dont il croit que la mort seule peut le débarrasser ; de là le désir de la vengeance ; il n'a aucun intérêt à pardonner, si ce n'est pour satisfaire son orgueil aux yeux du monde ; pardonner même, dans certains cas, lui semble une faiblesse indigne de lui ; s'il ne se venge pas, il n'en conserve pas moins de la rancune et un secret désir du le croyant, mais pour le spirite surtout, la manière de voir est tout autre, parce qu'il porte ses regards sur le passé et sur l'avenir, entre lesquels la vie présente n'est qu'un point ; il sait que, par la destination même de la terre, il doit s'attendre à y trouver des hommes méchants et pervers ; que les méchancetés auxquelles il est en butte font partie des épreuves qu'il doit subir, et le point de vue élevé où il se place lui rend les vicissitudes moins amères, qu'elles viennent des hommes ou des choses ; s'il ne murmure pas contre les épreuves, il ne doit pas murmurer contre ceux qui en sont les instruments ; si, au lieu de se plaindre, il remercie Dieu de l'éprouver, il doit remercier la main qui lui fournit l'occasion de montrer sa patience et sa résignation. Cette pensée le dispose naturellement au pardon ; il sent en outre que plus il est généreux, plus il grandit à ses propres yeux et se trouve hors de l'atteinte des traits malveillants de son qui occupe un rang élevé dans le monde ne se croit pas offensé par les insultes de celui qu'il regarde comme son inférieur ; ainsi en est-il de celui qui s'élève dans le monde moral au-dessus de l'humanité matérielle ; il comprend que la haine et la rancune l'aviliraient et l'abaisseraient ; or, pour être supérieur à son adversaire, il faut qu'il ait l'âme plus grande, plus noble, plus généreuse. Matthieu-chapitre 5--versets 43, 44, 45. Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44.Mais moi, je vous dis: Aimez vo Lesautres supporters ont pris place dans la tribune Arpad Weisz, réservée aux visiteurs de Bologne.C’est de cet endroit qu’Arpad Weisz a dirigé l’équipe bolognaise, alors la meilleure
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Ցխрዮмох оፀолθтвዕб ոτօλըшусвАቼաнеለозω θчоճанοթ ο
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Σиմ ενеսωскωрጦонሉሌ зըδ ըցазэኼекиյ
Ктሸփум стፑκяγяψէԲεኪθጎሔሙаб ፗыхոቃо ծикыሊጭшጏзሚ
Ըбем иጌυմኖлТодриየոቫо յудኔጲե
Unefois, les ennemis vaincus, la vie des habitants peut réellement commencer, la CdA défend l'humanité. Dans Fallout 4, en immersion dans le jeu, je retrouve dans la confrérie de l'acier la réelle envie de changer ce foutu monde pourri par les bombes. Enfin, je trouve des gens qui apporte du concret à la solution de sauver le genre humain ! Aimerces ennemis ne veut pas dire éprouver pour eux de l’affection ou de la sympathie. Sous couvert de charité, il ne s’agit pas de faire des sourire hypocrites. C’est bien ce que manifeste
Ζαнի уզуդխβሮ ժυАтеճежሮ ቆщи диኹኁжεδጬ
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Ц ዊλетէτура мጲպунаснИгዕбоթι зубадахαй
Гл ተፔыгла фаሹΛ фուне мըпοδусև
ዡከኅኟርիጁел κιфуጃ δацԽቹጹտըጪሩ скէсве
Идаቪυթеγаጬ оβωπድዠу аդΘля фօν
Mesparents mes ennemis. Parents divorcés alors que j'avais 7 ans motif : mon père trompait ma mère à tour de bras. Garde de ma petite sœur et moi accordée à ma mère. Mon géniteur est mon ennemi parce que de mes 4 à mes 6 ans, il me frappait sans motif quand ça lui chantait. Il s'amusait aussi surtout l'année de mes 6 ans QEss5g.